Six mille lieues à toute vapeur/Texte entier

Six mille lieues à toute vapeur
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 37 (p. 444-481).

Ce journal de voyage n’était destiné qu’à moi et à quelques amis intimes. Mon fils, n’ayant eu ni le temps ni le projet d’approfondir ses observations, ne pouvait se préoccuper d’aucune fantaisie de publicité. Il m’a semblé pourtant, après avoir relu l’ensemble des divers envois, griffonnés Dieu sait comme ! que la rapidité extrême et l’imprévu complet de ce voyage offraient précisément un attrait assez vif. Sauf un mois de flânerie d’artiste et de naturaliste autour d’Alger, tout a été saisi au vol, aperçu plutôt que contemplé ou observé dans cette excursion à toute vapeur.

La situation singulière du voyageur lui a créé un genre d’appréciation tout particulier. Enlevé à l’improviste par le gracieux appel d’un personnage éminent auquel nous lie depuis longtemps une affection aussi sérieuse que désintéressée, il a pour ainsi dire sauté d’Alger à Brest, en passant par Oran, Gibraltar, Tanger, Cadix, Séville, Lisbonne, les Açores, Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse, New-York, Washington, les camps de Bull’s-Run, les grands lacs du nord jusqu’au fond du Superior, les prairies jusqu’à la limite de la civilisation, le Mississipi jusqu’à Saint-Louis, le Niagara, le Saint-Laurent jusqu’à Québec, puis après le retour à New-York, Boston, Saint-Jean et l’Atlantique par la route du nord. Six mille et quelques cents lieues de terre ou de mer en trois mois et vingt jours, sans presque jamais savoir vers quel but on marche, c’est un spectacle assez émouvant quand, la veille du départ, on n’y avait jamais songé.

Le prince Napoléon, en fixant l’époque de sa tournée d’agrément et d’instruction, avait en lui-même la somme voulue des notions acquises, raisonnées et spécialement applicables à chaque point de son observation personnelle. Il lui suffisait donc de consacrer quelques jours, et parfois quelques heures, à l’examen des hommes et des choses qu’il savait d’avance, et à l’égard desquels son jugement avait pour se fixer des bases toutes préparées.

En outre, le désir exprimé par la princesse Clotilde de faire avec le prince la traversée tout entière dut modifier les projets. Comme, malgré la vaillance d’esprit et de cœur qui caractérise si vivement la fille de Victor-Emmanuel, il eût été imprudent de l’exposer à des fatigues au-dessus de son sexe, on dut, en la laissant à New-York, hâter la course à travers le Nouveau-Monde, afin d’abréger autant que possible les jours d’attente qu’elle avait bravement voulu supporter.

Cette précipitation amena aussi probablement l’imprévu de l’itinéraire, ou bien le prince ne voulut pas soumettre celui qu’il s’était tracé aux commentaires de tous ses compagnons de route : en quoi il fit bien dans l’intérêt de leurs plaisirs, car un itinéraire annoncé égare presque toujours l’imagination et l’expose à de nombreux désenchantemens. — Enfin, dans certaines positions, on ne veut pas rendre des amis dévoués responsables des fatigues ou des obstacles qui se peuvent rencontrer, et ces amis, délicatement délivrés de tout scrupule, font volontiers le sacrifice de leur initiative.

Nul plus que mon fils ne trouvait cela légitime. Laissé à lui-même autant que le permettait le risque de se voir séparé de ses compagnons par une pointe irréfléchie à travers les solitudes ou à travers les foules, n’ayant aucun caractère et aucun emploi officiels, jugeant et notant avec l’indépendance la plus absolue, il entendait toujours avec joie la formule : liberté de manœuvre, c’est-à-dire en style de marine : « que chacun aille où bon lui semble. » Il en profitait pour se lancer comme un oiseau dans l’espace, sans s’affliger du retour nécessaire et prévu de sa promenade, et tout entier à la jouissance romanesque d’être ainsi emporté dans l’ivresse du présent avec l’inconnu du lendemain.

Il y a donc eu pour lui, et il y aura peut-être pour le lecteur, un certain charme dans cette absence totale de préparation aux impressions reçues. On y sentira la spontanéité et la sincérité pour ainsi dire passives d’un esprit tout grand ouvert aux objets du dehors.

Consultée naturellement par mon cher voyageur, j’ai cru devoir l’engager à ne rien changer à sa manière de dire, pleine de jeunesse et d’abandon. Il m’a semblé que si à quelques égards il avait, pu se tromper, il n’en était pas rigoureusement responsable, n’ayant jamais formé le hardi dessein d’aller comprendre et juger la grande crise de la société américaine. Dans une de ses lettres plus intimes qui n’ont d’intérêt que pour moi, il me disait : « J’écris mon journal sans me préoccuper d’écrire. Je ne saurais me poser vis-à-vis de toi en esprit fort. Je suis une paire d’yeux et une paire d’oreilles au service des réflexions que tu voudras faire. »

Je crois que la question américaine est assez à jour maintenant, surtout dans la Revue des Deux Mondes, grâce aux excellens travaux qu’elle a publiés, pour que tout lecteur de la Revue soit à même de faire les réflexions que mon fils m’invitait à faire pour mon compte.

Quant à lui, une seule série d’observations a été enregistrée avec certitude, c’est celle des recherches et des rencontres entomologiques. Cette partie technique, j’ai conseillé de ne l’abréger ni dissimuler. Bien qu’elle ait été notée pour mémoire, en vue d’une satisfaction toute personnelle, elle a sa valeur, à cause des localités, pour les naturalistes, et sera aisément passée par les personnes indifférentes à ce genre d’étude.

Quelque délicate que soit la situation d’une mère en pareille circonstance, j’avoue que je ne suis pas embarrassée dans ma modestie, parfaitement sincère et parfaitement partagée. Il suffira, je crois, d’ouvrir ce journal de voyage pour y reconnaître l’absence de toute prétention comme de toute contrainte. Aucun dogmatisme, aucune pose d’aspirant à l’effet, beaucoup de choses vues et senties sous forme d’interrogation naïve et sensée, une promptitude de coup d’œil sobrement exprimée, une gaieté soutenue sans effort, et qui se communique même aux sujets de peu d’importance, voilà, je crois, les mérites d’un travail dont une critique trop sévère eut emporté les qualités avec les défauts.

George Sand.


Janvier 1862, Nohant.
Marseille, 13 mai 1861.

Chère mère, je t’ai promis de noter mes impressions de chaque jour, afin que tu puisses de temps en temps recevoir un gros paquet et voyager très peu rétrospectivement avec moi. Tu ne trouveras donc dans ce journal rien de ce qui peut nous préoccuper personnellement dans nos lettres, rien par conséquent que tu ne puisses communiquer en famille à nos amis.

Je voyagerai avec plus de plaisir et de fruit en me rendant ainsi compte de tout, comme si nous étions ensemble, devisant, observant, devinant quelquefois et riant de bon cœur à l’occasion. Tout mon but est de te distraire de mon absence et de me dissimuler la tienne en vivant à toute heure avec ta pensée : c’est une bonne habitude que je n’ai pas envie de perdre.


15 mai, à bord du Louqsor.

Comptés, recomptés, numérotés pour ainsi dire, les passagers prennent possession de leurs cabines, lisez tiroirs. Grand calme dans le port de Marseille, on s’en réjouit. Bah ! au sortir de la Joliette, on commence à tanguer ; une heure après, le pont est désert.

À trois heures, nous perdons la terre de vue. La mer n’est pas commode : j’ai faim quand même. La houle n’est qu’au large. Ton rivage provençal est tranquille. J’espère que tu l’es aussi.

À sept heures et demie, mer très forte. Je m’y attendais bien après les orages de ces jours derniers sur Toulon. Il nous faut traverser des lames endiablées ; mais qu’allais-tu faire sur cette galère ? Voyageur, prends ton parti de ne pas dormir.

Terribles coups de mer. Le pont est envahi par les vagues. Les militaires qui s’y sont installés roulent comme des boulets d’un bord à l’autre, en criant comme des damnés et disant en leur cœur, comme Panurge : « Heureux celui qui plante choux, car il a un pied sur la terre, et l’autre n’en est éloigné que d’un fer de bêche ! » Le capitaine les fait tous disparaître. Il y a six pouces d’eau dans le salon. « N’ayez pas peur ! » crie une voix ; ceci augmente généralement la peur. Je me rendors, les pieds en l’air, la tête en bas, et puis tout debout, puis hors de mon lit, je ne sais où et je ne sais comment. Je ne suis pas sûr de dormir, mais je suis dans un rêve bizarre, accompagné de bruits fantastiques. À une heure du matin, le roulis diminue, et je commence à retrouver la notion de la verticale, que j’avais absolument perdue, et mes souliers, qui s’essaient à la navigation en flottant sur l’eau qui clapote au milieu de la cabine.

Mais ce n’est pas fini. Tout craque, le navire se plaint comme un grand cétacé qui aurait le mal de mer. À huit heures, la houle est un peu apaisée. Il pleut, personne sur le pont, si ce n’est le prêtre algérien à la longue barbe et toujours nu-tête. À dix heures, nous sommes en vue des côtes de Minorque, la pluie cesse, un navire au large. Le pont se repeuple.

À deux heures et demie, nous perdons Minorque de vue. Beau temps, bonne mer. Presque tout le monde dîne ; ciel magnifique. Je reste à regarder tout mon soûl la lune, qui se regarde tout son soûl dans la mer. Quelques hirondelles posées sur l’arrière du navire voyagent avec nous. Des goélands de la côte de Minorque nous ont suivis depuis ce matin jusqu’au coucher du soleil : en voilà des ailes !


Alger, 16 mai.

Je me lève à six heures, et cette fois j’ai dormi comme dans mon lit. Je me croyais encore à Tamaris. J’aperçois, à l’horizon transparent, les fines silhouettes de l’Atlas. Bonjour, père Atlas, j’ai beaucoup entendu parler de toi, et je suis fort aise de te voir. Bien que tu n’aies encore que la mine d’un nuage, ta physionomie me revient assez. On déjeune, les troupiers font un brin de toilette sur le pont pour entrer en ville. On arrive à dix heures et demie. Quarante-sept heures de traversée malgré un violent coup de mer, ce n’est pas le diable.

Les voilà enfin, ces êtres pittoresques brûlés du soleil et pompeusement drapés d’un rien. Voilà des femmes, fantômes blancs avec de grands yeux noirs. Voilà des Maures et des Juifs qui ressemblent à des Turcs de carnaval. Voilà d’étranges transactions de costume, de jeunes Israélites bien contens d’eux, en veste et culotte de drap vert pomme ou amarante, en souliers vernis, et coiffés d’une absurde casquette à visière. Je préfère beaucoup à ces gandins de l’Afrique une troupe d’âniers bronzés, vêtus d’une loque blanche ; je crois voir des esclaves antiques. Les femmes juives ont un grand caractère aussi avec leurs fourreaux étroits, qui dessinent les formes.

Alger, que je m’attendais à trouver effacé par la civilisation, me surprend agréablement. La ville française, mélange de maisons européennes et de masures blanchies à la chaux, ne se compose que de deux ou trois rues. Toutes celles de la ville haute sont en escaliers, étroites, et de physionomie orientale.

Je traverse au hasard, cherchant une sortie sur la campagne. La nature avant tout. Je trouve devant moi la porte Bab-el-Oued, j’arrive au jardin Marengo, puis à la Kasbah, et enfin sur le versant nord de la Kasbah. Me voilà enfin sur la terre d’Afrique, au milieu des fleurs et des insectes qui bourdonnent dans l’ancien cimetière musulman. De luxurians chardons violets montent comme à l’assaut sur les tombes en ruine. Au bas de la colline, l’ancien cimetière Israélite, pierres tumulaires en marbre, inscriptions hébraïques. Une chèvre blanche est coquettement couchée sur la plus haute tombe. De jeunes Espagnoles passent en ondulant des hanches et portant des paquets sur la tête. Poussés par des Arabes sans pitié, de pauvres petits ânes qui fléchissent sous d’énormes charges de sable descendent à la file le long de la montagne.

Je suis la route de Dely-Ibraïm. J’aperçois quelque chose de lourd qui essaie de sauter dans la poussière. C’est une monstrueuse sauterelle verte avec le dos en croissant, les pattes en yatagan, tout à fait équipée à la turque ; mais ce n’est pas là un échantillon des plaies d’Égypte, ce n’est que la Locusta elephas, fort inoffensive.

Sous une pierre, une sorte d’orvet avec des pattes. Je continue le long d’un torrent desséché, endroit vert et charmant, où des acanthes en pleine floraison poussent drues et droites. Les arbres et les buissons ne ressemblent pas plus à ceux de Toulon que la nature de Toulon ne ressemble aux environs de Paris. Je n’ai encore vu de ma vie des ombres portées si courtes. Les figures, éclairées d’aplomb, sont noires comme l’encre sur les terrains clairs. C’est le pays de la lumière, tout s’accuse et se détaille avec excès ; pourtant les fonds sont vaporeux et fins.

Je marche sans débrider, pour échapper à l’illusion du roulis qui me poursuit aussitôt que je m’arrête.

À une heure du matin, la place du Gouvernement grouille encore. Une sérénade monstre s’organise en l’honneur de Mlle Wertheimber : tambours, trompettes, chapeau chinois, solo de cornet à piston. Allez donc vous reposer dans un hôtel assiégé d’un pareil enthousiasme ! Des huées et des sifflets protestent, les instrumens ripostent avec rage. Cela dure jusqu’à deux heures du matin. Ai-je quitté le vacarme de la mer en fureur pour tomber dans un sabbat de virtuoses ? Enfin je vais dormir sur ma première impression d’Afrique. Sauf le concert, qui est très bien, mais que j’aimerais mieux en plein midi, je suis content de tout.

17 mai. — Après avoir vu les personnes que je cherchais, j’ai pris au hasard un omnibus (espèce de coucou) qui m’a conduit et laissé sur une route quelconque. Rien ne vaut le plaisir de la découverte et de la promenade sans but dans un pays entièrement nouveau. Plus tard, j’aurai des projets, des vouloirs, des guides ; mais, pour commencer, je suis bien aise que personne ne me dise où je suis et n’influence mon premier sentiment. C’est aussi ton goût, ma chère mère, et souvent nous avons ainsi pris possession ensemble de nos buts d’excursion, désolés quand on nous conduisait malgré nous à ce qu’il fallait voir. Aussi ai-je fait tout le contraire de ce que me conseillait une vieille Allemande, ma voisine d’omnibus, qui voulait m’envoyer au Jardin-d’Essai, où il y a des cholis messieurs et des cholies dames, ce qui, selon elle, est bien plus peau que la montagne. J’ai donc couru vers la montagne à travers les sentiers herbus, fleuris, pullulant de papillons et d’insectes, le long des champs de blé. C’est le Sahel. Des tapis de mouron bleu dont je t’envoie une fleur, quatre fois grande et bleue comme celles de chez nous, festonnent les bords du sentier. Des arbousiers, des figuiers, des lentisques, non en buisson comme ceux de Tamaris, mais en arbre, des caroubiers magnifiques, des aristoloches et des smilax qui s’enlacent avec fureur autour des jujubiers : c’est gai, c’est fier, et tout sent bon.

Au revers d’une colline, j’ai retrouvé en masse l’arbuste nain qui t’intriguait tant au cap Mouret, une passerine, si j’ai bonne mémoire. Un omnibus me remporte en compagnie de quatre Mauresques, de deux petites filles déjà jeunes filles et de deux poupons nus dans des burnous roses. Ces dames cachent soigneusement leurs nez, mais elles montrent leurs bras, qui sont beaux, et leurs seins, ni plus ni moins que des nourrices normandes. Les petites filles me regardent fixement avec des yeux d’un noir de velours, surmontés de sourcils à l’encre de Chine. J’entends qu’une d’elles se nomme Flissa. Tout cela est grave et craintif ou dédaigneux ; mais je perds ma canne qui s’enfuit par l’omnibus défoncé, et voilà des rires inextinguibles, des rires qui font voler sur moi les puces dont ces houris sont couvertes.

J’ai déjà pu voir le même mélange, de gravité et de gaieté exubérante chez les Arabes. Assis majestueusement en rond et fumant leurs pipes comme s’il s’agissait de trouver au bout de cette méditation la quadrature du cercle, ils semblent au-dessus du destin des empires, et on pourrait croire qu’ils seraient à peine dérangés par la chute d’un astre : mais qu’un âne mal bâté vienne à passer, tous se lèvent, courent, crient, gambadent et grimacent comme une bande de singes. Puis les voilà tout d’un coup replacés en rond, assis, fumant, aussi sérieux qu’auparavant ; leur figure de marbre a repris son immobilité.

Mlle Wertheimber a eu son triomphe hier soir, c’est aujourd’hui le tour de Mme Cabel. C’est un concert qu’on lui donne, et elle y fait sa partie. On crie : « Vive Marie Cabel ! » avec enthousiasme.

18 mai. — Ce matin l’ovation continue : le peuple français est entassé sur la place. Mme Cabel va partir. Elle paraît dans une calèche découverte, pavoisée et tout ornée de fleurs. Le capitaine du navire qui va l’emmener est assis auprès d’elle et salue la foule. Est-ce qu’il a chanté ? Mme Cabel envoie des baisers à son peuple. Le navire a hissé son pavillon et déployé toutes ses flammes et banderoles. Elle monte à bord et part dans toute sa gloire ; mais gare le mal de mer tout à l’heure !

Je monte en omnibus pour aller à douze kilomètres d’Alger voir la Maison-Carrée. Un Français dit, en passant sur le pont de l’Harrach, que c’est là un pont romain. Au moment de descendre dans le village, un Kabyle qui avait paru dormir, et qu’on supposait d’ailleurs ne pas entendre un mot de français, dit d’un ton péremptoire : « Non ! — Quoi, non ? À quoi répondez-vous ? — Le pont de l’Harrach a été bâti par les Arabes il y a cent soixante ans. »

De la Maison-Carrée (ancienne forteresse turque devenue aujourd’hui prison pour les condamnés indigènes), je contemple l’immense plaine de la Mitidja, fermée par les dentelures bleues du Jurjura. En passant, je suis hélé par un chamelier qui, après m’avoir parlé arabe, me demande en sabir (langue franque) permission far mangiar djemmel, et il me montre ses douze chameaux broutant les chardons du talus ; il s’agit de les mener paître sur une colline herbue de l’autre côté de la route. J’accorde en bon prince la permission, laissant au destin le soin de la ratifier ou de faire intervenir le garde champêtre.

Le long des terrassemens du futur chemin de fer, je regarde en pensant à toi, ma chère mère, des amas de fleurs que je ne connais pas de vue et qui sont toutes belles à l’envi les unes des autres. Je gagne le rivage de l’Harrach, rivière assez large et peu profonde. Ses bords sont plats, mais couverts de saules, de tamarix en fleur et de grands roseaux où je ne sais quelles grenouilles indigènes poussent des cris formidables. Des bécassines et d’autres oiseaux d’eau dont le petit corps est monté sur des pattes en échasse s’envolent en criant aussi à mon approche. Une herbe rampante a cinq, huit et dix mètres de long dans les endroits vaseux. Une grande partie du rivage à peu de distance est cultivée en artichauts gigantesques qui croissent pêle-mêle avec des chardons non moins bien portans, de trois mètres de haut. Les aristoloches, les liserons, les smilax grimpent sur le tout, et quand ils rencontrent quelques figuiers ou chênes verts, ils s’en emparent et en font un dôme de verdure impénétrable.

En suivant le chemin, je voyais de loin une colline de sable couverte d’arbres inconnus. J’y suis monté, et j’ai reconnu que c’étaient des ricins. Je me suis promené sous leur ombre. Un peu plus haut, en cherchant un insecte vivant, une espèce de pimélie dont je ne trouvais que les débris dévorés par les scarites, qui pullulent dans ces buttes sablonneuses, je lève le nez et je me trouve en plein désert : un échantillon du Sahara avec la mer en face et les chaînes de montagnes à droite. Une immensité de sable pur, fin et brun forme çà et là des monticules ridés par le vent, de petites légumineuses à fleurs jaunes (medicago marina) tapissent de grandes étendues et se marient à des zones roses et violettes d’une espèce de sauge velue ; mais, en marchant vers la mer, on perd toute trace de végétation, le sable est parsemé de plaques blanches que je prenais de loin pour des touffes de marguerites printanières. C’étaient des amas de menus coquillages brisés, lavés par la pluie et blanchis par le soleil. Cette solitude est d’un grand caractère et fait oublier qu’on est à deux pas de la civilisation. Quelques aloès percent les ondulations de sable gris, des Arabes montés sur des chameaux passent au loin, un troupeau de bœufs va cherchant les places herbues du désert.

Je m’aperçois qu’il est sept heures et qu’il faut s’arracher à ce grand calme sauvage. Je marche sur un Arabe couché dans l’herbe et qui ne bouge non plus qu’une pierre. Je traverse les potagers ; les jardiniers mahonnais me voient passer et me remercient. Ce n’est pas ici comme aux environs de Toulon, où, après bien des pourparlers, pour vous épargner un détour d’une demi-lieue, on vous dit : Passez un peu, du ton dont on dirait à un mendiant : Vous n’aurez qu’un sou.

Au Caroubier, je trouve une voiture qui me ramène à Alger par la route de Mustapha-Supérieur, une délicieuse allée sinueuse sous un continuel berceau de verdure. Ma chère mère, nous ne savions pas ce que c’était que la végétation, et si tu venais ici, tu ne voudrais plus regarder la Provence.

19 mai. — Pentecôte ; aussi grande fête pour les Juifs que pour les catholiques. Promenade au Jardin-d’Essai avec M. Courcières, qui a l’obligeance de me piloter dans la ville ; de là au premier tombeau de Sidi-Mohamed-ben-Abd-er-Rhaman-bou-Koberein. Ouf ! quel nom ! Ce saint homme a trouvé moyen d’être enterré aussi en Kabylie, chez les Zouaouas. — Arabes, Kabyles et Maures vont en pèlerinage de l’un à l’autre ; aujourd’hui c’est grande cérémonie et fantasia à celui de Mustapha.

Nous voyons arriver de longues files de chameaux, de mulets, portant les tentes et les provisions ; des hommes, des femmes, des enfans, à pied, à cheval, à âne, tous couverts de poussière. Le cimetière est déjà plein de vivans : d’un côté les femmes, qui font brûler des cierges sur la tombe du saint ; plus loin, les hommes assis ou couchés sur les tombes. Les tentes sont dressées dans les herbages déjà foulés par les bêtes de somme. On fait ses dévotions ; on mange, on boit, on fume, on devise. Les marchands maures crient leur limonade, leur sirop de grenade, leurs gâteaux et leur cacahouet (pistache de terre ou arachide). Les agens de la police maure vont et viennent, éloignant les roumis (lisez chiens de chrétiens) des femmes de leur race. Quelques-unes de ces dames se dévoilent pour boire et fumer. Dans le lieu saint, elles ont le droit de montrer leur visage, dont les beaux yeux sont fort agaçans, soit avec intention, soit à cause de l’étrange expression que leur donne la peinture des paupières à l’intérieur. Les sourcils sont réunis tantôt par une ligne noire, tantôt par un trait orangé, le front orné souvent d’une étoile bleue ou d’un large point noir. Les ongles des pieds et des mains sont peints aussi en noir ou en rouge. Les bas sont généralement portés par les femmes équivoques. Pourtant la mode commence à combattre le préjugé, et quelques élégantes de bonnes mœurs portent des chaussettes de soie ou de coton bleues, blanches, rouges ou rayées, de véritables chaussettes d’homme. J’en ai remarqué une qui s’était donné le luxe d’une ombrelle, mais elle la portait soigneusement enveloppée de papier. À notre approche, plusieurs de ces merveilleuses ont caché leur visage pour un instant dans un pli de leur haïk. Autour d’elles jouaient des petites filles déjà splendides de regard et de cambrure, puis des marmots énormes dormaient sur les genoux de monstrueuses nourrices noires.

Il y avait là des échantillons des diverses races que l’on voit en Algérie : des Kabyles (Kebaïles), qui habitent les montagnes autour du Jurjura et parlent une langue particulière ; leur type diffère de l’Arabe, ils sont plus blancs et souvent blonds ; des Maures, descendant des anciens Mahgrébins et mélangés de diverses races, qui habitent les villes, gens paresseux et sensuels ; leurs femmes, blanches et jolies, sont toujours voilées, celles des Kabyles ne le sont jamais ; des Arabes, que nous devrions plus rationnellement appeler Berbères, aux yeux vifs, au teint olivâtre, aux pommettes fortes, aux lèvres prononcées, vivant sous la tente (les bédouins) ou sous le chaume (les fellahs), fils des sauvages conquérans qui anéantirent la civilisation des califes ; des nègres, originaires pour la plupart de Tombouctou ou du Soudan, forts, doux, toujours gais ; des Biskris, les Auvergnats de l’Afrique, grands travailleurs, infatigables portefaix, jardiniers ou facchini, comme on dit en Italie. Avares et sobres, se battant parfois entre eux comme des enragés, mais doux à l’habitude, ils ne songent qu’à amasser de l’argent pour acheter des terres dans leur pays. Enfin quelques Koulouglis, métis des Turcs avec les Arabes, gens orgueilleux de maintien et, dit-on, de caractère.

On attendait les caïds du Fondouck pour commencer la fantasia. Enfin ils arrivent au milieu de flots de poussière, enseignes déployées, musique en tête. Ils vont faire leurs dévotions au marabout, puis enfourchent leurs montures et s’assoient dans leur selle pour assister à la course. Un tambour de basque carré, rempli de pois, marque un rhythme que deux flûtes de roseau jouées de biais, à l’antique, accompagnent d’une modulation parfaitement monotone qui va durer deux heures sans respirer.

Hommes, femmes, enfans, se précipitent sous les caroubiers aux marges de la route. Un coup de feu part ; un Arabe passe au triple galop, suivi de deux autres qui déchargent simultanément leurs fusils au milieu du groupe des femmes. Celles-ci répondent à cette provocation par des cris de triomphe, le you, you, you classique, qui, dans le gosier de deux cents coryphées, caresse le tympan d’une étrange façon. C’est sauvage, solennel et burlesque en même temps. En guise de points d’orgue, chaque cavalier qui passe vous lâche dans la figure un coup de fusil ; c’est, dit-on, une politesse. Je ne crois pas qu’il faille être dupe de tant de courtoisie ; je n’ai pas vu diriger une seule décharge du côté de la route, où se tenaient les croyans. Leur préférence pour nous m’a donc paru manquer de vraisemblance.

Je ne te fais pas la description des chevaux et des cavaliers, tu l’as lue dans Fromentin, c’est exact. C’est aussi beau que ça. Un cavalier hadjout, enveloppé d’un immense haïk blanc comme la neige, qui laissait apercevoir de temps en temps son riche costume de velours et d’or, était superbe ; mais combien d’autres l’étaient aussi !

Cette fantasia est une rage. C’est comme ce classique fandango qui, en Espagne, faisait, dit-on, danser les juges sur leurs sièges. À mesure que le délire s’empare de l’assistance, on voit ici des gens graves abandonner leurs postes et s’élancer dans l’arène. Les caïds n’y manquèrent pas, et l’agent de la police maure lui-même, ennuyé d’avoir reçu maint coup de feu au derrière, abandonna sa consigne, emprunta un cheval, trouva, je ne sais où, un fusil de quinze pieds de long, et, sans respect pour son uniforme de sergent de ville africain, fit à son tour voler la poussière et les nuages de poudre au nez ou dans les jambes des assistans.

La fantasia dure deux heures, après quoi hommes et femmes, musulmans et chrétiens s’entassent pêle-mêle dans les omnibus. Les vrais dévots, qui sont venus de trente et de quarante lieues, campent dans le cimetière. Je n’ai pas vu un seul Juif à cette fête, mais bien deux mille Arabes, Maures et Kabyles.

20 mai. — Temps humide et lourd. Je vais voir siéger la cour impériale. Fier, calme, immobile, promenant ses regards dédaigneux sur l’assemblée et sur ses juges en robe rouge, un Mozabite est assis au banc des accusés. Les Mozabites sont musulmans, mais d’un rite particulier. Ils ont à peu près les mêmes mœurs que les Kabyles, dont ils partagent l’origine, bien qu’ils habitent le désert, tandis que le Kabyle vit dans la montagne. Leur haine commune contre l’Arabe donne souvent lieu à des scènes sanglantes. Celui que j’ai sous les yeux est atteint et convaincu d’avoir tué un Arabe que l’acte d’accusation appelle un sien coreligionnaire. Pour lui, c’était un ennemi ; il avait une injure à venger, il s’est fait justice lui-même : selon lui, c’est son droit. Le vêtement déchiré du défunt, le couteau ensanglanté du Mozabite sont là, sous ses yeux ; mais il paraît aussi insensible à ces pièces de conviction qu’à la timidité des témoins, qui n’osent plus l’accuser et tremblent sous son regard fanatique. Après avoir écouté la sentence qui le condamne à mort, il se lève, secoue en signe de mépris et de l’air d’un sénateur romain un pan de son burnous, et, sans changer de physionomie, sort d’un pas ferme en disant : « Dieu est miséricordieux ! »

Si sa peine a été commuée, nous pourrons le rencontrer quelque jour dans l’arsenal de Toulon, traînant la chaîne du galérien, comme tant d’autres Arabes que nous y avons vus, et qui ne comprennent absolument rien à leur condamnation.

Voilà qu’il pleut comme je n’ai jamais vu pleuvoir en Europe. Les promeneurs de toute race se réfugient sous les arcades des rues Bab-el-Oued et Bab-Azoun.

Dîner en famille chez le maire d’Alger, M. Sarlande, que les Arabes appellent l’émir.

22. — Rafales venant du nord comme une queue du mistral de Provence, méchante mer, éclairs, tonnerre et pluie. J’ai découvert enfin la demeure de Mme Louis Jourdan, qui est ici avec Prosper. La mère et l’enfant se portent bien. Je suis content de les voir. Je passe la journée avec eux. Leur maison est au bord d’une gorge ravissante (le vallon de Thélemli), pleine de rigoles qui serpentent au milieu des arbousiers, des trembles, des lauriers, des caroubiers et des ormes. Les graminées ont parfois dix pieds de haut. Qu’en ferais-tu dans tes herbiers ?

23 mai. — Aujourd’hui à Saint-Eugène, village tout moderne, très hétéroclite sur la terre d’Afrique. Maisons françaises, chalets suisses, château moyen âge, demeures à la mauresque, bastides provençales, villas italiennes et moulin à vent, sans compter les hybrides de tout genre. Dans un chemin creux ombragé de lentisques, on rencontre un troupeau de chameaux dont le cri strident se mêle au son du piano d’une villa située derrière la haie.

Examen des plantes et des insectes le long de la mer sur des falaises très escarpées, qui ressemblent à la pointe méridionale de la Provence, au cap Sicié. En fait d’entomologie, trois grands scorpions jaunâtres de mauvaise mine, et sur les lentisques six chenilles de bombyx (le megazoma repandum), une jolie mante verte et rose (l'empusc pauperata).

À un détour, je me trouve en face de la pointe Pescade, une forteresse maure sur un rocher qui surplombe la mer. C’est un ancien repaire de forbans. Le tableau est d’un grand style, pas d’arbres, des aloès, des cactus et des palmiers nains, de vastes espaces rocailleux surplombant comme le fort, mais à distance ; de longues collines vertes doucement ondulées ; dans les lointains, des maisons blanches à crever les yeux. C’est bien ainsi que se représentent l’Afrique ceux qui ne l’ont vue qu’en peinture, et c’est ainsi que je l’imaginais ; mais sa belle végétation dans les parties mouillées, c’est ce que je ne me figurais pas, et ce dont rien ne peut donner l’idée.

Sur le chemin, aloès de quatre à cinq mètres de haut poussant leurs grandes hampes encore en bouton. Ces hampes ne poussent pas ici dans une nuit, comme on le prétend en Provence ; il leur faut au moins de douze à quinze jours. Sur ces aloès tout festonnés d’aristoloches en fleur, j’ai trouvé de bien jolies chenilles de thaïs grises, à tubercules d’un beau rouge carmin ; elles paraissent nombreuses dans cette localité. Puis j’ai contemplé en naturaliste l’immobilité prodigieuse de trois Arabes qui gardaient un troupeau, couchés à plat ventre sur les rochers. Les rochers n’étaient pas plus fixes, et il fallait bien regarder pour voir où commençait l’homme et où finissait la pierre. Enfin c’est leur manière de garder les vaches : soit, au moins sont-ils censés faire là quelque chose ; mais, en revenant de ma promenade, j’en ai retrouvé un qui ne gardait rien et que j’avais vu là trois heures auparavant, loin de toute habitation, vautré sur une roche très élevée au bord d’un ruisseau. Il était dans la même attitude et ne vivait que par ses yeux fixés sur moi. Il suivait tous mes mouvemens. Les mœurs humaines sont aussi mystérieuses quelquefois que celles des animaux sauvages.

Je suivais le chemin de Sidi-Ferruch, mais j’avais encore quinze kilomètres à faire ; je me suis contenté d’en rapporter une vingtaine dans mes jambes par un temps très lourd. Les nuages rampaient à mi-côte des collines du Sahel. Je suis las et me prive ce soir de musique et de théâtre.

24 mai. — Promenade avec M. Heim, qui mord à l’entomologie. C’est un Prussien très distingué avec qui je me suis lié sur le Louqsor. Je lui dois de la reconnaissance, car il m’a aimé à première vue, pour moi-même. Ce matin seulement, il s’est avisé de me demander si j’étais ton parent, et en apprenant que j’étais ton fils, il a laissé tomber sa pipe en poussant une exclamation qui a bien duré trois minutes. Je le mène du côté des sables d’Hussein-Dey, qui me donnent une envie du diable d’aller voir les grands déserts. Nous trouvons en fait d’insectes beaucoup d’ateuchus variolosus, semi-punctatus et sacer (le bousier sacré des Égyptiens), plusieurs sauterelles vertes à long nez (la truxale nasuta), quelques carabes, des longicornes, des charançons et bien d’autres coléoptères ; deux petits serpens myopes, de vingt centimètres de long, au ventre jaune, le dos tacheté ; ils étaient tapis dans le sable ; sur des euphorbes, des chenilles de sphinx tithymali.

Vent du diable, de gros nuages noirs roulés sur les flancs du Petit-Atlas projettent leurs ombres fuyardes sur la plaine ; les monticules de sable volent en nuages et viennent blaireauter les empreintes laissées par les animaux sur le sol. Pas un être vivant, excepté aux abords de la route. Encore des Arabes couchés dans les mauves, immobiles, vous regardant et ne vous avertissant pas que vous marchez sur eux. C’est pousser trop loin le mépris de soi ou des autres. Des cris perçans retentissent au loin, on cherche sans rien voir ; c’est quelque femme ou enfant qui du haut d’une terrasse glapit pour écarter des récoltes les oiseaux pillards.

Vers quatre heures, le ciel s’est débarrassé de ses nuées, les montagnes se sont éclairées, c’était magnifique. Beau clair de lune et rosée ce soir. Les rossignols en cage chantent toute la nuit.

25 mai. — Je prends la promenade au hasard. Je m’engage dans un petit chemin pavé qui a l’air d’être une ancienne voie romaine. J’avance à l’ombre des berceaux et le long des cultures à travers le Sahel, et de l’autre côté des coteaux je découvre l’immense Mitidja, bornée par l’Atlas, les montagnes de Cherchel et la mer. Le temps et la vue sont splendides, ça donne des jambes. Je traverse les blés et les foins coupés, et me voici sur la route de Médéah : région ondulée, de grands pâturages jonchés de palmiers nains, d’asphodèles et d’amaryllis. En traversant Hydra, j’ai vu des caille-lait jaunes qui grimpaient à dix mètres d’élévation dans les arbres. En revenant, toujours des aloès, lentisques, caroubiers, figuiers, cactus et chênes kermès. La route, qui me ramène par la porte du Sahel, fait deux ou trois kilomètres de tours et détours en descendant : on est tellement au-dessus de la ville qu’on ne la voit pas.

Cette nuit, j’ai entendu, à une heure, la voix du muezzin qui veille avec sa lanterne allumée au sommet de la tour de la mosquée Djama-Kebir. Un tirailleur indigène et cinq Arabes qui se croisaient dans la rue se sont arrêtés, et, placés en cercle, lui ont répondu par des hurlemens sauvages ; un troupeau de chameaux passait, le son mat d’une darbouka, accompagnant un chant plaintif et monotone, partait de je ne sais quelle cave. — Cela ne ressemblait guère à une rue de Paris.

26 mai. — Promenade au Frais-Vallon, charmante région, collines coniques couvertes de verdure, avec de grandes écorchures sur les flancs. Haies de roseaux et de rosiers en fleur ; de l’ombre sur tous les sentiers.

Près d’un four à potier, quelques Arabes pétrissent l’argile et tournent des gargoulettes de toute grandeur, mais de forme invariable. L’installation est primitive : trois petites cabanes en terre et en branchages, dont une plus vaste sert de magasin, une aire où les pots sèchent au soleil, les ouvriers à demi nus attendant le moment d’enfourner ; un vieux Maure haut monté sur sa mule caparaçonnée de rouge, et marchandant une amphore ; tout cela bien éclairé, et ces hommes maigres toujours élégans de formes et d’attitude : il n’en faudrait pas davantage pour faire un tableau.

Au revers d’une roche, un nègre accroupi bat des mains pour épouvanter les moineaux qui viennent manger le blé, déjà mûr. Ses vivres pour la journée sont près de lui dans un trou du rocher. — Moineaux bien méchans, dit-il, mais moi bien plus méchant ; pas dormir ! Toi promener ? Faire beau temps, porte-toi bien.

Le sentier que nous suivions nous a trompés, il n’y a pas eu moyen de pénétrer dans la montagne. En revenant sur nos pas, nous entendions de très loin le formidable claquement de mains du vigilant nègre. — Ah ! dit-il quand nous fûmes près de lui, toi pas passer ! Si toi demander, moi avoir dit. — Le nègre d’ici est le type de la confiance et de la bonhomie. Il y en a de très beaux et de très élégans.

Blidah, 28 mai.

Départ à six heures du matin pour Blidah par L’Agha, Mustapha-Supérieur et Birkadem (le puits de la négresse). Ce nom vient des apparitions fréquentes d’une négresse fantôme qui sort d’un puits et rôde la nuit. Il n’est guère de musulmans qui n’aient eu maille à partir avec ce spectre noir. Sous les platanes, j’ai vu la fontaine, où puisait une forte négresse ; mais je ne doute pas que celle-ci ne fût très vivante.

Bouffarick ; la ville est petite, mais le cimetière est grand. La colonisation a laissé là ses victimes. Aujourd’hui c’est une oasis au milieu de la vaste Mitidja, dont les régions marécageuses encore incultes ne sont que trop nombreuses. Plus loin, elle est fraîche comme le printemps, couverte de moissons et de pâturages.

À mesure qu’on approche de Blidah, la végétation arborescente prend plus d’importance. Blidah, cette rose si vantée par les poètes arabes, est triste et trop rajeunie. On n’y rencontre que des soldats. La musique des turcos joue sur la place : trois pauvres colons, un Arabe galeux, une douzaine de zouaves forment l’auditoire. Une famille d’Arabes nomades campe en dehors du mur d’enceinte.

La situation, au pied du Petit-Atlas, sur un des premiers gradins de la montagne, est riante, les arbres magnifiques, les oranges excellentes. Nous prenons une carriole ; le jeune Salem, nègre de douze ans, intelligent et parlant à peu près français, est notre phaéton. Il a beaucoup du singe et ne cesse de faire claquer son fouet en criant aux Arabes : Baalek (prends garde) ! avec autant d’emphase que s’il conduisait le char du soleil. Il passe en casse-cou à travers les troupeaux, franchit deux lits de rivières, et durant dix-huit kilomètres ne ralentit ni son fouet ni ses cris.

Les rivières ainsi franchies sont fort tranquilles en ce moment, mais elles ont balayé toute trace de route. Déjà ce matin, avant Blidah, la diligence avait quitté deux fois la voie, faute de pont, et avait passé dans la rivière, non sans peine et sans crainte. Les flots bravés avec moins de souci par notre carriole sont l’Oued-Kebir, qui s’écoule en trois ou quatre bras dans la plaine, et la Chiffa, qui serpente en filets dans les sables couverts de lauriers-roses en fleur, sur une largeur de trois ou quatre cents mètres.

Nous côtoyons la chaîne du Petit-Atlas, montagnes de second ordre, couvertes de verdure du bas en haut, prairies, moissons et pâturages semés de palmiers nains sur les collines inférieures. À gauche, monceaux de ruines ; c’est un village arabe que nous avons détruit. L’avoine et le blé poussent aujourd’hui au milieu des chambres. Nous quittons la route de Milianah, et au Rocher-Blanc nous entrons dans les défilés de la Chiffa, tantôt calcaires, tantôt schisteux et tantôt micaschisteux.

La route serpente au flanc de la montagne à une grande et pittoresque élévation. La Chiffa en bas roule d’énormes quartiers de roche. Au-dessus de nous, des forêts de pins et de chênes-liéges. Des cascades gigantesques s’élancent des sommets. Une d’elles forme quatre filets, qui, de plus de cent mètres de haut, se laissent tomber dans les lauriers-roses et les salicaires en fleur. On a beau avoir vu des roches et des cascades, c’est toujours un spectacle qui vous retient et vous grise un peu.

Pendant que je faisais un croquis, un de ces Arabes qui semblent toujours et partout sortir de terre est venu se placer juste derrière moi sur le rocher contre lequel j’étais adossé. D’un coup de pied, ce bon compagnon eût pu lancer le chien de chrétien dans le précipice. Il suivait mon dessin avec attention. Quand j’eus fini, il me dit que l’eau, le rocher, les plantes et même la route faite par les Français étaient tutto bono. Je lui offris une cigarette, et il m’offrit une poignée de main ; puis il alla rejoindre sa caravane, content peut-être de se dire : J’aurais pu ! mais on ne court réellement aucun danger avec les Arabes. La crainte les retient, non pas la crainte d’homme à homme, ils sont toujours aussi braves, mais la crainte des lois françaises, dont ils sont arrivés à reconnaître la nécessité pour eux-mêmes.

Nous avons été jusqu’à la roche pourrie, une veine de schiste en décomposition, qui fait souvent des siennes. Là, il a fallu s’arrêter ; on répare la route, qui a été se promener au fond de l’abîme. Les voitures ne passent pas encore. Nous retournons à Blidah pour y coucher. Salem, en recevant mes cinq francs de gratification, ouvre, en signe de joie et en guise de bourse, une véritable gueule de four, où, faute de poches, il serre son argent, au risque de ne l’y pas retrouver.

Ce que nous avons vu aujourd’hui est admirable, couleur et forme, charme et terreur, fraîcheur et puissance, tutto bono !

Les singes habitent un certain vallon qui s’appelle « Cascade des singes ; » mais ils n’ont pas daigné se montrer à nous, non plus que les chacals, les sangliers et les panthères de la plaine. Quant à celles-ci, c’eût été une bonne fortune d’en apercevoir : elles sont devenues très rares.

29 mai. — Trois heures de sommeil l’autre nuit à Alger, celle-ci deux heures à peine ; le chant des grenouilles, le pas des patrouilles et de deux sentinelles qui ont monté la garde de chaque côté de la rue, mais surtout la férocité des puces africaines, ne m’ont pas laissé dormir une minute de plus. Après avoir visité la ville et les alentours, je suis revenu à Alger par Douera, grand village et petites maisons sans caractère.

Koléah, 30 mai.

Je vais à Koléah. La voiture ne part qu’à trois heures. J’entre au musée d’histoire naturelle, qui est assez important, bien tenu, et intéressant en produits indigènes.

Nous partons. — Staouëli, premier champ de bataille des Français en Algérie. C’est aujourd’hui un couvent de trappistes ; mais les trappistes de nos jours ne labourent pas eux-mêmes : c’était bon du temps de saint Bruno, le zélé. Ils font cultiver et surveillent.

Nous laissons à droite la route de Sidi-Ferruch, lieu de débarquement de la flotte française en 1830. Nous passons le camp de Zéralda, aujourd’hui un village, et nous suivons les collines du Sahel. La nature est grandiose, quoique sans arbres. De vastes éminences de terre rouge couvertes de broussailles, où dominent les chênes-kermès, les lentisques et les oliviers sauvages. À distance, ces arbustes serrés font l’effet d’une prairie ; mais dès qu’on y pénètre, la vue est enfermée comme dans un taillis.

Le temps se gâte ; nous apercevons çà et là des parties éclairées de la Mitidja à travers un nuage gris transparent, et au-dessus une dent bleu sombre du Petit-Atlas. Vers le soir, le ciel se débrouille, nous descendons de notre véhicule, qui rappelle le Courrier de Lyon au théâtre de la Gaîté. Le conducteur, que je reconnais à son accent berrichon, m’apprend qu’il est d’Argenton. Nous coupons à travers un bois de lentisques, qui sont ici de la taille des chênes, pendant que les chevaux gravissent la côte au pas. À l’approche du fleuve Mazafran, nous sommes pénétrés par l’humidité : belle vallée entourée de montagnes vertes ; au fond, une vaste ferme nous rend le spectacle de la culture et des moissons au milieu d’un pays fertile, mais encore inculte.

Koléah est une très petite ville arabe. C’est la patrie des zouaves. C’est ici que le général Lamoricière forma ce corps d’armée. Nous tombons au beau milieu du dîner des officiers. Entre Français, la connaissance est vite faite : demain nous irons tous ensemble en promenade. Tous ces messieurs sont fort aimables.

31 mai. — Fort peu de sommeil, trop de moustiques et autres dévorans. Avant déjeuner, nous descendons aux bords du Mazafran. Le soleil du matin enflamme les cimes de l’Atlas ; de grands aigles planent sur nos têtes. Nous revenons par un sentier humide perdu dans la verdure. Les zouaves ont un jardin magnifique et délicieux au fond du ravin, admirablement cultivé par eux : parterre plein de fleurs, kiosques, potager ; des orangers superbes dont les fruits sont parfaits.

Après déjeuner, on monte à cheval. Prosper, qui a été très fatigué hier, choisit un animal paisible. On me donne un étalon arabe qui manque de retenue dans ses grâces auprès de la jument du lieutenant Daily. Ce n’est pas un cheval de naturaliste ; il faudra pourtant bien qu’il se prête à ma fantaisie. À cet effet, je me tiens à distance. Le but de notre promenade est Fouka, village construit sur des ruines romaines, et Ben-Ismaël, prononcez Castiglione. Nous traversons des garigues et des défrichemens. La mer est assez près. Les dunes de sable sont couvertes de petites plantes où je vois courir de grosses pimélies (senegalensis, ambigua et barbara). Mon étalon prend son parti de me laisser descendre pour ramasser quelques insectes que je n’avais pas encore rencontrés en Afrique, scaurus tristis et striatus, erodius barbarus, et plusieurs espèces de mylabres, chrysomèles et clérons. J’aperçois un caméléon sur les lentisques brûlés par les colons ; mais mon cheval, qui mordait peu à l’entomologie, s’impatiente d’être en arrière de ses compagnons, et le caméléon n’attend pas que j’aie persuadé ma monture. Des blés, un peu de vigne, quelques prairies, une belle plage de sable pour débarquer ; au loin, le tombeau de la chrétienne, ou de la roumi, ou de la reine. C’est, dit-on, le sépulcre des anciens rois de Mauritanie, un vrai monument, qui fait grand effet dans le lointain. Au-delà de koléah, plus de route pour aller à Cherchel, bien qu’elle soit marquée sur les cartes. Les routes et les bras manquent beaucoup à notre colonie. Certains riches concessionnaires aiment mieux ne pas cultiver, et attendre, pour vendre cher, qu’on ait cultivé autour d’eux. Ils veulent avoir et ne pas dépenser. Le peintre ne s’en plaint pas, mais la colonie en souffre.

Alger, 1er juin.

