IV.— INDICATIONS


« In carne enim ambulantes non

secundum carnem militamus. »

SAINT-PAUL, Cor. II, 10, 3.


Entragues n’écrivait que le matin, prolongeait souvent ses matinées jusque dans les après-midi. Quand il ne se sentait pas assez de lucidité pour la logique de la prose, il s’amusait : la poésie, simple musique qui n’admet ni la passion ni l’analyse, se destine seulement à suggérer de vagues sentiments et de confuses sensations ; une demi-conscience lui suffit. À l’imitation de l’admirable poète saint Notker, il composait d’obscures séquences pleines d’allitérations et d’assonnances intérieures. Aujourd’hui, Walt Whitman, avec son intuitif génie, restaurait sans le savoir, cette forme perdue de la poésie : Entragues, à certaines heures, s’y délectait. Cette littérature des environs du dixième siècle, ordinairement jugée la puérile distraction de moines barbares, lui semblait au contraire pleine d’une ingénue verdeur et d’un ingénieux raffinement. Notker le charmait encore par l’audace sanguine de ses métaphores, le charmait et le terrifiait en le jetant à genoux devant ce Dieu pour lequel la prière est un holocauste sanglant, et qui exige, comme un égorgement d’agneaux, « des louanges immolées » .

Il se plaisait aussi à une courte et délicate séquence de Godeschalk, où sainte Marie-Madeleine « enveloppe de baisers » les pieds de Jésus « que de ses larmes elle a lavés » . Un moine du onzième siècle avait écrit un ouvrage intitulé : Le Rien dans les Ténèbres ; Entragues ne put jamais en trouver d’autre trace que la mention du titre : c’était un des livres inconnus qu’il aurait voulu lire.

Mis à part deux ou trois contempteurs de la vie actuelle, un strict logicien de la critique, un rêveur extrême et absolu, un extraordinaire fondeur de phrases et tailleur d’images, quelques poètes modernes, il n’ouvrait plus guère que de vétustes théologies et des dictionnaires : il avait la manie des lexiques, outils qui lui paraissaient, en général, plus intéressants que les œuvres, employait à collecter de tels instruments, souvent bien inutiles, des heures de flânerie. Ainsi se termina la première journée de son retour.

Le lendemain, après une nuit, où il avait revécu quelques-unes des minutes les plus caractéristiques passées avec Sixtine au château de Rabodanges, Hubert eut le soupçon que sa vie allait changer d’orientation, qu’une crise inévitable le menaçait. C’était une occasion propice au recueillement. Dans quelques semaines peut-être, — oh ! seulement peut-être ! — son moi aurait-il subi de sensibles modifications : il fallait, pour plus tard s’en rendre compte, noter les traits dominants de son état d’esprit actuel, procéder à un sommaire examen de conscience. Son carnet de voyage contenant déjà quelques remarques assez précises sur ce sujet, il se borna à les compléter par les indications suivantes :

« J’ai honte de l’avouer, tant cette maladie est banale : je m’ennuie. J’ai des réveils déchirants. Je ne crois à rien et je ne m’aime pas. Mon métier est triste : c’est d’expérimenter toutes les douleurs et toutes les horreurs de l’âme humaine, afin que les hommes se reconnaissent dans mon œuvre et disent : Bien rugi, lion ! Pourtant, je suis libre : sans obligations nocturnes, ni parasite, ni mondain, ni critique dramatique, je me couche tôt, quand il me plaît. Arrivé à la trentaine sans guère de relations sociales, ayant assez de revenu pour être indépendant, j’agis en tout à ma guise, insoucieux des habitudes générales et satisfait, par exemple, de témoigner mon mépris de la civilisation au gaz en soufflant ma lampe sur les dix heures. — Je suis libre, je n’ai ni femme, ni maîtresse. Les maîtresses, je les crains pour le trouble où elles jettent la régularité de mon travail ; mais des principes aux actes, une large lagune se creuse, chez les êtres sensitifs : à deux, je regrette la solitude ; seul, je ressens les inquiétudes du vide. Quand le commandement de la chair m’accroupit à des adorations sexuelles, je rougis d’une telle servilité et je me honnis, au premier instant lucide ; lorsque j’ai longtemps emmagasiné le poison concentré des semences vaines, des martellements me tympanisent, mon organisme s’affaisse et mon cerveau se trouble. N’ayant pas été dressé au cilice, aux pointes de fer, aux plaies adolories par la perpétuelle écorchure, au jeûne impitoyable, à la privation de sommeil ni à aucune des manœuvres mystiques et franciscaines, je dompte ma chair en la menant paître, mais sans plus de péché dans l’intention qu’un malade qui rompt l’abstinence pour prendre un remède. Que le plaisir suive, c’est l’obéissance aux ordres inéluctables qui régissent la matière animée ; que je l’accepte, c’est faiblesse humaine. Aimer jusqu’à vouloir mourir, j’ai eu cette épreuve à l’adolescence et la raisonnable insensibilité de la femme que j’adorais ne m’a jamais amertumé ce lointain souvenir. Je ne souris pas avec pitié de ces jours de folie bocagère. Après dix et douze ans je suis aussi sûr qu’à la première heure d’avoir été privé du plus grand bonheur mis par les Décrets à la portée de ma main et en des moments d’émotion ce regret peut encore attrister ma rêverie. — Depuis cela, rien que de passagers effleurements ; à peine, de temps à autre, un essai de lien brisé au premier tiraillement. — Loin d’être le but de ma vie, la sensation en est l’accident : je réserve mes forces volontaires pour les histoires que je raconte à mes contemporains : on les a trouvées froides et ironiques, mais je n’ai pas qualité pour être enthousiaste de mon siècle ni pour le prendre trop au sérieux. — Un autre motif m’éloigne des recherches émotionnelles : sans être pessimiste, sans nier de possibles satisfactions, sans nier même le bonheur, je le méprise. Je ne cherche pas à aggraver mes misères par des méditations sur l’universelle misère, que mon égoïsme, d’ailleurs, me rend à peu près indifférente : un état plutôt ataraxique me convient. Regretter une joie non éclose, cela m’est possible, je ne voudrais ni en provoquer, ni en guetter l’éclosion. — Enfin, cela est hors de doute, je ne sais pas vivre. Perpétuelle cérébration, mon existence est la négation même de la vie ordinaire, faite d’ordinaires amours. Je n’ai aucune des tendances à l’altruisme réclamées par la société. Si je pouvais jamais m’abstraire de moi, au profit d’une créature, ce serait à la manière d’un imaginatif, en recréant de toutes pièces l’objet de passion, ou bien, comme un analyste, en scrutant minutieusement le mécanisme de mes impressions. — Tel est mon caractère : on voit que je ne me suis pas appliqué à éluder la connaissance de moi-même ; et pourtant nul ne sait mieux que moi à quel point cette science est puérile et malsaine. »