En fait de bêtes féroces, je n’en trouve que dans mon lit, et ce côté de l’histoire naturelle n’est pas le plus agréable en Afrique. Je suis de retour à Alger. J’y trouve tes deux lettres, tu pars pour Nohant en passant par la Savoie. J’irai te rejoindre bientôt, ma chère mère ; je t’envoie ce paquet de notes avec une lettre à part ci-incluse…

… Je continue pour un prochain envoi. Je retourne sur les bords de l’Harrach par Kouba, et je reviens par les sables d’Hussein-Dey. Croquis et récolte d’insectes. J’ai un faible pour ce petit désert de quelques lieues de long. Le soleil y donnait à midi si verticalement que, faute d’ombre portée, on eût pu le croire absent. Dès qu’il baisse, un brin d’herbe sur ce tapis doré prend une valeur étonnante. Une touffe d’euphorbes est un monument. Une haie d’aloès formait un tableau ; ses vives arêtes s’enlevaient en vigueur sur le ciel et laissaient voir une ligne de mer d’autant plus bleue que le sable orangé lui faisait une opposition brillante. De grandes volées de goélands s’ébattaient vers le rivage. Le sol était jonché de boules noires composées exclusivement d’élytres de coléoptères dont les parties nutritives avaient été digérées par ces oiseaux, et le reste vomi sans mal ni douleur. C’est le mode de nourriture de beaucoup d’oiseaux chasseurs. Récolte de jolis hannetons jaune et argent (hoplia aulica et sulphurea) qui dormaient en masse sur les fleurs d’une espèce de mauve violette ; dans le laissé des chameaux, quantité d’onitis olivieri et alexis, un lethrus cephalote dont la tête ressemble à une enclume, des ateuchus pilularius qui roulent leurs provisions et se creusent des magasins dans le sable, des sisiphus schœfferi, des copris paniscus avec leur corne de rhinocéros sur le nez, deux oryctes silenus que je n’avais pas encore trouvés vivans, une espèce de ténébrion, la tenthyria interrupta, qui habite là par myriades ; quelques cétoines aurata et morio, enfin les meloë marginata et majalis. En fait de papillons, les zygènes hilaris et sarpedon volent en grand nombre autour des lavandes et des scabieuses.

2 juin. — Procession de la Fête-Dieu. Tout Alger est sous les armes, un autel est préparé sur la place du Gouvernement. Tu me demandes la description d’un type de femme maure et sa toilette. En voilà justement une que j’ai déjà rencontrée une ou deux fois et qui vient louer des chaises pour voir la procession. Elle a la peau très brune, plus que la Française la plus brune, et d’un ton uni et mat que notre race ne comporte jamais. Les Mauresques sont généralement blanches et souvent même très blanches, mais il y a tant de mélanges que l’on commence à ne plus trop savoir quel type on a devant soi : celle-ci a des yeux magnifiques, à la fois très ouverts et très longs ; les yeux de gazelle ne sont pas une métaphore dans ce pays. Les cheveux sont bleus à force d’être noirs, le visage est régulier, le nez droit, la bouche petite, les dents blanches et serrées, les mains fines, bien attachées aux bras par un poignet délicat, les pieds mignons et les jambes d’une Diane chasseresse. Les ongles des pieds et des mains sont peints en orangé, et un seul, celui du petit doigt de la main gauche, en noir. C’est la pâte de feuilles de henné qui fournit la couleur orangée ou noire. Les tempes sont rasées, les cheveux, séparés sur le front, tombent de chaque côté en oreilles de chien coupées carrément. Ceux du reste de la tête sont longs et tombent sur le dos en grosses tresses avec un foulard broché d’or ou d’argent flottant par-dessus et recouvrant une calotte (chachia) posée sur le sommet de la tête. Les paupières sont peintes au koheul.

La dame est une demoiselle de dix-sept ans, dont le nom est très difficile à prononcer, et qu’à tout hasard j’appellerai Zohrah ; les Arabes n’ont pas de noms de famille. Elle est flanquée d’une charmante sœur de treize ans, Ayscha, qu’on prendrait pour une Espagnole, de sa mère, et d’une négresse en haïk bleu.

Zohrah ou plutôt lalla Zohrah, — c’est-à-dire Mlle Zohrah, — porte probablement sous son haïk une toilette éblouissante, un caftan de moire jaune broché d’or avec une ceinture à gros fermoirs d’argent, et au-dessous de la ceinture un mouchoir de soie (fouta) rouge et vert rayé d’or, noué par devant et serré sur les hanches ; une culotte large descendant un peu au-dessous du genou et laissant voir la jambe ; une chemise de gaze à paillettes et un petit corsage (frimla) en soie, en toile d’argent ou d’or, toujours très riche ; des babouches sans quartiers, en velours ou en maroquin. Ajoute à cela des bagues à tous les doigts, des bracelets aux bras et aux jambes, formant sur le cou-de-pied un gros bourrelet d’or qui résonne à chaque pas, des boucles d’oreilles, des colliers de pièces d’or, d’ambre et de fleurs d’oranger, et une couronne de diamans montés à la mauresque.

De cette riche parure on ne voit rien quand la Mauresque n’est pas chez elle : un long pantalon à plis, en gros calicot blanc empesé, descend jusqu’aux pieds, enfouis dans de gros souliers noirs assez laids ; un vaste haïk blanc enroulé autour de la personne l’enveloppe et la drape tout entière. Le haut de cette draperie retombe jusqu’aux sourcils ; un mouchoir blanc, noué par derrière, cache le bas du visage jusqu’aux yeux. Le haïk est retenu sur la poitrine par de grandes épingles kabyles d’où pendent de longues chaînes d’or à quatre rangs. Tout ceci est la mode invariable pour les riches ; mais la Mauresque aspire à porter le costume européen, et elle y arrivera. Le rêve de lalla Zohrah est de posséder une crinoline, une robe de soie noire à volans et un chapeau à l’espagnole avec des plumes ; elle a même acheté déjà des bottines vernies qu’elle n’ose pas mettre, mais qu’elle regarde avec amour et montre à ses amies avec orgueil.

Maintenant tu veux savoir quelles peuvent être les idées de ces femmes-là. Je suis trop nouveau dans le pays pour te dire ce qu’elles pensent en général ; mais voici un échantillon des opinions et des raisonnemens de Zohrah. Tout en appelant fantasia chrétienne la procession qu’elle vient voir, elle me dit qu’elle n’y vient pas par simple curiosité, mais par vénération pour Sidna-Issa (Jésus-Christ), qui est aussi grand prophète que Sidna-Mohamed (Mahomet). « Pourtant, ajoute-t-elle, ces fantasias, ces fêtes, sont un effet de l’habitude ; les lois religieuses veulent qu’on s’y conforme, mais Dieu y est fort indifférent ; il n’est pas là, il n’est pas dans la mosquée, il est partout. » Elle dit tout cela en très mauvais français, mais elle se fait bien comprendre, et ses idées sont nettes. Je suis très étonné de ses notions philosophiques, et je te les donne pour exactes. Je ne les arrange pas du tout.

Elle est pourtant loin de se poser en esprit fort. Elle paraît très enfant à tous égards. Je la connais fort peu ; si j’ai occasion de la revoir, je te la décrirai aussi exactement qu’un beau papillon.

3 juin. — Déjeuner à Mustapha, au café des Platanes, joli endroit vis-à-vis du Jardin-d’Essai ; promenade ensuite dans ce même jardin. J’examine les bambous, les bananiers, les palmiers à cire, les figuiers à caoutchouc, les arbres à vernis, à suif, à indigo, etc., le tout peuplé d’autruches et de gazelles. Retour à Alger par un corricolo. Dîner chez M. Sarlande. J’y ai trouvé M. Roche, consul plénipotentiaire près le bey de Tunis, prince très progressiste et très ami de la France. M. Roche est un homme de grand mérite, à qui cette partie de l’Afrique devra beaucoup.

4 juin. — Chaleur lourde et temps couvert. Je flâne au hasard dans les petites rues de la ville haute. Maisons carrées à terrasses, petites fenêtres grillées ou à volets verts, il vaudrait mieux dire lucarnes, car on peut à peine y passer la tête. Ces avares ouvertures sont souvent uniques sur un grand pan de mur nu, d’un blanc éclatant. Les maisons, échancrées profondément par le bas, touchent presque à celles d’en face et même parfois tout à fait, appuyant poitrine contre poitrine. Les parties inférieures en retrait forment des galeries ou des voûtes pleines d’ombre ; mais le reflet des murs est si blanc que cette ombre n’est pas de l’ombre pour les yeux : elle donne seulement un peu de fraîcheur. Ces rues de la ville haute sont toutes en pente rapide et en escaliers à marches profondes pavées à pointe de diamant. Je te parle des meilleurs endroits, qui sont encore très pénibles à gravir.

Le silence de ces rues ombreuses, que ne parcourent jamais ni les voitures ni les animaux, n’est interrompu que par le clapotement des sandales de quelques Juives et les chuchotemens mystérieux qui s’échappent de je ne sais quelles fissures de la muraille.

Je suis entré dans une mosquée, c’était l’heure de la prière ; Maures et Arabes étaient assis par terre, les jambes croisées, par rangées symétriques, le visage tourné vers l’orient. Ils psalmodiaient tous ensemble la même phrase plusieurs fois de suite, remuant la tête et balançant le corps d’arrière en avant ; puis tous se lèvent et s’inclinent en portant les deux mains à la poitrine d’abord, au front ensuite, après quoi ils se prosternent, et de leurs turbans balaient les nattes. Tout cela se fait avec un ensemble et une exactitude qu’envieraient des soldats prussiens.

Au sortir de la mosquée, un bel Arabe, qu’on eût cru passé au lait de chaux, tant son vêtement était net et blanc, voit venir à lui un vieux mendiant ordoux, la tête non rasée, le corps appuyé sur un long gourdin. Je crois que pour tout vêtement ce pauvre n’avait que sa besace. Il tend la main au riche chef, qui lui donne une pièce de monnaie, et qui, appuyant sa barbe propre et soyeuse sur cette barbe immonde, l’embrasse sur la bouche. Un autre Arabe, coiffé de la corde de poils de chameau, suit l’exemple du premier, et ainsi de plusieurs autres. Ce Diogène est réputé saint (marabout).

Le soir, musique arabe et kabyle chez M. Salvador Daniel. Omar, premier alto, tient son instrument comme un violoncelle et son archet comme un crayon. Deux joueurs de mandoline qui, pour faire vibrer les cordes, se servent d’une plume fendue et emmanchée à l’antique, m’ont rappelé ces figures d’Herculanum qui jouent de la cythare avec un objet semblable. Omar est un habile virtuose. La musique qu’il nous fait entendre est bizarre et ne satisfait guère aux exigences de nos règles musicales. Quand Salvador la traduit sur son violon, elle est intelligible et correcte ; mais les indigènes secouent la tête en disant : « C’est très joli, mais ce n’est pas ça ! » Moi, qui suis un peu sauvage en fait de musique, j’avoue que j’aime mieux la forêt vierge que le jardin cultivé.

5 juin. — Promenade en voiture à la Bouzarea par Douera. La Bouzarea est comme qui dirait le Coudon[1] d’Alger, mais la hauteur de cette montagne n’est que de quatre cents mètres. La vue qu’on découvre du sommet est magnifique. On arrive à ce sommet par un marabout perdu dans la verdure. Les palmiers-chamœrops ont là de cinq à six mètres de haut ; les cactus, qui, mêlés à des aloès, forment la haie autour des principales tombes, ont le tronc gros comme des barriques. Les sépultures musulmanes sont des carrés de pierre de huit ou dix pieds, revêtus de plaques de faïence coloriée. Au milieu de cette espèce de mur d’enceinte élevé d’un pied, la tombe, recouverte de maçonnerie ou de gazon, se termine par une pierre tumulaire en forme de turban. C’est sur ce mur que s’assoient, fument, rêvent ou devisent les Arabes. Un cimetière n’est pas pour eux un symbole de tristesse ou de recueillement : c’est une espèce de salon champêtre où le passant se repose, quand ce n’est pas un lieu de fête. Cette indifférence pour la mort n’entraîne aucun sentiment de mépris pour le mort : profaner les tombeaux serait un crime pour eux comme pour nous ; mais le bruit, la gaieté, la fantasia, les repas, la conversation, ne portent, selon eux, aucune atteinte à la dignité du lieu saint. Les troupeaux ne l’insultent pas non plus ; comme il n’y a pas d’enceinte, ils y pénètrent et y paissent en liberté. Le gibier se réfugie dans les cimetières qui sont peu fréquentés, et les chasseurs l’y poursuivent comme dans une remise. Pendant que j’étais au marabout, un Arabe armé d’un bâton courait après un lièvre en poussant des cris sauvages. L’homme et la bête disparurent rapidement dans un pli de terrain. J’aurais voulu voir si, comme on le dit, l’Arabe est assez agile pour attraper le lièvre à la course. Celui-ci paraissait déterminé à le tenter.

Au-delà du petit chemin qui entoure le cimetière, la cime de la Bouzarea se bifurque en deux grosses bosses ; l’une, au nord, s’allonge vers la mer et porte un village de gourbis-, l’autre, à l’ouest, me faisait l’effet d’une colline pierreuse : mais en approchant je vis que c’était la prolongation démesurée du cimetière que je venais de quitter. Je laissais derrière moi le marabout, le puits et les tombes des chefs ; j’entrais dans le domaine de la plèbe. Pas d’ornemens, pas de dalles tumulaires taillées ; un carré ou un losange tracé confusément par cinq ou six pierres brutes. La végétation semblait avoir été parcimonieuse aussi pour ce commun des martyrs. Pas un seul arbre, rien qu’un fouillis rabougri de cistes à feuilles de saule.

Tu me diras que je ne sors pas des cimetières : c’est qu’il y en a tant ici, ils sont si vastes, et on en rencontre dans des lieux si écartés, qu’on ne peut se promener sans en traverser quelque vestige. C’est à se demander si on est sur la terre des vivans et s’il n’y a pas plus de sépultures que d’habitations. Au reste, ces tombes plébéiennes ont plus de poésie que celles des riches, qui, avec leur vêtement de faïence et leur forme carrée, ressemblent assez à nos fourneaux de cuisine. Il est vrai que certaines sépultures romaines sont aussi prosaïques. Tu te rappelles, dans les catacombes découvertes près de Rome par Pietro, cette tombe dite, je crois, des choristes, carrée, basse et ornée de petits couvercles fermant des jattes pleines de cendres ; elle ne ressemblait pas mal aussi à un fourneau de cuisine ou à quelque chose de plus humble encore.

La coutume antique d’enterrer les gens d’importance au bord des routes a régné également ici. On rencontre quelquefois des tombes isolées que la tradition même n’explique pas. Voici à distance des sépultures bien autrement curieuses sur la terre africaine. Sur les plateaux montagneux de Baïnam, que nous apercevons entre nous et la mer, s’élève une centaine de véritables dolmens. On suppose qu’une légion armoricaine a laissé là ses os ; mais ici tout est mystère, et je ne me charge pas d’expliquer.

Les gourbis qui s’éparpillaient sur l’autre arête du mont ne nous laissaient voir que leurs toits de branchages enfouis dans les cactus. Le gourbi ou la hutte de paille de l’Arabe cultivateur est l’analogue de nos chaumières de paysan ; mais ici la vie est moins compliquée, et le climat dispense de bien-être, étant lui-même un bien-être assuré. — Lits, chaises, tables, armoires, l’Arabe ignore ou dédaigne tout cela ; il dort et mange par terre, sur une natte, et partage son toit avec ses animaux domestiques ; enfans, poules, cochons et chiens vivent là pêle-mêle en bonne harmonie.

Après avoir joui de la belle nature par-dessus les ondulations du Sahel, — toute la plaine de la Mitidja jusqu’au Petit-Atlas et à la Chénoua, la mer à perte de vue, six cents lieues carrées de pays chaud et lumineux, — nous avons descendu par le côté du Frais-Vallon, gorges et ravins profonds, très boisés, hauteurs nues, mais toujours vertes. Une grande déchirure verticale au flanc de la Bouzarea éclairée par le soleil couchant était d’un effet merveilleux.

Le soir, nous sommes allés prendre le kaoua (café) chez Zohrah ; elle était en costume d’intérieur, pantalon court en soie rayée, chemise transparente, ceinture, un petit corset d’argent qui serait trop court de taille pour un enfant de deux ans, une grande fouta de satin toute brochée d’or, mouchoir rouge et noir tombant sur le dos et assujetti à la tête par un ruban noir qui en fait quinze ou vingt fois le tour, une paire de bas blancs bien tirés et par-dessus les bas une paire de chaussettes roulées un peu plus haut que la cheville, un long chapelet de fleurs d’oranger retenu derrière l’oreille gauche et tombant sur l’épaule.

Elle rit, elle fume des cigarettes, elle parle arabe, nègre, italien et français dans la même phrase. Elle est d’une coquetterie si naïve qu’on a plaisir à lui prodiguer des complimens. Nous l’avons trouvée accablée par une forte migraine, la figure luisante de pommade ; après le café, elle s’est trouvée guérie. Elle s’est fait essuyer et a babillé jusqu’à dix heures du soir. Les bâillemens sont arrivés alors comme des coups de pistolet. C’était le signal de la retraite.

Tu es peut-être curieuse de savoir à quelle classe de femmes appartient Zohrah. C’est assez difficile à déterminer, faute de situation analogue dans nos mœurs. Elle est fille d’un marchand maure, décédé depuis trois ans, et de la vieille Kadidjah, Arabe de Constantine. Elle a été en pension chez une Française, ce qui explique ses innocens appétits de liberté. Après la mort du père, la mère et la fille ont converti leur fonds de commerce en or et en bijoux. C’est la manière de procéder des Maures et des Arabes. Ils ont peu de besoins, et leurs instincts tendent à simplifier encore cette existence, déjà si simple. La convoitise des femmes porte généralement sur des objets de si peu de valeur qu’on ne peut les accuser de cupidité ; elles ignorent les calculs de l’ambition, comme toute leur race ignore la spéculation, c’est-à-dire la fructification de l’argent. C’est entre leurs mains une provision stérile, comme ces amas de graines et de noisettes que font les souris de nos jardins pour passer l’hiver sans sortir : prévoyance, il est vrai, mais prévoyance modeste et philosophique à la manière des sages de l’antiquité ou des animaux. Ces femmes ne produisent rien : que feraient-elles, n’aspirant pas à s’enrichir ? Elles épargnent, et, « comme les lis des champs, elles ne travaillent ni ne filent. »

6 juin. — Je suis allé voir Prosper Jourdan, que j’ai trouvé courbaturé de notre promenade à Koleah. Il était occupé, tu ne devinerais jamais à quoi ? Il cherchait un trésor dans son jardin. Il ne faisait peut-être pas cette recherche très sérieusement ; mais il n’y avait pas de raison pour qu’il ne trouvât pas quelque chose d’enfoui dans le trou qu’il explorait, et qui avait l’air d’un ancien four ou d’une citerne comblée. Les Arabes, par suite de cette prévoyance étroitement raisonnée dont je te parlais hier, enterrent leur argent dans tous les coins des maisons et des jardins, et même en pleine campagne. Parfois ils meurent sans avoir révélé le secret, et on peut très bien trouver dans des lieux déserts, sous une pierre, sous un buisson ou au pied d’un arbre, une somme d’argent ou de cuivre qui a été toute une fortune, ou un en cas pour les éventualités d’une destinée humaine.

Je suis revenu par le chemin à mi-côte qui passe au-dessus de la porte d’Isly. — Partout, dans les ravins, une végétation admirable.

7 juin. — Promenade dans la ville haute. Les boutiques maures sont des niches de quatre pieds carrés exhaussées d’un mètre audessus du sol de la rue. Le marchand est assis, en tailleur, derrière sa marchandise : trois paniers pleins de brimborions, six colliers d’ambre, deux pots de tabac, six éventails de palmier, un sac d’épis de maïs, du poivre, trois miroirs. Il fume ou prie en dodelinant de la tête et en égrenant son chapelet. Tout le monde a vu cela dans les tableaux de Decamps. Les types et les costumes y sont exacts ; la couleur générale n’y est en aucune façon, ou bien tous les yeux ne voient pas de même. J’ai beau faire, je ne peux pas trouver ici une ombre noire ou seulement épaisse, ni une blancheur mate. En dépit de ces oppositions vigoureuses de l’ombre et de la lumière, il y a toujours reflet, transparence, harmonie.

8 juin. — Il pleut toute la journée ; visites. C’est aujourd’hui samedi, le jour de repos des Juifs ; c’était hier celui des Maures.

La route de la Chiffa s’est encore effondrée, les communications avec Médéah sont encore interceptées. — Une tribu arabe s’est révoltée du côté de Milianah ; une batterie d’obusiers de montagne, à dos de mulet, sort par la porte du Sahel pour aller mettre les mutins à la raison. Est-ce raison, la loi du plus fort ? est-ce mutinerie, l’esprit de race ? J’avoue que je n’ai pas de grands argumens philosophiques au service des théories de conquête ; mais celle-ci est accomplie, il est trop tard pour retirer aux Arabes la civilisation qu’ils ont à demi acceptée, et qu’ils accepteront tout à fait, si elle devient meilleure elle-même. Le temps fera tout. Allah est grand, et l’avenir est son prophète.

9 juin. — Promenade avec M. et Mlle Sarlande à El-Biar, chez leur beau-frère, propriétaire de la belle maison mauresque où fut signée, le 5 juillet 1830, la reddition d’Alger. El-Biar est une agglomération de villas turques, très près de la ville et sur un plateau qui reçoit le vent du nord de première main, ce qui est très apprécié ici en été. Promenade à travers les prairies jusqu’à Hydra. On se repose dans un café maure perdu au milieu de la verdure, auprès d’un ruisseau gazouillant sur les cailloux et dans les herbes folles. Plusieurs Arabes étaient là, assis par terre et jouant gravement aux dames. Ces gens-là sont toujours bien posés, jamais grossiers ni vulgaires. Généralement dans la campagne, les cafés sont en plein air, abrités par un hangar ou par une tonnelle de pampres et de figuiers. Ceux des villes sont très sombres et très petits, souvent au-dessous du niveau de la rue. Un banc de pierre ou de planches très bas règne tout autour, le long de la muraille. Pas de fenêtre, un fourneau toujours allumé, une cafetière d’eau toujours bouillante. À peine avez-vous demandé le kaoua, que le grain est cassé et pilé dans la tasse. On y verse de l’eau bouillante, et tout est dit, on attend qu’elle se clarifie d’elle-même. C’est donc une simple infusion qu’on peut prendre quinze fois par jour sans inconvénient, et qui coûte un sou la tasse. Il est très poli d’en offrir aux assistans, qui sont toujours nombreux et qui ne refusent jamais.

J’ai vu aujourd’hui, en rentrant à Alger, une vraie boxe anglaise entre deux portefaix biskris. C’était aussi majestueux que tous les autres actes de la vie arabe. Coups de poing pleuvaient. Pas un cri, pas une injure. Le seul bruit perceptible était celui des horions résonnant sur les crânes. Les camarades, en cercle, contemplaient le duel, et semblaient en être à la fois témoins et juges. Ils attendirent qu’une douzaine de gourmades eussent été échangées en pleine figure, et, l’honneur étant satisfait, les champions furent séparés.

10 juin. — Jour voilé, horizons perdus. J’irais bien en Kabylie ; mais voyager dans la brume et la pluie, ce n’est pas le moyen de voir. — Je me suis payé la fantaisie de contempler pendant plusieurs heures l’intérieur étrange de Zohrah. La maison est, comme toutes celles d’Alger, une sorte de tour carrée percée de petits yeux. Une lourde porte à guichet grillé, et revêtue de gros clous, retombe toute seule à l’entrée du vestibule, orné de deux bancs de pierre. On entre par une ouverture cintrée dans une sorte de cloître ou d’atrium à ciel ouvert qui sert de salon principal. Cet atrium, pavé en mosaïque, est entouré d’une galerie à arcades, dont les colonnettes, de deux à trois mètres de haut, supportent une galerie supérieure. On monte à celle-ci par un escalier rapide pratiqué dans l’épaisseur du massif. Le même escalier conduit à la terrasse. Les appartemens donnent au rez-de-chaussée sur le cloître, en haut sur la galerie. Les chambres sont élevées, étroites, et de toute la longueur de chacune des faces de la maison.

J’ai trouvé Zohrah déjeunant avec sa mère et sa jeune sœur Ayscha, toutes trois assises par terre dans la salle d’en bas, autour d’un plateau de cuivre. Le repas se composait de pain anisé, d’un plat de poissons frits et de cornichons crus, coupés en quartiers et nageant dans l’huile ; en fait de boisson, de l’eau fraîche dans une gargoulette qui passe de bouche en bouche à la fin du repas. Qui boit n’a plus faim, dit l’Arabe. On m’a invité à prendre part au festin ; heureusement pour moi, je venais de déjeuner. On monte à l’étage supérieur, dans la chambre de Zohrah. Le mobilier se compose d’une natte couvrant tout le pavé, un plateau avec ses tasses sur un tabouret incrusté de nacre. Vis-à-vis de la porte, dans une niche revêtue de plaques de faïence, presque au niveau du sol, un divan, couvert de tapis et garni de coussins de toutes formes, sert aussi de lit, car l’usage n’est pas de se déshabiller pour dormir. Cependant il y avait un véritable lit au fond de l’appartement. Ce monument, en fer ouvragé, garni de rideaux d’étoffe rayée, est un produit de l’industrie locale. C’est un objet de luxe qui commence à s’introduire, mais qui ne sert encore que d’armoire, car en ouvrant les rideaux je vois, en guise de matelas, sur le fond de planches, des provisions de sucre, de café, de riz, des pots de confitures et des pots de graisse. En face du lit, un grand coffre noir, tout reluisant de clous et d’ornemens en cuivre, renferme les haïks, les corsages, vestes, foulards, pêle-mêle avec l’argent et les bijoux. Les murailles, blanchies à la chaux, sont toutes nues. La lucarne grillée qui sert de fenêtre est à deux mètres du plancher. Une grande glace dans un cadre de cuivre couvert d’arabesques est placé au-dessus du divan, sans préjudice de deux ou trois miroirs courant à travers la chambre. Cinq ou six paires de babouches errent dans tous les coins.

La mouima, c’est-à-dire la maman, suivie de la négresse, a servi le café, et l’on a bavardé arabico-franco-sabir. Je ne sais pas du tout comment nous faisions pour nous comprendre, mais le fait est que nous nous comprenions très bien. Scène de famille. Zohrah venait d’acheter un pantalon d’indienne bariolée, et Ayscha était jalouse. Je lui propose de lui en acheter un pareil. Un oui très curieux d’intonation change mon offre en promesse ; mais voilà que ce pantalon trotte dans la cervelle de la sœur aînée. Il sera peut-être plus beau que le sien. On boude, on pleure et on rit. On ne se réconcilie pas, on oublie. De vraies linottes !

Ayscha paraît avoir dix-huit ans, elle n’en a que treize. Elle est grande et forte, très brune, très belle, et d’une expression tantôt farouche, tantôt naïve. Zohrah m’a menacé de grand couteau dans ventre à moi, si je m’occupais de sa sœur. Comme mes éloges sur la beauté de l’enfant étaient très désintéressés, mes explications l’ont calmée. Elle m’a chanté une quantité d’airs arabes entrecoupés de cigarettes et de café ; puis, s’interrompant tout à coup, comme si elle eût oublié que j’étais là, elle a ouvert son coffre, déplié et replié ses haïks ; elle a contemplé ses corsages de brocart et de velours, ses bagues, ses bracelets de bras et de jambes. Enfin, reprenant le tout et l’empilant sens dessus dessous dans la caisse, elle est allée chercher dans une niche une petite boîte de carton, et, après s’être mise par terre à plat ventre, elle a répandu au hasard le contenu de l’écrin ; c’était une centaine de perles fines quelle s’est mise à enfiler tranquillement, avec l’aide d’Ayscha.

Je ne m’attendais pas à dîner avec elle, et pourtant cela est arrivé. Comme j’allais à Saint-Eugène, je l’ai aperçue dans une voiture avec sa mère, allant faire je ne sais quelle dévotion à un cimetière, et, malgré leurs voiles, je les ai facilement reconnues. Le chemin était désert, et je les ai arrêtées pour les inviter à dîner avec moi, ce que la mère a refusé ; mais Zohrah mourait d’envie de savoir ce que pouvait être un dîner français, et, encouragée par ma promesse qu’un de mes amis en serait, elle est venue, avec ou sans permission, nous rejoindre après avoir reconduit sa mère.

Elle est arrivée en toilette splendide, tout or et pierreries ; mais ce qu’elle montrait avec le plus d’orgueil dans sa parure, c’était l’innovation d’un jupon de piqué blanc : quant au reste, elle en avait sur le corps pour quinze mille francs. C’est toute sa fortune. Elle peut dire comme Bias : Omnia mecum porto. Je tâcherai de faire un croquis de sa figure et de son costume ; mais ce n’est pas facile, elle se cache à la vue de l’album et du crayon.

Le jardin où nous allions dîner est perché au bord de la mer, sur un rocher qui surplombe. Une escarpolette était là. Zohrah a voulu en tâter. Une joie d’enfant sauvage s’est emparée d’elle ; elle ne se trouvait jamais lancée assez fort et assez haut, et quand elle se voyait au-dessus du précipice, elle criait son you, you, you de triomphe. Tout à coup elle s’écrie : « Assez, j’ai peur ! » J’arrête l’escarpolette, elle descend, et s’en va au fond du jardin, le dos tourné à la mer, en disant : « Je veux bouder ce qui m’a effrayée. »

À dîner, elle a voulu boire de l’eau folle, c’est-à-dire du vin de Champagne. Tout allait bien, quand on a apporté du saucisson. La voilà furieuse : le porc est fils du Juif, le Juif est fils de la pourriture. Elle menace de s’en aller si on ne remporte le saucisson ; on obéit ; mais un moment après autre scène. Je ne sais quel mot sans aucune portée dit par l’un de nous lui paraît une injure ; elle ne mange plus, elle retourne bouder, elle pleure ; elle revient, l’orage est passé ; elle rit. Elle veut couper les moustaches de mon ami avec un couteau. Elle nous demande tout ce qu’elle voit ; quand elle le tient, elle remercie Allah, et nullement la main humaine, qui n’est que l’instrument des volontés du Tout-Puissant. Nous essayons de nous refuser à ses autres convoitises ; elle n’en montre ni dépit, ni regret : Allah ne l’a pas voulu. Elle a demandé à entendre de la musique, il n’y en avait pas ; elle s’en est vengée sur les sucreries, qu’elle a emportées dans son mouchoir.

En revenant, elle avait peur de tout, et se tenait blottie dans ses haïks au fond de la voiture. Cette habitude du voile et de la séquestration fait des femmes de l’Orient des oiseaux nourris en cage, que le moindre acte de liberté effarouche et grise tout à la fois. Elles voudraient tout voir, et n’osent rien regarder.

11 juin. — Il y a deux Arabes maboul, c’est-à-dire fous, qui vaguent par les rues : l’un est petit, pâle ; sa barbe et ses cheveux noirs poussent incultes sur sa grosse tête. — Il porte pour tout vêtement une chemise brune rayée de noir (la gandoura). Pieds, jambes et bras nus, il va et vient en décrivant de grands demi-cercles ; il ne s’arrête jamais, et parle toujours à haute voix. Personne ne lui dit rien. — L’autre vient souvent devant le café d’Apollon quand les petits Napolitains y jouent du violon et de la harpe. Celui-ci est à moitié nu ; il porte une fleur passée dans l’oreille, et entortille sa tête à tous crins d’une ceinture rouge dont il laisse flotter un bout. Il marche par sauts, et, après être resté accroupi derrière une borne comme un chat qui guette sa proie, il bondit et s’arrête court. Il se croit lion. Une mouche passe, il veut l’attraper et fait des sauts impossibles. Ce soir, la musique l’avait mis en verve. Après bien des extravagances, il s’est précipité sur l’un des petits harpistes, lui a jeté son instrument au loin, a renversé l’enfant, et s’est mis à le fouler aux pieds et à le mordre. J’ai couru sur lui, des Maures lui ont arraché sa victime. Il est resté impassible, criant : Moi maboul ! ce qui lui donne la liberté de tout faire. La police française, qui n’a pas ces préjugés, devrait bien enfermer ce gaillard-là. — Promenade entomologique au bord de l’Harrach, nulle trouvaille.

12 juin. — À cinq heures du matin, je pars avec l’artillerie, qui va manœuvrer dans les sables d’Hussein-Dey. Les clairons sonnent, les chevaux piaffent, les servans des pièces, par pelotons, suivent à pied caissons, canons et obusiers dans le sable déjà lumineux et blanc sous l’action d’un soleil déjà chaud. À une sonnerie de trompette, toute cette file d’hommes et d’équipages, qui se déroulait sur la plaine comme un grand serpent noir, s’arrête brusquement. En un instant, les obusiers de montagne portés à dos de mulet, les canons tirés par de forts chevaux gris pommelé, sont rangés en batterie. Chacun est à son poste, le général Yusuf donne le signal, et les canons rayés mêlent leurs tonnantes voix aux sonneries perçantes des clairons. Les boulets coniques fendent l’air en sifflant et vont atteindre les buts placés à dix-huit cents mètres ou s’enterrer dans le sable en soulevant des nuages de poussière. De gros flocons de fumée nous enveloppent et projettent des ombres rousses jusque sur le cuivre des canons. Un artilleur à demi effacé dans ce nuage de poudre, le bleu infini de la mer aperçu par une trouée passagère, c’est tout ce que l’œil peut saisir. Jusqu’à neuf heures j’ai les oreilles cassées par un vacarme de tous les diables qui pourtant m’amuse beaucoup. Plusieurs points de mire ont été traversés par les boulets.

Au retour, je suis allé voir la bibliothèque d’Alger, ancien palais mauresque très beau et très original, projeté sur la mer. M. Berbrugger, le conservateur, veut bien m’en faire les honneurs avec une grande obligeance et un grand savoir. Vestiges romains, grecs et phéniciens très intéressans.

Depuis plusieurs jours, je remarque un très beau nègre au type éthiopien, noir comme du velours noir, vêtu toujours d’une manière recherchée et de bon goût. Cet Othello m’intriguait. Je pensais que c’était quelque cheikh ou quelque ambassadeur de Tombouctou. Il portait ce soir une veste et des culottes bleu foncé avec force passementeries, un gilet rouge à mille boutons d’or. La taille était serrée dans une magnifique ceinture amarante. Le burnous noir à floches rouges, relevé et drapé avec goût sur l’épaule, laissait paraître le burnous blanc de dessous comme doublure. La chachia rouge à gland bleu, tranchant sur un serre-tête blanc, faisait ressortir sa peau d’ébène. Il était en outre chaussé d’une paire de bottes à l’écuyère luisantes comme un miroir. Une canne blanche à la main, il fumait des cigarettes. Il me semblait que ce grand personnage fréquentait bien mauvaise compagnie, car ses interlocuteurs étaient des Biskris ou des Mozabites de piètre apparence. Je demandai son nom : c’était Yacoub, le garçon baigneur.

13 juin. — Après déjeuner, M. Sarlande veut m’emmener visiter la fameuse frégate la Gloire, qui est ici, et que nous n’avons pas eu le temps, toi et moi, d’aller voir dans la rade de Toulon : mais je suis forcé de refuser, ayant donné rendez-vous au lieutenant Chanteloup pour visiter l’habitation du général Yusuf.

Apprenant qu’il y avait là nombreuse compagnie, j’allais me retirer après avoir regardé le jardin, lorsqu’au détour d’une allée je me trouve en face du général. J’ai beau alléguer mon costume du matin, il me force d’entrer et de visiter tout. C’est une véritable habitation mauresque, arrangée par lui avec un grand goût. Mélange du style arabe avec l’italien très réussi. — Les jardins sont charmans, les écuries sont belles, les chevaux superbes. On monte au salon, qui était plein de monde, et on fait de la musique ; Mme Yusuf fait les honneurs très gracieusement. J’ai pu, pendant une heure, observer le général. Il était vêtu d’une veste noire à brandebourgs et d’un pantalon rouge (petite tenue de cavalerie africaine). C’est un petit homme, qui paraît de taille moyenne grâce à l’harmonie des proportions ; type italien, barbe et cheveux grisonnans, ce qui ne l’empêche pas de paraître encore très jeune. Ses manières sont élégantes, ses yeux vifs, le nez droit ; figure charmante, très expressive, voix douce et timbrée. Il chante sans savoir la musique, à ce qu’il prétend, et il chante bien. Il remue sans cesse, c’est un feu d’artifice. On sent en lui l’homme qui ne doute de rien, l’homme d’aventures et le héros. Je dirais volontiers que c’est un Murat africain ; mais c’est un type plus original encore, car il y a en lui du mysticisme. Nous nous sommes quittés avec de grandes poignées de main, moi très content de lui et assez frappé.

Ce soir, un tour au café de la Perle, vieille réputation d’Alger. C’est un café chantant de province, et rien de plus.

145 juin. — Ce matin, débarquement des zouaves arrivant de l’expédition de Syrie. Que de figures hâves et brûlées par le soleil ! Ils sont superbes, ces gaillards-là. Les zouaves et les chasseurs d’Afrique vont les recevoir sur le port ; c’est une joie, un bonheur de retrouver les camarades, qui va se traduire en nopces et festins.

À deux heures, cérémonie des fiançailles dans une riche maison juive. La fête des noces durera d’un samedi à l’autre. Le mariage aura lieu jeudi. Les billets d’invitation sont en langue française et en arabe avec l’écriture hébraïque. Dans la cour, servant de salon, au rez-de-chaussée, soixante personnes sont déjà réunies. Une table est dressée : assiettes de gâteaux d’amandes et de miel, biscuits de Savoie, orgeat et anisette ; trois ou quatre verres, six cuillers de vermeil. Les dames juives en grand costume d’apparat, étoffes de velours, de soie, de satin broché d’or ou d’argent, avec tous les bijoux imaginables et d’une valeur sérieuse, sont assises gravement et parlent peu. Les enfans roux et vermeils, c’est-à-dire teints au henné joues et cheveux, crient et font un bruit d’enfer. Deux musiciens jouent chacun d’un instrument, le violon et la mandoline ; un troisième fait résonner la darbouka. C’est une cruche de terre dont le fond est couvert d’une peau. Un quatrième, un enfant, secoue un tambour de basque.

On me fait monter à la galerie, asseoir, boire du sirop et manger des sucreries, après quoi on me conduit vers la mariée, qui était dans sa chambre et qui n’en a pas bougé. C’est une petite dodue assez gentille et d’un type juif accentué. Quoi qu’on m’en ait dit, je n’ai pas trouvé les Juives d’Alger belles. Les hommes sont généralement communs. Les garçons d’honneur, élégans de cette classe, étaient singulièrement vêtus : culotte de zouave, bas bleus, souliers vernis, ceinture bleue ou noire, veste turque à petits boutons, tantôt vert pomme, tantôt jaune, amarante, bleu de ciel ou rose ; par dessus, un gilet français à la dernière mode, chemise à raies ou à pois, cravate de couleur, cheveux longs et casquette en velours noir, à visière. Les vieillards portaient le costume juif un peu modifié et ressemblant au costume maure, sauf le turban, qui est noir. Quelques-uns, enhardis par l’occupation française, se sont permis récemment le turban blanc. Les femmes sont grasses, leurs formes se dessinent vigoureusement sous leurs jupes de velours ou de satin, étroites et fortement adhérentes à la taille. La gorge se développe avec la même ostentation sous l’espèce de cuirasse d’or qui orne le haut de l’ouverture de la robe de dessus. Ce corsage est une broderie épaisse de deux doigts, analogue à celles qui garnissent la chasuble de nos prêtres. Les bras sont à nu sous une longue manche de gaze relevée à l’épaule.

La musique commence : la première demoiselle ou plutôt la première dame d’honneur, car c’est une femme mariée, si j’en crois son costume, prend deux foulards de satin rouge à longues raies d’or, et tantôt les agite lentement à la hauteur de son front en les faisant passer alternativement l’un au-dessus de l’autre, tantôt s’en sert pour cacher sa figure. Ses yeux restent constamment baissés. Elle tourne mollement deux ou trois fois sur elle-même, marquant le pas par un piétinement sans secousses apparentes. Cela dure cinq minutes et cesse tout d’un coup. La musique s’interrompt avec la danseuse. Elle remet ses deux foulards à une autre dame qui se fait beaucoup prier, et se décide enfin à répéter la même danse que nous venons de voir. La dame d’honneur qui lui a gardé sa chaise, car on ne s’assied pas ici par terre à la manière des Mauresques, la lui rend, reprend les foulards et les porte à une troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que toutes aient dansé.

Quelques vieilles Juives édentées poussèrent le you you des Arabes en l’honneur de certaines danseuses émérites au second tour qu’elles faisaient sur elles-mêmes, mais jamais à la fin du solo. Aucun homme ne dansa, non plus qu’aucune des demoiselles, bien reconnaissables à leur coiffure conique penchée sur une oreille et retenue par une mentonnière. Ces bonnets pointus sont en étoffe d’or ou en velours galonné, souvent tout en sequins cousus. Les dames portaient le mouchoir de soie noire serré sur le front et placé un peu de côté à la manière des Mauresques.

Après la danse et une nouvelle distribution de choses sucrées, les dames d’honneur firent apporter une table et procédèrent à l’exhibition des cadeaux de noce : d’abord un tapis bariolé, puis une robe de dessus en soie puce garnie d’or, seconde robe en velours vert garnie d’or, troisième robe cramoisie à fleurs d’or, garnie et brodée d’or ; il y en avait six toujours plus éclatantes et plus riches l’une que l’autre. On montre ensuite six corsages d’or, d’argent et de satin assortis aux robes, puis les petits corsets toujours or et argent, puis les mouchoirs brochés d’or, puis les châles de crêpe de Chine de toutes couleurs, toujours par six ; enfin les larges rubans rouges destinés à entourer la natte qui rassemble tous les cheveux, et dont les bouts doivent pendre jusqu’aux talons.

Du fond de l’immense panier sortirent aussi deux sébiles d’or, une cuiller d’argent et un petit miroir monté en acajou. Pas de lingerie dans cette corbeille ; les femmes d’ici ne connaissent pas l’usage des chemises. Les Mauresques ont adopté le coton pour leurs pantalons, mais les Juives ne portent rien de rien sous leur jupe, qui descend jusqu’aux pieds et traîne par derrière.

En sortant de cette fête, j’ai voulu voir la petite Ayscha, que j’avais laissée avant-hier avec un fort mal de gorge et la fièvre, couchée par terre, enveloppée de couvertures, lançant des regards farouches, refusant de répondre et de rien prendre, un véritable animal malade. J’avais envoyé chercher de l’eau sédative et lui avais enveloppé le cou d’un linge imbibé de la panacée Raspail, la menaçant de la battre si elle résistait. Aussitôt la menace faite, la révolte s’était changée en une obéissance canine. La panacée a fait merveille, l’enfant est guérie et me regarde avec un respect craintif. La vieille Kadidjah s’écrie : « Toi médecin ! toi pas dire ! toi grand médecin (thaheb kebir) » Je raconte ma noce hébraïque à Zohrah, qui se met à imiter très joliment et très drôlement la danse pudique et endormie des Juives, après quoi, selon l’usage des Maures, elle crache en signe de mépris pour les Juifs. Je me retire, béni par la maman Kadidjah, qui m’appelle son fils et me déclare que je suis le sidi de sa maison.

Au café d’Apollon, rencontre et reconnaissance d’un brave camarade de collège, de Norvins, capitaine au 1er zouaves, laissé pour mort sur le champ de bataille, mais aujourd’hui bien vivant et prêt à rendre avec usure les coups de yatagan qui lui ont labouré le crâne.

16 juin. — Départ à six heures du matin avec un enfant très gentil, passionné pour l’entomologie. Nous avons exploré jusqu’à six heures du soir la plaine de la Mitidja. Nous nous sommes perdus souvent dans les lentisques, le long des blés. Pas d’arbres dans la région parcourue, horizons rapprochés, arbustes et plantes basses, marécages, beaucoup de fleurs, sentiers tracés par les troupeaux. Cela rappelle assez les formes ondulées et les grands espaces de la campagne de Rome ; mais on y est en sûreté au milieu des moissonneurs kabyles. Je ne parle pas des chiens, qui sont des bêtes fauves très incommodes.

C’est au mois d’avril qu’il eut fallu venir ici chasser les insectes. J’y ai pourtant trouvé beaucoup de coléoptères : des cicindèles maura et flexuosa, nebria æratus, cebrio longicornis sur les lentisques ; plusieurs sylphas puncticollis et des dermestes en compagnie de quelques histers ; des bubas bubalus, des glaphiries maurus et Lasserii, des hymenoplies strigosa par centaines, beaucoup de clérons, des trichodes umbellatarum et sipylus en compagnie des clytres paradoxa et sexmacula. Parmi les mylabres, marocana oleœ, maculala et bifasciata, je crois qu’il n’y a pas deux individus semblables. On a divisé le genre en beaucoup d’espèces ; mais on pourrait bien y voir autant d’espèces que d’individus. Parmi les buprestes, j’ai trouvé mauritanica, onopordi, œnca, tenebricosa, volant dans les herbages, les lentisques et les genêts ; en revenant, quelques charançons et brachycères dans la poussière du chemin ; dans le sable, des scarites striatus et pyracmon bien plus gros que ceux des Sablettes de Toulon.

Le temps a été voilé jusqu’à midi ; alors le soleil a pointé raide. Visite à la maison dont je suis le sidi. J’ai trouvé Zohrah occupée à enluminer sa mère au pinceau. Elle lui avait fait une paire de sourcils formidables qui lui coupaient la figure en deux. C’est au point que je ne pouvais la reconnaître à première vue. La vieille dame était triomphante. Zohrah s’était elle-même moucheté tout le visage de petits croissans, de petites pleines lunes, d’étoiles ; elle avait tout le firmament sur le visage. Je n’ai pu m’empêcher de rire. La mère et la fille, qui sont de bonnes personnes, en ont fait autant ; mais la petite, qu’on avait laissée à sa beauté naturelle et qui en était furieuse, boudait et grondait dans un coin comme une panthère. Ces dames avaient passé leur journée au bain, s’étaient fait raser la moitié du crâne et tellement frotter qu’elles en avaient la peau des bras et des jambes usée. Le muezzin s’est fait entendre : chacune a couru à sa fenêtre réciter sa prière et demander à Allah du bonheur et de la santé, et probablement un paradis où elles seraient naturellement tatouées.

De la terrasse de leur maison, on découvre la moitié de la ville, la mer et le fond du golfe jusqu’à l’Atlas. Les maisons mauresques sont intérieurement évidées de haut en bas comme des puits. D’où j’étais, je plongeais jusqu’au fond de quelques-unes, et je voyais, dans son cloître entouré de colonnettes, un vieux musulman endormi sur une peau de lion. Dormir sur la dépouille du lion éloigne les méchans esprits. Je le voyais si bien que je le reconnus. C’est un homme très riche. Toute sa fortune est enfermée dans un coffre. Il n’a d’autre propriété immobilière que sa maison. Pour sa dépense de chaque jour, il puise au trésor d’où ses fonds endormis s’écoulent lentement goutte à goutte depuis soixante ans. Quand il aura fini de ronfler sur sa peau de lion, il ira s’asseoir dans une petite niche qui donne sur la rue, et là, seul, muet, oisif, fumant du tekrouri (c’est-à-dire du haschich), il attendra l’heure de la prière.

Sur une terrasse voisine, j’aperçois deux Mauresques qui passent à visage découvert et qui me regardent ; je les salue à la mode arabe, en posant la main sur mon cœur ; elles rient. Un vieux nègre arrive, gronde et les fait rentrer. Zohrah accourt, prétend que je la compromets et me fait descendre.

18 juin. — En passant dans la rue avec un de mes amis, nous rencontrons une mulâtresse élégante et même magnifique. Nous l’abordons par curiosité, elle nous répond en français ; elle nous invite sans façon à prendre le café et à venir entendre de la musique chez elle. C’est une danseuse musicienne, type bien caractérisé de la courtisane africaine. Un certain luxe règne chez elle, et elle est propriétaire, dit-on, de deux autres maisons. Un vieux domestique noir, que je soupçonne fort d’être papa à li, faisait chauffer de la soupe au rez-de-chaussée. La dame est très vaniteuse de sa richesse, mais encore plus de sa beauté bizarre. Elle rit comme un vrai nègre, en montrant des dents à n’en pas finir ; elle est fort naïve dans son amour d’elle-même. Il semble qu’il n’y ait qu’elle au monde, tout a été créé pour elle, tout se rapporte à sa personne. Sitôt qu’on ne s’occupe plus d’elle, elle tombe dans la tristesse et s’endort. Elle imite le chant et les danses françaises d’une façon hétéroclite et veut de grands complimens. Bonne créature, moitié enfant, moitié singe.

Il fait chaud, trente degrés à l’ombre.

19 juin. — Au pied des rochers de la place Bab-el-Oued, au bord de la mer, quelques vieilles Mauresques et deux négresses ont allumé un brasier sur lequel brûle de la myrrhe ou de l’encens. Un coq est égorgé, et son sang coule au milieu des flammes. Après avoir abandonné la plume au vent, on déchire la victime, on en jette les morceaux au loin dans la mer ou sur le rivage. Cette cérémonie, que les bons musulmans traitent de sacrilège et considèrent comme un pacte avec les mauvais esprits, me semble une tradition des sacrifices antiques.

Les Arabes et les Maures célèbrent depuis hier les fêtes de l’aïd-kebir, qui marquent pour eux la fin de l’année. Les Français les appellent fêtes du mouton : chaque famille achète un de ces animaux, l’immole à domicile pour la rémission de ses péchés, en mange un peu et donne le reste aux pauvres. Alger depuis deux jours n’est qu’une vaste boucherie.

Les nègres parcourent les rues en battant la grosse caisse et en faisant résonner de grandes castagnettes de fer, les crotales antiques. Ils vont partout, faisant la quête aux sous, dansant et chantant. Six de ces musiciens s’arrêtent au carrefour de la rue Duquesne. L’un d’eux, vêtu de rouge et coiffé d’un haut bonnet couvert de plumes fauves, s’est mis à danser sans quitter ses crotales ; ses compagnons, lui marquant le pas, sautaient sur place de la plus étrange façon. Le soliste, qui avait commencé par piétiner en mesure, s’est animé peu à peu, a fait des pirouettes effroyables en arrière, sur chaque pied alternativement, lançant de temps à autre ses jambes à la hauteur de sa tête. Cette rage cesse tout d’un coup, il ôte son chapeau emplumé, se campe fièrement et réclame les dons des spectateurs attirés aux fenêtres.

Mais j’ai vu ce soir une autre cérémonie à laquelle je confesse n’avoir rien compris du tout. J’étais avec quelques personnes invitées à voir danser et à entendre chanter dans une maison mauresque. Je les suis sans m’informer de rien, et toujours cherchant fortune de peintre et de curieux. Nous sommes reçus par une Mauresque très blanche et très peu vêtue, que je reconnais pour l’avoir vue présentant une requête chez la vieille Kadidjah : elle venait ce jour-là emprunter des bracelets de jambes qu’on lui refusait poliment. Elle parle assez bien français et s’appelle Mosna. C’est la seconde fille de la femme chez qui nous étions reçus. Je lui demande si la mère Kadidjah et ses filles sont de la soirée. « Oh ! non, répond la Mauresque d’un air candide ; c’est ici mauvaise maison, elles ne viendraient pas ici ; lalla Kadidjah et ses filles, honnêtes femmes, je les connais bien. Vous leur présenterez le selam pour moi. » Premier étonnement : les femmes de mauvaises mœurs vont chez les honnêtes femmes ! Il est vrai que ces femmes-là ne sont pas méprisées ici comme chez nous. Les indigènes ont pour elles des égards qui nous étonnent.

Allons toujours, et voyons les danses. On nous fait entrer dans une petite salle où l’on nous sert le café en nous priant d’attendre. Attendre quoi ? Je l’ignore, car nous ne demandions que le spectacle de la fête, et la fête allait son train au-dessus de nous, les chants, les instrumens et les you, you. Au bout d’une demi-heure écoulée sans que rien paraisse, nous montons à tout hasard, et, dans une de ces longues chambres dont je t’ai parlé, nous tombons sur une réunion mystérieuse de vieilles femmes. L’une d’elles, couchée sur un lit très élevé et posée en impératrice romaine, présidait ce conclave, qui semblait lui rendre hommage. Trois ou quatre de ces sibylles, assises au pied de l’estrade, fumaient des cigarettes sans rien dire. Deux autres jouaient d’un tambour de basque assez semblable à un crible, au-dessus d’un réchaud allumé. Une troisième, énormément grasse, et qui était la femme d’un marabout (que diable faisait-elle dans ce mauvais lieu ?), frappait avec fureur sur deux tambours et donnait le ton du chant. Enfin la dernière, aussi sèche que possible, tenait dans les doigts de sa main gauche deux petites cymbales en métal de cloche, grandes comme des pièces de cinq francs, et les frappait de la main droite avec une autre cymbale de même dimension. Le reste des sorcières formait le chœur, répétant sept fois de suite la même phrase. Le tableau ne manquait pas de caractère ; mais nous avions la tête fendue, et mes compagnons, n’y pouvant plus tenir, réclamèrent l’apparition des ballerines. Mosna nous répondit qu’il n’y avait pas de danseuses et que ce que nous entendions n’était pas chose à danser. Nous sommes partis sans qu’aucun de nous pût expliquer aux autres ce que signifiait ce sabbat fort sérieux, et pourquoi on nous y avait conviés sous prétexte de bal. L’un de nous habite pourtant Alger depuis longtemps. Je vais tâcher de me renseigner demain.

20 juin. — Autre aventure plus importante, qu’une lettre plus détaillée partie aujourd’hui va te porter à Nohant, mais que je résume ici pour ne pas faire de lacune dans mon journal.

Le prince est arrivé. Je me mets en quête du colonel Ferri-Pisani et du docteur Yvan. Ils sont à bord du Jérôme-Napoléon. J’y cours. Ferri tombe des nues en me voyant, et me demande si je pars avec eux pour Lisbonne en passant par Oran. — Vraiment je n’en sais rien ; mais je ne demande pas mieux ! — Alors revenez ce soir à neuf heures. — Je le quitte. Je cherche dans le port le capitaine Talma, que je ne savais pas ici. Je crois reconnaître son bâtiment, j’y monte ; c’est le Finistère, l’Aube est partie depuis deux heures. Déception. — Je reviens dîner à Alger avec des amis de Paris que j’y rencontre par hasard. À neuf heures, je retourne à bord du Jérôme-Napoléon. Je demande au prince si réellement il veut bien m’emmener. — Oui, allez faire vos paquets. On s’embarque après demain.

J’ai de la chance, n’est-ce pas ?

Voilà le simoun, la lune est voilée par un rideau de sable. Le désert nous jette son souffle de feu à la figure, les yeux brûlent, on a soif ; hommes de toute couleur et de toute origine paraissent accablés.

21 juin. — Le simoun tombe un peu, mais on est encore en plein air dans une étuve chauffée à trente-sept degrés. Emplettes et visites. Adieux affectueux à la famille Kadidjah. Ce sont d’excellentes femmes que ces Mauresques douces et sans art.

22 juin. — Me voilà installé à bord. Les moutons de Tunis bêlent sur le pont. Charlot, jeune lion de quatre mois, grogne dans un coin. Deux petites panthères se promènent en miaulant comme de vrais chats.

Maurice Sand.

II.
Dellys, 23 juin.

Je ne te décrirai pas le charmant yacht du prince au point de vue pittoresque ; tu l’as vu dans le port de Toulon. Rien de plus simple et de plus élégant. Tu sais que le pont est surmonté d’un rouf, c’est-à-dire d’un grand habitacle qui contient le logement du prince, sa chambre, son cabinet de travail et son salon, le tout tendu de vert sombre, à bordure dorée, très sévère ; sous le rouf, sa salle à manger, entourée par les cabines de la princesse, de la duchesse d’Abrantès, sa dame d’honneur, et les cabines des aides de camp du prince ; à l’avant du bâtiment, le carré des officiers et leurs logemens. L’espace est partout très bien ménagé, et, comme dans toute construction nautique bien établie, il n’y a pas une place grande comme la main qui ne soit utilisée. En ce moment, le yacht marche avec une grosse blessure. Tu as appris qu’un écueil sous-marin du Cap-de-Fer l’a frappé en pleine poitrine, et on ne sait pas encore si la lésion est profonde. On a vu, durant l’abordage avec le rocher, surnager des masses de débris, et on a eu beaucoup de peine à le dégager de sa terrible étreinte. Il paraît que le choc a été rude. L’accident pouvait être des plus graves. Le prince, que tu sais très vif, a eu le sang-froid et la patience des grandes occasions. La fille de Victor-Emmanuel, bercée dans les tempêtes et brave comme son père, a interrompu à peine son sommeil pour demander ce qui se passait. On est pourtant resté plusieurs heures aux prises avec un danger inappréciable. Si la mer eût été mauvaise, le bâtiment eût été brisé et jeté à la côte sur la falaise à pic. Les secours sont arrivés au bout de plusieurs heures. Voilà ce que l’on raconte à bord.

Partis à cinq heures du matin, pour faire rembarquer à Dellys le prince, qui a été par terre à Tiziouzou, nous arrivons à neuf heures : la traversée moyenne est de sept heures ; tu vois que le yacht blessé marche bien. Nous allons à terre, et

Par un chemin montant, sablonneux, malaisé.
Et de tous les côtés au soleil exposé,

nous accompagnons la princesse et Mme d’Abrantès à la messe. La princesse est charmante quand elle prie ; elle a la candeur et la sérénité d’expression des figures d’Holbein et de Kranach.

Le prince est revenu du fort Napoléon à onze heures avec le général Yusuf, et nous sommes repartis pour Alger, emmenant le général, que nous avons débarqué sans débarquer nous-mêmes. À six heures du soir, nous repartons pour Oran, et avant de m’endormir je veux te dire un mot de la Kabylie, vue en deux heures. Dellys est une très petite ville, perchée au sommet de la falaise. Le pays est sauvage, ondulé à grands plis profonds, coupé de verdure et de terrains arides ; des cactus en quantité jusque sur le rivage, pas d’arbres, des rochers perçant la terre, un grand massif de quartz blanchâtre projeté dans la mer et couronné de quelques tentes d’un blanc éclatant ; au fond, les crêtes aiguës des premières arêtes du Jurjura : tout cela d’un ton magnifique. J’ai tourné avec regret le dos à ces montagnes, que j’avais le projet d’explorer avant de quitter l’Afrique. J’aurais voulu voir chez eux ces fiers Kabyles dont la soumission nous a coûté tant de sang, et que ni Arabes ni Turcs n’avaient jamais pu soumettre dans leurs retraites. J’ai aperçu quelques groupes d’indigènes ; ils avaient ce faciès rustique que la culture de la terre imprime à tous les hommes, quels que soient leur vêtement et leur type. Tu sais que le Kabyle n’a jamais été un peuple nomade. Il a des villes et des hameaux ; il sème et récolte. En ce moment, la plupart des jeunes gens non propriétaires vont se louer pour les moissons de la Mitidja, comme les Marchois viennent à la loue en Berri.

Oran, 24 juin.

À midi devant Mostaganem. Un ravin, une route qui monte, de grands chemins tracés dans la broussaille, et se dirigeant vers des fermes dispersées. Sur la droite, Mazagran, avec son moulin à vent, qui sied à l’Afrique à peu près comme une visière à un turban. Nous doublons le cap Ferrat et la pointe de l’Aiguille, et nous voici dans le golfe d’Oran. Côtes arides, déchiquetées. Ce sont les contre-forts de la montagne des Lions, qui est non moins aride et fortement découpée en vallées profondes, de formes sauvages. D’où nous sommes, cette nature tourmentée, avec ses maquis de lentisques et de palmiers nains, ressemble à un plan en relief couleur d’ocre, avec des plaques d’un vert faux.

Oran se laisse apercevoir au fond du golfe, avec ses citadelles espagnoles perchées sur la montagne du Chameau. La ville est à demi cachée par des collines semées de forts et de casernes. Après dîner, le prince et la princesse descendent à terre ; ils sont très bien reçus, toute la population est dans les rues. Nous visitons la préfecture, le château neuf, palais mauresque assez beau, d’où nous voyons toute la ville, qui ne ressemble en rien à Alger. Les maisons, construites à la française, sont généralement peu élevées : beaucoup de jardins ; la mosquée est belle, la ville semble éparpillée sur ses deux plateaux. La promenade Létang est vaste et domine la mer. Excursion en voiture sur la route de Mascara jusqu’à la Senia. Cette route est bordée de mûriers et de bell’ombra, le pays est plat, la terre rouge, la végétation déjà dévorée par le soleil ; mais le sol est généreux, à en juger par tous ces jardins potagers entourés d’aloès et de cactus, par les vignes, les cultures de mais et de betteraves et les champs de blé déjà moissonnés. La population arabe, dont les tribus, campées à un kilomètre de la ville, faisaient encore le coup de fusil avec nos troupes il y a quinze ans, a presque entièrement disparu de cette région. La ville n’est habitée que par des Français, des Espagnols, des Juifs, qui ont conservé leur ancien costume ; pas un seul Biskri, peu de nègres, encore moins d’Arabes. Voilà du moins ce qui saute aux yeux quand on passe.

25 juin, en mer. — Depuis hier soir nous avons perdu de vue la terre d’Afrique. Mes compagnons de voyage sont, outre notre excellent ami le lieutenant-colonel Ferri-Pisani, aide-de-camp du prince, le colonel de Franconière, premier aide-de-camp, le lieutenant-colonel Ragon, qui déjà m’est particulièrement sympathique, tous trois officiers distingués aux campagnes d’Afrique, de Crimée et d’Italie ; le commandant Bonfils, capitaine de vaisseau, ex-gouverneur aux colonies, invité du prince pour le voyage, ainsi que le docteur Yvan, que tu connais, et dont tu as pu apprécier les connaissances étendues et variées.

Les officiers du yacht sont le commandant Georgette Dubuisson, le lieutenant Béquet, les enseignes Brunet, Roger Arago, un des neveux du grand astronome, et George de La Guéronnière, fils du publiciste ; Bérenger, docteur du bord, Orange, commissaire, et Monnier, maître mécanicien. Je ne connais encore aucun de ces officiers ; mais tous sont gens capables, qui en outre me paraissent charmans. Je vais voyager, comme tu vois, en aimable et bonne compagnie. Nous nous dirigeons sur Gibraltar ; le temps chaud, mais humide, nous annonce l’approche des brouillards qui, en plein beau temps, planent souvent à la porte de la Méditerranée. Vers quatre heures, nous distinguons les côtes espagnoles. Au coucher du soleil, les cimes de la Sierra-Nevada se découpent en bleu violet sur le ciel rouge. La mer est plaquée d’argent, des bandes de marsouins passent à bâbord en faisant des cabrioles insensées qui montrent avec ostentation leur gros ventre d’ivoire. Charlot, le jeune lion, se réveille et joue sur le pont ; le chien, le chat et les deux petites panthères se mettent de la partie. Tout à coup, au plus fort de ses ébats. Charlot passe par le châssis qui éclaire la salle à manger et tombe sur la table au milieu des plats et des bouteilles. Le majordome, éperdu, vient dire que le dîner est retardé parce que l’ours est tombé dans la soupe. Charlot manque de queue, c’est vrai ; mais être traité d’ours lorsqu’on est lion, c’est humiliant !

Le soleil évanoui, le brouillard augmente de telle sorte qu’à neuf heures et demie le yacht est forcé de stopper. On met des fanaux aux mâts, on sonne la cloche, on fait siffler la vapeur pour avertir en cas de rencontre. Pendant près d’une heure, nous avons vu le phare de Gibraltar comme un lampion mourant dans la brume ; mais nous ne voyons plus rien, et nous sommes pourtant très près de la côte. On dit qu’il serait malsain de relâcher sur la rive marocaine à cause des écumeurs de mer du Rif, qui guettent les embarcations et qui les reçoivent à coups de fusil. C’est un petit reste des forbans algériens.

Gibraltar, 26 juin.

Nous avons passé la nuit dans l’inconnu, c’est-à-dire dans le voile épais des brumes. À six heures du matin, tout se dissipe, et on pointe sur Gibraltar. Magnifique lever de rideau ; le théâtre représente les colonnes d’Hercule : d’un côté, l’âpre rocher de Gibraltar, monstre échoué sur le flot et attaché au continent par une bande de sable, comme par un gros câble ; de l’autre, l’Afrique, Ceuta, Tetuan, couronnées de hautes montagnes du plus grand style. Le détroit n’a guère que trois lieues de large, il est couvert de navires de toutes nations. — Nous tournons le gros rocher bardé de fer et de bronze. Aimez-vous le canon ? on en a mis partout ; mais ceci est un monument d’orgueil national plutôt qu’une arme de précision. Tous ces canons garderaient-ils le détroit ? Quelques navires anglais sont en station. La ville est fortifiée sur toutes les coutures. C’est une caserne assez lugubre en dépit de quelques petits cottages jetés autour. Dans la cité anglaise, maisons basses, noires ou jaunâtres, couvertes en tuile. J’ai perdu l’habitude de voir ces vilains chapeaux européens sur les habitations ; les yeux se font vite à s’en passer, et en quittant l’Afrique avec ses terrasses, ses dômes et ses minarets, on s’étonne de la tristesse de nos édifices.

Le prince fait chauffer la Mouche (c’est son petit canot à vapeur), et nous filons sur Algeziras. C’est à huit kilomètres de Gibraltar, je crois ; mais nous allons si vite, que nous y voilà en un clin d’œil. Algeziras est une petite ville très caractérisée, maisons blanches, rues mal pavées, soleil éclatant. Derrière les miradores, grands balcons verts ou plutôt salons fermés de nattes et de jalousies et accolés aux habitations, brillent furtivement quelques yeux très noirs. La place du marché ressemble à un caravansérail. Les soldats n’ont pas mauvaise tenue, le tambour bat aux champs sur une espèce de caisse de cuivre très courte qui ressemble à un tambour de basque, et qu’on attaque à tour de bras. De la promenade, on découvre le pays brûlé, aride, moutonné jusqu’à la montagne et à peine égayé par quelques groupes de pins-parasols ; pas de routes ; on assassine à un kilomètre de la ville. Quand on pense que de là partit la fameuse armada de Philippe II, on regarde tristement la flotte espagnole, composée d’un seul vaisseau de haut bord et d’une douzaine de petits bâtimens.

Retour à Gibraltar. Nous débarquons chez le gouverneur anglais Codrington, qui nous sert un lunch : glaces, gâteaux et sherry. Son jardin, planté sur des terres rapportées, est assez joli. On nous y fait remarquer de beaux géraniums et un dragonnier, le seul, dit-on, qui ait consenti à vivre en Europe. Trente degrés de chaleur. On nous conduit en voiture à la promenade de la ville pour contempler quelque chose de fort laid, la statue de lord Ellyot, coifFé d’un afFreux clac à l’ancienne mode anglaise, culottes courtes, jambes plus courtes encore. Le général regarde la mer d’un air inspiré, style classique ; il tient une clé proportionnée à son sens symbolique, c’est bien la clé de la Méditerranée ; quelle clé ! et quelle chaîne à cette clé ! Il fallait bien soutenir le général pour l’empêcher de succomber à ce poids fabuleux ; aussi lui a-t-on planté une rame dans le dos pour le fixer à son piédestal. Vains efforts ! il tombe. Ajoute au charme de ce monument que la chaîne est dorée ainsi que la clé, ce qui est d’un bel effet sur le personnage peint en jaune. Couleur et forme, rien n’y manque pour le déplaisir des yeux.

Le rocher de Gibraltar, taillé à pic naturellement, a été retaillé à vif par les Anglais. Nous en faisons le tour. L’Afrique vue de là est grandiose. Digne façade à un continent que ces puissantes masses de montagnes aux grandes ombres bleues ! Le détroit, de douze milles marins, paraît si resserré qu’on s’imaginerait le franchir d’un bond. Une boîte aux lettres dans une borne en fonte au bord de la route, le rocher éclairé au gaz du haut en bas, les promenades en cab des habitans des cottages, voilà ce qu’on trouve en se retournant vers l’Europe. Malgré ces airs de civilisation anglaise, malgré ces innombrables trous noirs percés dans le roc et remplis de canons qui montrent la gueule aux passans, tout semble bien petit et presque niais quand on vient de jeter un dernier regard sur la terre des Numides.

Sur la digue de sable, à un kilomètre de la ville, une rangée anglaise de guérites noires et de factionnaires rouges ; à cinq cents pas plus loin, une rangée espagnole de guérites blanches et de factionnaires bleus. Le terrain neutre entre les deux territoires est un grand pâturage nu et brûlé. Le soldat anglais est propre, astiqué, raide. Placé en sentinelle, il doit regarder la mer sans distraction. Un officier passe derrière lui, il présente les armes à la mer. Tous les soldats portent un étui de calicot blanc sur leurs coiffures, et presque tous les fashionables un morceau de mousseline roulée en turban pour se préserver de l’ardeur du soleil.
Tetuan, 27 juin.

Je croyais avoir fait mes adieux à l’Afrique, j’ai l’agréable surprise de voir que nous allons encore lui rendre visite. Nous revenons un peu sur nos pas, nous allons à Tetuan. Partis ce matin vers cinq heures, nous arrivons à l’embouchure de l’Oued-Marta à sept heures et demie. On descend la Mouche de ses palans, on la met à l’eau, on lui chauffe le ventre, et nous remontons la rivière Oued-Marta afin de gagner Tetuan, qui est à environ douze kilomètres dans les terres. La Mouche peut contenir quinze personnes, y compris le mécanicien et les deux matelots. Elle tire très peu d’eau, et, gouvernée par le prince, passe à travers les rivières sablonneuses avec une dextérité charmante. On ne s’inquiète pas du soin de prendre un pilote. La marée, qui se fait déjà sentir dans la Méditerranée aux alentours du détroit, nous pousse dans la rivière. Des pêcheurs nous dirigent un peu du rivage par leurs gestes pour nous empêcher de nous engraver. La Mouche évite adroitement les obstacles, franchit en un instant la partie navigable de l’oued et nous débarque au poste espagnol.

Là on trouve par hasard une voiture du temps de Louis XIV, l’idéal du coche d’Auxerre, six mules. Ferri enfourche un cheval de main du général Touron, je me hisse sur le cheval d’un dragon quelconque, et nous partons à travers les nuages de sable et de poussière. Neuf kilomètres à fond de train, et toujours la plaine aride, mais circonscrite dans de superbes montagnes. Le prince est reçu avec les honneurs militaires par les postes de cavalerie échelonnés sur la route. Une avant-garde et une escorte de chasseurs, le général Touron à cheval avec quelques officiers accompagnent la voiture. Si je te donne ces détails, c’est pour que tu ne me suives pas avec effroi dans ce pays hostile à nos figures européennes.

Belle chaleur tempérée par un peu de vent de mer. À travers une immense plaine de sable et des rivières sans eau, sur une route tracée par le passage des troupes, des mulets et des arrieros, nous arrivons à Tetuan au son des tambours et de la musique militaire, musique espagnole très vivement rhythmée et très agréable. Nous voici sur le terrain d’une conquête toute récente. Les Espagnols et les Juifs occupent la ville, les Marocains ont fui en grande partie dans la montagne ; la bourgeoisie maghrébine est restée dans ses foyers pour surveiller sa propriété. Le général espagnol et l’état-major, tous beaux hommes à l’air martial, nous conduisent au palais qu’ils occupent ; c’était l’alcaçar de l’empereur du Maroc : nous y trouvons des rafraîchissemens et des cigares. Nous allons ensuite par la ville : petites rues sombres, fouillées sous le ventre des maisons qui communiquent entre elles au moyen de galeries soutenues d’arcades basses ; boutiques exiguës, pavage en cailloux pointus ; tout cela dans le système algérien, plus caractérisé et moins pittoresque cependant, vu qu’Alger est en pente rapide, et ceci sur un terrain plat.

On nous fait entrer chez un richard marocain pour nous donner un aperçu des habitations et des habitudes locales. Le richard, qui est, dit-il, en train de rebâtir, ne montre que ce qu’il veut bien, sa cour intérieure, sa cuisine et deux de ses femmes, qui sont noires et laides ; les blanches ne traînent pas dans les coins. Autre visite chez un Juif qu’on avait prévenu et qui nous présente sa femme, Mme Tabar, très belle personne, trop grasse, richement vêtue de velours et de brocart d’or. Sa figure est fine, vive, très blanche, et plairait en tout pays ; mais l’embonpoint est comme un mal chronique, ou si l’on veut comme un bienfait chronique exagéré chez les Juives d’Afrique. Pourtant nous rencontrons dans la rue des types Israélites plus élégans de formes, des filles brunes aux yeux ardens, aux cheveux crépus, à la lèvre supérieure teintée d’un léger duvet noir. Quelques négresses passent, voilées comme les Mauresques, ce qui n’est pas la coutume d’Alger.

Nous visitons une mosquée et deux synagogues, puis le général Touron invite le prince à passer la revue des troupes. Abrités par un hangar de branchage qui règne tout autour de la grande place, nous voyons manœuvrer l’infanterie espagnole et défiler les obusiers de montagne à dos de mulet. Toujours bonne musique et belles troupes, bien différentes de ces légions hâves et déguenillées qu’en 1839 nous avons rencontrées sur les chemins de la Catalogne. Celles-ci ont belle prestance militaire et bonne tenue.

Nous repartons, et me voilà regalopant dans les sables avec mon colonel, en plein midi, par un joli soleil, dont je ne me plains jamais, frileux que je suis. Tout se passe fort bien. Cependant les Marocains parcourent encore la campagne, et nous pouvions voir notre navigation sur l’Oued-Marta contrariée par quelque bande en humeur de pourchasse et de fantasia. La Mouche n’est pas précisément un navire de guerre : mais s’il fallait penser à tout, on ne verrait rien.

À quatre heures nous stoppons devant Ceuta, sur la cote d’Afrique, Pauvres colonnes d’Hercule, que dans mon enfance je rêvais tout en jaspe, en or ou en confitures ! L’une est un rocher hérissé de canons anglais, l’autre un bagne espagnol. Nous descendons à terre. On nous fait attendre longtemps à la porte de la citadelle, enfin on nous introduit. La ville est laide : les constructions mauresques ont été flanquées de miradores et arrangées à l’espagnole. Cette ville de neuf mille âmes est située sur un plateau de rocher assez élevé. Les rues sont pavées en cailloux de diverses couleurs, imitant la mosaÏque. C’est propre, mais la poussière et la chaleur sont rudes. Visite au presidio naturellement. C’est triste et puant, des figures d’atroces scélérats, d’idiots répulsifs. Ils sont enchaînés comme à Toulon : quelques-uns sont rivés au pied des lits du dortoir. Ces malheureux avaient des femmes et des enfans qui se gênaient à la porte avec des paniers. Ceuta, triste station, possède deux mille forçats, six mille soldats et mille habitans volontaires. La possession espagnole ne comporte que dix lieues de circonférence. Les Marocains, au-delà de cette limite, tiennent la campagne comme à Tetuan. Nous repassons le détroit, et ce soir nous mouillons de nouveau à Gibraltar. La nuit est magnifique. La lune se couche derrière le gros rocher de John Bull. Dans une rue de Ceuta, j’ai ramassé un gros ténébrion (la norica planata) qui se passait la fantaisie de sortir en plein jour. Le colonel Ragon me demande si j’ai enfin trouvé le coléoptère de mes rêves. Peut-être avais-je rêvé de celui-ci, mais à coup sur je ne l’avais jamais rencontré.

Tanger, 28 juin.
Encore un jour en Afrique, tant mieux ! Nous partons de bonne heure sur le yacht pour Tanger. Une grande plage sablonneuse qui se prolonge jusqu’aux collines, gradins avancés de la montagne. Comme paysage, même caractère que Ceuta. Ferri et moi nous débarquons les premiers pour aller au consulat de France. Nous traversons une population indigène qui, au lendemain d’une partie perdue contre les Espagnols, ne paraît pas très flattée de voir nos figures de roumis. Nous sommes en plein Orient, chez les descendans des Beni-Merins, tribu berbère qui chassa du Maghreb les Arabes. La ville est très caractérisée, entourée de longues murailles. Nous mettons pied à terre au milieu des rochers, défense naturelle de l’entrée du petit port, lequel est défendu en outre par deux fortins garnis de longs canons. De petites maisons basses à un étage, toutes penchées et déjetées, appuient leurs ruines aux flancs des palais ou des mosquées aux minarets élancés. Des rues étroites, tortueuses, dépavées et d’une malpropreté incroyable. Dans une poussière épaisse, on marche sur des débris de toute sorte, — pots cassés, vieilles chaussures, cornes de bélier, carcasses d’animaux : tout cela répand des odeurs fades ou nauséabondes. Un soleil ardent cuit le tout. Dans la grande rue, qui sert de marché, bordée de boutiques, de cafés borgnes, de marchands de légumes et de fruits, grouillent des troupeaux de moutons, des ânes, des crieurs de brimborions, juifs ou marocains ; des enfans demi-nus jouent dans cette poussière infecte. Ici un homme, en gandoura jaune et noire, porte en équilibre sur ses épaules d’énormes jarres d’eau. Là une femme misérable passe enveloppée d’un grand haïk raide et sans plis. Quelques malheureux aux jambes monstrueuses, cas d’éléphantiasis assez fréquens, marchent lourdement sur les pavés pointus. Plus loin, une rangée de chiens maigres regarde d’un œil langoureux un mouton écorché sur l’étal d’un boucher. C’est d’une belle couleur : on se croirait au milieu des tableaux d’Eugène Delacroix. Partout l’œil est ébloui des tons qu’il affectionne : de l’orange à côté du vert véronèse, du rouge en opposition avec le vert émeraude, des jaunes rayés de bleu, des tuniques blanches sur des tuniques rouge cerise ou bleu verdâtre, des piles de babouches de maroquin rouge ou vert clair à côté des tas d’oranges et de citrons.

Le costume des habitans de Tanger ne ressemble pas à celui des Arabes d’Algérie : pantalon étroit jusqu’aux chevilles, chemise sans manches, en soie de couleur voyante, recouverte d’une tunique de soie, de laine ou de coton blanc, fendue sur le côté et descendant jusqu’aux genoux ; la tête est enveloppée d’un énorme turban terminé en pointe ; un fin burnous blanc drapé d’une façon particulière rehausse le tout. Les soldats de la garde, dont quelques-uns sont ici au service du gouverneur, — le prince Muley-Abbas, frère de l’empereur, — ont un grand air avec leurs faces brunes à longues moustaches, leurs grands anneaux d’or aux oreilles, le long fez rouge, pointu, sans floche, sans turban, le grand sabre à poignée de corne, à garde de fer, maintenu presque horizontalement sous le bras par une grosse torsade de soie rouge ou jaune sur une tunique blanche, le petit burnous court et raide sur les épaules. Il me semblait voir les fameux janissaires. Nous circulons au milieu des groupes. À notre approche, quelques enfans se sauvent dans des coins obscurs : des portefaix nous jettent des regards méfians ou haineux, mais pas un geste, pas une injure. Si nous eussions eu la fantaisie de nous promener dans la campagne, nous aurions bien pu recevoir quelques coups de fusil en manière de politesse ; mais à la porte d’Algéziras, où le fanatisme religieux n’a rien à voir, on n’est pas plus en sûreté.

Guidés par un jeune Youdi, nous grimpons à la Kasbah pour rejoindre le prince et la princesse. La cour du palais du gouverneur est tout aussi sale que le reste de la ville. Des pavés pointus, disjoints, des tas de fumier, des trous à se casser le cou : pas un brin d’herbe : quelques soldats assis le long de la muraille sur un filet d’ombre : des chevaux d’un gris violacé qui se vautrent au soleil dans des ordures, au milieu des harnais et des selles de velours rehaussé de cuivres brillans ; deux ou trois autres chevaux attachés par les jambes de devant à une longue corde, ceux du gouverneur entravés de la même façon dans leur grande écurie, dont le toit est écroulé depuis longtemps : voilà les splendeurs de l’entrée. Nous pénétrons dans le palais : les schaous (moitié aides-de-camp, moitié huissiers) nous prient d’attendre que le gouverneur ait fait un peu de toilette pour nous recevoir. Un esclave nègre nous offre le café. La pièce ou plutôt la cour où nous attendons est vaste, entourée d’arcades et de colonnes grecques de la plus belle époque. Au milieu de cet atrium, un jet d’eau gazouille dans un bassin de marbre blanc. Il y avait là, pour tout meuble, deux petites caisses peintes en vert où poussaient des pieds de reine-marguerite, une cafetière en fer-blanc et un plateau de cuite chargé de tasses françaises de fort mauvais goût, en porcelaine blanche à filet d’or, sans cuillers, sans soucoupes et sans anses.

Après avoir traversé des couloirs, des antichambres et des chambres absolument vides, nous escaladons trois marches d’une dimension exagérée, et nous sommes dans le cabinet de travail du prince Muley-Abbas, plénipotentiaire chargé de conclure la paix avec l’Espagne. C’est un grand jeune homme gras, au visage basané, au nez arqué, aux lèvres épaisses surmontées d’une soyeuse moustache noire, au regard doux et limpide. Rien en lui n’annonce la ruse, c’est la mine de ce que nous appellerions un bon garçon. Il salue à l’orientale le prince et la princesse, fait signe à chacun de nous, — nous étions dix, — de s’asseoir sur les trois coussins qui composent tout le mobilier. Alors, le chapelet à la main pour se donner une contenance, il attend, assis sur son divan, que le prince parle le premier. Un esclave bronzé, en longue tunique blanche et la tête rasée, se tient derrière lui et chasse les mouches avec une longue écharpe de coton blanc. Il résulte de la conversation qu’il a les meilleures intentions du monde, mais que, placé entre l’enclume et le marteau, il a grand’peine à contenter les Espagnols, qui veulent de l’argent, et les Marocains, qui n’en veulent pas donner. On se sépare, et le prince africain salue la princesse Clotilde en étendant, en manière de bénédiction, les deux mains au-dessus d’elle.

Précédés des soldats marocains qui écartent la foule curieuse avec leurs grands bâtons, nous allons chez un marchand Israélite qui, après nous avoir montré et vendu des produits indigènes, tapis, vêtemens, babouches, armes, bracelets et autres bijoux, nous fait entrer chez lui. Nous sommes reçus par sa femme, grosse dame juive qui, comme celle de Tetuan, nous attendait sous les armes, c’est-à-dire en grande toilette : longue robe d’or, boucles d’oreilles tombant jusqu’à la ceinture, cheveux ou plutôt bandeaux de soie noire imitant les cheveux, — les Juives mariées doivent cacher leur chevelure. — Elle nous fait minutieusement les honneurs de sa maison. Le salon est meublé de chaises d’acajou, de commodes de noyer, de mauvais chandeliers de cuivre et de vases d’albâtre, avec deux lithographies de vingt-cinq sous. Sur une cheminée en marbre, sans foyer, sans conduit pour la fumée, posée là comme ornement, un immense globe de verre contenant une forêt de fleurs en papier où gazouillent des oiseaux mécaniques qui battent des ailes et cherchent à boire à un cylindre de verre livré à une rotation désordonnée. La bonne dame juive avait mystérieusement poussé le ressort du joujou et s’extasiait toute seule devant cette merveille.

À trois heures, nous passons devant Cadix, mais sans nous y arrêter. C’est à La Caraque que le yacht doit entrer dans le bassin de carénage pour les réparations de sa quille. Voici, pour le coup, une station qui n’a rien de charmant : une petite île sablonneuse, nue, aride, de longues files de magasins, une grande place couverte de poutres, de planches, d’éclats de bois, de poussière que le vent soulève en tourbillons : des carcasses de navires en construction, des bassins, — grandes cuvettes de pierre fort utiles, mais pas pittoresques du tout ; — des coups de marteaux, un tapage sans relâche. Nous avons peut-être huit jours à rester ici. Je vais faire le tour de notre domaine. D’un côté, il est fermé par une porte d’architecture espagnole conduisant au bac tiré par des galériens, de l’autre par de vastes murailles percées de fenêtres, anciens magasins démolis par nous à coups de canon en 1824. Ces ruines, que dore le soleil couchant, projettent de grandes ombres noires sur un marécage où deux vaches maigres lèchent les roseaux salés, tandis qu’un baudet regarde d’un œil triste la vase, où ne poussa jamais un chardon.

Cadix, 29 juin.

Ce matin, le bassin de carénage est à sec, le yacht est maintenu en équilibre par de grosses poutres dressées contre ses flancs. La quille nous montre son écorchure, qui est grave. L’arête est enlevée, réduite en charpie. La princesse Clotilde passe le bac, car nous sommes dans une île, et monte dans une voiture de louage qui la fait beaucoup rire. Ces véhicules andalous sont peints en blanc, en bleu de ciel, en jaune serin, et décorés de guirlandes de fleurs et de petits cupidons rococo. La princesse trouve tout bien, aucun contre-temps ne la fâche. Il est impossible d’être d’une résignation plus enjouée en voyage. Elle a failli monter dans les troisièmes places avec le populaire, sans dédain comme sans affectation. Combien de petites bourgeoises se désoleraient de ce qui l’amuse ! C’est une personne rare, mais aussi elle a de qui tenir. Elle se rend à Cadix, où le prince doit la rejoindre dans la journée.

On prend le chemin de fer à San-Fernando. La distance n’est que de neuf ou dix kilomètres. Le pays que nous traversons est triste et plat, accidenté seulement de buttes de sel le long du rivage. Le sirocco est brûlant et nous envoie des nuages de sable dans les yeux. À Cadix, c’est grande fête, toutes les boutiques sont fermées. Les femmes en mantille noire se dirigent toutes vers la cathédrale. Grand carillon de cloches. Cadix est une grande et belle ville, redevenue assez florissante. Les rues sont larges, droites, bien pavées, aérées, propres. Au sortir des taudis du Maroc, cette propreté frappe agréablement. Les maisons sont toutes blanches, les fenêtres grillées vert et jaune ne sont pas d’un heureux effet ; en revanche, les promenades sont plantées de beaux arbres.

Nous revenons passer la nuit à bord dans le triste bassin de La Caraque ; mais demain à Séville !

Séville, 30 juin.

De San-Fernando à Séville, trois heures en chemin de fer. Plaines immenses dévorées par le soleil ; de grands troupeaux de bœufs, d’ânes et de moutons errent tristement dans la solitude infinie semée en apparence de flaques d’eau et même d’étangs considérables. Ceci n’est qu’un effet de mirage comme dans la plaine de la Crau, où tu as vu des lacs et des reflets fantastiques. Les environs de Xérès m’ont rappelé les plaines de Lunel : pays vignoble, riche et bien cultivé ; pas d’autre verdure que celle des pampres ; plus loin, vers Séville, une forêt d’oliviers ; de grandes collines moissonnées pour la plupart et roussies déjà par la chaleur. De ce côté-là, on peut se croire dans certaines parties des plaines d’Afrique à cause des aloès, des cactus et des palmiers nains ; mais le lentisque est ici remplacé par le chêne kermès.

On ne se figure pas la ville des délices dans une contrée si peu riante ; mais la ville est intéressante. Les rues, étroites et pavées en petits cailloux, ont plus de physionomie que ce que j’ai pu voir de Cadix. La disposition intérieure des maisons rappelle le goût arabe. Deux portes principales : une, en bois plein, sur la rue, et presque toujours ouverte à cause de la chaleur, est séparée, par un couloir, de la porte grillée et ouvragée qui ferme la cour intérieure. Cette cour, c’est le cortile vénitien, la cour mauresque ou l’atrium romain ; elle est couverte en verre, souvent en verres coloriés. Cette partie, qui est comme le parloir commun à toute l’habitation, est charmante. J’en ai vu de très variées, avec ou sans galeries autour. Le pavé est en marbre, en mosaïque ou en terrazzo ; des tableaux sont suspendus aux murs ; d’élégans escaliers, toujours assez raides, conduisent aux appartemens, et font une décoration architecturale qui est souvent d’un grand goût. Des fleurs ornent cet intérieur vaste et cependant intime. Au milieu se dresse une statue ou un jet d’eau, une corbeille de fleurs ou une volière sur un piédestal de marbre ; parfois, quand l’habitation est modeste, ce n’est qu’une table couverte de livres et de journaux. Des fauteuils, des divans, des nattes, meublent cet atrium, toujours bien éclairé le soir et animé par la présence des hôtes. Au reste, tu as vu à Palma de Majorque les élémens de cette physionomie latino-orientale ; figure-toi cela grand, riche, propre et habité.

L’extérieur des habitations est très rajeuni ; pourtant on y voit encore les toits demi-plats prolongés en auvent sur la rue et couverts en tuiles courbes. Les miradores de l’extrême sud sont généralement remplacés ici par des balcons ouverts et ombragés de tendines de mille couleurs dont l’effet est réjouissant. La cathédrale est splendide dans ce pays de splendides cathédrales. La tour de la Giralda ressemble au campanile de Saint-Marc de Venise ; mais son corps rose et son couronnement jaune blond rendent son aspect plus gai que majestueux.

J’étais en train de grimper au sommet de cette tour sarrasine par sa spirale quadrangulaire formée de plans inclinés : j’avais oublié de prendre un âne pour m’y porter. J’allais donc lentement, et par les petites croisées je commençais à voir les quinze lieues d’horizon et à bien me convaincre de la morne tristesse de cette grande campagne brûlée, riante au printemps peut-être, mais à coup sûr désolée en ce moment-ci, avec son fameux Guadalquivir déroulé comme un grand serpent endormi dans la plaine, quand La Guéronnière, qui m’avait devancé au sommet de la Giralda, redescend en me criant : Los toros ! los toros ! Il avait vu la foule se ruer du côté du cirque.

Courons vite prendre un échantillon de couleur locale ! Nous redescendons à tire-d’aile ; nous nous orientons à vue de nez, nous trouvons la foule, nous la suivons. Essoufflés, nous nous précipitons avec rage dans une porte béante ; mais un hussard espagnol à cheval et le sabre en main nous ferme l’entrée et réclame nos billets. — Où les prendre ? — Là-bas dans la rue ! — Enflammés d’ardeur, nous repartons, nous jouons des coudes et nous approchons du guichet, tremblant d’arriver trop tard ; mais au moment de prendre les billets, je regarde au-dessus du grillage l’affiche enluminée, toute remplie de taureaux éventrant des coursiers, de picadores enlevés par des cornes redoutables et sautant à dix pieds en l’air, de matadores plongeant leurs bonnes lames de Tolède dans l’échine des monstres couchés sur la poussière. — O réclame ! au milieu de cette alléchante représentation de prodiges, qu’ai-je vu ? Un farceur d’hercule portant sur son épaule le fameux canon de bois qui a fait plus de bruit que de besogne à Paris, — l’homme-canon en un mot ! — L’homme-canon tout seul ? s’écrie La Guéronnière indigné. — Oui, monsieur, que vous faut-il de plus ? — Les taureaux ! m’écriai-je à mon tour, los toros ou la mort ! — Bah ! les courses sont finies depuis quinze jours, revenez l’année prochaine. — Désappointés et honteux, nous revenons flânant par trente-deux degrés de chaleur, et regardant d’un œil abattu les jolies femmes à nez retroussé, car elles ont le nez retroussé, et elles ont plus de physionomie que de beauté, les fameuses Séviglianes !

Ce soir, bonne musique militaire et rendez-vous de tout le beau monde sur la promenade en face de la funda de Londres où nous logeons. On se couche dans des lits comfortables, mais on est réveillé à tout quart d’heure par les serenos qui vous déclarent à tue-tête qu’il fait chaud. Eh ! parbleu ! nous le sentons bien.

1er juillet. — Parti tout seul dès le matin, je cours au bord du Guadalquivir. Il y a des noms fantastiques qui nous font tous penser. Ce fleuve, baptisé par les Maures d’Espagne Oued-el-Kebir, n’est-il pas dans toutes les jeunes imaginations romantiques, comme le Tibre dans les rêves classiques de l’enfance ? J’ai vu le Tibre : hélas ! Dirai-je après le Guadalquivir : holà ? Ma foi, c’est une déception pire. On peut être un ruisseau étroit et fangeux quand on n’a que la prétention des grands souvenirs historiques ; mais quand on est un fleuve des contes arabes, quand on est illustré par les romans et les romances et lié à tout l’idéal des fêtes et des délices, il n’est guère permis de charrier des eaux bourbeuses dans un pays tout plat. Ne va pas croire, d’après certains récits, qu’un magique horizon de montagnes rehausse cette plaine monotone. Les lointaines découpures de la Sierra-de-Ronda sont si pâles et si petites qu’il faut avoir grande envie de les apercevoir.

Hier, tout le long du chemin, le docteur Yvan me disait pour me consoler de la laideur du pays :

Que non à visto Sevilla
Non à visto maravilla.

Acceptons Séville pour une merveille à cause de ses édifices, mais étonnons-nous de tant d’esprits tournés à l’exagération poétique dans le cadre d’une nature comparable à la Beauce, à peine coupée par quelques garigues de Provence. Je crois du reste que mon étonnement tient à la différence des goûts et des appréciations que les temps apportent dans les arts et dans la pensée. Je crois qu’avant ce siècle-ci les pays accidentés étaient un objet d’horreur. Personne ne pouvait regarder sans frémir une montagne, comme ce personnage de marionnettes qui ne pouvait parler d’un précipice sans y joindre l’épithète d’affreux. Le site escarpé ne présentait à l’homme que vertige et péril ; il a fallu des routes hardiment découpées dans ces lieux grandioses pour que l’admiration pût naître avec la sécurité. Mais au moins les Grecs chantaient les collines et les bocages ; où sont les bocages et les collines de la merveilleuse Séville ? L’idéal de ces temps de splendeur était donc, comme celui de nos gens de campagne, le champ labouré qui rapporte de l’argent ? Il faut le croire, mais je me figurais autre chose.

Les fameux remparts mauresques de Séville perdent de leur effet par leur monotonie sur cette vaste étendue sans mouvement de terrain. Ils ont, je crois, deux lieues de circuit et cent cinquante ou cent soixante tours toutes pareilles. C’est d’une construction élégante et fine dont l’aspect ne présente pas l’idée de la force nécessaire à la défense d’une grande ville, mais plutôt celle d’un mur d’octroi dissimulé par la coquetterie de la silhouette. Sur les bords du Guadalquivir, j’ai vu le palais du duc de Montpensier près de la promenade nommée avec l’emphase de la localité las Delicias ; ce n’est que joli. Quant au palais, il est fort beau.

Je rentre en ville, je retourne à la cathédrale, aussi belle au dedans qu’au dehors. Grande physionomie riche et sombre ; les merveilles de l’ornementation architecturale sont entassées dans une obscurité mystérieuse. La galerie des Murillo est la véritable apothéose de ce maître, un peu discuté chez nous dans ces derniers temps : mais en le voyant ici dans toute sa gloire, dans ses types, dans la vérité des expressions et dans la magie de sa couleur, il faut l’admirer sans restriction. L’Alcaçar est sans reproche aussi. Le mélange de l’arabe et du gothique est d’un goût délicieux. Au milieu des arabesques d’or qui remplissent la coupole de la grande salle sont enchâssés en médaillons de charmans portraits du xvie siècle qui rappellent la manière de Clouet. On fait de grandes réparations à ce palais, et on fait bien. Je rapporte un souvenir des Jardins de l’Alcazar, délices des rois mores, c’est un scarabée (l’oryctes latus) qui se promenait, non sous les vieux sycomores, il n’y en a que pour la rime, mais sous les ormeaux poudreux.

Sauf le désenchantement du regard paysagiste, me voilà très réconcilié avec l’Espagne d’aujourd’hui. Quel progrès depuis vingt ans dans ce pays qui n’est pas réputé progressiste ! Il faut revoir les choses humaines à de certaines distances pour s’apercevoir de leur marche. J’avais vu en Catalogne des soldats sales, pouilleux, affamés, vêtus de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mais d’un arc-en-ciel, qui serait tombé dans le ruisseau, des paysans blêmes de misère et de peur, fortifiés dans leurs masures et traînant des guenilles sans nom sur leurs membres décharnés, des mozos de escuadra. affreuses caricatures de gendarmes chaussés de ficelle et portant des chaînes et des cordes à leur ceinture, des dandies portant aussi des chaînes en évidence, mais des chaînes de montre sur leurs redingotes à collet de chinchilla, des Barcelonaises qui dédaignaient la mantille pour le chapeau français arriéré de dix ans. — Aujourd’hui je vois de bonnes troupes, de vrais uniformes, de la propreté, des figures vraiment militaires, des paysans aisés qui ont bonne trogne, comme dirait Rabelais, des gentlemen habillés comme on s’habille partout et ne cachant plus sous le manteau la malpropreté de leurs personnes, des femmes ramenées par le goût et la coquetterie bien entendue à l’usage charmant de la mantille et du costume noir pour la journée : le soir, toutes sont en toilette : robe de mousseline, avec trois fleurs dans les cheveux, la mantille transparente et l’éventail, ce sceptre qu’elles manient si bien.

Le costume du peuple est élégant : veste et culotte en velours de couleur sombre, ornées de petits boutons de métal : la culotte est courte et fendue sur le côté extérieur de la jambe ; une large ceinture rouge ceint la poitrine et les reins ; des guêtres entr’ouvertes. Pas de gilet, mais une chemise bien blanche dont le plastron dessine la poitrine bombée de ces hommes au nez aquilin, au visage brun encadré de gros favoris noirs. Coiffés du sombrero à bord retroussé et orné de velours et de houppettes, l’œil vif, la cigarette aux dents, le paysan andalous marche d’une manière tant soit peu théâtrale devant ses grands chariots attelés de bœufs roux. Ces fiers et graves animaux sont coiffés d’un frontal élevé comme un obélisque, en paille tressée de bandelettes de drap rouge et bleu. Le bouvier porte son aiguillon comme une lance et se pavane auprès de son attelage avec la fierté d’un chevalier sarrasin qui se prépare à la joute. En somme, son costume est celui du classique Figaro, mais resté simple et débarrassé de tous les enjolivemens de soutaches, broderies, aiguillettes et grelots, dont se couvrent aujourd’hui exclusivement les toréadors.

On repart ce soir pour La Caraque. Les voitures manquent un peu à San-Fernando. Nous en profitons, le docteur Yvan et moi, pour aller coucher à Cadix, chacun dans une chambre d’auberge grande comme une église, avec des portes à deux battans qui ne ferment pas. C’est pour nous donner de l’air avant de rentrer dans nos cabines de bord : mais les serenos et les punaises troublent las delicias de l’Andalousie.

Lisbonne, 4 juillet.

Avant-hier à Xerez, rien d’intéressant, sinon des caves immenses fournissant le nectar du pays au monde entier. Ville cruellement mal pavée. Le Guadalete, autre fleuve à romances, est pauvre et encaissé. Je fais connaissance avec la cigogne. C’est la première fois que je vois en liberté l’oiseau des grands voyages, l’oiseau porte-bonheur. C’est toute une poésie, soit qu’il se tienne immobile sur le haut des édifices, soit qu’il se perde comme une blanche étincelle dans les abîmes de l’air.

Hier à La Caraque ; le yacht est prêt, grâce à six cents ouvriers de bon vouloir qui ont consenti, quoique Espagnols, à travailler le dimanche. Nous voyons une immense comète. Est-ce celle de Charles-Quint ? Nous quittons donc La Caraque le 3, à quatre heures du soir. Nous passons devant Cadix. La mer est belle, nous filons douze nœuds.

Nous doublons le cap Saint-Vincent à six heures du matin. La mer est devenue assez grosse, elle s’apaise à midi. Depuis le cap Saint-Vincent, grande falaise couronnée d’un phare et d’une chapelle, les côtes, rocailleuses par endroits, sont sans majesté aucune. Une grande plage de sable au cap Spichel, une grosse montagne, arrondie comme un tumulus, isolée au loin.

À cinq heures, nous entrons dans le Tage. L’entrée est large et belle, les collines petites à droite et à gauche, sans seconds plans plus élevés. Les faubourgs de Lisbonne s’étendent très loin vers la mer, le long du Tage. Nous y abordons à six heures du soir. Vue du yacht, cette grande cité n’a rien de pittoresque que le petit fort de Belem, à l’entrée du port. C’est un joli joujou d’architecture qui ne supporterait pas deux coups de canon. Nous voyons un assez bon nombre de navires dans la rade ; la corvette portugaise qui la commande salue de vingt et un coups de canon le Jérôme-Napoléon. Le prince reçoit la visite de l’infant dom Luis, duc d’Oporto, frère du roi de Portugal. Le brouillard s’étend sur le fleuve, et il pleut.

5 juillet. — Je commence la journée par t’écrire, ma chère mère ; c’est aujourd’hui ton anniversaire, et je ne suis pas là pour t’embrasser. Au lieu de te faire un bouquet, je mets une lettre à la poste, et je me fais aussi beau que le permet mon bagage de voyageur pour suivre le prince à la cour du roi de Portugal. Les voitures de la cour nous attendent à l’arsenal sur la rive du Tage, et nous roulons dans de grandes rues tristes et dépeuplées. Le roi dom Pedro V attendait le prince au bas de l’escalier du palais. C’est un jeune Cobourg, blond, d’une figure douce et mélancolique, timide ou réservé de manières. Sa sœur est une très belle personne, blonde aussi, sérieuse aussi. Peut-être s’ennuient-ils mortellement sur les bords du Tage, ces princes allemands transplantés ! Je sais que, pour mon compte, tant qu’à être roI j’aimerais mieux l’être ailleurs. Un grand pays ouvert, de grandes rues, de grandes places sans aucun cachet, des maisons carrées, régulières, rien d’espagnol, pas de balcons, pas de double entrée ; des trottoirs, une vaste promenade déserte, d’assez belles boutiques fermées à neuf heures du soir.

6 juillet. — J’ai pu sortir seul et parcourir la ville. La rua Aurea, la rua Augusta sont vastes, le jardin del Paço bien planté ; mais je n’aimerais pas à demeurer ici, même en peinture. Cette ville, bouleversée par le fameux tremblement de terre du siècle dernier, est sans souvenirs, et semble ne s’être pas consolée encore de son désastre, ou n’avoir pas osé se repeupler. Je pousse une pointe dans la campagne. Je sors à grand’peine des chemins bordés de murailles, j’arrive à des champs moissonnés, à des collines très basses, plantées de rares oliviers ; pas de vue, pas de plantes, pas d’insectes. Je m’en retourne à bord, où le roi attend, depuis une heure et demie, le prince, qui est à la promenade. Le jeune monarque est seul dans le salon du rouf. Si c’était un simple particulier, c’est à qui de nous irait lui tenir compagnie avec plaisir, car sa figure est sympathique, et c’est un prince progressiste ; mais l’étiquette nous le défend, l’étiquette lui commande de s’ennuyer tout seul. Heureux comme un roi ! dit le proverbe. Enfin le prince rentre. Dom Pedro V reste avec lui et la princesse jusqu’à huit heures. Après dîner, les aides-de-camp mettent leurs grands uniformes à fond de cale. Nous allons dans le pays où il n’y a plus d’étiquette.

Il a été décidé dans la journée que la princesse Clotilde suivrait le prince en Amérique. Elle est bravement enchantée, — et nous donc ! Sa bonté simple et charmante est comme un rayon de soleil sur la traversée. Le colonel de Franconière et le docteur Yvan retournent en France sur la Reine-Hortense. Charlot, qui a voulu manger un matelot, n’est pas admis à visiter le Nouveau-Monde. Il s’en va dans une des villas du prince avec la panthère, car sa compagne est morte du spleen.

Ainsi que ma lettre et cet envoi vont te l’apprendre, le prince comble mes vœux en voulant bien de moi pour toute l’expédition. Ce n’est pas mon éloquence qui l’y décide, car tu sais que ton sauvage de fils ne sait rien demander, mais les gens ainsi faits n’en sont que plus reconnaissans. En fait de provisions, j’achète des cigares, du tabac portugais qui ne vaut pas le diable, du savon anglais qui sent le cuir de Russie, et un pot de pommade à la rose qui sent le citron. Je ne fais pas mon testament, et, comme un personnage des Mille et Une Nuits, me voilà lancé d’un hémisphère à l’autre avant d’avoir eu le temps de crier gare. Je ne sais même pas vers quelle partie de l’Amérique nous nous dirigeons : notre chef de file n’a pas de comptes à nous rendre, et pour ma part j’en suis charmé. S’élancer dans le bleu du Grand-Océan sans savoir où l’on va me paraît bien plus fantastique.

7 juillet, en mer.

On lève les ancres à six heures du soir, et au milieu des salves d’artillerie de la marine portugaise nous partons en même temps que la Reine-Hortense. Le soleil se couche magnifique derrière les montagnes mouvantes de la grande houle qui nous balance. Les goélands rasent la cime des vagues ; un marsouin nous poursuit. Nous perdons bientôt de vue la terre d’Europe et la Reine-Hortense, qui n’est plus qu’un point blanc à l’horizon. Nous marchons seuls sous une voûte d’étoiles que traverse la traînée resplendissante de la comète.

Je vais te dire à peu près comment est construit mon intérieur, que je trouve très comfortable. La cabine est à bâbord, donnant, comme toutes les autres, sur la salle à manger du prince. Elle doit avoir deux mètres et demi de profondeur sur près de deux mètres de large, mais les meubles réduisent la partie praticable à cinq pieds sur deux. La porte glissant dans une rainure et les panneaux sont, comme tout l’intérieur du navire, en bois d’érable clair ; la portière, le lit, qui n’est pas large, mais bon, en soie verte à côtes. La lumière vient par un verre épais enchâssé dans le plafond, à un décimètre au-dessus de la tête, et par une grosse lentille de verre, appelée hublot, percée dans le flanc du navire, et ouverte quand il fait beau temps. Aussi quand nous entendons donner l’ordre : Fermez les hublots ! sommes-nous sûrs de danser et de rouler l’instant d’après.

8 juillet. In mare magnum. — Le roulis est assez fort toute la journée. Rencontre d’une grosse poutre de quinze mètres de long, couverte de coquilles et d’anatifes. On met un canot à la mer. Un matelot harponne un poisson qui, avec de nombreux camarades, suivait cette épave. C’est un assez beau nageur, gris et blanc, avec une gueule énorme. Nous l’avons mangé à dîner ; mais sa chair est flasque et sent le bois de sapin, qu’il suçait depuis longtemps. On cherche à hisser la grosse poutre, elle est trop lourde et la mer trop forte. Rencontre d’une seconde épave semblable à la première ; celle-ci est habitée par deux hirondelles de mer qui s’envolent à notre approche et se reposent bientôt dessus.

9 juillet. — Toujours de la houle. Il fait beau temps. Pas le moindre objet qui vienne distraire la vue du grand horizon d’eau qui nous entoure. Le soleil tout en feu disparaît dans une mer de métal. La lune, fine comme un cheveu, laisse à la comète le soin de nous éclairer.

Iles Açores, 10 juillet.

À dix heures du matin, nous apercevons dans le lointain le spectre vaporeux de l’île San-Miguel des Açores. À quatre heures, nous doublons la pointe de l’île. La côte est taillée à pic, sillonnée de larges crevasses, et au milieu de petits cônes volcaniques se dresse le pic de Camarinhas, qui, pour n’avoir pas eu d’éruptions depuis une centaine d’années, n’en fait pas moins des siennes tous les hivers, en secouant l’île par de violens tremblemens de terre. Au-delà d’un immense plateau couvert de petits mamelons, l’aspect du pays change tout à coup, et les terrains, couverts de verdure, s’abaissent en ondulations jusqu’à la mer. C’est la partie cultivée. Ici, pas un pouce de terre qui ne soit utilisé. Des villages, des fermes, des maisons de campagne, des bois d’oliviers et d’orangers, des champs de blé, de maïs, des vignes bien soignées. San-Miguel a cent mille habitans, et fait un grand commerce avec Lisbonne, sa métropole. Nous naviguons dans des eaux où s’est montrée à deux reprises différentes, la dernière fois en 1720, une île volcanique d’une assez grande superficie. J’ai eu beau regarder dans la profondeur des flots transparens, je n’ai pas vu le moindre volcan sous-marin.

Nous mouillons devant Punta-Delgada, ville de vingt mille habitans. Les gens du peuple ont une coiffure singulière, une casquette en drap à visière démesurée et a oreilles qui descendent comme un collet jusqu’au milieu du dos et se boutonnent sous le menton, en couvrant la poitrine comme le chaperon du moyen âge. Les femmes portent un long manteau de drap bleu foncé, orné d’un capuchon exagéré qui, rabattu sur le visage, leur donne un aspect monacal.

Promenade dans de fort beaux jardins particuliers, où des araucarias de vingt à vingt-cinq pieds de haut poussent avec vigueur à côté de peupliers blancs ; les giroflées, les œillets, les roses de Bengale, pêle-mêle avec les camélias, les polygalas arborescens, les asclépias odorantes, les magnolias, etc. Le climat est si doux et la terre de pouzzolane si fertile que les plantes des deux hémisphères y croissent en plein air dans les jardins. Nous avons été ensuite visiter, à la lueur des torches, une galerie souterraine de deux kilomètres de long, qui, partie des flancs du volcan, aboutit à la mer. Ce conduit ou plutôt cette cheminée volcanique, de vingt-cinq pieds de large sur une hauteur qui varie de vingt à trois pieds, est creusée dans la lave, et les parois sont usées et rayées horizontalement, comme si une coulée incandescente y eût été balayée par un flot d’eau bouillante. Le sol est couvert de grosses scories qui vous meurtrissent les pieds, et le passage est souvent intercepté par des barricades de matières calcinées.

11 juillet. — À cinq heures du matin, le Jérôme-Napoléon rebrousse chemin jusqu’à Ribeira-Grande, où nous descendons à terre pour aller au village de Las Furnas. On ne trouve d’abord sur le rivage que deux ou trois montures pour les dames ; mais, à mesure que nous avançons dans la montagne, nous mettons en réquisition ânes et âniers qui descendent chargés de fagots et de bruyères. Chaque indigène jette là sa broussaille en travers du chemin, et chacun de nous enfourche un quadrupède. Nous grimpons par de petits sentiers, véritables escaliers qui côtoient les flancs arides des pics volcaniques coupés de profondes vallées où coulent des torrens qui bondissent et bouillonnent au milieu des scories et des quartiers de lave. Ce pays a un aspect fantastique. Ici la montagne est fendue en trois parties, et forme des précipices de pouzzolane de trois à cinq cents pieds de pente rapide, sans un arbuste, sans un brin d’herbe ; là, une série de mamelons ressemble à une croûte soulevée incandescente, puis affaissée sur elle-même par l’effet du refroidissement. Toutes les hauteurs sont couvertes de petits cônes volcaniques. Après les sentiers taillés dans la lave viennent les chemins frayés dans la pierre ponce, bordés de maigres bruyères blanches passé-fleur, de ronces, de fougères, d’un pissenlit jaune en pleine floraison, d’un lin jaune aussi, fort délicat, et d’un lichen chevelu gris verdâtre qui tapisse la crête des volcans.

Mon âne est une bête enragée, et mon ânier un gamin insupportable. Il est fort laid et fort mal équipé : il a pour tout vêtement une longue chemise de toile blanche en guenilles et un morceau de chapeau de paille sur une tignasse ébouriffée. Une trique à la main, il ne cesse de frapper à tour de bras sur son pauvre baudet et de crier sans interruption : Tira capu ! lira caña ! Ses coups, ses cris, et son amour-propre d’arriver le premier nous ont bientôt fait dépasser tout le monde. Au bout d’une demi-heure, ennuyé d’être seul avec un guide qui parle je ne sais quel jargon, et fatigué de cette course insensée, je mets pied à terre et je fais un croquis du site, qui est admirable. J’aperçois enfin la caravane, qui, bien loin dans la montagne, tourne à gauche et disparaît dans un ravin profond. C’est à mon tour de crier : Tira capu ! et coups de bâton de pleuvoir sur l’âne, qui reprend son galop en biais. Je rattrape enfin notre petite troupe, que je trouve augmentée des autorités et notables du pays et d’une vingtaine de personnes toutes à âne. L’un est assis de côté ou à l’anglaise, l’autre juché comme sur un dromadaire ; en voici deux sur la même bête, celui-ci fait de la haute école, celui-là de la voltige ; trois furibonds simulent une attaque, et se précipitent à fond de train sur un voyageur paisible qui roule dans la poussière et s’empare d’une autre monture. Réclamations, rires, conversations engagées d’un bout à l’autre de la caravane. Nous sommes déjà liés avec les Açoriens comme avec des amis de dix ans.

Voici le lac de Las Furnas, eau limpide au fond d’un entonnoir de lave dont les pentes raides, verdoyantes et couvertes de bois de châtaigniers et de taillis de chênes en exploitation forment un vaste amphithéâtre aux gradins supérieurs couronnés de cèdres. Dans les roseaux du rivage, sur les plantations d’ignames, volent des agrions bleus et des papillons blancs semblables à ceux de nos jardins. Une perdrix rappelle ses petits.

Nous arrivons au village de Las Furnas. Petites maisons basses, sans caractère, quelques villas avec de beaux arbres ; mais ce qui frappe la vue, c’est la quantité d’hortensias bleus qui poussent partout, non pas de ces hortensias d’un bleu faux que nous obtenons dans nos jardins, mais d’un bleu d’outre-mer des plus riches.

C’est la saison des bains, et les eaux thermales de Las Furnas ont une telle réputation qu’on y vient du Portugal. Nous trouvons là tout le beau sexe açorien en toilette de campagne, aimable prétexte à la fantaisie. Deux jeunes filles m’ont frappé comme type : l’une grande, très bien faite, brune, à la peau veloutée, aux grands yeux, aux grands cils et aux beaux sourcils noirs, le nez droit, les lèvres un peu prononcées et ombrées d’un léger duvet, une masse de cheveux noirs ondulés ; l’autre petite, grasse, avec une auréole de cheveux blonds autour d’un visage ovale et rose, le nez finement relevé, la bouche petite, les yeux bleus avec un regard d’une grande chasteté. Elles se faisaient ressortir l’une l’autre, et je crois bien qu’elles le savaient, car elles ne se quittaient pas.

Nous allons aux Caldeiras, sources thermales. Nous y voyons deux fontaines, l’une d’eau froide et ferrugineuse, l’autre d’eau chaude et sulfureuse, qui se touchent presque, puis une source d’eau de Seltz ; enfin le Trou d’Enfer, d’où, avec un bruit semblable à celui d’un gros soufflet de forge, une vase bleue brûlante est lancée à cinq mètres comme par un énorme piston. Le sol mouvant et brûlant se fendille en mille endroits et laisse échapper une vapeur de soufre qui se cristallise au contact de l’air. Un gros jet d’eau bouillante, de deux mètres de haut, sort de terre dans un tourbillon de vapeur, forme de petits ruisseaux qui serpentent au fond de la vallée, et qui sont encore tièdes à leur arrivée dans la mer. Toute cette partie de l’île n’est qu’une fournaise. Au milieu des bruyères, une colonne de fumée que l’on prendrait de loin pour un brûlis monte droit vers le ciel, et une autre source d’eau bouillante fume dans la mer à cinq cents mètres du rivage.

Le gouverneur de l’île, dom José de Madeira, nous offfre, au retour de notre excursion, une collation de fruits du pays, ananas, bananes, oranges délicieuses arrosées de vino Passado, Angelica, Pico, vins du cru qui ont beaucoup de rapport avec ceux d’Espagne. À trois heures, chacun prend une monture toute fraîche, et par un nouveau sentier non moins pittoresque et non moins exposé aux ardeurs du soleil que celui déjà parcouru, nous arrivons au village de Ribeira, où nous trouvons toute la population sur la grève, les enfans, filles et garçons, dans la mer, la chemise relevée sous les aisselles, le ventre au soleil, nous admirant d’avance dans la personne de nos canots et de nos marins. De braves pêcheurs ont tendu leurs mouchoirs et leurs cravates pour pavoiser leurs maisons, et les femmes jettent des fleurs d’hortensia bleu sur le passage de la princesse. Un requin folâtre autour du yacht. Nous partons et nous nous dirigeons sur Fayal. Ce soir au large, très beau temps.

12 juillet. — Grâces soient rendues au commandant Dubuisson, qui est venu me faire lever à quatre heures du matin. Ce que j’ai vu en valait la peine. À vingt-cinq kilomètres devant nous se dressait dans la transparence du ciel l’immense pic bleu des Açores éclairé par le soleil levant. Ce volcan, surmonté d’un petit cône au milieu duquel est le cratère, est élevé de deux mille cinq cents mètres audessus de la mer et forme toute l’île de Pico. IL est rare d’eN voir le sommet complètement dégagé de nuages ; aussi ai-je profité de cette occasion pour le regarder longtemps et beaucoup. À mesure que nous avancions, la montagne grandissait, et les détails devenaient plus distincts. Ses flancs sont couverts d’une quantité d’autres petits cratères, mais aucun ne fumait pour le moment. Deux heures après, nous étions tout près des racines du volcan ; mais un rideau de brouillard le cachait pour toute la journée.

Après déjeuner, on part sur la Mouche pour faire la chasse aux pigeons le long de la côte, falaise de lave noire qui entoure comme d’une muraille l’île de Fayal. Les amas de roches volcaniques, rongés par l’action de l’Océan, ont formé des fissures, de larges crevasses et des grottes profondes où la mer s’engoufFre avec fracas. Ces trous, ces corniches naturelles sont un lieu de refuge pour les pigeons sauvages et les oiseaux de mer qui nichent là par millions. Pendant que le prince, parti avec Brunet dans le youyou que nous traînions à la remorque, fait un massacre de ces habitans de l’air, ou s’occupe, sur la Mouche, à rappeler à la vie un petit oiseau de mer que la peur avait fait tomber de son nid. Le berceau de papier et d’étoupe que j’avais improvisé ne rappelait pas du tout le sien ; mais il s’y habituait si bien qu’au bout d’une heure il était gaillard et bien portant. Il s’enhardit même jusqu’à ouvrir un grand bec jaune fendu jusqu’aux yeux pour avaler la pâtée de biscuit de mer que je lui donnais. La princesse daignait s’intéresser au sort de l’orphelin ; mais je l’ai confié à un matelot, et j’ai grand’peur qu’il ne l’ait mangé.

Au bout de trois heures, les chasseurs, après avoir épuisé toutes leurs munitions, reviennent avec leur butin, et nous retournons au yacht tous plus ou moins cuits par le soleil ; mais ce n’était pas désagréable.

Ce soir, Ragon et moi parcourons la ville d’Horta d’un bout à l’autre. Les rues sont tristes, pavées de gros galets pointus ou de larges dalles disjointes ; pas une voiture. Quelques femmes, enveloppées de leur long manteau bleu, passent comme des fantômes. L’ensemble de la ville n’est pas plus gai que le détail : les maisons et les édifices publics sont bâtis en lave noire ; mais tout ce qui n’est pas arête ou encadrement de porte ou de fenêtre est blanchi à la chaux ; des balcons de bois peints en vert sombre, des toits plats en tuile ronde, sans cheminées, quelques boutiques, je devrais dire des caves, dans lesquelles on descend par trois marches. Nous flânons jusqu’à huit heures du soir par les rues désertes et silencieuses. Il n’y a pas un réverbère dans toute la ville ; toutes les portes sont fermées, tout est éteint, tout dort, hormis deux bourgeois, gens dissipés sans doute, qui, un fanal à la main, regagnent sournoisement leur logis.

13 juillet. — Trop de murs d’enclos autour de la ville. Désespérant de trouver une vue quelconque, je m’enfonce dans un ravin et dans le lit même d’un torrent tapissé de lycopodium brasiliensis (la mousse de nos serres). Un reste d’eau forme une mare où des lavandières, comme les lavandières de tout pays, battent leur linge et couvrent le bruit des battoirs en parlant fort et toutes à la fois.

Après une heure de marche dans un chemin de sable et de cailloux, de plus en plus encaissé, je m’arrête et pour cause. La terre manque tout à coup sous les pieds, et je me trouve au bord d’un précipice qui doit former une belle cascade à la saison des pluies. Je domine la ville d’Horta, avec une vue magnifique. En face de moi, le volcan de Pico, la tête perdue dans les nuages, et à gauche l’île de San-Jorge, séparée par un bras de mer que l’on peut prendre pour une vaste baie, me rappellent par leur disposition la rade de Toulon, qui restera, je crois, dans mon souvenir comme une des plus belles marines du monde. J’ai cherché à butiner comme partout, mais le pays est pauvre en insectes et en plantes indigènes. Les beaux jardins du docteur d’Oliveira, de MM. Guerra et Kibeiro sont en revanche remplis d’essences européennes et africaines d’un grand intérêt.

On lève les ancres à six heures. — Un vaisseau russe nous souhaite bon voyage en s’illuminant de feux de Bengale : nous lui rendons sa politesse en lui envoyant des fusées ; il nous remercie à son tour en poussant des hourras à réveiller toute la ville d’Horta, plongée déjà dans le sommeil.

14 juillet, en mer. — Je ne sais si tu te rappelles mes chenilles de sphinx trouvées au bord de la mer à Alger, Ce matin, en vue des Açores, j’ouvre sans précaution la boîte où elles s’étaient transformées en chrysalides. J’ai à peine le temps d’admirer un gros papillon qui vient d’éclore, très frais, très rosé et marbré de vert sombre, qu’il s’élance par la cabine en se cognant la tête contre les parois ; je cherche à le rattraper, mais l’enragé nouveau-né s’est orienté, il a vu ou senti le hublot entrouvert, il passe triomphant devant mon nez et disparaît. J’avais envie de crier : Un papillon à la mer ! mais personne ne se fût dérangé, et d’ailleurs mon fugitif n’avait besoin de personne pour se préserver des flots. Me voilà livré pourtant à des inquiétudes sur son compte. Le sentiment paternel se réveille en moi ; puisque je n’ai pu lui passer une épingle au travers du corps, il faut bien que je fasse des vœux pour cet être que les dieux protègent. Pourra-t-il gagner la terre ? Oui probablement : il vole si bien avec ses ailes toutes neuves ! Mais trouverat-il une nourriture convenable aux Açores ? je n’y ai pas aperçu une seule tithymale ! Et une femelle ? car il s’agit d’acclimater peut-être l’espèce. Et si l’espèce est inconnue aux Açores et qu’un amateur rencontre et saisisse mon fugitif, voilà une grosse erreur dans la science. Les savans vont le naturaliser dans cette région, et je serai obligé d’écrire à la société entomologique : « Rectifiez vos catalogues ; ce lépidoptère est né sur la côte d’Afrique ; il est éclos à bord du Jérôme-Napoléon le… » Vois quelles conséquences peut avoir cette aventure !

15 juillet. — Nous sommes dans le courant du golfe du Mexique, le fameux gulf-stream. Des exocets, poissons volans, sortent de la mer et fuient à tire-d’aile devant le navire pour aller piquer une tête un peu plus loin. Ce jeu semble les divertir beaucoup. L’un d’eux, plus hardi que les autres, se hasarde à nous traverser ; mais il embarrasse ses ailes en baudruche dans un cordage et tombe bêtement sur le pont. Un autre, à l’imitation de son camarade, passe comme une balle au-dessus de la tête de la duchesse d’Abrantès et va s’aplatir sur le bordage. Pour les punir de leur brutalité, qui est quelquefois dangereuse pour les yeux, on les mange ; ces espèces de maquereaux, à la peau bleuâtre reflétée d’argent, sont très bons.

16 juillet. — Nous naviguons toujours dans le gulf-stream, où nous ne rencontrons que des méduses et des holothuries physales, zoophytes qui flottent ou naviguent ici par milliers. La température est tiède et humide. Le vent se lève vers quatre heures, on fait de la toile, c’est-à-dire qu’on met toutes les voiles en branle, et on file plus de douze nœuds à l’heure. Ce soir, belle brise, beau temps, ce qui, en langue vulgaire, signifie : il fait du vent, la mer est agitée, et tout roule sur le plancher.

17 juillet. — Où sommes-nous ? Je n’en sais rien. On n’y voit goutte à vingt pas devant soi, et cependant il fait jour. C’est un bien autre brouillard que celui de Gibraltar. Tout est mouillé. Il ne pleut pas, et cependant le pont est couvert de larges gouttes de pluie qui tombent des cordages. Il ne fait pas de vent, mais la mer n’en est pas moins très dure. Comme nous sommes sur la grande route d’Europe en Amérique, nous faisons siffler la vapeur et nous sonnons la cloche toutes les cinq minutes pour avertir les passans de ne pas nous couper en deux. Bien nous en a pris, car à deux brasses de nous passe, comme le vaisseau-fantôme, un gros navire dont les voiles pendent flasques le long des mâts et qui se balance majestueusement sur les larges plis mouvans de la houle. Dans la soirée, le ciel se nettoie un peu, et la lune se montre toute blêmie. Il n’y a plus trace de comète. Un steamer de la compagnie Cunart passe devant nous, nous envoie des fusées et s’illumine de feux de Bengale. On lui rend sa politesse. Au milieu de l’Océan, à trois ou quatre cents lieues de toute terre, il est assez fantastique de se trouver en pleine illumination de feu d’artifice. Cet éclairage faux et chatoyant ne semble pas fait pour l’immense solitude. Qu’en pensent les poissons et les coquillages ? admirent-ils notre savoir-faire ou se moquent-ils de nous dans leurs grottes profondes ? Peut-être que, comme bien des gens qui ne regardent jamais ce qu’ils n’ont pas toujours vu, ils n’en disent rien et n’en pensent pas davantage.

18 juillet. — Dans mon enfance, quand tu me parlais de Terre-Neuve, je confondais toujours l’île avec le banc, et je bâtissais dans ma tête tout un monde de fantaisie. C’était une immense terre de sable à fleur d’eau, peuplée de pêcheurs en vestes brunes et en bonnets rouges comme des Napolitains de théâtre. J’y voyais des Lapons emmitouflés de fourrures, se prélassant dans leurs traîneaux tirés par des chiens cornus ou des rennes en forme de chien, et venant faire le commerce des pelleteries dans les villages entourés de carrés de choux et de pommes de terre. Je ne m’attendais guère alors à voguer un jour sur ce pays de mes rêves, et à reconnaître que les carrés de légumes sont des algues à soixante brasses au-dessous de la quille du bâtiment, ce qui nous permet de naviguer à notre aise sans crainte de toucher, et les habitans de ce pays imaginaire, des cabillauds qui ne voient le soleil que pour être convertis en morues. Quand je dis le soleil, ce n’est pas le mot, il est inconnu dans ces parages, et malgré nos habits de drap et de caoutchouc nous sommes tous gelés. On prétend cependant que nous sommes dans la canicule. Le brouillard est tellement épais qu’on ne voit pas toujours l’avant du navire, ce qui n’empêche pas tout le monde de se livrer à la pêche. On stoppe, un canot est mis à la mer et va tendre des lignes. C’est maintenant que, la barque me servant de point de comparaison, je peux bien juger de la dimension de la houle qui se lève comme une grande montagne ou se creuse en profondes vallées peuplées de goélands et d’alcyons. La pêche dure à peu près deux heures. Les morues prises à l’hameçon sont éventrées à mesure, écorchées et salées. Le docteur Bérenger trouve dans leur estomac des coquillages entiers très intéressans, plus des ténias et des botryocéphales. Soyez donc cabillaud pour avoir les mêmes maladies que l’homme ! La mer grossit, on repart, les lames balaient le pont, et le soleil se couche sans qu’on s’en aperçoive. En attendant la rencontre possible de quelqu’une de ces îles de glace flottante appelées ice-berg, qui, poussées par les courans du nord, viennent flotter ou s’échouer, en juillet et août, jusque sur les bancs de Terre-Neuve, nous nous mettons à table, où il faut faire des prodiges d’équilibre pour manger et boire sans rien renverser. Notre poisson, accommodé aux pommes de terre, est d’autant meilleur que nous l’avons pris nous-mêmes. On fait du feu au salon, et nous nous chauffons comme en plein hiver.

Saint-Pierre-Miquelon, 19 juillet.

À cinq heures du matin, le prince me fait lever pour voir le paysage. Je m’habille en hâte, je mets ma culotte à l’envers, mon gilet par-dessus mon paletot ; je ne sais ce que je fais. C’est quelque nouveau pic des Açores, ou l’île de Robinson Crusoé pour le moins. Il est joli, le paysage ! Rien que le brouillard, de plus en plus épais et de moins en moins chaud, huit degrés en plein juillet. J’ai eu bien envie, pour me venger, de faire semblant de voir des palais arabes illuminés de soleil ; mais ma figure déconfite eût mal soutenu mon dire.

Pendant que des bandes de marsouins viennent lutiner le yacht, le rideau se lève enfin à dix heures sur une terre basse et rocailleuse. C’est l’Amérique ! L’abord n’est pas séduisant par ici. Ce portique de froid et de brumes, ces petits récifs inhospitaliers, n’éveillent pas l’imagination et ne réjouissent pas le tempérament comme l’aspect rose et chaud des côtes d’Afrique couronnées par le majestueux Atlas. On se sent bien entrer par là dans un monde nouveau. Ici, c’est comme un rêve triste qu’on a déjà fait. Nous entrons dans le port de Saint-Pierre-Miquelon. Le commandant de place vient recevoir le prince et lui faire les honneurs de la colonie. C’est un militaire d’environ cinquante ans, d’une corpulence solide, d’une taille moyenne, d’une assez belle figure colorée. Cet homme aux manières rondes et franches, que rien ne signale à l’attention du voyageur dans l’humble poste qu’il occupe aux rives d’un pays effacé et comme caché dans les brumes de l’Océan, a rempli la France et l’Europe de son nom et de sa personnalité à l’époque d’un procès dont le fond est resté mystérieux. C’est M. Émile de La Roncière.

Nous pénétrons dans l’île. Ils appellent ça un pays ! Ils viennent d’avoir vingt jours de brouillard. Ils se pavanent sous un soleil de douze degrés, et dans un mois ils auront de la gelée ! Où es-tu, mon gros bon soleil de la Mitidja, avec tes parfums de myrte et d’oranger ? Ici tout sent la morue. Sur les cailloux du rivage où elle sèche, sur la tourbe où elle pourrit, sur les perches où elle pue, il y en a partout. On la respire à trois lieues à la ronde. Toute l’île n’est qu’un laboratoire pour préparer, conserver et expédier la morue. Du reste pas un arbre, pas un arbuste qui dépasse vingt ou vingt-cinq centimètres. J’ai été me promener sur l’unique route du pays. Le terrain est noir, délayé, glissant. Ailleurs il tremble et s’affaisse sous les pas. C’est un vaste marécage, les céréales n’y poussent pas, et les pommes de terre non plus. L’eau suinte de partout. Les collines qui entourent les marais sont couvertes de grands tapis de mousse et de lichen gris qui rebondissent sous les pieds comme des matelas. Ces collines sont des roches granitiques qui supportent des micaschistes et des porphyres. J’ai cueilli pour toi quelques jolies plantes, la parisette à cinq feuilles et à fleurs blanches, une espèce de petit iris bleu à feuilles de graminée d’un charmant effet (bermudienne ancipitée), une airelle rose très délicate et une potentille blanche des plus mignonnes ; mais la plante la plus recherchée ici, bien qu’elle croisse à l’état sauvage, c’est le mathé (ledum lalifolia, je crois), dont on prend la feuille en infusion comme du thé. L’arbrisseau est joli, grappes de fleurs blanches, feuille longuette d’un vert sombre à bords roulés en dessous et doublée d’un épais velours fauve. L’odeur en est très agréable et très particulière, sui generis s’il en fut ; mais la morue sent bien plus fort et règne en maître dans l’atmosphère.

J’ai trouvé deux ou trois pauvres carabes, et j’ai vu voler quelques abeilles tout engourdies, une petite phalène grise que j’allais saisir, quand un coup de vent me l’a emportée au diable.

Malgré le porphyre qui abonde, toutes les maisons sont bâties en bois. On trouve cela plus chaud ; c’est possible, mais ne te figure pas d’élégans chalets : elles n’ont qu’un étage très bas, la forme est laide, et la couleur du bois mouillé n’est pas belle. La ville est bâtie au fond d’une anse ; le port, plein de récifs et de bas-fonds, est peu sûr ; les rues larges en sable boueux, les trottoirs en planches, la population sans individualité. Tout cela n’est pas récréatif ; mais nous ne sommes pas pour y finir nos jours. Nous partons à six heures du soir.

Cap-Breton, 20 juillet.

Nous sommes rentrés dans la brume, et nous avons navigué de confiance toute la nuit, pensant marcher sur le Cap-Breton. À huit heures du matin, le brouillard se déchire en deux, et nous voyons la terre à un mille devant nous. Il était temps d’y voir clair et de s’arrêter. « Voilà comme on atterrit ! » dit tranquillement le commandant. En effet c’était hardi ; mais des pêcheurs nous apprennent que nous sommes dans la baie de Cabarrus. Les courans nous avaient entraînés ; nous remontons la côte jusqu’à Louisbourg. C’est une ancienne ville française, bombardée en 1762 par les Anglais. Il ne reste de notre colonie canadienne que des ruines, où des pêcheurs ont installé leurs cabanes ; c’est une poignée d’Irlandais catholiques et d’Écossais protestans qui se détestent cordialement les uns les autres. Le prince explore le théâtre des événemens historiques, aujourd’hui recouvert d’herbages qui ne sont pas encore mûrs. Un bloc de fort écroulé, quelques pans de murailles, deux arches de pont perdues au milieu d’un marais, c’est là le Gibraltar du Saint-Laurent. On achète deux chiens de Terre-Neuve tout pareils aux tiens. Je ne sais s’ils ont senti que je suis en bons termes avec leur parenté ; mais, à peine livrés, ils se sont mis à me suivre et à me traiter en ami intime. Ce ne sont pas ces énormes bêtes du Labrador à poil blanc et roux, qu’en France on appelle des terre-neuve, et dont les caprices sont parfois inquiétans ; ceux d’ici sont noirs, de taille moyenne, les yeux petits, des dents superbes, et, comme notre vieux Pyrame, rugissant dans la joie, avec une voix pleine et profonde.

Nous avons fait une promenade de trois heures dans l’intérieur et sur les rives. Le pays est joli, l’air se fait sentir moins froid, et la végétation annonce un climat plus supportable que celui de Terre-Neuve. Le sol est ondulé de prairies naturelles, tourbeuses par endroits, mais plantureuses et coupées de taillis de vergnes et de sapins à feuilles argentées. La sapinette d’Amérique, le pin du Canada et quelques thuyas y croissent aussi, mais sans atteindre à de grandes proportions, dans le voisinage de la mer. Le granit se montre à fleur de terre ou perce les flaques d’eau. Rappelle-toi le petit désert de Crevant, dont tu aimais les verts marécages et les arbres grêles : c’est assez la physionomie des terres du Cap-Breton. Nous avons poussé une pointe dans un bois assez fourré, marchant au pas du prince, — qui est un bon pas de promenade, — à travers la vase et les cailloux. Brunet a trouvé moyen de tirer quelques oiseaux, dont une grive du Canada. Bérenger a ramassé un nénufar à fleurs rouges et jaune verdâtre, — la sarracénie purpurea, — que j’ai trouvée aussi et que je te rapporte, plante bizarre et très belle. J’ai réussi, tout en courant, à attraper deux jolis papillons, une argynne et une mélitée. J’ai aperçu beaucoup d’insectes, mais je n’avais pas envie de me laisser oublier dans ces marécages, et j’ai dû les saluer en passant. À quatre heures, le brouillard s’est formé de plus belle et si rapidement épaissi qu’en remontant dans les canots nous n’apercevions plus le navire. On était inquiet à bord ; le sifflet de la vapeur, la cloche et la trompette nous appelaient à toute volée. Ces bruits d’alarme, partant d’un point invisible, avaient quelque chose du rêve. Nous étions à vingt mètres du yacht qu’il nous était encore entièrement caché. Nous voici à bord, mais cette brume obstinée nous défend de bouger. Nous sommes à l’ancre dans le port de Louisbourg, et le Jérôme-Napoléon est peut-être le seul navire de guerre français qui soit venu ici depuis un siècle.

21 juillet. — On lève l’ancre, et nous passons dans le brouillard à travers les écueils. Nous roulons et tanguons toute la journée. Vers midi, nous laissons la brume derrière nous, comme un gros flocon de fumée grise. Le soleil nous éclaire sans nous réchauffer. Nous sommes à la latitude de Nohant. J’espère que tu t’y promènes avec une ombrelle et sans manteau. La pleine lune argenté ce soir la frange des grosses vagues. Nous dansons fort bien, mais tout le monde est aguerri, et le cap est mis sur Halifax. Quant à moi, tu vois, à la continuation de mon journal, que je n’ai pas encore fait connaissance avec le mal de mer.

Halifax, 22 juillet.

Nous voici chez les anglais ; arrivée vers onze heures du matin. Vingt degrés de chaleur, je me dégèle un peu. Encore une ville avec maisons et trottoirs en bois ; maisons plus luxueuses et plus grandes que celles de Saint-Pierre, mais pas beaucoup plus jolies de forme. La ville consiste en deux ou trois grandes rues. Beaucoup de magasins. Les mœurs anglo-américaines autorisent une grande liberté d’allures chez les jeunes filles. Elles errent à l’aventure, conduisant en casse-cou de légers chars, riant et causant à haute voix dans la rue. Beaucoup de ces jeunes personnes à l’air éventé sont très jolies. J’ai fait tout seul une bonne promenade. Les environs de la ville sont cultivés en prairies artificielles que l’on commence à faucher. Les routes sont propres, bordées de palissades tantôt à treillis croisés, mode américaine, tantôt à piquets verticaux, mode anglaise. La campagne ressemble à celle de Louisbourg ; mais elle est plus mouvementée, et aux bois d’aunes et de sapins il faut ajouter des bouleaux, quelques tilleuls, des érables rouges, des ormes d’Amérique, des frênes et quelques ifs. J’ai trouvé des insectes, des sylpha americana, à large corselet bordé de jaune, des s. marginalis et caudata, deux ou trois papillons (des argynnes) que je ne connais pas, plusieurs chenilles de Vanesse-Antiope ; je les mets dans une boîte, afin de voir si les papillons qu’elles me donneront différent de ceux d’Europe.

J’ai rencontré les voitures du prince. J’ai grimpé sur un siège, d’où j’ai pu voir à mon aise le paysage, très frais et vraiment très joli, des cottages propres, des prés verdoyans et des saules d’une beauté peu commune. On a mis pied à terre pour visiter une propriété dont le patron est collectionneur naturaliste et marchand. Son jardin renferme beaucoup d’arbres intéressans de tous les pays. Nous y sommes reçus par des singes, puis par des grues. Le savant en personne apparaît enfin et fait les honneurs de son cabinet : oiseaux empaillés, insectes et coquillages. On retourne au jardin. Un bison fort velu et fort en colère se précipite sur nous, mais un arbre posé en travers arrête sa fureur et reçoit le choc ; l’animal recule et recommence stupidement à se heurter la tête à grand bruit. Un peu plus loin, dans un tonneau ouvert, notre hôte, qui ne s’étonne de rien, fourre son bras jusqu’à l’épaule et prend dans sa main une immense salamandre, un grand hideux serpent et quatre serpentins de mauvaise mine. Il nous propose de nous les vendre ; merci, moi qui les aime ! Je ne suis pas bon naturaliste de ce côté-là. Le prince achète une tête d’élan, qui a, je crois, un mètre de haut sans les cornes, larges comme des omoplates d’éléphant. Ces animaux énormes sont communs, nous dit-on, dans les forêts du pays, ainsi que les caribous, les cerfs, les ours, les loups, sans parler des martres, chats sauvages, écureuils, lièvres, furets et autre menu peuple. Les serpens à sonnettes y sont plus rares.

23 juillet. — En revenant ce matin de l’autre rive de la baie d’Halifax, le prince a amené, traînée à la remorque de la Mouche, une longue pirogue en écorce de bouleau, montée par un vieux Indien, Iroquois micmac, avec son petit-fils et deux femmes. Le prince a acheté la pirogue et fait monter à bord du yacht le sauvage et sa famille. Ne va pas te représenter ces beaux Yowais à la peau rouge et aux traits nobles que tu as vus à Paris. Ceux-ci sont bistrés avec des reflets verdâtres. Le vieux est d’une laideur absurde, — une gueule à avaler toute la soute au pain du navire, des traits ignobles, et un costume !… Il porte, ainsi que monsieur son petit-fils, qui n’est guère plus beau que lui, une redingote noire à paremens rouges avec des épaulières brodées de petites perles blanc mat, une casquette à oreilles et à visière à passe-poil rouge, d’où sort une touffe de cheveux retroussée en queue de coq sur la nuque. Une des femmes, un peu moins laide et nommée Anastasie, était fagotée outrageusement avec une robe, une casaque à l’anglaise, un chapeau de paille rond et enrubanné. L’autre, plus âgée, portait une sorte de bonnet de police pointu en drap brodé de perles qui formaient un assez joli dessin. Ces paisibles Indiens sont convertis au catholicisme et à demi civilisés. Ils vivent dans des wigwams en écorce de bouleau appliquée sur des perches. J’avais vu hier plusieurs groupes de ces huttes dans ma promenade solitaire ; elles étaient à demi cachées dans les sapins sur l’autre rive d’un petit lac que je côtoyais. Nos sauvagesses ne se sont pas gênées pour demander des cadeaux. Le vin qu’on leur a servi ne leur plaisait pas, elles n’en ont bu qu’avec répugnance et ont préféré le café et l’eau-de-vie. Quant au vieux homme vert, il a mangé et bu de tout avec un appétit de requin. Je ne sais s’il appréciait les mets, ou si, en véritable Indien, il ne songeait qu’à se bien remplir pour une huitaine de jours. Les sauvages repus et congédiés, le général anglais est venu avec ses aides-de-camp et des voitures chercher le prince et son monde pour faire une promenade. Au bout de trois pas, nous étions, presque sans nous en apercevoir, avec voitures et chevaux, sur le pont d’un immense bac à vapeur qui nous transportait de l’autre côté de la baie, en compagnie de jeunes misses en robes d’été, petits chapeaux andalous, des fleurs plein les mains, la mine fort piquante et bien éveillée. Du bac, nous filons de plain-pied sur une route de sable au milieu des bois de la Nouvelle-Écosse et le long des petits fiords qui s’enchaînent gracieusement les uns aux autres. Les collines aux flancs rocailleux portent des tapis de fougères pâles coupés de bouleaux et de sapins très pressés, de mélèzes et d’érables en beaux massifs. Pas d’oiseaux, pas de papillons. Je suivais en vain de l’œil les buissons de kalmia rose, charmant arbrisseau de nos jardins, très commun ici à l’état rustique : je n’ai rien vu voler.

Ces charmans fiords sont en hiver le rendez-vous des patineurs et des jeunes misses, habiles, dit-on, et gracieuses dans cet exercice. Dans les bois que nous parcourons, beaucoup de perdrix jaunes et blanches, des tétras, des lièvres blancs, etc. Tu penses bien que, courant à fond de train dans les voitures, nous n’avons pas aperçu le moindre gibier. La journée a été belle ; du soleil, mais le fond de l’air est frais.

Ce soir, autour du yacht, plusieurs barques sont venues folâtrer. L’une était vigoureusement menée par une jeune rameuse toute seule, à longues spirales de cheveux dorés. Dans une autre barque, deux autres demoiselles étaient conduites par de jeunes bateliers. Elles vont partout ainsi à leur guise. On les rencontre dans les forêts, conduisant leurs voitures sans aucun domestique. Comme personne ne s’en étonne et ne leur manque, elles font fort bien, et n’en valent probablement pas moins. — Nous avons des nouvelles politiques. Les journaux américains annoncent qu’avant-hier 21 une grande victoire a été remportée par le lieutenant-général Scott sur les rebelles du sud auprès du Potomac.

24 juillet. — Nous remontons vers le nord. Le yacht nous conduit à vingt-cinq lieues d’Halifax, vers Tangiers ; c’est une partie de forêt où l’on a découvert des mines d’or que l’on exploite depuis trois mois. Nous avons mouillé au fond d’un golfe étroit et très profond qui pourrait devenir un port très sûr. Le placer est à cinq cents pas du rivage, dans des collines boisées coupées de flaques d’eau. L’endroit est désolé en ce moment. De toutes parts on abat les pins pour faire des baraques, des treuils et des planches à l’usage des mineurs. Des parties de forêt ont été brûlées sur pied. On se promène au milieu de tisons noircis de cinquante pieds de haut. Des arbres abattus sont jetés sur les marges des chemins. Des blocs de pierre entravent encore ces communications ébauchées ; les chargemens sont traînés sur des civières par une maigre vache ou un cheval efflanqué. Six cents mineurs sont là, faisant des trous, brisant des roches. Ce sont des hommes grands et forts, à la figure triste et comme préoccupée. Ils gagnent, dit-on, 50 francs par jour. Est-ce pour cela qu’ils ont perdu leurs chansons et leur somme ? Vêtus d’une chemise de laine rouge, d’un large pantalon de drap qui entre dans des bottes fortes, coiffés d’un chapeau ciré, et portant toute leur barbe au visage, un grand couteau à leur ceinture, ils détruisent et saccagent. C’est leur mission. Cette forêt violée et navrée sera peut-être un grand établissement, une ville riche et vaste. Ces chemins impraticables seront des rues, ces cabanes de bois des hôtels, ces forêts brûlées des places opulentes, ces traîneaux des équipages, ce fiord désert un port fréquenté, ces sombres et maigres mineurs des bourgeois vermeils et pansus. Ils ont le sentiment tout américain du progrès rapide et du succès assuré. Déjà, sur le passage du prince, ils ont abattu trois arbres en un clin d’œil et dressé une planche sur laquelle l’un d’eux avait écrit : Napoleon street. Cette cité sera ou ne sera pas, selon que l’or, qui est beau et pur, sera abondant ou non, on ne le sait pas encore ; mais ce qui est certain, c’est que, si la chose est possible à l’homme, la chose se fera. Ce n’est pas ici comme chez nous, où l’on quitte et reprend des projets pour les quitter encore et les abandonner ensuite. Voilà ce qui se dit autour de moi et ce que je crois vrai, puisque tout le monde l’a écrit. Les roches de quartz percent le sol. C’est là que se trouve le métal ; il est tantôt en minces filons dans le roc, tantôt en pépites menues. Je n’ai pas vu de beaux échantillons, et en examinant les débris de caillou je n’ai pas aperçu une parcelle d’or. On a commencé des puits d’extraction, mais jusqu’ici on n’a fait que briser la pierre à fleur de terre.

Je suis revenu avec Orange et Monnier attendre le prince dans les canots. Un mineur ivre-mort nous a suivis, acharné à nous vendre son lot ou à nous associer à son avenir. Il était si cupide, malgré l’état divin où Bacchus l’avait mis, que nous l’avons renvoyé à son whisky ; après cela, moi qui ne suis pas chercheur d’or, j’ai fait un croquis de la future cité, et j’ai péché avec les matelots des poissons inconnus.

Les côtes de Tangiers à Halifax présentent toujours le même aspect : vingt-cinq lieues de collines couvertes de forêts d’arbres verts. Nous mouillons à Halifax dans la soirée.

25 juillet. — Nous partons à six heures du matin. J’aperçois une baleine tout près du navire ; elle lance un jet d’eau qui me rappelle les sources chaudes de Las Furnas. Une autre baleine au large montre par intervalles son grand dos noir au-dessus du flot. Des milliers d’oiseaux de mer tourbillonnent autour d’elle. Elle s’en inquiète peu, plonge et va reparaître à cent mètres plus loin. Tout cela fait événement pour moi, comme tu penses. Nous rencontrons encore les brouillards, et il fait froid. J’ai vu poindre les premières lueurs du crépuscule à deux heures un quart, et ce soir les dernières teintes du soleil couchant ne s’effacent qu’à dix heures.

26 juillet. — Toujours la même brume, le même roulis, la même fraîcheur. Je lis et je dessine, car c’est toujours aussi la même vue, c’est-à-dire qu’on ne voit rien.

New— York, 27 juillet.

À deux heures de l’après-midi, nous distinguons enfin les côtes de Long-Island, pays plat, quelques bouquets d’arbres autour des habitations, jetées comme de menus points blancs dans le lointain. Nous sortons du brouillard. Nos parages se couvrent de voiles. Nous hélons un pilote qui cingle vers nous sur son léger cutter, et qui, sans aborder le yacht, s’accroche à ses flancs et bondit sur le pont avec la maestria sans affectation d’un gros matou. C’est un petit homme trapu, vieux, rond, à la face cramoisie, en paletot de coutil gris et en chapeau noir.

Nous voici dans l’Hudson, large comme un bras de mer. Nous passons entre deux forts très patauds, qu’on prendrait volontiers pour les piles gigantesques d’un futur pont suspendu. Les rives se couvrent de fabriques, de jardins, d’usines aux longs tuyaux dont les fumées montent droites comme des cierges pour se réunir dans le ciel à un immense nuage noir qui dort sur la ville. C’est New-York, le grand comptoir des États-Unis, qu’une forêt de mâts de navires de toutes les parties du monde nous cache encore absolument. Quel mouvement ! quel chassé-croisé d’embarcations de tout genre ! Aucun de nos ports français ne donne idée d’une pareille affluence. Mais voilà bien une autre affaire ! Est-ce que les maisons se mettent de la partie ? En voici une à trois étages, avec portes et fenêtres, galeries, balcons, tourelles, toitures, cheminées, écuries et remises, chevaux et voitures, le tout voguant à grand renfort de musique et de vapeur, car les flots d’harmonie s’y mêlent aux souffles puissans des machines. Est-ce un palais ou un hôtel garni qui vient à notre rencontre pour nous éviter la peine de chercher nos gîtes ? L’hospitalité est bruyante et courtoise. Toute une population aux fenêtres, sur les terrasses et les galeries de l’édifice nautique, salue notre pavillon, les femmes en agitant leurs mouchoirs, les hommes en poussant des hourras ; mais cela passe comme un rêve : c’est tout simplement un gros steamboat qui va je ne sais où. Nous jetons l’ancre à l’entrée de la ville, en face de La Batterie.

Vus du yacht, ces clochers, ces monumens de pierre brun rouge, pauvres imitations du style grec ou du gothique, ces hautes maisons carrées à six étages percées d’innombrables petits yeux, toutes collées les unes aux autres, ne parlent point au sens artiste. Si l’habitation de l’homme est l’homme même, ces bâtisses régulières, cette froide rigidité de lignes, sont en pleine harmonie avec ce que l’on s’attend à trouver en fait d’imprévu et de pittoresque chez ce peuple nouveau, positif par conséquent ; mais je t’entends me crier : « Tu veux trouver l’Afrique partout à présent ! » Eh ! je sais bien qu’il faut l’oublier ici. Je sais bien que me voici sur la terre où il faut regarder devant soi, et ne pas demander au passé le sens du présent et de l’avenir.

Comme il est six heures du soir, il n’est pas question d’autre chose que de jeter un coup d’œil à travers la ville. Une échelle posée de travers et cachée à demi par un gros bateau à vapeur est l’unique débarcadère des petites embarcations. On arrive sur un quai sale et dépavé ; mais on trouve bientôt des voitures de remise, et l’on roule dans Broadway, interminable artère de la ville, douze kilomètres de long. C’est large et populeux, et les riches maisons, les vastes magasins, les innombrables voitures publiques, ne sont qu’étendue et mouvement sans révélation d’aucune pensée de vraie grandeur et de vraie splendeur. Nous passons devant plusieurs squares, deux ou trois églises protestantes ou catholiques ; aucun caractère particulier ne les distingue. — Un cimetière en plein boulevard ! — L’hôtel de ville tout en marbre blanc, grandes dimensions, rien qui ait cachet ou couleur, rien qui puisse faire dire au voyageur autre chose que ceci : visite à des bourgeois riches.

Mais j’apprends-là une grosse nouvelle. Aux quatre coins du monument flottent des drapeaux noirs et blancs qui tranchent parmi les drapeaux nationaux dont la ville est constamment pavoisée depuis le commencement de la guerre. Je demande pourquoi ces insignes funèbres ; on me répond que la patrie porte le deuil de ses enfans tués a Bull’s-Run. Qu’est-ce que Bull’s-Run ? La bataille gagnée ? — Non, une prudente retraite. Ainsi la fameuse victoire annoncée d’avance dans les journaux de New-York était un rêve dont voici le triste réveil.

Promenade au parc central. C’est un reste de forêt dont on vient de faire un jardin anglais dans le genre de notre bois de Boulogne ; mais c’est moins grand et infiniment moins joli. Il est vrai que c’est tout nouvellement planté et vu sans soleil. Y aura-t-il des promeneurs dans cette promenade ? Ici ce n’est pas, comme en Espagne, la population qui manque. New-York compte, dit-on, un million d’habitans ; mais l’Américain me fait déjà l’effet d’un peuple qui circule et ne se promène pas. Sur la porte des boutiques, on voit partout une pancarte avec ce proverbe bien connu : Time is money. Nous entrons, en passant, dans la ménagerie Barnum, attirés par cette gracieuse enseigne : Beware of pickpockets. Voilà un avertissement détestable. Il faut tenir ses poches, promener un œil méfiant sur ses voisins, et de l’autre loucher horriblement pour contempler les merveilles de l’exhibition. Au reste, les merveilles sont sur l’affiche du grand Barnum. En fait de curiosités, nous avons dû admirer une série de personnages de cire rangés dans une armoire vitrée, Napoléon, Washington, la reine d’Angleterre, M.***, mort à l’âge de cent cinquante-sept ans, un brasseur éléphant, etc. — Plus loin, un phoque aveugle fort aimable, à ce qu’on nous dit, se cache au fond de son aquarium ; quinze sangsues dans un bocal, six poissons rouges dans un autre bocal, vingt-cinq devans de cheminée intitulés galerie de tableaux, un nègre albinos et sa femelle, que sais-je ? C’était idiot. Tu te rappelles le grand Barnum apportant chez toi l’avorton Tom Pouce dans le creux de sa large main gantée, et te débitant sa réclame avec des airs de parfait gentilhomme. J’aurais voulu revoir ce fantastique personnage dans son milieu ; mais peut-être qu’ayant épuisé tout ce que l’on peut montrer pour de l’argent et réduit aux platitudes de son musée actuel, il ne se montre plus lui-même que dans les grands jours et pour des sommes considérables. — Nous revenons coucher à bord.

28 juillet. — Le dimanche puritain est observé ici dans toute son horreur de débauche ou de fainéantise. Tout est fermé ; on ne voit que gens stupéfiés ou ivres-morts dès le matin, gisant dans les coins ou sur les marches des bar-rooms (ce sont des cabarets-tavernes où on s’enivre d’ale ou de whisky). Aux fenêtres et aux rampes des balcons, l’œil se délecte à contempler des rangées de semelles de bottes. Je savais déjà, par les récits de voyageurs nos amis, que c’était l’indispensable ornement des maisons américaines dans les jours de fête. J’ai pu constater qu’on ne nous avait pas surfait la réalité : avoir les pieds plus hauts que la tête et faire prendre l’air autant que possible à la partie du corps que l’usage européen commande de poser modestement sur un siège, voilà, à n’en pas douter, la grande volupté et le dernier bon goût dans le Nouveau-Monde. J’ai demandé si les femmes avaient adopté cette coutume ; on m’a répondu : Non, du ton paisible dont on m’eût dit : Elles n’ont pas de semelles de bottes.

Le prince, accompagné du baron Mercier, ministre de France à Washington, et de M. de Montholon, consul de France à New-York, traverse l’Hudson sur une de ces maisons flottantes dont je te parlais hier. Tout est pêle-mêle dans cette énorme carcasse, passagers de tout sexe et de tout âge, chiens, chevaux, voitures et colis. C’est très démocratique. Ah ! oui, mais les nègres sont à part, en bas, et comme cachés à la vue des personnes et des animaux. Nous mettons pied à terre, et à travers un charmant pays semé de cottages et de jardins, puis de bois verts et touffus, nous arrivons au camp.

Au milieu du vaste carrefour d’une forêt d’érables et de chênes qui découpent leurs grosses masses rondes sur un ciel orageux, des centaines de tentes de coton blanc s’alignent sur l’herbe brûlée par le piétinement des recrues. On ne fait aucune difficulté de nous laisser entrer malgré l’incognito du prince. Tous ces hommes, qui couchés, qui jouant ou lisant le journal, qui ne faisant rien, sont vêtus, les uns de chemises de laine grise et de pantalons bleus retenus par des bretelles, les autres d’une vareuse ou d’un paletot, et coiffés de chapeaux de paille ou de képis de toile. Je cherchais les soldats de la fameuse brigade excelsior qu’on m’avait annoncés, je les avais sous les yeux. Quelques zouaves américains viennent à passer. L’un d’eux, grand diable bâti pour porter la cuirasse et le casque, mais affublé du jupon rouge et coiffé d’un turban de bal masqué, se détache du groupe. Il a reconnu le prince et vient droit à lui. Il a servi sous ses ordres au camp d’Helfaut, et paraît étonné qu’on ne se souvienne pas de sa personne. Ils répondent d’une manière évasive aux questions qu’on leur adresse sur leurs services passés et sur les circonstances qui les ont amenés en Amérique. On dirait fort que cette compagnie est composée de Français qui n’ont pas tous servi et de Canadiens qui n’ont pas servi du tout. Cela ne fait rien, si le cœur y est, mais la discipline ? — Oh ! la discipline, disait l’un d’eux, ancien douanier français, comment voulez-vous ? Voilà les Canadiens, qu’on nomme sergens et caporaux parce qu’ils savent parler anglais, et c’est bien vexant pour nous, qui n’entendons pas un mot des commandemens dans leur chienne de langue ! — Un autre, à la mine patibulaire, répond à propos de la solde : « Tant qu’aux promesses, ça va bien : soixante francs par mois, sans compter la nourriture et l’habillement, ça paraissait assez gentil ; mais depuis qu’on est au camp, on n’a pas encore vu la couleur des dollars. On nous a habillés d’une paire de guêtres et d’une paire de bretelles, et la nourriture est bonne pour ceux qui aiment la glace, le journal et la chique ; mais moi, ça ne me convient guère. Je me suis engagé pour trois mois, j’en ai encore pour six semaines, et après ça, du diable si on m’y repince ! » L’incognito du prince était trahi. Les officiers supérieurs sont venus lui faire les honneurs du camp. Moi, j’étais assez curieux des dires du soldat. J’en attrape un, encore un Français, qui me parle ainsi : « Il n’y a pas ici un Américain sur dix soldats, tous Allemands, Irlandais, Suisses, Hongrois, Italiens, quelques Français et Canadiens. Voyez-vous, l’homme qui n’a plus de travail aime encore mieux s’engager dans l’armée de l’Union que de crever de faim. On mange au moins un peu de pain ; mais on n’est pas forcé de se faire tuer pour des gens qui aiment mieux rester dans leurs boutiques que d’aller arranger eux-mêmes leurs affaires de coton à coups de fusil. Et puis il faut voir comme on est commandé ! Un notaire, un coiffeur, un apothicaire lève une compagnie ou un bataillon qu’il intitule régiment, et il s’en fait nommer colonel ou capitaine. On vous promet des alouettes toutes rôties, avec sauce à la victoire ; mais au premier coup de clarinette (fusil), notre colonel le notaire ou notre capitaine le perruquier, qui savait peut-être bien se servir de la plume ou du fer à papillotes, mais qui ne connaît pas Jeannette (le sabre), décampe, emporté par la peur pendant douze lieues, avec des soldats de quinze jours. Voyez-vous, voilà ce qui s’est passé à Bull’s-Run. Je suis nommé caporal, parce que je sais quinze mots d’anglais. Je mets l’autre jour un soldat américain en faction, il m’en demande la raison. Que voulez-vous que je fasse de soldats qui veulent l’explication d’en avant marche ? Chacun ici veut bien commander, mais personne ne veut obéir, et c’est comme ça, voyez-vous, du plus petit au plus grand. » J’avoue que je restai abasourdi de ces révélations. Je ne m’attendais pas à trouver une armée de volontaires si volontaires.

Après avoir vu quelques pelotons manœuvrer assez mal, nous revenons au yacht, et ce soir je parcours la ville. Tous les édifices publics illuminés ; la population en fête par les rues ; d’énormes chars couverts de lauriers et de jeunes filles enrubannées et fleuries, qui agitent des drapeaux à la lueur des torches ; la corporation des pompiers de New-York avec les pompes éclairées de lanternes aux couleurs de l’Union, rouge, blanc, bleu ; la milice sous les armes, musique en tête ; les femmes et les enfans grouillant et piétinant dans la boue sur la grève de La Batterie ; les hommes jouant des coudes ; les musiciens se faisant place avec leurs trombones et leurs ophicléides ; les tavernes pleines de buveurs ! Que diable va-t-il se passer ? — Où sont-ils ? Est-ce qu’ils arrivent ? — Qui ? quoi ? Est-ce une victoire remportée, une revanche de Bull’s-Run ? — Non, les voici, hourra ! Vivent les volontaires du sixième régiment ! — C’est la rentrée des vaincus du Potomac !

Étrange en vérité ! Une ovation à ces pauvres fuyards ! Est-ce une rouerie patriotique pour relever le sentiment national ou une rouerie financière pour remplacer les dollars par un triomphe de vanité ? Ce n’est ni l’un ni l’autre, car tout le monde s’en mêle. C’est un sentiment de forfanterie naïve qui prouve que la patrie n’est pas en danger, car dans les mauvais jours les vaincus ont tort. C’est un boxeur qui a reçu un bon coup, et qui dit en souriant que ce n’est rien. À merveille ! mais à présent, mes chers Américains, il faudra vaincre, et pour vaincre il faudra de vrais soldats et de vrais dollars. — On rentre à bord à dix heures.

29 juillet. — Le temps est toujours à l’orage, il fait chaud ; mais il me semble que le climat est le même que celui du midi de la France. Je vais seul à terre. On a si bien observé le dimanche que la police a laissé depuis hier jusqu’à ce matin assez tard un cheval mort au milieu de Broadway : mais un spectacle bien autrement révoltant est celui d’un corps humain retenu par une corde passée au cou à un piquet du rivage tout près de l’embarcadère, et il est là aussi depuis hier matin, la tête seule hors de l’eau. Sauve-t-on ici les gens qui se noient le dimanche ? Ce n’est peut-être pas l’usage ! Quoi qu’il en soit, des enfans pêchent à la ligne autour du misérable corps et rient de cette face livide que quelques-uns prennent pour but de leur adresse en lui lançant des cailloux. Quand le projectile rebondit sur le crâne chauve, ce sont des explosions de rires. Je m’éloigne indigné, le cœur mal ouvert, je le confesse, aux attraits de l’Amérique. À deux pas de là, sur la grève de La Batterie, une autre scène me contriste encore. C’est un groupe d’Allemands, pauvres cultivateurs fraîchement débarqués, qui ont établi là leur campement misérable. Au milieu des malles éparses et des outils de travail, espoir de la famille, les femmes préparent la cantine, tout en donnant le sein à des enfans demi-nus ; d’autres ont lavé le linge qu’elles étendent sur des perches. Ces émigrans, alléchés par l’appât des fameuses concessions et des richesses de la réclame américaine, commencent là le dur apprentissage de la réalité qui les attend. Des spéculateurs, qui les ont flairés, sont déjà là aussi, et leur demandent de l’argent. Ils ne peuvent offrir que leur travail ; on s’éloigne d’eux en haussant les épaules. Ils attendent, avec la résignation du paysan, que la fortune arrive. On sait ce que sont les terres accordées par certaines compagnies à ces malheureux, au prix de quels durs voyages, de quelles maladies dans des climats insalubres et de quelles années de labeur et de misère ils achètent le droit de devenir citoyens de la riche Amérique. Nous avons eu là-dessus, tu t’en souviens, des renseignemens bien certains et bien tristes.

Autant la ville était morne et comme écrasée hier matin par la joie du dimanche, autant le lundi lui a rendu aujourd’hui de fiévreuse activité. C’est un va-et-vient inoui. Les files d’omnibus se croisent dans tous les sens. Disons en passant que les choses d’utilité publique ne sont pas ici l’objet des petites filouteries dont on est forcé de se préserver chez nous. Si les pique-poches sont partout, et dans les omnibus comme ailleurs, la population, — les pique-poches y compris, — paie consciencieusement le prix de la course au cocher de l’omnibus. Il serait assez facile de le tromper, car il est l’unique surveillant et l’unique caissier de son véhicule. Une petite ouverture correspondant de l’intérieur de la voiture à la poche de son paletot reçoit le prix convenu, et il n’arrive jamais, dit-on, qu’il ait à quereller ou à sévir. Ces omnibus sont toujours au grand complet sans que rien vous en avertisse. Ils ont douze places, mais on s’y entasse vingt-cinq en s’asseyant, hommes et femmes, sur les genoux les uns des autres. Ceci me paraît plus démocratique que décent.

Je ne circule en omnibus que pour descendre n’importe où et marcher au hasard. Je m’arrête devant une tente pavoisée d’ornemens belliqueux. Un charlatan en habit noir débite avec accompagnement de grosse caisse et de trompette un boniment mêlé de pantomime. La foule se presse autour de lui pour acheter : quoi ? rien ! C’est lui qui achète, tu ne devinerais pas quelle denrée. Des hommes ! C’est un recruteur, c’est-à-dire un gentleman qui tient bureau d’enrôlemens. — Dépêchez-vous, il n’y a plus que vingt places ! Voyez comme j’habille mes soldats ! — Et il montre deux gaillards déguisés en zouaves de fantaisie qui lui servent d’enseigne. — Nourris, blanchis, vêtus, chaussés, coiffés, et douze dollars pour les menus plaisirs ! — On entre, on s’enrôle et on part sur l’heure, par bandes, drapeaux en tête et tambour battant. Le singulier pays ! Si parmi tous ces chercheurs d’aventures qui ne songent qu’aux dollars, ou parmi ces pauvres diables qui se contenteront d’être habillés et nourris tant bien que mal durant trois mois, il y a quelques vrais patriotes, quelle solidité de foi et de dévouement ont-ils donc dans le ventre pour que ces réclames et ces formes ridicules de l’enthousiasme ne les rebutent pas ! C’est la caricature de nos anciens enrôlemens volontaires si sérieux et si pittoresques.

Les noms des divers corps nouvellement formés sont affichés partout, et plusieurs sont accompagnés d’images pour tenter les amateurs de costumes militaires. C’est un pot-pourri de toutes les armes européennes et de toutes les fantaisies locales : tirailleurs allemands, volontaires anglais, riffles écossais, régiment de Garibaldi, bersagliers, cavalerie suisse, artillerie irlandaise, gardes-Lafayette, chasseurs des États-Unis, flanqueurs, ingénieurs, gardes-du-corps, etc. ; mais le corps par excellence est toujours celui des zouaves. Tout esta la zouave ici, les modes des femmes, les enfans, les guêtres, les bonbons, les culottes, la soupe ; c’est une rage.

Quant aux réclames placardées, elles dépassent tout : en voici une : « Attention ! attention !! attention !!!

— Connaissez-vous un plus beau régiment que les zouaves de *** ?

— Non !

— Connaissez-vous un régiment mieux commandé que les zouaves de *** ?

— Non ! non !

— Connaissez —vous un régiment plus terrible que les zouaves de *** ?

— Non ! non ! non !

— Voulez-vous venger la patrie ?

— Oui !

— Voulez-vous gagner douze dollars par mois ?

— Oui ! oui !

— Enrôlez-vous donc dans les zouaves de *** !!!

— Oui ! oui ! oui ! »

Et le tout finit par l’appel aux armes ! en lettres de trois pieds de haut avec quinze points d’exclamation.

Il faut que je te dise en peu de mots quelle est l’organisation militaire normale des États-Unis. L’armée régulière, qui appartient au gouvernement, se compose de quinze à seize mille hommes, disséminés dans les divers états et servant surtout de protection aux cultivateurs contre les invasions indiennes des frontières. La milice est organisée comme notre garde nationale, mais sur des bases plus populaires, et beaucoup plus considérable. Cette milice est habillée comme elle l’entend : le gouvernement ne lui fournit que les armes ; mais une milice bourgeoise américaine est loin de cet esprit belliqueux qui, chez nous, en cas d’invasion, se montrerait aussi ardent que dans les dissensions civiles. C’est pourquoi on a imaginé les enrôlemens volontaires à prix d’or : mauvaise décision du congrès, je crois. On dit que le président voulait organiser régulièrement l’armée par le recrutement ; mais était-ce possible dans ce pays, qui a perdu, dans les loisirs de la paix, toute idée de la discipline nécessaire en temps de guerre ? Il faudra pourtant bien en venir là, si la guerre continue. Que faire avec ce ramassis de mercenaires dont une bonne partie avait d’ailleurs fourni son terme d’enrôlement au moment où la guerre a éclaté ? Le congrès a voté, comme tu sais, la somme fabuleuse de cinq cent millions de dollars pour lever l’armée tout aussi fabuleuse de cinq cent mille volontaires. On ne sauve pas une société avec des hâbleries déjà percées à jour. Quelle sera l’issue de cette lutte si mal entamée ? Ce que j’en sais, c’est ce que tu en sais toi-même : c’est ce qu’on peut prédire sans être sorcier politique. La guerre, par son essence même, va, si elle continue, tuer l’esclavage dans le sud et la liberté dans le nord, du moins la liberté individuelle, si chère aux unionistes. On n’est pas bon et vrai militaire sans faire un abandon complet de sa volonté, de même qu’on ne peut plus entretenir et commander des esclaves quand on est forcé d’en faire des soldats. Le soldat, en abandonnant sa volonté personnelle, a en lui du moins la volonté d’obéir, grande et belle chose qui conserve et souvent exalte sa qualité d’homme. L’esclave devra donc être élevé à la dignité d’homme le jour où on aura besoin de lui pour un autre travail que celui de bête de somme. Ceci me paraît inévitable, et pour le reste qui vivra verra.

Dîner fort modeste à la Maison-Dorée, cinq personnes, soixante francs par tête. Tout est ici dans cette proportion. Un dollar se dépense comme un franc chez nous : une coupe de cheveux, un dollar ; une course en voiture, un dollar. Il est vrai que les choses d’utilité directe sont à bas prix : l’omnibus, si longue que soit la course, trois sous.

Ce soir l’orage crève, et il pleut comme en Afrique.

30 juillet. — Je passe ma journée à flâner dans la ville et dans les magasins. Nous allons demain dans le sud, et il s’agit de se remonter en linge, en pantalons blancs, gilets et cravates blanches. En avant les dollars ! Je dépense deux cents francs, et j’en ai bien pour cinquante, tant la marchandise est mauvaise, trompeuse, collée au lieu d’être cousue. Ces magasins d’habillemens sont ce qu’on appelle chez nous des bazars : on y trouve de tout, des armes, des pincettes, des malles, des tentes, des casseroles, etc.

Philadelphie, 31 juillet.

Ce matin, le prince et la princesse quittent le yacht. La princesse, accompagnée de la duchesse d’Abrantès, du commandant Dubuisson faisant service d’aide-de-camp et de l’enseigne Brunet, officier d’ordonnance, va s’installer à l’hôtel New-York. Le prince, accompagné de ses aides-de-camp, les colonels Ferri et Ragon, du baron Mercier, du commandant Bonfils et de moi, part pour Washington à six heures du soir.

Du steamboat qui nous fait passer l’Hudson, nous prenons le chemin de fer. Ce train emmène un bataillon composé de zouaves, de garibaldiens, de chasseurs de Vincennes et de dragons, tous plus ou moins vêtus. Ce qui constitue le volontaire, c’est le képi et le fusil ; il n’est guère question d’autre chose. À chaque station, les populations manifestent leur enthousiasme par des hourras qui se répètent et se prolongent dans la campagne ; femmes, enfans, agitent des mouchoirs et de petits drapeaux. Nos volontaires répondent par des cris frénétiques. Si ces gens-là apprennent à se battre aussi bien qu’ils savent crier, ça ira mieux.

Le soleil se couche au milieu des éclairs et du tonnerre. Nous traversons la Delaware dans l’obscurité. Des bataillons de lucioles scintillent comme des étincelles dans le feuillage des grands bois sombres, le long des prairies humides. Nous arrivons à Philadelphie par une pluie battante, et on descend à l’hôtel Lapierre.

Après souper, le colonel Ragon nous raconte avec simplicité, modestie et clarté, des épisodes de la prise de Malakof, où il a joué un rôle important. Le prince, qui malheureusement n’a guère le temps de causer, nous a parlé non de l’Amérique, qu’il voit comme nous pour la première fois, mais sur l’Amérique au point de vue des idées. Il a, ma foi, bien parlé, et j’avais besoin qu’il me remontât le moral, car, tu le vois, ce qui jusqu’ici m’a frappé n’est pas enchanteur.

Me voilà pour la première fois dans un gîte américain, puisque nous avons toujours couché à bord. Un lit de six pieds carrés au fond d’une alcôve sans rideaux ; une grande chambre, du plafond très élevé de laquelle descend beaucoup trop peu un bec de gaz qui vous crève les yeux et incendie l’atmosphère déjà brillante, — trente-trois degrés ; — deux fauteuils à bascule, dits à l’américaine, montés sur un croissant qui vous casse les jambes, et qui ne servent absolument qu’au plaisir de l’escarpolette, car un habit même ne peut y rester sans être emporté au diable dans le balancement élastique de ce meuble extravagant ; une grande croisée à guillotine, qu’il faut laisser ouverte sous peine d’étouffer : voilà le comfortable américain, car nous avons certes les plus belles chambres de l’établissement. J’entreprends d’éteindre l’insupportable bec de gaz trop haut perché pour que mon bras l’atteigne. Me vois-tu essayant de grimper sur les fauteuils à bascule ? Après des entreprises insensées et une foule de poses d’un pittoresque mal récompensé, je crois avoir trouvé un moyen admirable : j’attaque la clé du conduit de gaz avec le bout de ma canne, mais la clé ne tourne pas. On est condamné au gaz à perpétuité, tant pis pour ceux qui ne l’aiment pas. Mais voici bien une autre affaire ! Des régimens de gros insectes noirs prennent leurs ébats jusque sur mon lit. Enchanté d’abord et comptant sur une rencontre entomologique intéressante, je me mets en chasse à travers la chambre, et je réussis à en saisir un. C’est tout simplement une blatte (b. americana) fort inoffensive, mais d’une odeur fétide. Il faut bien se coucher. Le gaz chauffe, les blattes folâtrent, et je dors comme je peux.

1er août. — Si on dort mal dans ces comfortables hôtels américains, en revanche on n’est pas servi du tout. Chaque garçon a sa consigne, et pour rien au monde ne vous rendrait, en dehors de là, le moindre service. À qui s’adresser pour faire brosser ses habits et cirer ses chaussures ? Je croyais qu’on me répondrait au moins qu’on brossait et nettoyait soi-même. Point, il n’y a dans l’établissement ni brosse ni cirage à l’usage des voyageurs. En voyage, Les Américains sont dispensés de toute propreté. Ceci m’explique pourquoi tous ceux que j’ai approchés hier sentaient si mauvais. Pourtant la liberté individuelle m’autorise à une emplette de brosses, et c’est ce que je me hâte de faire.

Déjeuner à l’américaine, thé et eau glacée. Je commence à ne pas aimer les coutumes de ce pays ; au moins si l’eau était à discrétion par cette chaleur ! mais elle n’est jamais placée sur la table, et quand on en demande au-delà de la ration, il faut attendre qu’on en fasse.

Nous visitons l’établissement pénitencier, c’est un massif de pierres de dix mètres d’élévation et de deux cents sur chaque face. Au milieu de cette forteresse crénelée, un bâtiment intérieur renferme les prisons. Les cellules donnent sur de longs corridors par une double porte, l’une en bois massif, l’autre en fer. Une porte semblable communique avec un petit carré de terre d’une étendue pareille à celle de la cellule où, entre quatre hautes murailles, poussent tristement quelques pieds de laitue ou de capucine, un liseron ou une touffe de chiendent, délices du prisonnier ! Le prince est entré dans la geôle de quelques-uns de ces malheureux, chez un entre autres, ouvrier menuisier, qui était là depuis dix ans pour avoir tué l’amant de sa femme. Bien que le médecin de l’établissement nous eût assuré qu’ils étaient rarement malades, tous avaient les yeux brillans de la fièvre ou de la folie, et la pâleur livide des plantes privées d’air et de soleil.

On va voir ensuite l’établissement de charité de Stephen-Gerard, très bien tenu et très bon en théorie. On y élève des enfans dans une complète liberté religieuse et intellectuelle. Ils apprennent le métier qui leur plaît, ne sont astreints à aucun culte particulier ; mais un des professeurs, qui m’a paru un homme distingué, me dit que le résultat n’est pas toujours satisfaisant. Quelques-uns, les mieux doués, acquièrent dans cette liberté d’esprit des connaissances et des qualités morales. La plupart, ne montrant rien de spécial et ne faisant choix d’aucune croyance, sont complètement dépaysés dans la société et manquent parfois de la vraie notion du bien et du mal. Ainsi l’on peut commencer la vie dans cette institution par l’indépendance illimitée de l’esprit et de la conscience, en abuser dès les premiers pas dans le monde, et aller misérablement finir ses jours ici près, dans la prison cellulaire, où la liberté ne s’étend même plus jusqu’à respirer l’air du ciel.

Nous grimpons sur les terrasses ou plutôt sur les toits de l’établissement Stephen-Gerard pour jouir de la vue. Entre la Delaware et la Schuylkill s’étend la ville aux vastes rues, de cent pieds de large, bordées de belles maisons et de trottoirs en brique. Philadelphie, avec ses jardins et ses bouquets de verdure en pleine cité, est beaucoup plus agréable que le massif compacte de New-York. Les promenades sont charmantes, les rives de la Schuylkill très pittoresques ; de beaux arbres, de riches prairies. Des roches micacées sortent des herbages et se dessinent en formes accentuées sur les pentes ; parfois elles descendent et se plongent jusque dans les eaux.

Après avoir vu les machines hydrauliques (water-works) qui fournissent l’eau à la ville, nous prenons un petit bateau à vapeur qui remonte le cours de la rivière, et on descend dans les prairies. La nature est charmante, le terrain est tellement pailleté de mica qu’il fait l’illusion d’un sable baigné de rosée. De grands papillons, que je n’ai encore jamais vus que desséchés dans les collections d’exotiques, fendent l’air avec rapidité. Ce sont des danaïdes archippe. De belles libellules, aux ailes diaprées de bleu en sens inverse de celles de nos climats, chassent des mouches d’or sur les roseaux. Des sauterelles aux ailes de dessous orange bordées de noir sautent et s’enlèvent des buissons à chaque pas de ma promenade.

Nous entrons dans un enclos champêtre où, sur la pelouse ombragée de grands arbres, des ouvriers exécutent comme des forcenés une espèce de contredanse gigottée au son des violons ; mais l’orage gronde, et une pluie effrénée chasse les danseurs comme dans une scène de théâtre. Nous remontons en steamboat au milieu des jeunes misses couvertes de fleurs et de pluie.

Je te parle toujours des jeunes misses et jamais des femmes mariées ; c’est qu’ici, comme en Angleterre, les dames sortent peu. En revanche la vie des jeunes filles me semble une vie de Cocagne. On les voit partout, épaules et bras nus, parées, fleuries par tous les temps, cherchant tous les moyens de locomotion et tous les prétextes de promenade. Moins bruyantes que celles d’Halifax, elles sont aussi plus gracieuses et généralement jolies, mais sans type accusant une race quelconque. C’est ici la race mélangée, le style humain composite dans tout son caprice.

Nous rentrons à Philadelphie, mais nous n’y avons pas fait trois pas qu’il faut s’arrêter devant un corps d’armée tout entier, musique en tête et drapeaux ; au vent. Les régimens défilant par compagnies nous donnent le spectacle en grand de leurs allures débraillées : des chapeaux gris à bords retroussés, des bonnets de liberté à glands d’or, des képis à plumes, des bonnets de calicot rouge comme ceux des geôliers de mélodrame, des bancals de cavalerie en sautoir sur des vareuses, des vestes, de simples chemises de laine de toutes couleurs, des fusils, des revolvers rouillés, des baïonnettes tordues, des sacs en cuir noir avec un numéro blanc plus grand que le sac même, de grands cheveux avec des barbes taillées à la Yankee, c’est-à-dire toute la barbe et pas de moustaches, des favoris en côtelettes avec des cheveux en tire-bouchon, des moustaches en brosse ou un bouquet de crin au menton, des enfans de quatorze ans avec des hommes à tête grise ; il y en a pour tous les goûts. Si c’étaient des Français ou des Italiens, ils trouveraient moyen d’avoir de la tournure dans cette fantaisie ; mais ici il n’en faut pas chercher. Ni le type ni l’instinct ne se prête au pittoresque. Ce soir, pendant que je t’écris à la clarté de mon bec de gaz, les blattes recommencent leurs folies dans ma chambre.

2 août. — Visite à l’hôtel des monnaies et au musée monétaire. Après déjeuner, on se remet en route pour Washington dans un compartiment réservé. Le railway, traverse des prairies touffues entourées de barrières ou de haies, et parsemées de grands chênes qui rompent les lignes plates de l’horizon. Cela ressemble assez aux parties fraîches du Berri ; plus loin, je vois des champs de maïs dont les tiges ont quelque chose comme quinze pieds de haut.

Nous entrons dans la région boisée de la Pensylvariie, et je salue dans mon cœur la forêt primitive tant rêvée :

Dieux ! que ne suis-je assis à l’ombre des forêts !

ou plutôt que ne suis-je à pied ! car on passe comme la foudre, et les grands arbres morts de vieillesse tendent vers nous leurs longs bras, qui se mettent à frissonner, comme surpris et ranimés par le souffle de la vapeur, ce monstre qui pénètre dans tous les sanctuaires, et qui ne respecte pas même le solennel repos de la décrépitude. De chaque côté du chemin de fer, on a abattu et abandonné sur place ces grands squelettes qui pourrissent au milieu de la vie renouvelée et comme effrénée des herbes et des fleurs, des graminées superbes, des ombellifères, des morandias charmantes, des soucis énormes, des asters et des sauges. Voilà tout ce que je peux distinguer et reconnaître au train dont nous allons. Mais je vois voltiger des nuées de papillons et d’abeilles, des oiseaux rouges, jaunes, noirs, gris, bleus, qui se poursuivent dans le fourré sans paraître se soucier beaucoup de notre passage. Un gros quadrupède roux s’enfuit sous bois en gardant l’anonyme. Dans les marécages luxurians de fleurs, je distingue des lis couleur de feu et des arums blancs magnifiques. Ah ! quel crève-cœur de ne pouvoir descendre ! Mais on s’arrêtera bien quelque part !

Je me distrais d’ailleurs de mes regrets par le spectacle des surprenantes vicissitudes que subit le wagon qui nous porte. Après avoir longé la Delaware, rivière illustrée par Cooper, mais dont les Indiens ont disparu depuis longtemps, nous arrivons devant la Susquehannah, autre fleuve indien, si large en cet endroit qu’aucun pont n’a pu s’y établir ; mais, sans quitter la voie ferrée, nous voici pourtant sur l’eau au moyen d’un monstrueux bac (ferry-boat), qui transporte à la fois notre train et deux autres sur la rive du Maryland. Nous reprenons notre course rapide à peine interrompue, et nous tRaversons de nouvelles forêts, peuplées des campemens et postes militaires de l’armée de l’Union. À Baltimore, voilà qu’on abandonne notre wagon tout seul sur la voie, tandis que le train file sur Harrisburg. Quatre forts chevaux sont attelés, je ne sais comment, et nous devenons omnibus roulant dans les rues de Baltimore, après quoi on nous rattache à un nouveau convoi, et, secoués, ballottés comme en brouette, sur les rails édentés ou déjetés, nous arrivons à Washington à cinq heures du soir.

Je ne t’ai rien dit de Baltimore : c’est que nous avons passé vite, j’ai vu des maisons blanches, des esclaves noirs, et des soldats occupés à maintenir la fidélité des habitans à la cause de l’union, car le Maryland, bien que séparé des états du sud par sa position géographique et par le fait des circonstances actuelles, est encore un des états à esclaves dont la position est complexe et perplexe. Il faut aussi qu’avant de te faire entrer dans Washington, je te dise une particularité du voyage : c’est que, tout le long du chemin et dans tous les villages qu’on traverse, de même que dans tous les postes militaires de la forêt, une volée de journaux, de brochures et de lettres partait du convoi avec avertissement de hurras ! La population ou les soldats se jetaient sur ces papiers, épars dans les broussailles, dans l’eau ou sur la voie, avec la rage de gens affamés de nouvelles. J’ignore encore si c’est le service de la poste qui se fait ainsi, ou si c’est un acte d’obligeance fraternelle et patriotique. C’était cela au moins de la part de quelques voyageurs que j’ai vus distribuer ainsi les nouvelles en plein vent.

Ce qui me frappe partout, c’est la soif de journaux qui caractérise l’Américain. Ce moment d’agitation politique ne rend pas le fait exceptionnel, à ce qu’on m’assure. Le journal et la chique, voilà le panem et circenses de l’unioniste, car tu sauras qu’ici on ne consomme le tabac qu’à l’état de boulette continuellement sucée, et dont le résultat est lancé à la volée n’importe sur qui et sur quoi.

À Washington, le convoi s’arrête en pleine campagne. Je demande si la ville est encore loin. Il paraît que nous y sommes. De grands chemins de sable dont les berges herbues sont broutées par des vaches, des moutons et des oies, des chaumières entourées de jardins à palissades, de grands lopins de terre nus et arides, c’est la capitale des États-Unis. Le prince va demeurer avec Ferri chez M. Mercier à Georgetown. M. de Geoffroy, premier secrétaire de la légation, donne l’hospitalité au commandant Bonfils, au colonel Ragon et à moi. À mesure que nous avançons, les enclos se resserrent, les maisons se rapprochent et arrivent à former des rues ; mais sauf une place avec quelques boutiques, place à laquelle aboutit une croix de percées droites et larges, la ville est une réunion très agréable et très fraîche de maisons de campagne. Les rues sont désignées ici, comme à New-York et Philadelphie, par des lettres et des numéros, ce qui est simple, mais peu commode, à mon sens, pour la mémoire. Beaucoup de tavernes, mais pas de cafés, encore comme à New-York. Les chemins de la ville, car ce ne sont pas des rues comme nous les concevons, sont remplis de soldats qui campent au hasard et vivent ici comme en pays conquis. Outrés de n’être pas payés, il n’est pas rare, nous dit-on, de les voir demander l’aumône avec un revolver à la main. Les femmes, si respectées des Américains, ne se hasardent guère parmi ce ramassis de mercenaires de toutes nations. Aussi n’en ai-je pas aperçu du tout.

Nous descendons de voiture à la légation, devant un grand square planté d’arbres, assez près du Capitole et de la Maison-Blanche, résidence du président. Tu connais aussi bien que moi, par les gravures, ces monumens modernes réguliers dont il n’y a rien à dire en bien ou en mal, et dont, ici comme à New-York et à Philadelphie, le principal caractère est de n’en avoir aucun. Nous allons rejoindre le prince, qui dîne chez M. Mercier. Jolie maison de campagne, beau jardin avec une vue délicieuse qui s’étend jusqu’aux collines couvertes de tentes. Ce sont les avant-postes de l’armée du nord ou de l’union, c’est tout un. L’armée du sud ou des sécessionistes, ou des rebelles, comme on dit ici, n’est qu’à une distance de quarante kilomètres, de l’autre côté du Potomac. Le baron Mercier, homme parfaitement aimable, nous sert à la française un dîner très français.

Washington, 3 août.

Trente-cinq degrés de chaleur nuit et jour. Cette température molle et soutenue, avec accompagnement de moustiques, m’a fait sauter hors du lit, tout criblé de blessures. J’avale un grand verre d’eau tiède, vu que toute la glace a fondu pendant la nuit, et je mets le nez à la fenêtre en même temps que l’aurore mettait le sien sur l’horizon. Les becs de gaz, qui semblent être en plein champ, brillent encore, mais bientôt ils luttent d’un air maussade contre les rayons roses du soleil levant. De l’autre côté du jardin, je vois un troupeau de porcs qui se promène déjà librement dans la rue. Un nègre que je crois distributeur de journaux frappe à une fenêtre. Une négresse ouvre, une conversation très animée et très mouvementée s’engage et se termine par un gros baiser matinal échangé entre les deux moricauds.

Sur les fleurs d’un grand mimosa qui monte jusque dans ma fenêtre au second étage, un oiseau-mouche fait la chasse aux petits insectes encore endormis. Il plonge dans les corolles son petit bec pointu et recourbé comme la trompe d’un papillon. Au bruit d’une porte ouverte au rez-de-chaussée, le charmant oiseau, que je voyais pour la première fois en liberté, disparaît comme une étincelle. Je descends vite au jardin pour tâcher de le revoir, et j’en trouve quatre qui chassaient autour d’un hibiscus à fleurs roses. Ces ravissantes petites bêtes aux reflets d’or et d’émeraude se soutenaient immobiles dans l’air par le battement précipité de leurs ailes, comme font les papillons-sphinx. Ils sont si peu farouches que ma présence ne les dérangeait pas de leurs occupations, et que l’un d’eux est venu voltiger autour de mon nez.

Il faut s’arracher à cette aimable société pour mettre, dès le matin, la cravate blanche et l’habit noir. Le prince va rendre visite à M. Lincoln, président de la république.

La première réception à la Maison-Blanche est faite par M. Seward, le secrétaire d’état, qui, vêtu d’un paletot de coutil jaune, coiffé d’un chapeau de paille à bords plats, ressemble, mais au premier abord seulement, à un bon petit propriétaire de campagne. M. Seward est un esprit très élevé, qui au congrès est la personnification du parti républicain. Ses idées l’ont toujours porté à combattre courageusement la majorité esclavagiste du congrès. Aussi le brûle-t-on en effigie dans le sud, ce qui lui fait honneur. Tu sais aussi qu’il semblait devoir arriver à la présidence, lorsque le mouvement électoral y a porté M. Lincoln d’une manière assez inattendue. Au reste, l’esprit du gouvernement n’en a pas trop souffert, puisque cet homme de mérite y a conservé une grande prépondérance, et que les esclavagistes traitent ledit gouvernement de parti Seward. Si tu veux te représenter M. Seward, rappelle-toi la tête d’Hector Berlioz, un profil romain d’une grande énergie contenue dans une grande finesse.

Après quelques minutes d’attente, une petite porte s’ouvre et donne accès à un très grand monsieur, six pieds de haut, maigre, tout de noir habillé, et tenant dans ses grandes mains velues une paire de gants blancs qui n’a jamais été mise et ne pourra jamais l’être ; le nez long, la bouche grande, l’œil petit et doux, les joues creuses, la barbe taillée à l’américaine, mode qui donnerait l’air vulgaire à Jupiter lui-même, un toupet de longs cheveux relevé sur le front et retombant en saule pleureur, une bonne physionomie non dépourvue de finesse, tel est l’honnête Abraham. C’est le surnom donné au président Lincoln.

Tu connais son histoire. Petit-fils d’un des premiers pionniers de l’Illinois qui fut tué par les Indiens, fils de pionnier et pionnier lui-même, il reçut à l’école six mois d’instruction élémentaire, fut gardeur de vaches, fondeur de bois et conducteur de trains de bois sur le Mississipi, poseur de rails et enfin journalier dans une ferme de Springfield, où il s’instruisit assez pour entrer commis dans un magasin. Il s’engagea ensuite comme milicien, fut élu capitaine et deux ans après représentant à la législature. Il était au congrès en 1846. En 1849, il se retira volontairement dans sa famille ; mais le suffrage populaire vint l’arracher en 1859 à sa charrue pour l’opposer à M. Douglas, qui représentait l’esprit du sud. Il fit avec succès des speaches tout le long de l’Illinois, et l’emporta sur son adversaire. M. Seward, dans un esprit de conciliation et de modestie dont les exemples ne sont pas rares dans la politique unioniste, reporta ses propres suffrages sur l’homme de l’ouest, l’honnête, le sage et obscur Abraham. Il espérait, par le sacrifice de sa personnalité, détourner la rupture entre le sud et le nord ; mais cela était écrit !

Tu sais encore que la nomination de M. Lincoln a été accueillie avec enthousiasme par les classes ouvrières, qui virent dans son origine rustique, dans sa probité comme dans sa modération, une garantie pour le travail et les travailleurs. Si je te rappelle tous les titres de M. Lincoln à l’estime publique, c’est pour que tu me permettes de rire un peu de sa figure hétéroclite et de cette paire de gants blancs si étonnée de se trouver dans ses mains de fendeur de bois.

Il s’avance avec une contenance gauche et timide, donne une poignée de main au prince et ensuite à chacun de nous, et s’efforce d’engager une conversation amicale, « En combien de jours êtes-vous venu d’Europe ? — Est-ce au fils de Lucien Bonaparte que j’ai l’honneur de parler ? — Comment trouvez-vous l’Amérique ? — Il fait bien chaud ! »

Évidemment le digne homme était plein de bienveillance ; mais, représentant de la liberté, il n’avait aucune liberté dans la parole et dans les manières. Ce n’était pas la difficulté de s’exprimer, puisqu’il a conquis sa popularité par le speach, et que le prince parle parfaitement l’anglais. J’aurais voulu voir un paysan rond, naïf, confiant et même un peu fier de sa situation de parvenu. Il avait l’air si ahuri que j’en étais désappointé. J’avais envie de réclamer pour demander l’apparition du bonhomme Richard.

On se sépare avec de nouvelles poignées de main. Nous suivons le prince au Capitole. Le sénat est en séance, M. Seward, qui accompagne le prince, lui présente les hauts fonctionnaires de la machine politique, laquelle continue à faire crier son rouage dans la personne d’un orateur fort bruyant. Ce personnage, en paletot de coton jaune, le chapeau cloué sur la tête, ce qui ne me blesse pas, mais ce qui ne sera jamais pittoresque tant que nous ne changerons pas notre coiffure, hurle un discours, écouté avec le plus grand sang-froid, ou pour mieux dire pas écouté du tout. Ce père Duchêne me paraît fort en colère, mais ne distrait pas les autres sénateurs de leurs occupations. L’un est absorbé par la lecture de son journal, l’autre taille un petit morceau de bois blanc avec son canif, un troisième dort les jambes en l’air. Le président bâille. Chacun parle de sa place : il n’y a pas de tribune.

Ce soir, dîner chez le président. J’y éprouve, sans mot dire, de très grandes surprises. D’abord surprise agréable, je me trouve à table auprès du sénateur Sumner, notre ancien compagnon de voyage en Suisse, et frère de celui avec qui tu es liée ; c’est aussi un homme aimable et distingué. En face de moi, le général Mac-Clellan, physionomie énergique et intelligente, manières simples et modestes, trente-cinq ans ; c’est un élève éminent de l’école militaire de West-Point. Il a fait un voyage d’instruction militaire en Crimée pendant la guerre. Mais pourquoi me dit-on dans une oreille que sa manière de voir diffère de celle de presque toutes les personnes présentes ? et dans l’autre oreille : C’est notre futur premier consul ? Il est donc question de tout changer ? Je m’en doutais un peu. On ajoute : La partie est belle pour lui, s’il sait la jouer.

Je ne te donne pas une parole recueillie en passant comme un symptôme bien sérieux, mais je poursuis mon idée de l’autre jour ; s’il faut que l’Amérique soutienne et reconquière son unité au moyen de la guerre, adieu son système actuel de liberté ! Pressent-on déjà, dans les hautes régions de la politique, qu’une profonde atteinte portée à ses institutions va devenir inévitable ? Mais la nation est là, qui fera peut-être sagement la paix à tout prix.

Un autre personnage de cette réunion était le lieutenant-général Scott, grand et fort vieillard de soixante-quinze ans, vainqueur à la Vera-Cruz et à Mexico en 1847. On me demande si je ne trouve pas qu’il ressemble à Napoléon Ier. Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas découvrir en lui autre chose qu’un fort type anglais.

III.
Washington, 4 août 1861.

Je t’ai quittée hier, ma chère mère, au beau milieu d’un dîner chez le président des États-Unis[2]. J’ai fini la journée chez le ministre de Russie. Je ne te dirai rien encore des choses que j’ai entendu apprécier et débattre. Le temps me manque, et je veux d’ailleurs me livrer à mes impressions personnelles avec toi. Pour aujourd’hui, je suis encore en plein feu d’artifice de mouvement et de nouveauté.

Nous visitons les lignes de défense de Washington, les redoutes, ouvrages en terre gardés par des canons dont quelques-uns sont de grosseur démesurée et par de grands abatis de bois. Je cherche en vain les citadelles-revolvers à pivot (tirant soixante coups de canon à la minute), dont on m’avait parlé à New-York. Ce n’était qu’un de ces projets vantés et prônés par la presse américaine, comme s’ils étaient déjà mis à exécution depuis longtemps.

Nous traversons le Potomac sur le Long-Bridge, pont de bois d’un kilomètre et demi, défendu par des ouvrages avancés dont Ragon tâche de m’apprendre les noms techniques ; mais j’ai déjà tout brouillé dans ma cervelle. Nous entrons dans le camp du général Mac-Dowell. Une vingtaine de soldats puritains et leurs femmes, assis en rond, chantent en chœur des psaumes sous les grands arbres ; des tentes, des fourgons, des fusils en faisceaux, des sentinelles, des estafettes, des rondes d’officiers, des soldats qui se promènent ou préparent la pot-bouille. Tout se fait sans rire, sans gaîté ; pas de chansons joyeuses ou de propos badins comme dans nos camps. Une belle habitation appartenant à un sécessioniste est devenue le quartier-général ; de longues files de chevaux attachés aux arbres du parc broutent les corbeilles de fleurs, un troupeau de bœufs se vautre stupidement dans les pièces d’eau en attendant qu’on l’égorge pour les besoins de l’armée ; les gazons sont foulés par les roues de l’artillerie, les allées de sable défoncées et couvertes de débris de toute sorte et de feuilles de journaux déchirées.

Nous trouvons là le général Mac-Dowell qui, avec beaucoup de simplicité et de clarté, en très bon français, raconte au prince, cartes et plans sous les yeux, les opérations et péripéties de la bataille du 21 juillet. Tu la trouveras tout au long dans les journaux ; mais ce qu’il y a de positif, c’est que dans cette bataille, comparée par le bourgeois américain à celle de Solferino, l’armée du nord a eu en tout quatre cent soixante-huit hommes tués et quinze cents blessés. Réjouissons-nous pour la bonne cause du peu de ressemblance de cet échec avec celui que l’Autriche a subi à Solferino.

Ce soir, dîner et soirée chez le ministre de France à Georgetown. Les lucioles nous ont donné un feu d’artifice sur la pelouse. Il fait aussi chaud qu’à la gueule d’un four, et les moustiques du Nouveau-Monde adorent la peau des Européens.

5 août. — Jusqu’à l’heure du dîner, liberté de manœuvre, comme on disait à bord, c’est-à-dire que chacun va où bon lui semble. Il me semble bon, à moi, d’aller me délecter dans les arbres, les plantes, les oiseaux et les insectes. Je fais d’abord un croquis à Georgetown, et puis me voici sous les grands arbres : des chênes à feuilles dentées comme celles des platanes, des noyers à feuilles d’acacia dont je mange les noix vertes, bien meilleures que les nôtres et différentes de forme ; des micocouliers de plusieurs espèces, tulipiers, frênes, érables, sumacs, sassafras, magnolias à fleurs jaunâtres, acacias hérissés de longues épines, cèdres et conifères très variés. En fait de fleurs, des phlox, des lis martagon, des hibiscus, des phitolacca (raisins d’Amérique) ornés de grosses grappes violettes, des ænothères, des armoises en fleur autour desquelles volent et planent, comme des oiseaux de proie, de beaux papillons jaunes marbrés de noir (pap. Troïlus) larges comme des assiettes, d’autres noirs à reflets bleus ou tout brillantes d’argent (l’argynne Idalia) ; mais, hélas ! pas de filet, pas d’engin pour attraper toutes ces jolies bêtes ailées ! J’enrage, je cours après quand même, et à coups de mouchoir ou de chapeau j’abats dans les herbes les papilio Asterias et Polyxenus, de grandes hespéries aux ailes inférieures plaquées de mica, des polyommates bleus à quatre queues, une héliconie Charitonia, de jolis bombyx rose et jaune endormis sur les écorces de je ne sais quelle espèce de chênes ; il y en a tant ici, des noirs, des blancs, des rouges ! Nouveau désespoir : pas d’épingles pour piquer mes captures ! Les feuillets de mon album sont convertis en cornets et en papillotes, et je bourre mes poches d’insectes de toutes familles et de tous genres. Je ne sais pas le nom du tiers de tout ce que je ramasse ; mais au retour je définirai toutes ces bestioles. Je reconnais cependant la mégacéphale Virginica, joli carabe vert comme une émeraude, la cicindèle Purpurea, les trox Carolinus et Affinis, les hannetons (pelidnota Punctata) qui bourdonnent en plein soleil autour des lianes, la cétoine Nitida. Je fais une provision de ces lucioles qui m’avaient si fort intrigué : ce sont les lampyres Pyralîs, Linearis, Marginella et Pensylvanica, tous communs ici. Je repêche dans une flaque d’eau un gros longicorne qui se noyait. Sur une espèce de menthe qui embaume l’air et forme un dôme de fleurs volent, je crois, tous les insectes du pays, papillons, petits carabes dorés, fourmis velues, qui font la chasse aux pucerons écarlates ; des bourdons blanchâtres, des abeilles, des guêpes à ventre de cuivre rouge, de grands ichneumons en bronze florentin, des mouches d’or, des membraces blanches, et jusqu’à des cimex si singulièrement construites que les unes ressemblent à des guitares incrustées de nacre, les autres à des mandolines. C’est une véritable fourmilière ; tout ce petit monde va, vient, butine, chasse, plane, se poursuit, s’aime ou se mange. Au moindre mouvement que je fais, tout s’envole ; une seconde après, les bouquets lilas sont repeuplés.

Mais quel soleil ! Je suis littéralement cuit, non rôti, mais bouilli, car ce n’est pas la chaleur d’Afrique ; celle-ci, bien plus molle, vous maintient dans une transpiration continuelle. On n’a pas à craindre les refroidissemens, la température des nuits étant égale à celle des jours et le vent ne fraîchissant pas. On m’a assuré ici que la chaleur des tropiques n’était pas plus forte. Pourtant, comme j’étais harassé, je m’assieds sous je ne sais quelle espèce d’arbre, et au bout de trois minutes je me sens glacé. Je quitte cette ombre perfide, et je retourne en plein soleil, non pas un soleil éclatant dans un ciel pur comme à Alger : une sorte de vapeur humide pénètre les plantes et leur conserve une luxuriante végétation. Partout de beaux oiseaux rouges à ailes et queues noires, des tangaras et des cardinaux. Un gobe-mouche gros comme un merle, brun à ventre jaune, à poitrine blanche, huppé de plumes vertes, grimpait, le bec plein, pour porter à dîner à ses petits, que j’entendais piauler d’impatience. En le suivant de l’œil, j’aperçois le nid, fait comme une grosse perruque, attaché à une branche basse ; mais juge de ma surprise ! quand j’y porte la main, tous les cheveux de cette perruque se détachent et se sauvent. C’était un paquet de maigres araignées à jambes démesurément longues. J’ai trouvé le nid de l’oiseau un peu plus loin ; il n’avait aucun rapport avec celui des arachnides.

Les cigales grésillent sur un rhythme nouveau à mon oreille ; elles parlent évidemment une autre langue que celles de chez nous. Cette espèce est verte et bien plus grosse que celle du midi de la France. J’ai vu encore une quantité d’oiseaux charmans, tels que les chardonnerets jaunes à ailes, queue et calotte noires, des baltimores, sorte de gros moineau noir et jaune, des rouges-gorges qui ont ici la poitrine d’un beau bleu d’outre-mer et le ventre blanc, des geais tout bleu de ciel, qui sautent sur l’herbe en relevant la queue d’un air triomphant. Ils sont bien fiers d’être si bleus !

Te rappelles-tu combien de fois j’ai dit en regardant les collections d’exotiques : « Je ne verrai jamais voler tout cela ? » Et voilà que du jour au lendemain pour ainsi dire je vois cette riche nature en vie ! et en pleine vie d’été, dans toute sa force et dans toute sa grâce ! C’est si beau que j’y perds presque la rage de prendre, d’analyser et de savoir. Est-il possible qu’on se batte et qu’on se déchire sur une terre si remplie d’enchantemens ! Ne faudrait-il pas voir ici, au lieu d’un peuple de politiques, un peuple de naturalistes et de poètes ? Mais on dit que les contemplatifs ne sont bons à rien ! Ils sont au moins bons à ne pas faire de mal.

Je m’amusais tant à voir toutes ces merveilles du Nouveau-Monde, que j’ai failli oublier l’heure et le dîner du secrétaire d’état, M. Seward. Je reviens vite, je vide mes poches et je pars. C’est à peu près le même personnel qu’au dîner du président : ministres, membres du congrès, sénateurs ; les dames de leurs familles sont venues le soir.

Pour juger la société américaine, il me faudra, je crois, me détacher absolument des idées et des instincts français. J’avoue que je ne peux pas encore obtenir de moi cette métamorphose. Certes il y a ici des gens de mérite, mais il ne me semble pas qu’on les recherche et qu’on les apprécie, ou, si on les apprécie, on les craint. Interrogez qui vous voudrez sur un homme populaire ou influent, on vous répond tranquillement : Grand esprit ? Non. Homme habile ? Non. Cœur d’apôtre ? Non. Actions d’éclat, talens particuliers, services rendus ? Non. Pourquoi faire ? À quoi bon ? C’est un brave homme, c’est le premier venu, c’est tout ce qu’il nous faut ; — admirable réponse et digne des temps antiques, si nous étions ici en plein âge d’or, et si l’on n’avait qu’à étendre la main pour prendre au hasard un homme pur, sage et bon patriote. Malheureusement il ne paraît pas qu’il en soit ainsi. Il parait au contraire, et du propre aveu de ses membres, que cette démocratie est, en fait d’argent, aussi corrompue que n’importe quelle aristocratie, et que, pour amener au pouvoir un de ces hommes inoffensifs qui n’ont de mérite que leur probité, il faut se donner grand mal et faire mouvoir tous les ressorts de l’intrigue électorale, comme s’il s’agissait de faire triompher un grand homme méconnu. Si cela est, faudrait-il donc beaucoup plus de peine pour mettre au service de la chose publique l’honnêteté éclairée ? Cette honnêteté-là ne paraît-elle pas bien nécessaire dans une crise comme celle-ci ? Les uns le disent, le pensent, et vont jusqu’à sacrifier dans leur pensée le principe républicain ; les autres, et c’est le plus grand nombre, sont livrés à une double peur : celle de la dissolution des choses présentes et celle des moyens de salut. Comment sortira-t-on de cette grande perplexité ? car il faut en sortir à tout prix. Le prince me dit qu’il n’est pas possible qu’on n’en sorte pas heureusement, et qu’une liberté qui a été si féconde ne peut pas périr. Quand il me parle ainsi, je me reprends à croire et j’attends pour juger.

6 août. — Chacun est debout à cinq heures du matin ; mais on n’a pas grand’peine à se lever, la chaleur et les moustiques se chargent de vous tenir le sang en mouvement. Le prince part à six heures ; nous le suivons tous. Où allons-nous ? Je n’en sais rien. M. de Geofroy me remet un laisser-passer ou passe-port, chose non moins inconnue dans ce pays que les gendarmes. Aussi cette feuille signée de M. Seward, contre-signée du lieutenant-général Scott, qui me donne « le droit de passer sans molestation, et de requérir, en cas de besoin, aide et protection de l’armée du nord, » me surprend-elle un peu.

Nous allons droit devant nous, à l’aventure, du côté de l’armée du sud. Pour ma part, je suis très curieux de la rencontrer. Nous exhibons nos papiers au Long-Bridge, et nous roulons sur la route d’Alexandrie. Les terrains siliceux, couverts de belles mauves et d’asters jaunes ou violets, sont coupés de flaques d’eau où poussent des iris, des ixias et des roseaux. Nous devions déjeuner à Alexandrie, mais nous passons outre. Nous trouvons la route coupée par d’énormes troncs d’arbres abattus les uns sur les autres, véritables barricades infranchissables aux voitures. Par la traverse, on rattrape un bout de chemin. Voici des cabanes de branchages et des soldats. Est-ce l’armée du sud ? Non, pas encore. C’est un des derniers avant-postes de l’Union, campé près d’un ruisseau et retranché dans une enceinte d’arbres qui obstrue ruisseau et chemin. Nous mettons pied à terre, les soldats détellent les voitures, et à la force des poignets leur font franchir la barricade. Nous passons, avec les cochers nègres et les chevaux, dans le fourré, et nous repartons précédés d’un cavalier qui n’a pour toute arme qu’un revolver. Il nous indique le chemin de traverse pendant trois kilomètres. Arrivé sur une colline, il nous montre un massif plus élevé dans l’océan des vertes forêts qui couvrent une immense étendue de pays ondulé ; il salue, fait volte-face et repart bride avalée, son grand revolver lui battant les reins.

Ce qu’il a montré, je l’ignore. Livrés à nous-mêmes, nous traversons des marécages, nous renversons des clôtures, nous perdons toute trace de chemin. Où peut être l’armée des sécessionistes ? Pas un chat dans ces déserts. Des terrains accidentés couverts de châtaigniers, de chênes gigantesques, de peupliers de la Caroline, dont les feuilles argentées tremblotent au moindre souffle d’air ; sous bois, une riche végétation arborescente : ah ! quel beau pays, mais quelle belle faim aussi ! Trouverons-nous au moins chez les gens du sud quelque chose à mettre sous la dent ?

Les chevaux n’en veulent plus ; le sable et la chaleur les ont éreintés. Nous descendons de voiture et nous marchons à travers les pins et les cyprès sur un sol couvert d’une couche si épaisse et si glissante de leurs dépouilles, qu’il devient très difficile d’avancer ; mais voici quelques baraques où l’ennemi doit être embusqué. Je vois un factionnaire nègre. Les esclavagistes emploient donc leurs esclaves à les défendre ? Vu de plus près, ce nègre devient une vieille négresse, son fusil un balai, et la porte gardée n’est pas celle d’un camp ou d’une citadelle, c’est la porte de Mount-Vernon.

L’habitation où vécut et mourut le grand Washington n’est ni un palais, ni un château : c’est une simple gentilhommière, à un seul étage, bâtiment carré dont le péristyle ouvert avance sur une pelouse. Le modeste édifice est couvert d’un grand toit surmonté d’un belvédère en forme de lanterne. La vue est grandiose et triste. Le Potomac coule large et puissant au milieu des forêts de la Virginie. Derrière l’habitation, une cour entourée de loges pour les descendans des esclaves de Washington, affranchis par son testament ; quelques écuries en mauvais état où nos chevaux éreintés sont d’abord saignés, puis gorgés d’avoine. Ils ne pourront repartir de sitôt, il faut se résigner à attendre. Il est déjà midi. Il n’y a probablement personne dans la maison et probablement rien dans le garde-manger. La clé de la Bastille, donnée par le général Lafayette au général Washington, est attachée à la muraille du corridor ; c’est un objet intéressant, mais nullement comestible. Ferri, Ragon, Bonfils et moi, réfugiés à l’ombre, devenons indifférens à toutes les choses d’ici-bas, hormis à la pensée de déjeuner. M. de Geofroy, un charmant compagnon de promenade, vient nous annoncer qu’il a enfin découvert un négrillon et une cuisine. Nous pénétrons dans la maison, où nous trouvons une jeune dame fort aimable, parlant très bien français : c’est la maîtresse du logis, Mme Tracy. Elle gère la propriété au nom d’une société de dames américaines qui, au moyen d’une souscription populaire, a acheté aux héritiers l’habitation et l’enclos de Mount-Vernon, devenu ainsi propriété nationale. Elle apprend le nom du voyageur mystérieux qui visite en ce moment la demeure de Washington. Elle devine aussi notre angoisse à nos faces blêmes, à nos dents longues comme le bras… Oh ! vertueuse et perspicace lady !

Le prince, qui a été visiter le dehors, parcourt la maison du haut en bas. Mme Tracy lui donne des détails sur la vie privée et les habitudes du grand général. Je vais voir son tombeau, qui n’est pas plus somptueux que le logis. Une grande porte ogivale fermée de deux grilles de fer laisse voir, côte à côte, les tombes en marbre blanc de Washington et de sa femme. Sur le grand carré de murailles en briques qui les entoure poussent des arbustes et grimpent des plantes qui couvrent en partie la construction. L’endroit est triste et solitaire. Je remonte vers le parc. Voici l’allée ombragée de coudriers où Washington faisait sa promenade matinale ; voici le petit verger où les légumes et les herbes folles s’entrelacent amoureusement autour du tronc des pommiers. Pendant que je dessine sous de grands arbres dont les bras monstrueux s’étendent au loin, des tourterelles, des rolliers bleu cendré, des merles gris poursuivent de grosses cétoines vertes qui passent et bourdonnent dans un rayon de soleil. Sur la vaste pelouse volent des papillons grands comme des oiseaux, tandis que des colibris petits comme des papillons fuient à leur approche. Courant de droite et de gauche, je trouve un champ en friche couvert de chardons rouges qui sèment au vent leurs perruques blanches. Il y a là tant de papillons et ils y sont tellement absorbés à pomper le suc des fleurs, que j’en prends sans peine quelques-uns avec les doigts. Ils sont magnifiques, noirs à reflets d’un bleu métallique, de grands yeux orange aux ailes inférieures. C’est Philenor et Glaucus. D’autres lépidoptères jaune et noir, Lycoreus et Turnus, sont plus méfians, et je les manque.

Ravi et occupé dans mes recherches, je n’avais plus faim, et je suis interrompu par une figure noire qui me montre en riant une rangée de dents pointues. C’est le petit négrillon qui me fait signe de le suivre et me conduit dans la maison. Le prince, Mme Tracy et tous ces messieurs étaient à table, entourés de négresses pas trop laides qui, bras nus, faisaient le service ou chassaient les mouches avec de grands éventails de plumes de paon. On déjeunait, et fort bien ! Il était près de trois heures. Nous repartons à quatre heures pour Washington. Nos chevaux ont l’air de vouloir marcher ; mais au second kilomètre le cocher descend de son siège et nous assure d’un ton lamentable que nos bêtes ne peuvent aller plus loin. Il dételle et va chercher à Mount-Vernon les mules que Mme Tracy avait offertes.

Du fond des forêts silencieuses, un miaulement singulier se fait entendre. Est-ce un couguar ou un alligator en bas âge ? C’est tout bonnement un petit chat jaune qui sort du fourré en faisant le gros dos et en arrondissant la queue. Il est suivi d’une toute petite négresse de quatre ans, vêtue d’une longue chemise de coton ; un vieux nègre demi-nu, coiffé d’un chapeau de paille sans fond, la bouche ouverte, l’air abruti, ferme la marche. Ces trois personnages s’arrêtent devant les voitures, et nous regardent avec méfiance ; puis, sans dire un mot, sans répondre à nos questions, l’étrange groupe continue son chemin à travers la forêt, le chat miaulant, l’enfant riant, le vieux se traînant.

Les mules arrivées et attelées, nous repartons, conduits par le cocher nègre de Mount-Vernon. Le nôtre, qui craint les esclavagistes du sud, ne veut pas rester en arrière : il enfourche un des chevaux, tire l’autre par le licou et nous suit le plus près possible. Dix minutes plus loin, homme et cheval roulent dans la poussière. Le nègre se relève avec le plus grand flegme, met la bride du mort au vivant qui lui reste, et court après nous comme il peut.

À Alexandrie, on trouve des chevaux de poste, on traverse le Long-Bridge après avoir été arrêté six fois par les sentinelles. Au moment d’arriver à Washington, un nouveau cheval s’abat ; nous laissons là nègres, voiture, chevaux crevés ou fourbus, et nous rentrons à la légation à neuf heures du soir. Plusieurs personnes nous attendaient avec inquiétude. Elles nous supposaient attaqués, arrêtés, prisonniers, pendus, que sais-je ? Elles sont fort étonnées quand nous leur disons n’avoir pas vu le bout du nez d’un rebelle. À Washington, on ne sait pas où est l’ennemi. Il est peut-être parti !

7 août. — Visite à M. Osten-Sacken, attaché à l’ambassade de Russie. C’est un savant très distingué. Il fait de grands travaux entomologiques sur les cynips des États-Unis. Tu sais que les cynips sont de petits hyménoptères qui, en piquant, au moyen d’une longue tarière, les tiges, écorces, feuilles ou racines des plantes, produisent ces excroissances que l’on voit aux rosiers, aux chênes, etc. Certaines espèces produisent ce qu’on appelle la noix de galle, d’autres les truffes, etc. M. Osten-Sacken me montre une collection de tous ces insectes, dont il me raconte les mœurs et les diverses métamorphoses très curieuses. Ce soir, grand dîner chez lord Lyons, ministre d’Angleterre, fils de l’amiral Lyons qui commandait la flotte anglaise à Sébastopol. C’est un homme très aimable, à la physionomie fine, aux manières distinguées. Sa conversation est spirituelle et même maligne.

8 août. — À cinq heures du matin, nous sommes sur pied ; escortés d’un piquet de cavalerie, nous partons pour l’armée du sud, cette fois tout de bon.

À Alexandrie, le général Mac-Dowell nous fait donner des chevaux d’artillerie qui enlèvent nos voitures d’une autre façon que les rosses de louage. Nous n’arrêterons que pour déjeuner à Fairfax. La route est détestable, raboteuse, coupée d’ornières profondes. Nos cochers noirs préfèrent prendre les fossés, qui sont larges et plus carrossables. Il fait très chaud dans ces grandes forêts d’arbres résineux. On traverse des campemens qui semblent abandonnés de la veille ; les écuelles et les bidons sont rangés en cercle sur l’herbe desséchée, quelques marmites sont restées pendues aux crémaillères de branchage. La soupe y est probablement encore, tant ces bivacs ont été abandonnés précipitamment.

À dix heures, nos cavaliers de l’Union, en chapeaux noirs à la Henri IV, font halte devant une belle nappe d’eau claire et argentée, retirent leurs longs gants à la Crispin et boivent avec leurs chevaux essoufflés. D’Alexandrie à Fairfax, il y a loin, et l’appétit se faisait déjà sentir. Voici de l’eau, une habitation, de l’ombre, une pelouse verte, et nous avons un panier de provisions. Si nous déjeunions ici ? Mais la majorité n’a probablement pas faim, on remonte en voiture. Les cavaliers de l’Union qui nous escortaient nous précèdent maintenant, avec un parlementaire porteur d’un fanion blanc en tête de l’escouade. Ils nous font avaler des torrens de poussière ; est-ce là tout le déjeuner de la minorité affamée ? Non ; la Providence veille sur nous sous la figure d’un nègre qui, de derrière une haie, nous fait des signes et des airs tendres en nous montrant un énorme panier de pèches : Good peaches ! good peaches ! — Oui, oui, bon Tom ! Nous lui achetons panier, pêches, galette de maïs arrosée d’excellent lait. — Bon nègre, fort intelligent. — Nous dévorons joyeusement, et nous rattrapons la première voiture.

Voici les derniers avant-postes de l’armée du nord. Nous devons rencontrer l’ennemi d’un instant à l’autre. Nous sommes sur un terrain neutre, parfaitement ravagé quand même. À droite, une usine brûlée ; les machines sont éparses au milieu des décombres et des herbes, qui déjà repoussent avec rage dans la cendre. Une voie ferrée, celle d’Alexandrie à Warenton, traversait la route en cet endroit ; les talus en sont complètement éboulés, et les rails plongent dans un ravin au fond duquel murmure un petit torrent. À gauche, les ruines d’une maison dont il ne reste qu’une haute cheminée debout comme un obélisque. Les haies sont rasées et les arbres fruitiers cassés ; un léger tilbury gît sens dessus dessous dans un fossé.

Mais voici l’ennemi !… Trois grands diables à cheval, armés de longues carabines, coiffés de chapeaux pointus à plumes de coq, nous barrent le chemin. Leurs grandes silhouettes se dessinent au plus haut de la montée et me rappellent l’élégance dégingandée des gens de guerre de Callot. Nous faisons halte. Ils viennent à nous, l’arme au poing : « Que voulez-vous ? qui êtes-vous ? » Le prince se fait connaître. Un de ces soudards haut montés part ventre à terre pour prendre les ordres de son officier. Notre escorte du nord s’est retirée à cinq cents pas en arrière, excepté les deux officiers et le porte-fanion, qui font très bonne contenance, car en somme nous ne savons pas quelle réception nous attend, et les deux sentinelles de l’armée du sud ne sont éloignées de nos guides que de la longueur d’une pique ; mais le petit chiffon blanc est respecté. Le prince fait déboucher une bouteille de vin de Bordeaux, et les deux partis boivent démocratiquement dans le même verre à la prospérité des États-Unis.

L’officier du sud arrive, suivi d’un escadron, salue le prince courtoisement, avec des manières de gentilhomme, contraste d’autant plus frappant que ses guenilles lui donnent l’air d’un bandit de mélodrame plutôt que celui d’un capitaine de cavalerie. Les officiers ennemis se serrent la main (ce qui équivaut ici à ôter son chapeau), et nous, emportant les souhaits de nos amis du nord, nous repartons précédés et escortés cette fois de la cavalerie virginienne. Souples, hardis cavaliers, et maniant leurs montures avec grâce, ces gens-là ont bonne tournure. L’uniformité du costume n’existe pas plus chez eux que dans l’armée unioniste. Pourtant ils sont généralement vêtus de gris, coiffés de chapeaux gris empanachés, et armés d’un sabre et d’un revolver. Le long couteau est planté dans la botte, le fusil passé en bandoulière. Il me semble voir les partisans du Mexique ou de la Sonora. Beaucoup ont de très bonnes manières et parlent très bien français.

Vers deux heures, nos chevaux demandent à souffler. Nous faisons halte. Sommes-nous encore loin de Fairfax, de ce Fairfax où nous n’avons pas pu aller déjeuner avant-hier, et où nous ne déjeunerons probablement pas davantage aujourd’hui ? Encore une bonne lieue et demie. Ferri s’étonne que Ragon et moi soyons si résignés. — Êtes-vous malades ? — Non, la faim s’est dissipée, on ne sait comment ; mais nos rires mal étouffés nous trahissent : nous confessons avoir flairé une pêche et trempé nos lèvres dans une goutte de lait. — Gloutons ! voraces ! au lieu de garder un peu d’appétit pour le déjeuner qui nous attend peut-être ! — Et, tout en nous reprochant notre conduite déloyale, la majorité ouvre le panier aux provisions et croque une sandwich arrosée de bordeaux sur un morceau de glace qui tenait frais aux pieds de notre Phaéton noir, il n’y avait pas une goutte d’eau à deux lieues à la ronde. Nous marchons encore pendant une heure, sans voir la moindre habitation. Tout à coup des soldats virginiens, campés sous les arbres, se précipitent comme une fourmilière le long des talus qui encaissent la route, en saluant la France de hourras enthousiastes. Au sud comme au nord, on veut être bien avec la France, cela se conçoit.

Le colonel Stuard et son état-major viennent au-devant de nous, et vers trois heures nous arrivons à Fairfax, grand village qui, aujourd’hui peuplé de soldats, est devenu un camp. Une mauvaise maison de bois toute défoncée sert de quartier-général. Au milieu d’une chambre pleine de lits de camp, de malles, d’effets militaires, d’armes, jetés dans tous les coins ou pendus à la muraille, le couvert est mis sur une grande caisse peinte en bleu. Quelques assiettes et gobelets de fer-blanc entourent un jambon flanqué de pommes de terre ; du biscuit de mer sert de pain, et dans un coin de la case brille un seau d’eau où l’on puise au moyen d’une cuiller à pot. Deux esclaves noirs sont chargés de nous apporter à boire, mais ils sont toujours absens, et servent encore plus mal que les hommes libres du nord. Bien que Lucullus eût trouvé quelque chose a redire à ce festin, il ne m’en parut pas moins agréable. Les good peaches étaient oubliées depuis longtemps. Il n’y a rien au monde qui ait moins de cervelle qu’un estomac.

Le prince visite le camp, planté au flanc de coteaux boisés. L’endroit est joli, les personnages pittoresques. Au moins ceux-ci n’ont-ils pas la prétention de jouer au soldat. C’est Jean, c’est Pierre, c’est Guillaume, qui sont sortis de chez eux avec leurs fusils, leurs longs couteaux et leurs chiens, comme pour une partie de chasse. Ils ont trouvé sur le champ de bataille, outre les canons et les fourgons militaires, des fusils et des sabres, et s’en sont équipés. Partout des tentes, des soldats qui apprennent à faire l’exercice, des chevaux qui galopent par bandes comme des chevaux sauvages, des nègres qui travaillent aux harnais. Les objets de métal, baïonnettes, canons, ornemens de cuivre, poignées de sabre, brillent au soleil comme des éclairs. Il y a là une rumeur, une rage de mouvement que je n’ai malheureusement pas vues aux camps Scott et à Washington.

Nous confions aux rebelles les chevaux du général Mac-Dowell et nos cochers noirs libres, qui n’ont pas l’air très rassuré au milieu des esclavagistes. Nos voitures sont attelées de chevaux virginiens, et nous gagnons la route de Centreville. Au milieu des bois, voici encore des campemens abandonnés, de longues barricades, des feux de bivacs à peine éteints, des traces d’incendie. Plus loin des mares de sang infectes, des voitures sans roues, des roues sans voitures, des caisses, des barriques brisées, pelles, pioches cassées, marmites bosselées, bidons écrasés, chaussures, loques sanglantes, débris sans nom enfouis ou épars dans la poussière, lamentables traces de la retraite précipitée des unionistes.

À Centreville, autre camp de dix mille hommes, le prince descend de voiture, et du haut d’un mamelon ravagé par les combattans prend connaissance du champ de bataille : une vaste plaine coupée de bois où serpente la rivière de Bull’s-Run, et un large plateau où l’action fut la plus chaude. Un jeune volontaire du sud, en veste et culotte bleu de ciel, dont j’ai fait la connaissance à Fairfax, et qui nous suit, me raconte les divers épisodes des combats du 18 et du 21 juillet.

Il faut rabattre au moins quelque chose des exagérations de part et d’autre. On dit et on imprime dans le nord que les blessés de l’Union ont tous été massacrés, et qu’une église qui servait d’ambulance à quinze cents de ces malheureux a été violée ; les gens du sud auraient tiré par les fenêtres sur les blessés et les chirurgiens. Les rebelles le nient absolument. De leur côté, ils accusent les unionistes d’étranges trahisons. Selon eux, un régiment ennemi serait venu tout près d’eux avec un drapeau apocryphe, afin de les égorger à l’improviste. Ce qu’il y a de certain, je crois, c’est que, sur plusieurs points, l’absence d’uniforme, ou plutôt l’uniformité de fantaisie dans les habillemens, et la ressemblance des drapeaux plus ou moins étoilés ont donné lieu à de funestes méprises. On a tiré les uns sur les autres, on s’est livré à des adversaires faute de se reconnaître. Il y a eu là et il y a dans les deux camps tout le pêle-mêle, toute l’acrimonie, toutes les accusations calomnieuses des guerres civiles. Au reste, le drapeau du sud, qui était semblable à celui du nord, vient d’être modifié. Au lieu des douze bandes rouges et blanches, il n’a qu’une seule large bande blanche entre deux rouges, avec le même carré bleu parsemé d’étoiles, dont le nombre varie tous les matins, selon le nombre des états qui passent à l’Union ou qui s’en détachent.

Trois cavaliers paraissent, conduisant un prisonnier à cheval et ficelé à sa selle. C’est un gros monsieur à cheveux et favoris roux, au visage coloré, tête nue, en paletot blanc, le pantalon remonté jusqu’au genou par le trot de sa monture. Il a l’air très penaud entre ses deux gardiens à longues moustaches jaunes, qui, le revolver au poing, le maintiennent dans l’obéissance. On me dit que c’est un espion du nord. Pauvre diable ! je comprends qu’il ne soit pas bien gai en regardant la corde qui lui serre les poignets et qui va peut-être, dans une heure, lui serrer le cou au bout d’une branche. Cette figure bourgeoise devient dramatique et serre le cœur. Qui sait s’il n’y a pas en lui quelque chose de l’espion de Cooper ?

Nous pensions coucher à Centreville, mais il n’y a pas de logement ; nous gagnons Manassas, où les généraux Johnston et Beauregard attendent le prince. La chaleur est accablante, de grosses nuées d’orage s’amassent, et le tonnerre gronde. Généraux, officiers, soldats galopent autour de nous et soulèvent des nuages d’une poussière rouge comme du sang qui retombent en poudre sur les haies, les buissons et les herbages, maculés et piétines par les chevaux. À la lisière de la forêt, une maison en assez pauvre état, entourée d’arbres et de clôtures, sert d’habitation provisoire au général Johnston. Il fait nuit ; nous sommes arrivés.

Dans une chambre aux murailles nues, une longue table à tapis de drap vert, couverte de plans, de papiers, de livres ; une lampe carcel, des armes, tout pêle-mêle ; quelques chaises, deux lits de camp, des sabres dans tous les coins : tel est en ce moment l’intérieur du vainqueur de Bull’s-Run. Le général Johnston est un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, de manières distinguées, ne parlant pas français, d’ailleurs très réservé ou très méfiant. Il n’a pas tort ; il ne peut guère nous supposer esclavagistes. Le général Beauregard, Français d’origine, de langage et de manières, n’a que quarante ans. Petit, mais doué, au physique comme au moral, d’une puissante énergie, il a la parole facile, le ton brusque et affirmatif. Ces généraux du sud sont vêtus, comme ceux du nord, de tuniques bleues sans épaulettes.

Bien que le souper manquât de vin et de serviettes, il n’en était pas moins bon. Quant à la glace, objet de première nécessité dans un pays chaud, le général s’excusa de n’en pas avoir. — Depuis la guerre, dit-il, nous n’avons pas plus la glace du nord qu’ils n’ont le coton du sud. Après souper, le prince cause jusqu’à minuit sur le perron avec les généraux Beauregard, Johnston et les principaux officiers sécessionistes. Il résulte pour moi de ces conversations que les hommes du sud ont voué une haine mortelle aux Yankees. Ils écartent adroitement toute question d’esclavage, pour ne voir dans l’Américain du nord qu’un ennemi qui a osé envahir leur territoire les armes à la main et violer toutes les lois de l’humanité. La question ainsi posée n’amène pas la discussion sur le vrai terrain, et la résout trop facilement en leur faveur.

Tu ne te doutes guère, à l’heure qu’il est, que ton pacifique chercheur de papillons est couché dans une voiture au milieu d’un champ de bataille. Le général Johnston a cédé sa chambre au prince, Ferri a couché sur un canapé, M. Mercier dans la maison, M. de Geofroy sous la tente, le commandant Bonfils est resté à Washington. Ragon pense que nos voitures sont plus propres que les tentes fort suspectes des soldats couverts de vermine, et j’aime autant ne déranger personne, puisque dans deux heures il fera jour ; mais la nuit est si noire que, pour rattraper nos véhicules, je marche sur des jambes et je vais donner de la tête dans la croupe d’un cheval. Je frotte une allumette pour savoir où je suis, un gros scarabée se jette comme un fou sur la flamme et l’éteint. C’était ma dernière allumette ; si j’avais au moins le scarabée !

9 août. — Chaleur accablante, le tonnerre qui gronde sans cesse, les patrouilles qui passent, les chevaux au piquet qui se mordent, et les cigales qui chantent à réveiller les morts du champ de bataille ne m’empêchent pourtant pas de dormir ; mais quel étrange sommeil ! Je voyais, les yeux à demi ouverts, sortir de terre de gros flocons de fumée blanche qui prenaient des formes humaines et couraient dans tous les sens au-dessus des broussailles comme des âmes éperdues, en poussant des rugissemens épouvantables. Ces formes fantastiques continuaient à sortir de terre avec des exhalaisons cadavéreuses. Bientôt la prairie en fut couverte jusqu’à la lisière de la forêt dont on ne distinguait plus que les cimes feuillues. Je saute à bas de la voiture, j’étais bien réveillé. C’était un brouillard blanc qui couvrait tout le camp, les mugissemens étaient ceux d’un troupeau de bœufs, provision de l’armée, et les exhalaisons affreuses n’étaient que trop réelles.

Il est trois heures du matin. La toilette est bientôt faite, on se lave le nez dans un vase de fer-blanc, où des larves de cousins et de singuliers petits poux d’eau se livrent à toute sorte d’ébats ; mais je n’ai pas de microscope, et si j’en avais un, je n’aurais pas le temps d’observer leurs mœurs. Le prince, Ferri, M. Mercier, M. de Geofroy et le général Beauregard passent par le plateau, centre du champ de bataille. Ragon et moi, nous nous chargeons de conduire les voitures à Centreville, en passant par la droite. Le chemin que nous suivons franchit d’abord un immense plateau piétiné et saccagé ; encore des débris, des carcasses de chevaux, des tombes toutes fraîches qui empestent l’air ; mais l’odorat des Virginiens n’en paraît pas offusqué. On croirait, à les voir respirer à pleine poitrine, que la chair de l’ennemi sent toujours bon.

Dans un chemin creux, nous sommes empêtrés par un convoi de fourgons et de chariots militaires qui ressemblent à des bateaux à roues traînés par des chevaux. Nous arrivons au Bull’s-Run ; une carriole de vivandiers et de soldats verse à plat au beau milieu du gué ; ils se relèvent teints en couleur chocolat. Cette fois du moins ils sont en uniforme. Pendant que nous étions en train de rire de leur mésaventure, le ciel nous punit : notre voiture casse en plein bourbier, et nous restons là, bien penauds, sans pouvoir descendre. J’ai tout le temps de regarder l’endroit, déjà passé à l’état de lieu historique. Le Bull’s-Run est une petite rivière aux abords fangeux où pousse quantité de broussailles. Les grands arbres qui croissent sur ses bords masquaient aux unionistes l’autre rive escarpée, garnie d’ouvrages en terre et de canons qui les mitraillèrent à bout portant. Le terrain est encore boisé malgré les abatis, mais les arbres qui restent debout sont mutilés par les boulets. Une ligne de tentes, un parc d’artillerie pris sur l’ennemi, des baraques en planches, des tombes, un cheval tué, des oiseaux de proie qui planent au-dessus, c’est toujours le même spectacle sinistre que nous avons rencontré partout hier.

Notre cocher virginien, qui, avec son chapeau pointu à plumes, sa tête rasée, sa grande barbe, son vêtement court et le long couteau passé dans la ceinture, ressemble à un soldat de Cromwell a bravement sauté dans l’eau au risque de nettoyer ses bottes. Au milieu de toutes les pièces de bois qui jonchent la rive, il trouve de quoi raccommoder tant bien que mal le palonnier brisé, et, secoués, cahotés, ballottés, nous arrivons à Centreville.

Pendant qu’un charron répare lentement et avec un flegme tout américain notre voiture, je flâne un peu dans les groupes. Je retrouve mon cavalier bleu de ciel, qui, par parenthèse, a servi en Italie dans l’armée de Garibaldi, et me voilà mêlé à la conversation des jeunes gens. Quelques-uns, cadets de famille, ont embrassé la vie militaire à tout jamais ; d’autres, propriétaires d’esclaves, et ce sont les plus enragés, mangeraient du Yankee tout brandi. Cela est triste à constater, mais la haine est générale du plus petit au plus grand. — Nous ne voulons pas entrer chez eux, me disait l’un de ces messieurs, mais nous ne souffrirons pas un seul pied yankee sur notre territoire. Ils l’ont violé une fois, c’est fini entre nous… Nous aimons mieux brûler notre coton que de les en faire profiter à l’avenir. Un autre : — Est-ce que nous n’avons pas le droit de nous séparer d’eux, puisque nous avons eu le droit de nous unir ? Ils savent bien que, sans nous, leur commerce est perdu, car nous sommes les producteurs, et nous ne voulons plus être exploités. Nous ferons la guerre deux ans, quatre ans s’il le faut ; nous avons fait le sacrifice de nos revenus, nous ferons celui de notre peau, mais nous ne voulons plus d’eux. L’Angleterre et la France ont besoin de nos produits, nous sommes prêts à leur en livrer directement sans les intermédiaires du nord, Un troisième : — Qu’est-ce qui parle d’affranchir les esclaves aux États-Unis ? Personne. Il n’y a qu’en Europe qu’on s’occupe de ça. On s’imagine que nous passons notre temps à fouetter nos nègres. Ce sont les Yankees qui font courir ces faux bruits pour nous ruiner. Ils sont jaloux de nos richesses. Venez dans la Caroline, la Géorgie, à la Nouvelle-Orléans, vous verrez le soin que nous prenons de nos esclaves. Si, par hasard, l’un d’entre eux tombe malade, on s’empresse de le guérir. Ils sont bien logés, bien nourris, ne travaillent pas plus qu’il ne faut, et ne désirent rien. Ils sont plus heureux que les colons et les paysans de l’ouest ; oui, avec nous, ils sont plus heureux que dans le nord, où ils ont la liberté, c’est vrai, mais la liberté de crever de faim !…

S’il n’eût pas été parfaitement inutile de répondre à des gens si passionnés, et de si mauvaise foi dans leur apparente bonne foi, je leur aurais dit qu’ils éludaient la véritable question, celle du fait même de l’esclavage ; mais pour eux c’est de droit divin !

Oui, oui, paternels lords du fouet, vous montrez le bout de l’oreille. Aviez-vous le droit de vous séparer de l’Union ? C’était là une question à discuter dans une assemblée d’hommes calmes et non à trancher par les armes. Vouliez-vous tout simplement faire de plus gros bénéfices sur le coton en traitant directement avec l’Europe ? Question de commerce qui ne trouve pas sa solution dans les combats destructeurs de la production. Ayez donc le courage d’avouer que vous voulez tout simplement étendre votre domination esclavagiste sur tous les états de l’Union, en vous annexant en outre le Mexique et Cuba. Toute la question pour vous, c’est de ne pas payer le travail de l’homme. Là est votre profit, votre richesse, votre prétendu droit que la politique a pu consacrer, mais que l’humanité repousse et annule. — La Virginie, le Tennessee, la partie du Missouri et celle du Maryland qui sont esclavagistes, ne produisent que peu ou point de coton. Ce n’est donc pas pour le coton que ces provinces sont en lutte contre l’Union, mais pour les autres denrées qu’on peut obtenir à bon compte par le travail des esclaves. L’homme du nord n’a pas de cœur, dites-vous. Je trouve bien aussi, moi, qu’il n’en a pas assez dans une question pareille ; mais c’est que peut-être il ne l’a pas encore bien comprise, et, prenez garde, le temps marche vite, et le Yankee glacé aura son réveil terrible quand la vérité se fera jour dans ce pays, où elle est si bien cachée et déguisée. Alors planteurs, esclaves et monopole du coton disparaîtront de la civilisation.

Un simple soldat d’infanterie que je rencontre seul un instant après me tient un tout autre langage que celui de ses chefs : — Je suis Français ; j’étais venu comme ça en Amérique pour faire mon état de jardinier ; mais avec la guerre il n’y a plus que des lauriers à cultiver. Voilà le pays sens dessus dessous, il faut manger quand même. Comme ça, je m’enrôle pour deux ans, le temps de la campagne ; mais c’est plus ça les soldats de chez nous. Ça ne sait pas tenir un fusil. Faut dire que ceux du nord ne sont pas plus savans, et. Dieu merci, ils sont plus peureux ; je n’ai jamais vu si bien courir ; presque tous leurs morts ou leurs blessés sont piqués dans le dos.

— Et la solde ?

— On est assez bien payé dans l’infanterie. Dans la cavalerie, plus des trois quarts ne touchent rien. C’est presque tous des enfans de famille.

— Avez-vous des soldats nègres ?

— Oh ! par exemple, des nègres ! ça serait du propre.

— Vous méprisez donc les nègres ?

— Comment voulez-vous que j’aime ces gens-là ? Ça n’est pas payé, ça travaille, et c’est content d’être esclave ; ça vous passe sous le nez en disant fièrement : Moi, bon esclave ! moi travailler plus fort que blanc ! Comme ça on a envie de taper dessus, parce qu’ils forcent les petits colons comme moi à mourir de faim ou à se faire tuer pour des affaires où nous n’avons pas grand profit. Allez ! nous ne les aimons pas plus ici que dans le nord, les nègres ! — Je trouvai que ce jardinier volontaire posait fort bien la question. Il résumait en un mot le déplorable abrutissement de l’esclave content de son sort, et le malheur de l’homme libre réduit à la misère par cette monstrueuse concurrence.

À onze heures, le prince nous rejoint. Un corps d’armée de dix mille hommes défile devant lui. Ces troupes, fort peu luxueuses, manœuvrent avec plus d’ensemble que celles de l’Union. Ici comme à New-York les régimens portent des noms ronflans : cavalerie des chevaux-noirs, hardis-démons, riffles à cheval, riffles à pied, gentilshommes du chemin, grosse infanterie, cadets de Virginie, dragons-gardes, zouaves de la Louisiane, tigres du Mississipi (les ennemis intimes des zouaves de New-York), etc. Un officier m’assure que les Yankees avaient soixante mille hommes sur le champ de bataille de Bull’s-Run contre vingt-cinq mille du sud. J’avais entendu dire aux unionistes, pour excuser leur retraite, que les sécessionistes étaient trois contre un. Voilà comme on est renseigné ! Rien de vrai probablement de part ni d’autre.

De retour à Fairfax, nous y déjeunons dans une pension d’officiers ou une auberge, je n’ai jamais pu le savoir ; mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il n’y avait pas plus de serviettes et pas plus d’eau fraîche qu’à Manassas. — Nous ne parlerons plus du vin, chose inconnue dans ce pays. — L’odeur du nègre n’est pas appétissante non plus, surtout avec la malpropreté qu’engendre l’esclavage. Il y a loin de ces êtres abrutis et dégradés au magnifique Yacoub d’Alger et à ces Vénus noires qui trônent dans les harems musulmans, types peu attrayans pour nos yeux européens, mais empreints d’une riche et puissante animalité.

Nous reprenons nos chevaux et nos cochers nègres, pas fâchés, je crois, de retourner chez eux. Une nouvelle escorte de cavaliers bottés jusqu’au ventre, empanachés comme des coqs, nous quitte à l’usine brûlée. Force saluts, force poignées de main. Tous ces partisans sont très aimables, très lians, mais ils ne m’ont pas converti à leurs idées. Une heure après, nous repassons les avant-postes, les grand’-gardes de l’armée de l’Union ; l’orage crève, et une pluie comme on en voit peu, une pluie qui menace d’écraser nos voitures, nous force d’attendre à Alexandrie la fin du déluge. Nous entrons dans un poste où nous trouvons le général Mac-Dowell, dont je serre la main avec plus de plaisir encore qu’au départ. Cette pluie ne réjouit qu’une bande de jeunes canards bruns à bec rose, gilet noir, habit gris tacheté de blanc. — Ce sont, je crois, des canards siffleurs de Cayenne. — Ils sont enfermés dans une cour pavée où un seau d’eau remplace pour eux la rivière ; mais depuis qu’il pleut, quelle joie, quelles cabrioles, quelle ivresse ! C’est sans doute la première fois qu’ils voient de l’eau à discrétion. L’un cherche à nager dans la petite nappe qui glisse sur les dalles ; il agite vainement ses pattes jaunes, et ne réussit qu’à se mouiller le poitrail. Un autre cherche à entrer dans un goulet trop étroit d’où l’eau jaillit comme d’une source. Un troisième reçoit sur la tête une cascade qui tombe du toit et l’assomme ; culbuté et repoussé, il ne se décourage pas et revient avec acharnement sous la douche. La pluie redouble, ils sont à flot, immobiles, le bec ouvert, l’œil au ciel, abrutis dans l’extase. L’instinct ! seule chose durable et invariable dans la vie des êtres organisés !… Voilà certes des créatures bien indifférentes à la solution de la crise américaine !

La pluie cesse un peu ; le prince, escorté des généraux Mac-Clellan et Mac-Dowell, retourne à Washington, et nous traversons le Potomac sur un steamboat. On entasse sur la plate-forme du bateau nos deux voitures, nos chevaux, ceux des généraux et ceux de l’escorte, et où il y avait à peine place pour une voiture, on résout le problème d’en loger deux accompagnées de quinze chevaux !… L’orage recommence de plus belle, les coups de tonnerre, les éclairs épouvantent nos bêtes ; mais elles sont si serrées qu’elles ne pourraient tomber que toutes à la fois dans la rivière. Il est dix heures du soir, nous débarquons ; notre nègre, encore plus épouvanté que ses chevaux, ne peut plus les ratteler à la voiture. Il n’a oublié qu’une chose sur le steamboat, c’est le timon. Heureusement le bateau n’était pas reparti, on court, on réclame, on replace, et nous rentrons.

Philadelphie, 10 août.

J’ai rattrapé à Washington ce qui m’avait manqué de sommeil dans mes nuits précédentes. Voilà l’équilibre rétabli et mon compte en règle. On reprend le chemin de New-York après onze jours de promenade. Rencontre d’une batterie d’artillerie ; hommes, chevaux, canons, chariots, sont pêle-mêle sur le train. Ce corps est le mieux équipé que j’aie encore vu. Mes compagnons de voyage disent qu’il faut s’attendre à tout sur cette terre d’Amérique, où l’activité est si grande, et où, pendant nos lamentations et nos rires sur les misères et les mascarades actuelles, tout marche probablement quand même. Peut-être dans six mois, disent-ils, les unionistes auront une véritable armée, et si le mode de recrutement est reconnu mauvais, le Yankee se mettra en jeu lui-même, de sa personne, car il s’agit de vivre ou mourir avec ou sans combats. L’Américain a beau hâbler, enrôler à tort et à travers, sauver la patrie sur ses pancartes, être cupide et malpropre : il est fils de l’Anglais son rival, et quand il faut ouvrir les yeux, il les ouvre plus grands que personne. Ne jetons donc pas le manche après la cognée. Permets-moi de rire de ce qui m’étonne, mais ne me crois pas désespéré. Et puis, au bout du compte, je ne suis pas prophète, ma mère ; tu m’as encouragé dans l’amour des sciences naturelles et je me suis habitué de bonne heure aux méthodes. Plus tard elles m’ont mis, tu t’en souviens, fort en colère. À chaque pas, l’étude des faits de la nature donnait un démenti aux classifications. Si j’ai eu tant de peine à me débrouiller devant des insectes et des plantes, quel casse-tête n’aurais-je pas aujourd’hui à expliquer logiquement les faits ondoyans et divers de l’esprit humain ? Tant d’autres s’y perdent que je peux bien tenter de ne pas m’y égarer. Au diable la guerre et les soldats, les soldats et la guerre ! comme dit le bon Ruzzante. Il y aura toujours des bois, des ravins, des arbres, des eaux, des fleurs et des papillons sous le soleil, et il n’y aura jamais qu’un grand logicien, celui qui a fait toutes ces choses.

À Philadelphie, je retrouve ma grande chambre, mon grand lit, ma grande fenêtre, mon grand bec de gaz et mes grandes blattes. Si au moins je pouvais fumer autre chose que du chiendent ! Comprends-tu que le tabac de Maryland soit un mythe dans sa patrie ? Je n’en ai pas plus trouvé à Washington qu’à Philadelphie. On me répond d’aller en chercher à La Havane, parce que depuis la guerre on n’en fait plus.
New-York, 12, 13, 14 août.

La route pour revenir ici est plate et le pays marécageux. Nous logeons à l’hôtel où la princesse est installée. Je rends visite à nos amis du yacht. L’orage a rafraîchi le temps ; ici comme chez nous, il y a des jours froids en plein été. Je vais et viens sans rien trouver de pittoresque. Pourtant Greenwood est un bel endroit. Ce n’est ni la grande poésie des cimetières arabes ni la funèbre austérité des cimetières espagnols. Ce dernier asile des protestans est ici d’une gaîté singulière : c’est un magnifique jardin anglais, soigneusement entretenu. La vue sur l’Hudson est large et riante. Les pelouses bien vertes, les allées bien sablées contournant les massifs plantés de beaux arbres de tous les pays, les jets d’eau babillant dans les frais bassins, des ponts, des kiosques, des bancs, et partout les tombes cachées ou dissimulées dans les fleurs et la verdure, rien ne rappelle l’idée de la mort, ou du moins rien ne la rend lugubre. Je songeais à cette vie sans charme et sans poésie du bourgeois spéculateur de New-York, enfermé dans son comptoir ou forcé de s’agiter derrière les hautes murailles de sa ville bruyante, et je me demandais si le plus agréable des gîtes dans une contrée si peu artiste ne serait pas précisément ce cimetière où les fleurs embaument, où les oiseaux chantent, où les eaux murmurent, où l’air agite mollement le feuillage des arbres séculaires. La destinée de l’Américain est-elle si froide et si triste qu’il ait réservé toutes ses jouissances pour le moment où il n’en profitera plus ?

Hier, dans une taverne où buvaient des soldats, des ouvriers et des pompiers, un monsieur vient s’asseoir à côté de moi et entame la conversation. Il commence par me parler de l’Amérique, de la guerre ; en fin de compte, il me donne à entendre qu’il est racoleur et me montre un grand registre où sont inscrites des colonnes de noms. Il me vante avec éloquence les charmes de l’état militaire, la forte solde que touchent les officiers, douze, quinze mille francs par an. La nation, dit-il, est une bonne mère qui adore ses enfans adoptifs, de quelque race qu’ils soient ; elle pourvoit à tous leurs besoins, etc. Je le laisse aller jusqu’à l’offre du grade de capitaine et le remercie en lui disant que je suis déjà nommé général.

En raison de cette propagande de presse, nos matelots du yacht sont consignés à bord. On craint que quelques-uns ne succombent aux promesses et aux libations des racoleurs de marine. J’ai entendu un colloque entre un de ces embaucheurs et quelques-uns de nos marins qui attendaient à terre avec un canot : Laissez-nous la paix, disait l’un d’eux en termes énergiques. On vous en donnera des hommes comme nous ! C’est avec les imbéciles de tous les pays que vous vous faites des marins ; mais si un des nôtres se laissait mettre dedans par vous, vous ne l’auriez pas, nous le flanquerions plutôt à la mer.

Je suis entré dans quelques établissemens analogues à nos cafés-concerts, décorés d’enseignes en transparens où figurent des nègres musiciens et des danseuses. L’entrée n’est pas brillante : c’est tantôt trois marches à descendre, tantôt un couloir sombre à traverser ; au fond d’une salle mal éclairée, un petit théâtre exhaussé d’un mètre, et sur ce théâtre, des femmes assez jolies en costumes de carnaval, écossais, espagnols, italiens, suisses, qui chantent des romances comiques ou sentimentales, ou dansent des gigues avec plus de verve que de grâce.

The Gaieties est le principal de ces théâtres populaires assez fréquentés. Il y a une rangée de loges et un parterre où les dossiers des banquettes sont faits de manière à servir de tables. Le public, composé de petits commerçans, d’ouvriers et de soldats, — pas de femmes, — consomme là les plus étranges boissons glacées en se servant d’un long chalumeau de paille pour humer le contenu des verres. Les Allemands s’empiffrent de grosse bière, tout le monde fume et crache partout. Le service est fait par des femmes en tablier blanc, tire-bouchons de cheveux blonds, épaules nues, bras nus. Elles circulent et provoquent à boire, trinquent même avec la pratique, et prêchent si bien de parole et d’exemple qu’à la fin de la soirée plus d’une regagne son logis en battant la muraille. Au reste le beau sexe de New-York m’a paru généralement épris de boisson, comme dirait M. Prudhomme. Je n’ai jamais vu tant de bacchantes par les rues. On m’a dit qu’à la maison de correction de Blackwell’s-Island il en entrait plus de dix mille par an.

J’allais renoncer à trouver là une physionomie locale intéressante, quand j’ai vu enfin apparaître le Pierrot américain. Ce Pierrot est noir, il représente un nègre. C’est un bouffon barbouillé de suie qui imite dans des saynètes à deux ou trois personnages le parler, la physionomie, la pantomime, le chant, la danse et toutes les naïvetés, vanités, gourmandises, fainéantises et familiarités du negro. Ceci est rendu avec un véritable talent d’imitation et d’observation comique. Il n’y a pas de risque d’irriter la partie noire de l’assistance. Pas un nègre ne se permettrait d’aller s’asseoir où s’amusent bons blancs. Nous sommes chez les abolitionistes ; mais rien n’abolit encore le mépris dont la race noire est ici l’objet.

Une première chanteuse est venue vociférer un hymne patriotique : grand succès ; mais la chanson comique du minstrel noir, qui s’accompagnait d’une guitare-tambour démesurée de longueur et bizarre de son, n’a pas provoqué moins d’enthousiasme. Un autre minstrel blanc peint aussi en noir, habit cà fleurs, chapeau gris campé fièrement de côté, cravate rouge, col de chemise Jusqu’aux yeux, pantalon rayé, chaussé de bottes dont la semelle épaisse d’un pouce est en fer, vient danser en frappant le plancher comme un enragé. Il feint de trébucher, cherche et ramasse un cheveu. Il explique, avec force gestes dégingandés et contorsions comiques, comment ce cheveu, qui ne peut être à lui, mais à quelqu’une des danseuses qui viennent de sauter une gigue, a failli, malgré l’épaisseur de ses semelles, le faire tomber à la renverse. Il termine son discours par un saut de carpe le chapeau sur la tête, et sort. C’est, à la couleur près, le Stenterello florentin.

Il y a bien une salle d’opéra ; mais comme il n’y a en ce moment ni troupe italienne, ni troupe française, on y joue des vaudevilles et des pièces françaises traduits en anglais. Acteurs médiocres, rien qui valût la peine d’entrer.

15 août. — Ce soir, dîner au club de l’Union ; cent personnes, speaches, toasts à l’anglaise. Le prince prend la parole pour remercier tous les Américains en général, et les membres du club en particulier, de leur aimable réception ; il fait des vœux pour la prospérité du pays et la fin des dissensions politiques. On se retire à dix heures.

Un aimable gentleman qui a pris Ragon et moi en affection nous propose de nous présenter dans une réunion de famille où l’on danse. Curieux de voir le beau monde de près, nous mettons nos gants blancs et nous faisons notre entrée. Il y a nombreuse compagnie. Des hommes en tenue de soirée, des femmes en toilette de bal dansent ou causent par groupes dans deux salons assez beaux et bien éclairés. Un pianiste joue des valses et des gigues, des négresses font circuler des plateaux chargés de coupes de Champagne glacé. Personne ne se connaît, mais les poignées de main n’en pleuvent pas moins, même avec les dames, qui sont généralement jeunes et jolies. Deux demoiselles nous invitent pour un quadrille. Ce sont donc les femmes qui font les invitations ? Un monsieur me dit tout bas à l’oreille que ma danseuse est fille d’un riche négociant de la ville, qu’elle a reçu une très bonne éducation, et que c’est un très bon parti. — Bon ! je ne suis pas venu ici pour me marier ; mais il n’en coûte rien de regarder cette jeune demoiselle, de si petite taille qu’elle semble n’avoir que douze ans. Pourtant ses formes arrondies prouvent qu’elle est au moins nubile. Une petite figure blanche et rose, des yeux bleus, une petite bouche en cœur, des cheveux à petites boucles, épaules et bras nus, robe de gaze rose : elle a l’air d’une petite poupée.

Il me semble pourtant, au bout d’un instant, que certaines conversations entre hommes et femmes sont bien animées, un peu légères peut-être. Au coin de la cheminée, des gens graves parlent affaires et dollars. Nos danseuses nous laissent parfois en pleine contredanse, pour aller boire un verre de Champagne. Elles entrent et sortent comme si elles étaient chez elles. La famille est donc bien nombreuse ? Je demande où est le maître de la maison. Il n’y en a pas. Et la maîtresse ? Même réponse. C’est donc une soirée en pique-nique ? Voici de nouvelles invitées ; nos danseuses nous présentent comme des amis de vingt ans. Est-ce que ma petite commerçante de bonne famille me croit déjà son mari ? J’en ai peur, car elle veut que je la reconduise chez ses parens. Ceci m’étonne étrangement. Je commence à devenir méfiant comme un Américain, et je ne tiens pas à épouser à première vue, ayant pour tous témoins des frères et des cousins bardés de revolvers. J’hésite, elle me laisse là bouche bée, et s’en va, en riant, boire et danser avec un autre. Ah ça ! dans quelle espèce de demi-quart de monde sommes-nous tombés ? Nous prenons nos chapeaux et nous partons en riant, comme de raison, de notre méprise, et nous étonnant beaucoup, car l’histoire de la fille du négociant n’était malheureusement que trop vraie, et ses parens la sollicitaient vivement de revenir chez eux.

En allant aux renseignemens, je découvre que les mœurs de ce peuple nouveau ont, en pareille circonstance, quelque rapport avec celles de la vieille Afrique. La prostitution n’y est pas jugée aussi sévèrement que chez nous, et ici, comme en Algérie, une femme de ce genre, si elle a de l’argent, peut fort bien ne pas renoncer à l’espoir de se marier, surtout si elle se résigne à devenir une bonne ménagère en pays de défrichement. À la bonne heure : tout est bien qui finit bien.

On part demain pour le Mlssissipi. Je fais ma valise, et cette fois j’emporte albums, crayons, boîtes et engins de chasse, le tout dans une sacoche dont je ne me dessaisirai plus qu’avec la vie !

Altona, 16 août.

À cinq heures du matin nous montons dans un wagon réservé. La party, comme on dit ici, se compose du prince, de MM. Mercier, Ferri, Ragon, Bonfils et moi. Le véhicule, qui avait été construit pour la visite que le prince de Galles a faite à l’Amérique, est très comfortable. Il comporte un salon pouvant contenir de dix à douze personnes, une salle à manger et deux plates-formes, dont l’une assez large pour qu’on puisse s’y asseoir et voir fuir le paysage derrière soi. Les sièges, à bascule, sont combinés de façon à former des lits ou des canapés à volonté. Les autres wagons ne sont pas divisés, comme chez nous, en coupés, premières ou deuxièmes places. Chaque compartiment contient soixante personnes, rangées comme au spectacle, avec cette différence que les dossiers à bascule peuvent former deux banquettes face à face. Le milieu de la caisse reste libre, et sert de passage aux employés et voyageurs qui veulent circuler d’un bout à l’autre du convoi au moyen des plates-formes qui séparent les wagons. Chaque wagon est muni d’un poêle de fonte, d’une fontaine et d’un cabinet, indispensable quand on fait trois cents lieues sans débrider.

À chaque station, la population escalade le wagon et nous accable, par les fenêtres, de questions indiscrètes ; elle veut savoir lequel de nous est le prince. Quelques-uns entrent et vont droit à lui en disant : « Permettez-moi de vous serrer la main. » Il n’y a pas jusqu’aux marchands de journaux qui ne veuillent échanger le shake hands avec nous. Nous traversons la Delaware à Easton et la Susquehannah à Harrisburg, beau pays de collines couvertes de bois d’érable et de pins où percent çà et là quelques touffes de magnoliers qui épanouissent leurs larges fleurs d’un blanc laiteux. Des rivières serpentent au milieu des chênes couverts de lianes fleuries. Bientôt ces restes de la nature primitive s’effacent au loin. Des canaux qui longent le flanc des coteaux font tourner des moulins et marcher des usines ; des villes, des villages qui communiquent d’une hauteur à l’autre à l’aide de ponts suspendus, effacés dans la fumée vomie par les hauts-fourneaux ; des hommes noircis par le travail, des femmes actives, des enfans occupés : — voilà à peu près l’aspect florissant et animé de cette riche contrée jusqu’à Altona.

O Indiens de Cooper, ne revenez plus chercher vos forêts vierges, votre rivière endormie au sein de la verdure, ces eaux pures et limpides de la Susquehannah où vous redoutiez de laisser paraître la trace de vos pas ! Là où, après de nombreuses et savantes précautions, vous vous décidiez à planter vos wigwams, aujourd’hui s’élèvent des maisons de pierre et de brique où le fer et la houille occupent des armées de cyclopes. La fonte rouge en fusion a remplacé le ruisseau argenté, et le bruit des marteaux retentissans a fait taire à tout jamais le chant du gorge-bleue. O Chingakook, et toi Cerf-Agile, voilà ce que les visages pâles ont fait de vos heureux pays de chasse !

Nous descendons à Altona, au pied des monts Alleghanys, dans une grande caserne plantée au bord de la voie ferrée : Temperance-House. Singulière enseigne pour une auberge ! Est-ce que les aubergistes se font réformateurs ou les réformateurs aubergistes ? Non, voici la malice : pour faire les travaux de chemins de fer, on n’avait, dit-on, à employer que des Allemands et des Irlandais tellement ivrognes qu’ils faisaient le dimanche toute la semaine. Un missionnaire a apporté ici le culte de l’eau pure, déjà préconisé en Amérique, et les ingénieurs n’admettent aux travaux que les ouvriers liés par serment à cette religion aquatique. Certes c’est un grand bien que de détruire l’ivrognerie, mais cette mesure d’utilité publique va trop loin. Les Américains, par suite de leur régime continu d’eau glacée, tombent souvent dans l’état d’anémie, c’est-à-dire que leur sang s’appauvrit au bout d’un certain nombre d’années de cet exercice. Il n’est pas rare de rencontrer des hommes dans cet état peu réjouissant vers la cinquantaine. Ils sont pâles, étiques, sans force et sans voix. N’est-il pas curieux de voir ces gens qui ont détruit les Indiens par l’eau de feu se punir eux-mêmes en périssant victimes de l’excès contraire ? Il ne faudrait pourtant pas croire que l’Américain ne se grise plus, et que les sociétés de tempérance n’aient plus à convertir que les colons européens. L’un d’eux qui se trouve là, un Français, me dit naïvement : « L’Américain ne sait pas boire. Au lieu de lui donner de l’esprit et de la gaîté, le vin le rend bête et furieux ; au sortir d’une orgie, il tue femme et enfans. Il en est bien fâché le lendemain, car il n’est pas méchant à jeun. »

L’hôtel d’Altona se recommande tout d’abord au voyageur par un vaste hangar sous lequel une longue tablette de marbre présente à l’œil une file de soixante cuvettes surmontées chacune d’un robinet, d’une brosse en chiendent pour les bottes et la chevelure, et d’un morceau de savon. On ne s’arrête guère ici, on descend, on se lave soixante à la fois, on entre dans la salle à manger, où le couvert est mis pour deux cents personnes ; on y mange du jambon cru, et on y boit de l’eau claire. Au moins ici, les gentlemen employés — qu’en France nous appellerions tout simplement garçons — ne vous la refusent pas ; ils condescendent même à faire cirer vos bottes par un vieux nègre installé dans une caisse au coin du jardin.

La ville consiste en ateliers et en magasins de machines à vapeur, deux rues bordées de trottoirs en planches, très élevés au-dessus du chemin, encore rempli de souches et de trous ; quelques maisons, des terrains vagues. En trois enjambées on se trouve dans la campagne, mais le terrain est déjà divisé par lots entourés de perches. Ces propriétés portent des numéros, et les becs de gaz perdus dans la solitude n’éclairent encore que des flaques d’eau ; de loin en loin, une maison dans ses palissades, sans arbres, — la forêt est une ennemie dont on ne veut pas même conserver ici un échantillon pour ombrager la cour. On abat et on brûle sur toute la ligne de fer ; mais à un kilomètre du railway, au-delà de la ville, la forêt primitive existe encore dans son admirable chaos.

Depuis New-York, nous avons toujours suivi une marche ascensionnelle ; mais la pente est douce, car à la base des premières collines des Alleghanys nous ne sommes qu’à douze cents pieds au-dessus du niveau de la mer.
Cleveland, 17 août.

Partis d’Altona à huit heures du matin, nous atteignons bientôt les points les plus élevés des Alleghanys. Beaux paysages, montagnes coniques couvertes de forêts. Le chemin de fer, tout déjeté, éraillé, bossue, détestable en un mot et fort dangereux, court le long de pentes rapides, tantôt dans la verdure, tantôt dans de gros rochers arrêtés au liane de la montagne, tantôt dans des vallons sauvages entourés d’arbres séculaires. C’est la Suisse en petit, avec une végétation exotique. Avant d’arriver à Pittsburg, le prince change l’itinéraire : au lieu de continuer sur Cincinnati, il nous surprend agréablement en nous annonçant que nous coucherons le soir sur les bords du lac Érié.

À Pittsburg, un aubergiste français nous apporte à déjeuner dans notre wagon réservé, car le temps manque pour voir la ville manufacturière. Je ne te parlerai donc que des habitans, qui sont d’une curiosité insupportable. Nous avons beau nous enfermer et baisser les stores pour manger à la hâte et à tâtons, il faut défendre nos fenêtres contre les assauts obstinés du dehors. Aux États-Unis, il n’y a pas plus de fonctionnaires chargés de faire respecter la liberté individuelle du voyageur que de gendarmes pour arrêter les voleurs de grandes routes. Ceux-ci heureusement sont plus rares que les curieux. Les chemins de fer, qui n’ont qu’une seule voie et servent aux piétons, n’ont ni cantonniers chargés de prévenir les accidens, ni barrières pour empêcher les imprudences. Le train qui passe à travers les villes se contente d’avertir les passans à son de cloche. À chaque embranchement de rues ou de chemins sur la voie, un grand écriteau vous conseille d’ouvrir l’œil à la locomotive ; mais les vaches, les porcs, les chiens qui ne savent pas lire, les enfans qui ne le savent pas encore et les ivrognes qui l’ont oublié sont parfaitement coupés en deux. Un administrateur d’une de ces nombreuses voies qui sillonnent les États-Unis m’a assuré qu’il ne se passait pas un jour sans accidens de ce genre, mais on n’y fait pas grande attention. All right !

En outre, les employés n’ayant aucun uniforme, aucune marque distinctive, on ne sait à qui s’adresser pour quoi que ce soit, et j’en ai bousculé un qui voulait m’empêcher de fumer, le prenant pour un gentleman capricieux et toqué. Les Américains ont horreur de tout ce qui ressemble à une spécialité, et ils confondent l’égalité avec la similitude au point de se faire tous la même barbe et le même habit, partant la même figure et la même tournure. Ils arrivent à se ressembler tellement que qui en a vu un les a tous vus. Moi, je ne parviens à les reconnaître qu’au plus ou moins d’envergure de leurs cols de chemise.

Notre convoi part sans crier gare aux assaillans qui demandaient à grands cris que le prince se montrât et leur fît un speach. J’en vois tomber plusieurs les uns sur les autres : se sont-ils fait du mal ? Je l’ignore ; mais ils nous ont tellement agacé les nerfs que nous sommes devenus féroces et ne trouvons pas le temps de les plaindre. Nous suivons l’Ohio jusqu’à Rochester. Tu n’as pas idée de la quantité d’arbres déracinés emportés par le courant et rejetés en désordre sur les rives du fleuve. Renversés, piqués tout droit dans la vase, ces grands squelettes, dénudés et blanchis par l’eau et le soleil, forment des barrages naturels où les plantes et détritus de tout genre s’amassent en îlots de verdure bientôt emportés au loin par les premières crues.

À chaque station, même siège à soutenir contre les curieux. Celui qui en est l’objet est un peu à bout de patience, et je l’admire de ne pas renier la cause de la liberté individuelle en présence d’un tel abus, complètement préjudiciable à la sienne propre. Un jeune Américain à la tête oblongue me demande de lui montrer le fils du grand Napoléon. « Il n’est pas ici. — Excusez-moi, il y est. Dites-moi quel est-il ? — Vous tenez donc beaucoup à le voir ? (Il pousse un ho ! dont l’éloquence résume son ardent désir.) Eh bien ! c’est moi ! — Oh ! vous ? Oh ! oh ! » Il m’impose alors une poignée de main à me disloquer l’épaule, pousse un hurra frénétique et me montre à la foule, qui se précipite vers moi en me menaçant d’un tel enthousiasme que je me sauve et me cache pour échapper aux étreintes. C’est pourtant le plus beau succès que j’aurai de ma vie !

À trois heures, nous descendons à Alliance pour reprendre à huit heures un autre train pour Cleveland. En attendant le dîner, je cherche à voir de près la forêt américaine, mais elle n’y est plus. Ce n’est plus qu’une étendue de terrain couverte d’arbres énormes et très serrés, sur laquelle il semblerait qu’on a passé une faux gigantesque à un pied ou deux de terre. Cela n’est pas gai du tout, et n’offre rien de pittoresque à dessiner.

J’ai demandé pourquoi ces souches à demi carbonisées n’étaient pas arrachées : on m’a répondu que c’était inutile, qu’elles pourrissaient d’elles-mêmes en deux ou trois ans. Les colons commencent par abattre les plus beaux arbres pour construire leurs maisons, puis on brûle les autres avec les taillis. L’année suivante, une végétation toute nouvelle, où les fougères dominent, se produit d’elle-même au milieu des cendres. On brûle cette végétation, qui est remplacée au bout d’un an par une apparition spontanée de graminées que ces terrains n’avaient encore jamais produites non plus : c’est ce que les colons français appellent l’herbe grasse. C’est alors que la charrue fait son travail. On sème du blé et du maïs qui poussent avec force. Au lendemain d’une forêt abattue, il serait inutile d’ensemencer, rien ne viendrait. Il faut donc avoir une avance d’argent pour vivre en attendant que madame la terre soit disposée à obéir ; mais dès qu’elle s’y met, elle va bien. Les braves paysans lorrains, colons depuis plusieurs années, qui me donnent ces renseignemens ne paraissent pas mécontens du pays. « La terre est plus légère que chez nous, dit l’un d’eux ; il ne faut pas tant de fumier ; elle n’est pas dure à la charrue ; les blés poussent vite et se vendent bien ; les bestiaux donnent aussi d’assez bons profits, mais la vigne ne rapporte pas. Elle vient, mais elle monte trop vite, et puis elle fleurit quasiment pendant cinq mois de l’année ; le grain est mûr à la queue de la grappe quand le bout est encore en fleur. Il fait trop froid et trop chaud ; pas moyen de faire de vin. Pour le reste, il n’y a pas à se plaindre, et la culture ne donne pas d’ennuis. » Tout en faisant l’éloge de la terre et du pays, nos Lorrains n’aspiraient pourtant qu’au jour où, après avoir réalisé un petit bénéfice, ils pourraient retourner en France acheter des vignes.

Une locomotive brisée, bosselée, couverte de fange, couchée sur le flanc comme un gros animal abattu, passe sur un truc sans que personne s’en occupe. « C’est un convoi qui a déraillé, » me dit-on ; mais des wagons et des voyageurs, il n’en est pas question du tout. Chez nous on cache les accidens, ici on n’y prend pas garde.

On part. Les grands troncs blafards des érables éclairés par la lune font l’effet de fantômes qui projettent leurs interminables ombres portées au milieu des clairières. À dix heures, nous arrivons à Cleveland, grande ville qui me semble jolie, et on court voir le lac Érié ; mais le ciel et l’eau se confondent à l’horizon. Je ne vois que la lune qui se mire dans le beau milieu du lac, le phare à l’entrée du port et les lanternes rouges d’un train de chemin de fer qui passe sur des pilotis à cent toises du rivage.

19 août. — Vu au jour, le lac n’en dit guère davantage. C’est une mer sans falaises avec de grosses vagues, dans un pays tout plat. La ville de Cleveland occupe une superficie de terrain qui dépasse de beaucoup les besoins d’une population de soixante mille âmes ; elle ne serait pas dans le goût américain, si elle n’était pas divisée en carrés. Les maisons de pierre, enguirlandées de plantes grimpantes, sont régulières : un ou deux étages, avec de grands toits en auvent ; autour de l’habitation, les jardins, les pelouses de sainfoin rose ombragées de beaux arbres, rares vestiges des antiques forêts ; tout y est propre, peigné, ratissé, respirant le bien-être ou l’aisance.

Promenade aux environs de la ville, jolies routes bordées de bois, de prairies, de cottages ; mais il faut s’arrêter à toutes les barrières et payer le droit de passage sur les routes, comme en Angleterre. Le vent qui vient du lac est très froid.

Nous partons ce soir pour le fond du Lac-Supérieur sur le North-Star, autrement dit l’Étoile du Nord, immense steamboat avec salons, salles à manger, cabines, plates-formes, tourelles, galeries, etc., un véritable hôtel nautique qui pourrait contenir deux mille personnes. Il est si gros, si large, si épais, que la houle n’a pas de prise sur lui, du moins je ne m’en aperçois pas, habitué que je suis aux coups de reins de notre bon coursier, le Jérôme-Napoléon. Ce steamboat va faire une tournée de plaisir sur les lacs, s’arrêtant à tous les ports ou établissemens américains pour prendre et déposer des marchandises, des voyageurs, et surtout de jeunes voyageuses en vacances.

Nous perdons bien vite la terre de vue. À onze heures du soir, nous apercevons au loin les lumières de Toledo. Je m’endors au bruit d’une polka, jouée avec énergie sur un piano placé au milieu du salon, en face de la porte de ma cabine. Cette cabine est tellement une chambre garnie et ce piano est si peu en harmonie avec la situation géographique que j’oublierais complètement où je suis sans la présence d’une énorme ceinture de sauvetage en caoutchouc suspendue au-dessus de ma tête. Ceci est une délicatesse de l’administration envers tous les passagers. En outre, les nombreux sièges du navire sont en fer-blanc creux ; en vue d’un naufrage possible, ils peuvent servir comme de bouées pour se soutenir sur l’eau.

Lac Huron, 20 août.

Je suis réveillé à six heures par un concert de trompettes, trombones, cornets à pistons, avec accompagnement de tambour, fifre et grosse caisse. Cette musique enragée a pour but d’annoncer notre arrivée dans le port de Détroit. Promenade dans la ville ; rues larges, droites ; rien de remarquable, et toujours une foule de curieux fort gênans.

Dans notre hôtel nautique, on déjeune à sept heures du matin, on dîne à une heure, et on soupe à sept. Chaque repas est annoncé par un nègre qui fait le tour du bâtiment en frappant à coups redoublés sur un terrible gong chinois. L’Américain dévore en silence, vite et sans discernement. Chacun tire à soi une portion de nourriture, langue fumée, thon mariné, reliefs de la veille servis dans une petite assiette de ménage d’enfant. Les nègres passent à chaque convive une tranche de roastbeef ou un membre de poulet grillé ; les pommes de terre et les épis de maïs bouillis remplacent le pain : une tarte aux pommes ou du plumpudding pour dessert, et le tout se termine par de grands verres d’eau glacée.

La journée se passe à traverser le lac et la rivière Saint-Clair : à droite les belles et hautes forêts du Canada, à gauche les bois moins élevés et les prairies du Michigan. À huit heures du soir, nous stoppons à Port-Huron. La population, avertie par le drapeau français hissé au grand màt, — ceci est une gracieuseté de l’administration que les curieux nous feront payer cher, — répond aux fanfares de nos trompettes, à nos roulemens de tambour, par les salves d’artillerie d’un canon. Elle se presse sur le rivage, pousse des hurras et demande un speach. Le prince s’est retiré dans sa cabine. — Un speach ! un speach ! — crie la foule. Un gentleman grimpe sur le toit d’un magasin, et à grand renfort de bras et de chapeau hurle de la France, du Canada, des États-Unis, du président, des rebelles, etc. Les coups de canon servent de points et virgules à ce cours d’histoire et de politique. La foule écoute, applaudit, rit, siffle, grogne. Nous avions perdu de vue la ville que nous entendions encore les cris du bruyant peuple de Port-Huron.

Ce soir, la longue table de la salle à manger est enlevée ; les domestiques nègres vont chercher leurs instrumens, violon, violoncelle, guitare et contre-basse ; le maître d’hôtel passe un habit bleu à boutons d’or. Le capitaine du steamboat, M. Sweet, gros Américain blond, enjoué, bienveillant, nullement ennemi du Champagne et du beau sexe, invite une grande jeune fille brune, solidement bâtie, à la physionomie douce, aux traits réguliers, heureux mélange de la race indienne et de la race anglo-saxonne. Le commandant en second, M. Pierce, aimable et gai jeune homme, invite une jeune dame de l’Indiana, d’une physionomie toute particulière : une forêt de cheveux roux, la peau blanche, les yeux vifs, les extrémités délicates, une taille riche et gracieuse, c’est une de ces laides qui sont plus jolies que les belles. Les quadrilles se forment, et voilà un bal organisé au beau milieu du lac Huron. Les musiciens ne crient pas les figures, ils les chantent tout en raclant leurs instrumens. Danseurs et danseuses sautent, rient, gigottent à l’américaine et prennent un véritable plaisir.

C’est la première fois que je rencontre des Américains gais. Jusqu’ici je n’ai vu le rire sur aucune face indigène ; les chants étaient des psaumes ou des hymnes de guerre, les danses des tours de force ou des luttes à perdre haleine, le tout fort triste et sans abandon. Ici c’est bien différent, et l’on sent tout le laisser-aller de la vie égalitaire. Des femmes qui semblent appartenir, par leur mise et leurs manières, à une position élevée, se laissent prendre sans façon dans les bras du maître d’hôtel ou du perruquier, car il y a une boutique de barbier à bord. Les voyageurs des secondes places prennent part au repas, font salon et dansent aussi. La société est à coup sûr très mêlée, mais personne ne s’en soucie et personne n’en abuse. Au milieu de tout cela, il y a des naïvetés plus risibles qu’offensantes. Un monsieur que personne ne connaît et qui ne connaît personne vient offrir au prince de le présenter à plusieurs de ces dames. Un autre, — celui-là est vraiment désagréable, — étalé sur deux chaises, au milieu des femmes, dort de la façon la plus comique, en poussant de petits soupirs, le nez en l’air, le bec ouvert. Il empoisonne le tabac et le whisky. À chaque reprise de musique un peu bruyante, il entre-bâille un œil terne, fait un haut-le-corps inquiétant, caresse amoureusement son menton orné d’un petit bouquet de poils fauves et lance le jus de sa chique à tout hasard. Déjà plusieurs robes ont été atteintes ; mais les dames ne font qu’en rire, et personne n’ose déranger cet animal répugnant. J’étais trop près de son jet continu ; je suis éclaboussé, je perds patience : je le réveille brusquement et de manière à m’attirer un de ces fameux coups de revolver dont parlent les romanciers américains. Il ouvre son petit œil pâle et me demande pourquoi je le dérange.

— Parce que vous ne vous dérangez pas. Êtes-vous ivre ?

— Je n’appartiens pas à la société de tempérance !

Cela dit d’un air parfaitement insouciant, il retombe dans sa somnolente béatitude, comme un homme qu’aucun serment religieux n’enchaîne et qui se sent parfaitement dans son droit. Le maître d’hôtel arrive, et en vertu de je ne sais quel autre droit, l’enlève de son siège sans un mot d’explication, sans lui donner le temps de ramasser sa casquette, qu’un chiffonnier n’aurait pas voulu prendre au bout de son crochet, le pose sur le bord du bateau et revient terminer son quadrille interrompu.

Puisque je t’ai parlé des revolvers, je dois te dire que je n’en ai vu qu’à la ceinture de quelques officiers et de quelques soldats en campagne. L’Américain du nord me paraît très doux, très patient et bienveillant à l’habitude. Je n’ai encore vu nulle part de scènes de violence, pas même l’ombre d’une querelle, et dans un moment de crise comme celui-ci, le fait est assez remarquable. Je ne dois pas oublier non plus de te dire que les capitaines sont toujours propriétaires d’une partie du bateau ou du chargement, ou bien ils sont tenus d’avoir une somme considérable à bord. On a inventé cela afin de modérer leur ardeur et de les rendre plus prudens, vu qu’ici apparemment l’argent est plus cher que la vie.

21 août. — En plein lac Huron toute la journée. On ne voit que le ciel et l’eau et trois goélands qui n’ont pas cessé de suivre le bateau et de pêcher dans son sillage. Sur notre gauche se dessine parfois à l’horizon une petite ligne verte : c’est la rive américaine.

J’ai fait connaissance avec trois jeunes et jolies misses qui habitent toutes trois la même ville, sont toutes trois protestantes, portent toutes trois le même nom de baptême, et sont toutes trois amies intimes. Je te les désignerai donc par rang d’âge.

La première Mary est un type de roman : des traits fins et réguliers, de beaux yeux bleus qui semblent vouloir deviner ce que l’on pense, des cheveux blonds fins et soyeux, ondulés naturellement et retenus en un gros chignon qui retombe sur la nuque ; sa taille est svelte sans débilité et ses membres délicats sans maigreur. Ses manières simples et gracieuses font d’elle une personne séduisante et distinguée. Elle est très patriote et parle du sud avec horreur. Sérieuse et instruite, elle sait le français, mais elle manque d’habitude pour le parler. J’ai entamé pourtant la conversation et même sans être présenté, ce qui est un peu osé en ce pays. La voyant plongée dans la lecture de Consuelo, je n’ai pas eu de peine à me faire pardonner mon impertinence, et quand elle a su mon nom, elle m’a traité en bon camarade. Il n’y a pas de fatuité à faire ici. Les jeunes personnes sont pleines de confiance ; habituées à compter sur le respect qu’elles inspirent, elles n’ont rien que d’aimable et de naturel dans les manières. Je ne trouve rien à redire à cette absence de pruderie, préférable à la raideur de certaines petites bigotes de chez nous.

Elle m’a présenté à la seconde Mary, jeune fille de seize ans, petite, brune, au visage rond frais et rose ; un petit nez fin tout drôlement relevé qui lui donne l’air espiègle, de grands yeux bleus, dont l’un cligne d’une façon piquante quand elle dit ou fait quelque malice enfantine. Elle ne demande qu’à jouer et rit de bon cœur en montrant des dents à faire crever de dépit tous les dentistes américains. Elle ne peut rester longtemps à la même place sans que les pieds lui démangent : aussi la trouve-t-on toujours sautant ou perchant sur les échelles du steamboat, ébouriffant à la brise ses deux grandes mèches de cheveux frisés qui se dressent sur son front comme deux cornes de gazelle.

Bien qu’un peu plus jeune, la troisième Mary est moins remuante : de grands yeux noirs très allongés, des sourcils arqués, des cheveux très bruns, un nez légèrement cambré, la bouche petite et se relevant un peu de côté lorsqu’elle sourit, une physionomie assez mystérieuse et tant soit peu espagnole. Elle est sérieuse, presque triste ; elle lit, étudie et aligne des colonnes de chiffres qui, rien qu’à les regarder, me donnent la chair de poule. Elle ne quitte ce travail attrayant que pour regarder le lac un instant et se replonger dans ses problèmes.

Le père de Mary la mathématicienne sert de Mentor à ces trois demoiselles, mais je n’ai causé avec lui que ce soir. C’est un excellent homme, très aimable, et qui ressemble à un Portugais. Il a passé huit jours à Paris il y a vingt ans ; il en parle avec complaisance et lit l’Histoire de Napoléon, par Norvins, traduite en anglais. C’est le premier Américain que je vois lire autre chose que son journal.

Nous quittons enfin le monotone lac Huron pour entrer dans un dédale d’îlots couverts de verdure et de wigwams d’écorce plantés sur le rivage au milieu des pins. — Les Indiens ! les Indiens ! c’est le cri que j’entends aussitôt retentir de toutes parts : hommes et femmes se précipitent sur les galeries extérieures avec un élan de curiosité qui prouve combien la race primitive est devenue rare ou difficile à rencontrer. Des Indiens à demi nus courent en effet sur la rive en sautant et en nous faisant des gestes. D’autres, plus graves, ne bougent pas ; ils ne semblent même pas voir notre maison flottante, bien que nous soyons assez près pour distinguer leurs traits aplatis et leur peau foncée. Ils me rappellent les Arabes qui, forcés de subir notre domination, cachent leur colère sous l’apparence du mépris. Un canot d’écorce passe, portant une femme maigre roulée dans sa couverture et deux pagaïeurs vêtus de chemises de coton jaune. Ils sont coiffés de chapeaux de paille d’où s’échappent de longues tresses de cheveux noirs.

« Pauvres Indiens ! pauvres gens ! dit l’aînée des Maries, ils sont bien à plaindre ! Ces hommes-là sont de noble race et nullement méprisables. Ce sont les premiers occupans du pays. Nous avons toujours trouvé en eux de francs ennemis ou des amis sincères. Quand ils scalpaient les nôtres, c’était leur droit, ils défendaient leur sol. Au lieu de chercher à les civiliser, à leur donner des principes religieux, on n’a porté chez eux que la démoralisation, les vices et les maladies. Les commerçans mettent leur amour-propre à les tromper : on échange par exemple un paquet de fourrures d’une valeur de vingt dollars contre une bouteille de vhisky qui ne vaut pas un quart de dollar. Aussi deviennent-ils craintifs et soupçonneux. Nos marchands se plaignent de ne pouvoir plus tant les attraper et de voir qu’ils commencent à débattre leurs intérêts. Ils ne sont pourtant pas méchans, c’est certain. Leur anthropophagie est un conte de nourrices et de missionnaires catholiques. Bien des blancs qui vont vivre avec eux au milieu des forêts y sont plus en sûreté qu’à New-York. Nous les plaignons, nous autres femmes ! nous regardons leur extinction comme un crime, et nous sentons qu’ils emportent avec eux au fond des déserts toute la poésie de l’Amérique. Quand il n’y en aura plus un seul, nous en parlerons comme de héros fabuleux dont rien parmi nous ne donnera plus l’idée. »

À six heures du soir, à Saut-Sainte-Marie, pendant que le North-Star entre dans l’écluse qui longe les rapides, nous avons tout le temps de descendre à terre et d’aller jusqu’à la petite île où quelques familles d’Indiens Chippeways ont établi des huttes au milieu des rochers et des aunes. Ils vivent et trafiquent de poissons, qui foisonnent autour des rapides. Un vieux Chippeway, assis au seuil de son wigwam, fabrique un panier d’osier. Sa peau est brun foncé, son nez d’une courbure exagérée ; les lèvres ne sont pas épaisses ; les yeux sont petits et très écartés, les pommettes et le menton proéminens. Sa chevelure, très noire, malgré les rides qui dénotent un homme de soixante ans, est retenue dans une loque roulée en turban, surmontée d’un vieux chapeau de paille informe. Sa fille ou sa petite-fille est à côté de lui. Elle tortille des bouts de fil de fer en forme d’hameçon. Elle paraît avoir seize ans, elle est maigre, petite, la peau d’un brun légèrement olivâtre ; de petits yeux taillés au couteau et à fleur de tête, les pommettes saillantes, le nez très petit, la bouche grande, mais les lèvres minces. Elle n’est nullement jolie dans sa robe étroite et collante, ornée de franges. Un Américain s’approche d’elle et lui parle, elle s’enfuit dans un groupe d’autres squaws, dont quelques-unes reculent et se cachent à mesure que les voyageurs avancent. Elles finissent par se sauver et s’enfermer dans leurs wigwams. Deux ou trois jeunes Indiens moins farouches, demi-bourgeois, demi-sauvages dans leur costume, causent avec les visages pâles et leur vendent du poisson frais.

Je m’approche du vieux Chippeway qui nattait son panier, et alors, sans lever les yeux : — Êtes-vous aussi un Français du vieux pays, vous ?

— Comment ! vous parlez français ?

— Un petit brin. J’ai appris ça quasiment de naissance.

Je ne m’attendais guère à retrouver ici le parler de nos vieux paysans du Berry, et je demeurai tout ébahi. Je crus d’abord que c’était un métis, comme celui que M. de Tocqueville rencontra en 1831 au fond de la baie de Saginaw, sur le lac Huron, à une centaine de lieues d’ici, vers le sud, et qui lui parla bas-normand en le prenant sur sa pirogue ; mais celui que j’avais sous les yeux est un véritable Indien, et c’est précisément des métis de Canadiens et d’Indiennes, dits bois brûlés, que ce groupe de Chippeways a appris notre langue. Peut-être ceux qui la parlent sont-ils nombreux dans ces tribus du littoral des grands lacs à cause de leurs rapports plus fréquens avec les métis qu’avec les Américains et les Anglais. Ce qu’ils savent de français ne va pas très loin, mais ils ont, à s’y méprendre, la prononciation et l’accent de terroir de nos gens de campagne.

Chose plus frappante encore, ce vieux sauvage, qui appelait la France le vieux pays, selon l’usage des Canadiens civilisés, semblait avoir quelque chose de la réserve à la fois discrète et curieuse de nos paysans quand ils veulent vous faire parler sans avoir à vous répondre. « Oh ! moi, disait-il, j’en sais pas ben long, mais vous ? J’ai été pris de jeunesse, et vous ? » Pressé de questions, il répond enfin : « Moi, je suis né natif sur la rive du Canada ; mais je parle pa encore comme un bois-brûlé. Y en a ben trê ben que demeuront par cheux nous. »

Quelques-uns de nous essaient de l’interroger ; mais il n’ose plus répondre, ou il ne comprend plus. Je répète les mêmes questions en berrichon ; il comprend très bien, mais il manque de mots ou d’idées, et retombe dans son travail avec une insouciance feinte ou réelle. C’est au reste conforme à la dignité indienne, qui s’oppose à l’expansion, et je me suis souvenu ici de ce qui t’avait frappée à Paris quand nous questionnions les Ioways de M. Gatlin. Nous trouvions un rapport extraordinaire entre leur manière de dire sans vouloir dire et celle de nos Berrichons.

Le prince et Ferri entrent dans une pirogue, et, conduits par deux Indiens qui rament avec force et adresse au milieu des cascades bouillonnantes sur les grosses roches, ils remontent les rapides et font le tour de l’île. Ils en reviennent très mouillés, parce que, quoique très profondément assis et presque enfoui jusqu’aux yeux dans ces canots, on y est gagné par les embruns qui y pénètrent en pluie continue.

On remonte à bord, et après le thé le bal recommence de plus belle ce soir sur le Lac-Supérieur. Le temps, c’est-à-dire le climat, s’est beaucoup rafraîchi.

Lac-Supérieur, 22 août.

Le lac a été agité cette nuit, et notre grosse maison à vapeur s’est donné des airs penchés. Ces vagues peu méchantes ont cependant affecté le moral de nos jeunes voyageuses. Ce matin, le North-Star dépose sur le quai de Marquette tous ses touristes américains, qui s’empressent de s’extasier devant quelques maisons de bois, sous prétexte que ce sera peut-être un jour une grande ville. Ils disent cela de tous les endroits où trois maisons se regardent en bâillant au bord de l’eau ; mais ils en ont vu naître tant d’autres qui ne se présentaient pas mieux qu’on n’a pas le droit de faire trop l’incrédule.

En attendant qu’une locomotive soit prête pour emmener toute la caravane aux mines de fer, à environ dix lieues de là, je me promène dans une ex-forêt de pins coupée à ras de terre, où, dans le terrain sablonneux, poussent des renouées, des centaurées et des immortelles blanches. Des criquets jaunes s’envolent sous les pieds en faisant entendre un petit grésillement singulier. Je trouve des quantités de buprestes (chalcophora Virginiensis) qui sortent des racines des sapins brûlés.

La locomotive est prête ; mais il n’y a qu’un wagon convenable pour les dames ; moyennant des planches de sapin posées en travers des tombereaux à minerai, tout le monde trouve place, et, par un beau soleil qui réchauffe un peu le fond de l’air froid et sec, la vapeur nous emporte dans la forêt, encore intacte de chaque côté de la voie. Nous nous arrêtons à la fonderie, où des ouvriers coulent des rails. Ceci ressemble à toutes les fonderies du monde ; mais, après avoir suivi un sentier pavé de cailloux en fer et frayé à coups de hache au milieu d’arbres magnifiques, nous arrivons sur un chemin littéralement taillé en plein métal. Je n’avais jamais rien vu de pareil : une montagne de fer qui sort sa grosse échine luisante et nous renvoie dans les yeux un grand pétard de soleil. Ces masses ressemblent à de gigantesques bouillonnemens brusquement refroidis. Quel minerai en comparaison de celui que l’on trouve sous forme de grappes de raisin dans nos champs du Berri ! Figure-toi chacune de ces grappes aussi grosse que la butte Montmartre, et tu auras idée de ce qu’on appelle ici un gisement. Des arbousiers proccra, des framboisiers sauvages couverts de fruits, des thuyas très peu élevés, des chrysanthèmes, des épilobes à fleurs purpurines, des touffes d’immortelles blanches et de solidaginées, voilà ce qui domine sous les chênes, les érables et les pins qui entourent ces montagnes de fer. De ces hauteurs, la vue s’étend sur un océan de verdure, qui a ses tourmentes et ses ouragans, dont le passage est marqué par les arbres jetés, brisés et renversés les uns sur les autres.

Un monsieur d’une soixantaine d’années, qualifié de docteur, a proposé de nous faire voir tout près de là, sur la rivière Noquet, un village de castors ; mais il est déjà tard, il faut revenir au bateau. J’aurais bien voulu voir ces intéressans rongeurs ; mais le prince me console en me disant que nous en verrons tant et plus sur le Mississipi, Le susdit docteur, médecin ou non, est un savant qui acheta, il y a une dizaine d’années, un lopin de forêt. Il y bâtit une maisonnette, et vint là aux époques des vacances pour chasser et collectionner des oiseaux. Un beau jour, il se demanda pourquoi, chérissant la solitude, il n’abandonnerait pas la civilisation, et en raison de cette logique américaine qui met toujours bout à bout projet et exécution, le voilà définitivement établi tout seul au fond des forêts vierges, où il se trouve le plus heureux du monde. En me racontant son histoire, on me dit que ces trappeurs de la science ne sont pas extrêmement rares. Ces pays encore à demi sauvages, aussitôt que la sécurité s’y établit, ont pour les amans de la nature des attraits que je comprends fort bien. On y devient habile à simplifier l’existence, et, avec la suppression de beaucoup de besoins factices, on conquiert beaucoup de temps pour l’étude ; celui qu’on emploie à chasser pour se procurer la nourriture, loin d’être perdu, est gagné pour les recherches. On n’est pas élégant dans sa mise, il est vrai ; mais à voir avec quelle aisance ce digne homme porte son habit noir râpé et son chapeau de cérémonie roussi par le soleil, je constate qu’on devient parfaitement indifférent à ces misères.

Je ramasse pour toi quelques échantillons métalliques (schiste calcaire ferrugineux, fer oolithique et fer oligiste d’une rare beauté). Nous nous rembarquons, et à la nuit tombante nous entrons dans la baie de Portage, formée par la presqu’île des mines du Lac-Supérieur, grand bec qui s’avance dans cette mer d’eau douce, et qui est sillonné de fiords très favorables à l’exploitation. Notre gros steamboat, qui a sans doute des passagers ou des marchandises à échanger dans les terres, s’engage résolument dans les étroits méandres, remorqué par un tout petit vapeur qui fait jaillir, comme d’un tuyau de pipe, une colonnette d’étincelles retombant en fine pluie de feu. La lune sort du beau milieu du lac, et en face de nous, au-dessus des hauts sapins, dont les hampes dénudées se dressent comme de grandes piques à la pointe des rochers, une aurore boréale lance de longues flammèches blanchâtres dans le ciel noir. Elle forme ensuite un grand demi-cercle qui s’éclaire et s’éteint par saccades comme les pulsations d’un cœur gigantesque. Pendant dix minutes, elle a changé cinq ou six fois de forme, en s’affaiblissant à chaque transformation ; puis tout s’éteint.

23 août. — Nous naviguons, et il fait froid. Sortis sans encombre des goulets de la presqu’île, nous reprenons le lac, nous doublons l’île Manitou et nous arrivons d’assez bonne heure à Copper-Harbour, où nous stoppons pour reprendre bientôt notre navigation côtière, et stopper de nouveau à Eagle-Harbour, à la pointe de la presqu’île. Le prince y trouve l’ingénieur des mines, qui l’emmène dans un stage, — espèce de char à bancs, — aux mines de cuivre de Cleaf. Les passagers ont le temps de débarquer pendant les trois heures de stoppage. Les dames en profitent pour folâtrer en canot et courir sur la rive en riant et en faisant des bouquets. Les hommes s’occupent d’une façon très caractéristique à ramasser des cailloux, espérant toujours et partout découvrir une mine d’or. Presque tous savent un peu de métallurgie, et leur jouissance de naturaliste est là tout entière. — Moi, j’irais bien faire l’aimable auprès des Maries, mais elles sont trois, et je ne sais pas encore laquelle me plaît le mieux. Et puis, si je perds mes trois heures, quand est-ce que je regarderai le pays ? Il est plus que probable que je n’y reviendrai pas tous les huit jours, au Lac-Supérieur ! C’est un peu loin de chez nous, et tu ne pourrais pas me dire ici : « Va donc demain au bout du pré voir si les hépiales sont écloses. » Il s’agit de voir ce qui pousse et ce qui vole sur ces terres lointaines ; au diable le sentiment, et en avant dans la forêt !

Sous les aunes et les érables à sucre, je m’aventure dans un sentier frayé par les mineurs. Ces intérieurs de forêts sont charmans. La journée est belle, et, tout en pensant aux trois Maries, je pense aussi au vieux docteur de Marquette avec son habit râpé et son long tuyau de poêle en castor déplumé. Heureux homme ! rien ne te distrait, toi ! Et au bout d’un quart d’heure me voilà absorbé aussi, car les cicindèles courent rapidement au soleil sur le sable, et il s’agit de les attraper. Je m’empare de tortuosa et de unipunctata, d’une jolie tettigonide (octolineata), — les vanesses Cardui et Antiopa toutes pareilles aux nôtres, — puis de quelques staphylins (villosus).

Mais voici un autre insecte que je ne me charge pas d’emporter ; c’est un énorme cochon gras couché au beau milieu de la bruyère et mort. Que faisait là, en pleine forêt inhabitée, ce quadrupède au ventre dodu et frais, avec sa tête seule grillée à point, et sentant fort bon ? Si j’avais eu de l’appétit et de la moutarde, j’aurais profité de l’occasion. Seul, un gros corbeau, perché sur la cime d’un arbre mort, croassait d’un ton féroce, jaloux peut-être de me voir là, où attendant avec impatience que ce régal fût un peu faisandé.

On se rembarque, on reprend le prince à Eagle-Rivers, sur la côte ouest de la presqu’île, et on vogue de plus belle en recommençant le bal. Les trois Maries dansent fort joliment et s’en donnent à cœur joie, même la mathématicienne ; mais ces contredanses sautées sont embrouillées de figures incompréhensibles. Je m’abstiens en me remémorant cette grande leçon de Sancho Pança à son maître : « Il ne faut faire devant le monde que ce que l’on fait fort bien. »

24 août. — Nous voici, après avoir traversé trois cent vingt-cinq lieues de lacs, à Bayfield, nec plus ultra de notre gros bateau. Nous devons le quitter ici pour prendre des stages qui nous mèneront à Superior-City et Fond-du-Lac, où nous remonterons, en canot d’écorce, la rivière Saint-Louis. Nous traverserons les forêts jusqu’au Lac-de-Sable, après quoi nous prendrons le Haut-Mississipi pour le descendre jusqu’à Lacrosse, Dubuque et Saint-Louis. Il faut nous munir de mocassins, de jambières de peau, de couvertures, de tentes, de vivres, ou tout au moins de fusils pour nous en procurer ; il nous faut des guides, des porteurs, car nous coucherons dans les bois, et nous aurons des portages, c’est-à-dire des espaces à franchir avec nos pirogues sur le dos. Ragon est déjà désigné pour fortifier nos campemens, M. Mercier pour porter des paroles de paix aux sauvages, Bonfils pour diriger la navigation, Ferri pour orienter scientifiquement la marche, et moi pour faire la soupe.

Je ferais bien, en ma qualité de futur officier de bouche, de m’approvisionner de beurre et de biscuit. Je rêve déjà un potage à la tortue dont on se lèchera les doigts. Pourvu qu’il y ait des tortues ! La campagne promet d’être gaie, mais pénible, surtout si nous couchons dans les marais par le froid qu’il fait. Nous rapporterons des impressions mêlées de rhumatismes. N’importe, c’est si bon d’aller devant soi ! On se met en quête de voitures, ce qui n’est pas facile. Enfin en voici une, pas suspendue et peu couverte. — Il en faut deux. — Il n’y en a pas d’autre. — Et des chevaux ? — En voici un. — Un, ce n’est guère ; mais en trouvera-t-on au moins un autre en route ? — Ce n’est pas probable. — Y a-t-il quelque maison d’ici à Superior-City ? — Non. — Y a-t-il ici quelque magasin où nous puissions nous approvisionner de couvertures et de tentes ? — Non. — En ce cas, l’expédition devient impossible. Nous rattraperons le Mississipi en passant par le lac Michigan et Milwaukee ; nous reprenons donc nos cabines sur le North-Star.

Mais quels sont ces êtres aux cheveux noirs et nattés, ou pendant en mèches sur les épaules, enveloppés et serrés comme des momies dans leurs couvertures de laine ? Les uns couchés sur les planches de l’embarcadère, les autres debout par groupes, regardent avec stupidité ou indifférence notre hôtellerie flottante ; puis, comme s’ils se disaient : J’ai assez vu, ils tournent les talons et regagnent lentement leurs wigwams, dont les toits se montrent derrière un pli de terrain. Les femmes portent des enfans maintenus sur leur dos dans un pli de la couverture. Elles se lèvent, marchent et s’assoient fort adroitement, sans laisser tomber le papous. Toutes fument dans un petit brûle-gueule peu élégant. Des enfans de sept à huit ans s’exercent au tir de l’arc sur une vieille pirogue, devenue le but de leur adresse. Nous sommes en plein pays sauvage, dans la tribu des Chippeways, revenue triomphante, il y a deux mois à peine, d’une expédition contre les Sioux, dont les chevelures pendent maintenant comme trophées dans la tente des chefs.

J’accompagne les trois Maries, j’offre mon bras à Mary la turbulente, sans savoir que cela n’est permis qu’entre fiancés. Elle accepte sans me rappeler à l’ordre, et probablement sans y songer, et nous voilà courant vers le village indien, grimpant sur les talus, riant, cueillant des fleurs au milieu des rues, ce qui doit te faire présumer que Bayfield ne ressemble pas précisément à la Canebière de Marseille. Nous arrivons devant une grande case en planches. Un guerrier, le visage tellement barbouillé de rouge et de noir, qu’on ne peut distinguer ni ses traits, ni la couleur de sa peau, ni sa physionomie, se tient debout à la porte. De longues tresses noires s’échappent de sa coiffure en fourrure, ornée d’une plume brisée et posée en biais sur le front. Drapé dans une guenille de laine fauve, il ne laisse voir de son costume que ses jambières de drap rouge qui recouvrent comme des guêtres le dessus des mocassins. Il est petit, mal bâti, mais campé fièrement sur un vieux fusil à pierre. Nous entrons dans la case en planches, toute nue. Les chefs indiens, assis en rang sur des bancs adossés au mur, fument gravement tous dans la même pipe, à tour de rôle. Ils sont vieux, et ont tous des traits exagérés : peau foncée, yeux petits, pommettes saillantes, bouche grande, mâchoire fortement accusée. L’un d’eux, le grand chef sans doute, coiffé d’un haut bonnet pointu emplumé et enrubanné, la poitrine ornée de colliers de wampun, enfoui dans une peau de bison, se lève à l’arrivée de chaque voyageur, lui offre une poignée de main et le calumet de la paix, déjà sucé par vingt peaux-rouges. Les autres, immobiles, solennels, plus ou moins vêtus et ornés de colifichets, semblent très flattés de la curiosité indiscrète des Américains. Évidemment ils posent devant nous. Ils ont vu arriver le bateau de bien loin, ils ont mis leurs peintures de cérémonie, et ils étaient prêts pour notre visite.

Des cris bizarres, aigus et retentissans parlent du côté des wigwams. Est-ce une attaque des Indiens ? Non, c’est une réception amicale. Ils approchent, musique en tête, — vraie musique sauvage. — L’un frappe à coups de poing sur une peau tendue autour d’un cercle de bois, l’autre remue une calebasse pleine de cailloux, un troisième tambourine avec le manche d’un couteau sur le fond d’une casserole fêlée. Les guerriers, au nombre de huit ou dix, demi-nus ou vêtus d’une mauvaise chemise qu’ils jettent en courant pour être plus libres de mouvemens, la tête ornée de plumes ébouriffées et fanées, le visage tatoué de peintures rouges, — symbole de paix, — tous armés de bâtons ou de tomawaks en bois, sautent comme des kanguroos et poussent des cris d’aigle. Les femmes, les enfans, les vieillards, suivent cette bande d’enragés, dont presque tous ont des cicatrices profondes sur la poitrine et dans les reins. J’ai vu là des traces de ces blessures effroyables dont parle John Tanner dans ses mémoires, blessures dont nous autres blancs serions morts deux fois pour une. La procession s’arrête, fait cercle, et la danse commence. Musiciens et guerriers, s’accompagnant de ce cri particulier appelé woop, le corps penché en avant, les bras ballans, se regardent dans les yeux, sautent sur place, et s’excitent en frappant sans relâche la terre avec leurs talons. Un nouveau danseur vient rompre la monotonie de cet exercice. C’est un grand diable à tous crins, ornés d’une plume et d’un long ruban bleu fané. Ses tresses dénouées et flottant au vent, ses yeux pochés de noir, ses grandes jambes nues, son profil en bec d’oiseau, l’ornement de plumes retroussé sur son croupion comme une queue de coq, ses cris de paon, ses sauts de volaille effarouchée, font de lui un oiseau fantastique. Les danseurs s’animent, se rangent autour de lui : alors casserole de tinter, gourde de sonner, talons de frapper ; ce n’est plus qu’un hurlement de bêtes farouches, c’est l’apogée de l’épilepsie. C’est grotesque et terrible tout à la fois. Puis, sans transition, brusquement, tous s’arrêtent. Un des guerriers emplumés, portant sur l’épaule, comme Minerve son égide, une peau de daim fauve tacheté de blanc, le visage inondé de peintures délayées par la sueur, s’avance près des visages pâles, et reçoit au fond du tambourin-casserole, devenu sébile, une collecte de dollars et de menue monnaie ; puis tous ces énergumènes nous tournent le dos sans remercîmens serviles, et d’un pas mesuré se retirent majestueusement vers leurs wigwams.

Un vieux Chippeway, maigre, en haillons, courbé en deux, se soutenant d’un gros bâton, s’avance vers le bateau en dessinant des zigzags sur la jetée. Il est idiot ou ivre, fort laid et très dégoûtant à coup sûr. Il trébuche et tombe, personne n’y prend garde. Une charrette arrive et va l’écraser, personne ne l’aide à se relever. On lui crie gare comme s’il comprenait. Il se lève par un effort désespéré, aux grands éclats de rire des ouvriers occupés à charger notre bois de chauffage, et, comme un aveugle, il entre dans le bateau, et tombe comme une loque près de la machine. Un employé le remet sur ses pieds et le jette dehors comme une ordure. Ce malheureux abruti est une victime de l’eau de feu.

Nous repartons, c’est-à-dire nous revenons sur nos pas, et au lieu de coucher ce soir dans les marais au milieu des ours gris, je me prélasse dans ma cabine et dans mon large lit de bord, ne regrettant pas trop les aventures rêvées, car nous n’étions vraiment pas outillés pour les affronter.

25 août. — Ce matin, à Ontonagon, un chef indien et ses filles montent à bord. Ce chef porte une redingote et un pantalon noir à dessous de pied. Son chapeau noir et sa cravate blanche font ressortir sa bonne grosse figure brune sans barbe ; ses cheveux, d’un noir de jais, sont taillés très convenablement. Il est mieux mis et plus propre que les trois quarts des Américains qui voyagent avec nous. On le prendrait pour un pasteur protestant. Ses filles sont d’un ton rougeâtre. Jusqu’à présent, je n’avais vu, en fait de peaux-rouges, que des peaux bronzées ou olivâtres. Elles portent des robes de toile de coton blanc et rose à volans malgré le froid qu’il fait, et sont coiffées de petits chapeaux ronds en paille marron à bords rabattus, mode anglaise qui fait ressembler les femmes à des carafes coiffées d’entonnoirs. Une troisième Indienne, une servante probablement, en costume demi-indien, demi-américain, porte sur le flanc, passé en bandoulière comme un sabre, un enfant ficelé comme un saucisson sur une planchette à dossier. Elle pose tout debout contre le piano ce berceau orné de perles et de colifichets où le papous, serré et maintenu dans ses bandelettes, montre sa petite tête jaune, qu’éclairent deux petits yeux noirs déjà perçans comme des flèches.

Le steamboat s’arrête à Portage pour faire un chargement de cuivre. Je descends me promener sans perdre de vue le bateau à vapeur, ne me souciant guère de prendre racine ici. Il y fait trop froid, et l’aspect de la ville manque de séduction : quelques maisons de bois peintes en jaune sur une petite place où les rochers de quartz et de calcaire noir percent le terrain également jaune. Les eaux du fiord sont colorées aussi en jaune par le cuivre, véritable ossature de cette partie du Lac-Supérieur. Le rivage escarpé, couvert de mélèzes et de pins, rend le pays sombre et triste. Je cherche des fleurs et des insectes, je ne trouve que des verges d’or et un papillon (la coliade Cæsonia) qui, pour changer, est jaune. La localité semble vouée à cette couleur.

Aujourd’hui dimanche, nos compagnes de voyage ont passé la journée à lire la Bible. Aucune n’a travaillé à quoi que ce soit et n’a même posé le pied hors du bateau. Ce soir, on ne danse pas, bien entendu. Hommes et femmes sont réunis autour du piano et chantent des psaumes, après quoi des groupes se forment, on relit la Bible, on la commente tout bas, ou l’on chuchote dans les petits coins, mais en tout bien tout honneur. L’Américain est si respectueux avec le beau sexe qu’on le croirait timide ou glacé. En revanche, les jeunes filles dévisagent le sexe laid à pleins yeux, et ceci ne prouve pas toujours effronterie ou passion. Ce sont des airs de souveraines vis-à-vis de leurs sujets. Elles trouvent nos yeux d’Europe un peu hardis, mais les leurs ne se baissent jamais. On dit qu’en amour elles font toutes les avances, et on le dit en proclamant que c’est leur droit. C’est à elles d’employer la liberté dont elles jouissent à faire la conquête d’un mari. C’est à l’homme qui ne peut ou ne veut pas épouser de se tenir sur ses gardes. Ces mœurs ne sont pas exclusivement celles des États-Unis, car je les ai vues chez nos protestans languedociens. Ici comme là, c’est la même hardiesse confiante de la part des jeunes filles et la même réserve prudente chez les garçons. Les mœurs protestantes valent donc mieux que les mœurs catholiques, il faut le reconnaître. Quand un homme se décide à se laisser faire la cour, il ne peut sans déshonneur se retirer, et la jeune fille qui risque le tout pour le tout est bien rarement abandonnée ; mais, comme il faut voir les deux faces de la question, il me semble que l’amour est un peu mis de côté en cette affaire du mariage. L’homme y court tant de risques qu’il s’abstient du sentiment jusqu’à ce que ses sens parlent et le décident à céder aux séductions de la demoiselle en quête d’un époux. De son côté, la demoiselle n’a peut-être pas le cœur bien vierge après les tentatives de coquetterie qui lui ont été permises envers tous les hommes qu’elle a rencontrés. Ceci nous semble, à nous autres Européens, assez peu délicat. Est-ce parce que nous sommes corrompus que nous tenons tant aux charmes de la décence ? Je n’en sais rien. Ici les femmes mariées sont fidèles et sages, cela est certain, et les hommes ne cherchent pas à les détourner du devoir, très bonne note à prendre sur leur compte, car ils sont logiques : en imposant la vertu, ils se gardent bien de l’ébranler. Ils sont chastes en ce sens qu’ils fuient également l’adultère et la débauche. Et tout cela pourtant manque de pudeur, car, aussitôt fiancés ou mariés, les époux prennent entre eux, à la vue de tous les passans et sous les yeux mêmes des autres jeunes gens des deux sexes, des libertés de l’autre monde, c’est le cas de le dire.

Miss Mary n° 1 est une personne qui, par sa distinction, ferait exception en tout pays. Elle est pourtant, elle aussi, un type américain, car elle est positive dans ses idées les plus généreuses, et ne donne dans aucune exagération de touriste. Elle prend des notes, elle examine et observe. C’est nous, Français, qui la frappons peut-être le plus dans ce voyage, et nous lui paraissons plus curieux à analyser que les Indiens du désert. Son examen est bienveillant, car elle ne craint pas de m’en faire part. Notre principal voyageur l’occupe et l’étonné particulièrement. Elle lui trouve l’air bon, et ne comprend pas qu’il soit tout pareil de manières et de vêtemens aux autres hommes. Elle me dit qu’elle s’était fait de fausses idées sur nos mœurs, et qu’elle ne s’attendait pas à voir en pareille circonstance un personnage non courtisé par son entourage ; elle ajoute que nous avons l’air de l’aimer réellement et de nous aimer les uns les autres ; enfin elle m’avoue que nous sommes plus aimables que la plupart des Américains, parce que nous sommes prévenans avec les femmes et obligeans entre nous. Cela est dit sans aucune espèce d’arrière-pensée et sans qu’elle abandonne en elle-même aucun point de sa fierté patriotique. Pour elle, l’Américain est certes le plus grand peuple de l’univers ; mais elle admet qu’il pourrait modifier et améliorer quelque chose dans sa manière d’être. Elle ne comprend pas d’autre société que la société républicaine ; pourtant elle me charge d’obtenir un autographe en apprenant que notre personnage est de son avis sur l’excellence des institutions démocratiques.

Mary la turbulente a des étonnemens bien plus naïfs. Elle remarque que nous sommes tous d’assez grande taille, et me demande comment cela se fait ; elle était persuadée que tous les Français dépassaient à peine la taille de Tom Pouce ; elle a du reste l’abandon d’un enfant de six ans ; elle dessine très sérieusement nos portraits de la façon la plus comique. Nous sommes jolis à ses yeux, si c’est ainsi qu’elle nous voit !

Mais en dehors des trois Maries il y a d’autres types fort curieux et plus tranchés. Une jeune fille mise sans goût, en robe vert pomme et châle jaune, âgée de dix-sept ans, médiocrement jolie, coiffée de cheveux blonds plantés si bas qu’elle n’a pas de front, s’acharne à l’un de nous, à qui elle a demandé un dessin, et qui n’a pas cru pouvoir le lui refuser sans impolitesse. Dès lors elle le regarde comme sa chose et le poursuit d’une jalousie si féroce, qu’il est forcé de la menacer en riant de la pointe de son canif pour se soustraire aux terribles attaques d’une épingle à cheveux plantée traîtreusement à plusieurs reprises dans ses reins. Il monte sur le toit en plate-forme du bateau pour lui échapper ; elle l’y poursuit et lui débite en anglais un discours énergique, auquel il ne comprend pas un traître mot. Que faire ? S’en aller encore ; bien, mais elle le suit, et, comme il fait nuit et que l’échelle de descente est étroite et difficile, notre infortuné compatriote, enchaîné aux lois de la courtoisie, se retourne pour lui offrir la main. Elle saisit cette main et la presse dans les siennes et sur son cœur avec une désespérante effusion de reconnaissance. Pendant deux jours, cette jeune Yankee, bien plus sauvage qu’une Indienne, a persécuté ainsi le malheureux passager, et, forcée de le quitter à l’une des stations, elle lui a dit au revoir d’un ton tragique qui équivalait à un serment de vengeance.

Une autre, à peine âgée de douze ans, enfant pleine d’innocence à coup sur, mais déjà stylée à la pourchasse de l’épouseur, prend quelqu’un de notre party eu affection. Il lui demande avec un enjouement tout paternel si elle veut bien de lui pour mari. Elle accepte vite en disant : — Je suis trop jeune à présent, mais j’accepte pour plus tard.

— Oui, quand je revendrai !

— Très bien, quand vous reviendrez ; mais il me faut un gage.

— Un gage ?

— Oui, donnez-moi votre anneau et prenez le mien, je n’ai pas envie d’être trompée.

Tu penses bien qu’il n’a pas consenti à cet échange, et qu’il a pris note de ce trait de mœurs.

26 août. — À Saut-Sainte-Marie, le capitaine du North-Star se dérange un peu de sa route pour nous déposer dans l’île de Mackinaw, où nous devons trouver demain matin un autre bateau pour Milwaukee.

On fait ses adieux aux aimables compagnons de route. Je peux dire qu’après ces huit jours d’intimité dans le phalanstère nautique, nous n’avons eu qu’à nous louer d’eux. Je ne sais si je me retrouverai dans d’aussi bonnes conditions pour juger american people, et il serait plaisant de n’avoir pu faire véntablement connaissance avec lui qu’au beau milieu des eaux, à la limite du désert. Ceci du reste le peint bien dans son esprit explorateur, ce peuple à la fois aventureux et positif. Ces voyageurs étaient là pour la plupart en partie de plaisir, et, pour eux comme pour nous, tout le plaisir a consisté à se dire qu’on allait très vite et très loin dans un pays perdu et tout nouveau en tant que pays praticable. Au moins nous autres Français, nous avions un but, qui était de pénétrer dans le désert par Bayfield. Les Américains n’en avaient pas d’autre que celui de respirer le grand air des lacs et de pouvoir se dire : « J’ai été aussi loin qu’on peut aller sans rien changer à mes habitudes. Là où naguère l’Indien seul osait se risquer sur sa pirogue d’un point à l’autre du rivage, j’ai tout franchi dans ma maison flottante, dormant dans mon lit, mangeant à mes heures, faisant de la musique, chantant mes psaumes le dimanche et dansant le long de la semaine. Je suis roi dans le désert sans cesser d’être plébéien dans ma famille, et ce monde sauvage que j’ai aperçu dans l’immensité des horizons incultes, j’irai de même le parcourir, les mains dans mes poches, dans quelques années d’ici. »

Ce contentement intérieur de la conquête est peut-être la grande source d’aménité de la société américaine. Cette aménité n’est pas l’amabilité française, ni l’ancienne grâce obséquieuse des Italiens : c’est quelque chose de plus sérieux et de moins sympathique ; on en serait fort touché, si au fond on n’y sentait une bonne part d’indifférence qui peut se résumer ainsi : « Soyez les bienvenus, usez de tout, et s’il vous manque quelque chose, faites comme vous pourrez, ça ne nous regarde pas. »

Je fais mes adieux aux trois Maries ; mais ccmme nous repasserons par Cleveland, on se dit : Au revoir. Pour ma part, j’éprouve beaucoup de regret de quitter ces charmantes filles. J’aurais bien été amoureux de chacune d’elles, si je ne les avais pas rencontrées toutes les trois ensemble. Je n’ai trouvé l’occasion de me méfier ni de la belle raisonneuse, ni des deux aimables enfans ses compagnes. Si plus tard celles-ci deviennent calculatrices à leur tour, je n’en saurai rien. Je les vois ornées de la candeur insouciante qui convient à leur bel âge, et je les quitte comme ces fleurs du désert que je ne verrai pas défleurir.

IV.
Mackinaw, 27 août.

Nous avons débarqué hier à neuf heures du soir dans l’île Mackinaw, où le capitaine du North-Star avait promis de nous déposer[3], et où je n’ai absolument rien vu que les lanternes de Mission-House, un ancien couvent de missionnaires aujourd’hui auberge et devenu notre gîte pour la nuit. — Nous avons attendu longtemps qu’on nous procurât des chambres, car on a beaucoup de monde. On nous avait dit que nous trouverions encore des Indiens établis dans l’île, et par un singulier contraste j’entendais dans l’intérieur de notre auberge des frou-frous de robe de soie, des pas légers, des rires de jeunes filles. On jouait des charades. C’est un hôtel de bains, et c’est la saison des eaux. Enfin, le long d’un corridor étroit, chacun de nous est pourvu d’une cellule meublée d’une table, d’une chaise et d’un lit, c’est-à-dire d’une planche garnie d’un peu de paille recouverte de deux draps. J’aime les lits durs, mais pas tant que ça.

Mackinaw (abréviation de Michillimackinac, qui veut dire en indien la grande tortue) est une fort petite île de trois milles de diamètre, située entre les lacs Supérieur, Huron et Michigan, en face de l’île Bois-Blanc. Sa position la fit rechercher autrefois par les Anglais, qui y construisirent un fort, le petit Gibraltar des lacs. Des missionnaires français s’y étaient établis dès le milieu du xviie siècle. La petite ville, composée d’une seule rue, datant de deux cents ans, est donc une vieille cité pour l’Amérique. On y compte huit cents habitans. La garnison anglaise y fut massacrée au siècle dernier par les Sioux. Aujourd’hui il n’y a plus réellement que quelques métis installés dans des huttes le long du rivage, et Mackinaw a néanmoins une certaine importance par son emplacement géographique, qui en fait un point de relâche pour les bateaux à vapeur et un entrepôt de commerce avec les Indiens. À cent pas du rivage, au pied d’une falaise de roche siliceuse, l’hôtel de la Mission est aujourd’hui le rendez-vous de la fashion américaine. On y vient plutôt pour respirer l’air pur que pour prendre des bains dans le lac, dont les eaux sont froides. « L’effet du climat est merveilleux, dit un journal indigène, l’appétit grandit vite, les formes déjetées deviennent droites, les membres rhumatisés, ainsi que les bras, deviennent plus forts, le sommeil vient sur les yeux fatigués, les rides quittent votre face sillonnée, vos yeux s’épanouissent dans une nouvelle clarté, et si vous êtes un homme pieux, vous récitez vos prières avec une voix plus forte et avec une plus grande onction. Ce favorable changement se déclare dès le commencement de la saison, c’est-à-dire dès le 1er avril, et continue, sans défaillance ni rechute, jusqu’au 1er octobre. »

Tu reconnais dans cette manière de réclame la grosse caisse de tous les établissemens du même genre. En France, on n’est pas beaucoup plus sobre en fait de promesses, surtout dans le midi ; seulement ici on est blagueur du nord au sud, de l’est à l’ouest. Comme aucun de nous n’est ni rhumatisé, ni bossu, ni privé d’appétit, nous risquerions fort de crever de santé, si nous restions longtemps à Mackinaw ; mais nous devons partir ce soir par le premier bateau qui passera. On dit qu’il en passe cinq par jour, on dit aussi qu’il n’en paraît quelquefois pas un seul de la semaine : nous voilà renseignés à l’américaine !

Dès le matin, je vais, comme Robinson Crusoé, à la découverte de notre île. Elle est habitée, car voici des naturels qui, assis par terre, rêvent en regardant l’horizon. Leurs traits sont un peu moins accentués que ceux des Chippeways de Bayfield. L’île est couverte de taillis de charmes, de minces érables, de genévriers et de conifères rachitiques, dont le branchage tombe éploré sur un gazon de chiendent et de marguerites. À la pointe de l’île, au milieu de la verdure, un rocher forme une grande arcade naturelle qui a beaucoup de physionomie. Durant ma promenade, au milieu des noisetiers et des groseilliers sauvages, dont les fruits n’ont pas de goût, je rencontre des serpens noir et jaune qui fuient avec tant de rapidité que je ne peux les atteindre. Pour une île si petite, il y a trop de reptiles. En revanche, il y a peu de papillons. Je ne trouve qu’une coliade Philodice, et une vanesse qui a beaucoup de rapport avec notre petite tortue ; en fait de coléoptères, un nécrode Surinamensis à trois points oranges sur le bout de ses élytres noires, et les cicindèles Sexguttata et Tristis. Aucun chant d’oiseau ni de cigale ; mais des grenouilles noires, d’une espèce qui ne dépasse pas la grosseur d’une fève, poussent un petit coassement plaintif. Il fait un tel vent toute la journée qu’on est tenté de crier : Fermez donc la porte du Michigan ! Le fait est que Mackinaw est dans un terrible courant d’air, et que rien n’y peut pousser. Ceci me rappelle la douce brise de mer des Provençaux qui vous jette par terre à chaque pas.

Je ramasse pour toi des échantillons d’agathe zonaire et d’agathe porcelanite, les seuls produits intéressans du pays. Pas le moindre bateau de la journée ! Nous attendons jusqu’à neuf heures du soir. Enfin une lumière se montre sur le lac Huron. C’est un steamboat. La lumière se rapproche. — Non, — si, — hélas ! non. C’est le phare de l’île Bois-Blanc. Je m’étends tout habillé sur mon lit de camp, m’attendant à partir d’un instant à l’autre.

28 août. — Nous sommes encore à Mackinaw. La journée se passe à consulter l’horizon et à espérer un bateau : on ne voit que le lac qui verdoie et la terre qui poudroie, car on est aveuglé de poussière soulevée par le vent, et il s’en faut que les yeux s’épanouissent à une nouvelle clarté, comme dit la réclame ; mais voici la pluie ! Il ne manquait plus que cela pour compléter ce séjour enchanteur, dont la seule distraction est de manger trois fois par jour. Il y a bien une salle de billard toute seule au bout d’un pré ; mais le tapis crevé est couvert de champignons, les queues oubliées par terre ont pris racine et poussent des rejets ; quant aux billes, elles sont au fond du lac.

Ce soir, la pluie cesse. Devant l’hôtel, les demoiselles font de la haute école sur la pelouse. Comme il n’y a qu’un vieux cheval pour elles toutes, chacune fait un tour de galop en ayant bien soin de passer devant nous, et j’ai grand soin, moi aussi, de les admirer toutes, mais surtout une jeune vignette anglaise aux bras nus, à la taille élancée, aux longs cils bruns, aux yeux très fendus, aux longues boucles de cheveux noirs qui tombent sur des épaules nues d’une blancheur diaphane. Mais à quoi bon tant admirer ? N’allons-nous pas partir, et sans regrets ?

À une heure du matin, voici enfin la cloche d’un bateau à vapeur. On se lève, on boucle son sac, on descend. Déception !… Ce steamboat ne va pas à Milwaukee, il en revient.
Milwaukee, 30 août.

Nous sommes enfin partis hier à midi sur un petit steamboat dont la malpropreté et la mauvaise odeur sont d’autant plus sensibles qu’il s’appelle la Fleur-de-Mai. Les punaises dévorent les passagers ; les voyageurs crachent partout, même sur les enfans morveux et indiscrets qui grimpent sur tout le monde, tandis que les serviteurs nègres parfument d’ail l’atmosphère. C’est un petit foyer d’infection, où l’on n’a pas le dédommagement de regarder dehors, vu qu’il pleut et qu’après les îles Beavert, semées comme de larges taches vertes au milieu des eaux, on ne voit plus de côtes.

Je te parlais de la négligence des Américains en voyage ; en voici un qui abuse de la permission : il est monté à bord sans malle ni valise, — ainsi font-ils du reste pour la plupart, car en ce pays-ci on n’aime pas à s’embarrasser de paquets, on achète son linge en route à mesure qu’un besoin trop impérieux s’en fait sentir, et on jette à la borne celui qu’on a quitté, toujours beaucoup trop tard. — Ce gentleman porte une redingote crevée aux coudes, aux épaules, fendue dans le dos, sans boutons, frangée, grasse ; ce n’est qu’un trou. Cet homme n’est pas un mendiant (on n’en voit pas aux États-Unis), et il fait la conversation avec des voyageurs assez propres. Il veut se laver les mains, — il en avait certes besoin, — et cherche à retrousser les manches de son fantastique vêtement en toile d’araignée ; mais la manche tout entière se détache de l’épaule, le voilà bras nus ; un instant après, il veut tirer son mouchoir, — quel mouchoir ! — les pans de la redingote tombent sur le plancher. Le voilà en gilet ; mais il se baisse, le dos se fend. Ce n’est pas lui qui quitte sa redingote, c’est sa redingote qui le quitte. Sans faire la moindre réflexion sur cet événement grotesque, il ramasse gravement ce paquet de loques et le jette dans le lac. Il achètera un autre paletot au premier relais.

On arrive ce soir à Milwaukee, après quarante-six heures de séjour sur l’infecte Fleur-de-Mai. On s’empresse de la quitter, et, sans guide, dans l’obscurité, nous voici à la recherche d’un hôtel, du seul hôtel de cette ville. Nous y entrons sans bagages, à pied, ce qui ne donne pas une haute opinion de nos ressources au maître de l’établissement. Il nous reçoit du haut de son comptoir et nous intime d’un air très rogue l’ordre d’attendre sous le péristyle, après quoi il nous accorde des taudis pour gîtes ; mais le capitaine du bateau à vapeur arrive et trahit l’incognito. C’est le coup de baguette de l’enchanteur : maîtres et valets, tout à l’heure si altiers, deviennent tout à coup tellement empressés que, si nous l’exigions, ils mettraient, pour nous donner les plus belles chambres, tous les autres voyageurs à la porte. C’est donc ici comme chez nous ? Le modeste piéton a tort sur tous les chemins du monde.

La Prairie du Chien, 31 août.

De Milwaukee à Madison en chemin de fer. Le pays est comme l’immense lisière de l’immense forêt américaine que nous n’avons pas cessé de traverser depuis New-York, c’est-à-dire pendant huit cent cinquante lieues. Les arbres commencent par se disséminer sur les coteaux, puis ils disparaissent entièrement pour ne laisser voir que de grosses collines bien tapissées d’herbages. Ces buttes arrondies, d’un vert épinard un peu trop cru, ressemblent à d’énormes taupinières. Nous retrouvons cependant la végétation arborescente sur les rives du Visconsin, débordé sous bois et noyant les fougères et les sauges rouges, qui brillent au soleil comme des pointes de feu au milieu de la verdure.

Le chemin de fer s’arrête brusquement devant le Mississipi. — Nous sommes à la Prairie du Chien, vaste espace terminé à droite par des plateaux formés de terres largement stratifiées, à gauche par des collines boisées. En face s’étend la plate et large vallée où coule le Mississipi. Une église catholique, une école surmontée d’une colossale plume en fer-blanc qui sert de girouette, l’hôtellerie où nous logeons régulière et carrée, quelques maisons de bois et chalets disséminés sur cette vaste pelouse, me rappellent un de ces villages en bois peint à l’usage des enfans que l’on aurait éparpillé sur un grand tapis de billard. Ce village est l’extrême limite de la civilisation dans l’ouest, jusqu’à ce que le chemin de fer ait franchi le Mississipi.

1er septembre. — Toute la nuit n’a été qu’un coup de tonnerre et un éclair ininterrompus. Le chemin de fer ne marche pas le dimanche, et le bateau qui doit nous descendre jusqu’à Saint-Louis n’arrivera que ce soir. Puisque, grâce à Dieu, on passe ici toute la journée, je vais en profiter pour chercher dans la prairie les bisons et les démons à peau rouge campés de l’autre côté du fleuve. Il pleut ; mais pleuvrait-il des flèches empoisonnées, je ne me priverai pas d’une des rares promenades solitaires dont cette course au clocher me laisse le loisir. Je pars. La pluie redouble, et je me réfugie sous un gros bateau en réparation perché sur des pieux dans la vase. Le théâtre représente le Mississipi par un bien vilain temps. Le paysage n’en est pas moins grandiose, vu de ma stalle un peu mouillée. Le père des fleuves coule en trois grands bras au milieu d’îlots de plantes et d’arbres qui trempent leurs chevelures dans le courant. Une longue plage est couverte de racines, de souches, de grands troncs d’arbres à demi ensevelis dans le sable. La pluie cesse, bien sûr pour me faire plaisir. Des oiseaux viennent sauter sur le rivage pour me montrer comme ils sont bien habillés. Les uns sont vêtus de rouge comme des cardinaux, les autres gris de perle, ou bleus à ventre blanc avec de gros becs roses.

Je me promène en remontant le Mississipi à pas de naturaliste, c’est-à-dire lentement, regardant tout, pierres, brins d’herbe, arbres, grattant les écorces, fouillant le sable, cueillant une fleur, ramassant une graine, attrapant un insecte, courant un papillon. Je ne trouve pas la moindre piste d’Indien Renard, et je n’aperçois pas un seul échantillon de buffalo, pas une hutte de castor non plus. Sur la rive opposée, un troupeau de chevaux passe au galop. Sont-ils sauvages ? Je ne sais, mais ils sont farouches à coup sûr, car ils fuient plus vite en me voyant.

Le soleil se montre, tout s’éveille et se ranime ; les cigales chantent, les papillons volent sur les fleurs : des pétunias, des renouées, des cytises, des verges d’or, des framboisiers en fruit, et bien d’autres plantes que je ne connais pas. J’attrape des Nathalis iole, jolis papillons jaune, aurore et noir, que je prenais, à leur vol saccadé, pour de petites phalènes. Leur patrie est le Mexique, au dire des lépidoptérisies ; ils vivent cependant ici par milliers. Les térias Nicippe, les piérides Protodice, les coliades Philodice et Cœsonia, n’y sont pas moins communes que les papillons de chou en France.

J’étais absorbé dans mes captures, enfoncé dans les herbes et les fleurs jusqu’aux yeux, quand j’entends un bruit singulier, prolongé, qui semble sortir d’un soufflet de forge. Sur les bords du Mississipi, on peut bien s’attendre à rencontrer quelque alligator vautré dans la vase ou quelque chat-pard caché dans le feuillage, voire un bison qui n’aurait pas un bon caractère. Le bruit avait cessé. On aime toujours à se rendre compte de ce qu’on ne comprend pas. Je reste immobile, retenant mon souffle, la canne en arrêt… Un serpent glisse lentement dans mes jambes ; un bon coup de bâton termine sa promenade et son existence. Je n’aime pas ces camarades-là, surtout s’ils ont des sonnettes à la queue ; mais celui-ci n’en avait pas. Il était long comme ma canne et magnifiquement vêtu de vert avec des yeux de feu. Je ne sais s’il était inoffensif ou non, il n’y a jamais à se fier à ces reptiles, surtout dans le Nouveau-Monde. Je n’avais rien pour l’emporter. D’ailleurs ma répugnance pour ces bêtes-là est invincible. Ce qui me surprenait, c’est qu’un souffle si formidable fût sorti d’un gosier si petit. Le même bruit pourtant se fait encore entendre, sans que je puisse reconnaître s’il part de loin ou de près. Je sors des marécages, et je regarde tout autour de moi : rien que le troupeau de chevaux qui court sur la prairie à perte de vue, et le fleuve qui se déroule entre ses grèves.

Encore un mugissement plus fort et plus prolongé. Cela vient du côté de l’eau. À force de regarder, j’aperçois sur l’autre rive une forme grise qui remue et agite les roseaux. Je traverse à pied le bras du Mississipi, dont les eaux sont basses en ce moment, ce qui ne m’empêche pas de prendre un bon bain de jambes, et je marche sur l’animal qui est tapi là-bas. C’était plus loin que je ne croyais. Je te vois d’ici me dire que c’était imprudent, n’ayant pour toute arme qu’un filet à papillons, d’aller regarder de si près un ours jetant son cri de guerre ou un Indien mal léché. C’est vrai, mais je n’y pensais pas, et j’allais toujours, quand, à trois pas de moi, je vois quatre pieds s’élever et s’agiter singulièrement au-dessus du marais. J’entends un râle d’agonie, et tout rentre dans le silence… C’était un de ces beaux chevaux gris de fer qui tout à l’heure filait ventre à terre, et qu’un coup de sang vient de foudroyer. Tu vois que j’ai fait tout mon possible pour avoir une belle aventure à te raconter. J’aurais bien scalpé la queue de ce cheval pour la montrer à mes compagnons de voyage ; mais ils n’auraient jamais voulu croire que ce fût la chevelure d’un Sioux.

Me voici enfin dans la prairie, et malgré la proximité du village, que je vois encore à l’horizon, je peux me dire que mon pied est peut-être le premier pied humain qui se pose en certains endroits. Cette nappe de verdure donne une telle idée de l’infini, qu’en supposant même les Indiens nomades plus nombreux qu’ils ne l’ont jamais été, il est permis de se persuader que la plus grande étendue de ce désert n’a jamais été foulée. Je fais une remarque, c’est que les moindres traces de mon passage sur cette végétation vierge restent longtemps visibles, et que la plus mince tige brisée par moi, une touffe de graminée dérangée dans son port, une feuille de plantain retournée, sont des accidens très appréciables et même frappans dans l’absolue solitude. Je m’explique alors ce prétendu sixième sens qui guide les Indiens sur la piste du gibier ou de l’ennemi. Les animaux soumis à l’instinct ont des allures pour ainsi dire réglées, que le sauvage doit connaître et peut étudier tous les jours de sa vie. L’homme, toujours livré à l’imprévu de la fantaisie, dérange seul cette logique de la nature ; sa trace ne ressemble donc à aucune autre, et aucun observateur ne peut s’y tromper.

Tout en marchant sur cette verdure sans limites, qui, par je ne sais quel charme, porte à la rêverie, je me demande si je suis réellement à deux mille cinq ou six cents lieues de toi. J’y suis venu si vite que par momens je me questionne pour savoir si je ne suis pas dans mon lit à Nohant, en train de rêver que je parcours les rivages du Meschacébé ; mais voilà qu’un vent chaud chasse les gros nuages ronds comme des boules, qui fuient derrière les plateaux du nord. Le côté sud se remplit d’une vaste nuée couleur de plomb. Des bataillons de sauterelles, des papillons (satyres et hespéries) s’envolent et cherchent un abri contre le nouvel orage qui se prépare.

Le sol de la prairie est une terre de bruyère mélangée de sable fin, couverte d’un gazon court et serré, où poussent des soucis, des solidagos, armoises, centaurées, séneçons, asclépias, asters, camomilles, œnothères à grandes fleurs, plantains, coquerets visqueux, des fougères, des alpistes et des graminées de toute espèce, dont quelques-unes sont garnies de graines barbelées qui s’attachent aux vêtemens et même à la chair. Tu vois, par l’énumération d’une très faible partie des plantes qui tapissent ce sol vierge, que c’est bien une véritable prairie. Le détritus végétal amassé depuis que les eaux ne couvrent plus ces vastes bassins, — anciens lacs immenses, — a par endroits jusqu’à deux et trois mètres d’épaisseur. Cette terre est si bonne, du moins ici, qu’il n’y pousse ni genêts, ni bruyères, ni ajoncs, ni ronces, ni prunelliers épineux comme dans nos landes et nos brandes.

J’ai fait une bonne récolte de coléoptères, dont voici les espèces les plus importantes : Phaneus carnifex, tout en cuivre vert et rouge, carabe caliginosus, Hyboma gibbosa, Pasymadius marginatus, espèce de scarite à fortes mâchoires, à élytres noires bordées de bleu métallique ; des mylabres Atrata et Marginata, qui vivent en société sur le stachys aspera ; des collydies Cyanellum et Varium, et tant d’autres petites espèces dont je ne sais pas encore les noms.

Chassé par l’orage, je reviens à l’hôtel, qui ressemble de loin à une manufacture. On ne part pas ce soir : le steamboat est resté engravé dans le père des fleuves, un peu à sec pour le moment. Je vois, appendues aux murailles, dans le vestibule de l’hôtel, de grandes pancartes représentant des séries de carrés réguliers, traversées par des allées droites. Ce sont les plans de cités futures où, pour allécher les colons, rues, places, promenades, monumens, tout est aligné et tracé comme si la ville était déjà construite. — Voulez-vous demeurer dans le Nebraska ? Voici la ville de Sioux-City, sur le Missouri ; elle promet d’être florissante. — Préférez-vous habiter l’Iowa ? Regardez-moi cette opulente cité de Council-Bluffs, qui aura bientôt un chemin de fer… Si tu cherches ces villes sur la carte, tu n’y trouveras absolument que des déserts à deux cents lieues d’ici dans l’ouest ; mais dans vingt ans peut-être il y aura en effet tout ce qu’on promet. L’émigration, qui est considérable, se porte tellement vers les prairies, qu’on peut augurer que dans moins d’une centaine d’années on ira en partie de plaisir visiter les Montagnes-Rocheuses, converties en jardins anglais, tandis qu’un nouveau Barnum montrera le dernier Indien à prix d’or. Sur cette hypothèse, je vais me coucher. Il est six heures et demie du matin à Nohant, mais ici il n’est encore que minuit.

Chicago, 3 septembre.

Soixante lieues d’herbe drue en pays plat, interrompu seulement à de grandes distances par une ondulation de terrain ou un bouquet d’arbres. Cette partie, depuis Madison, porte le nom de North-Prairie ; mais à mesure que l’on approche de Chicago, la poésie disparaît devant l’agriculture, qui a remplacé les plantes folles par des pommes de terre et du blé, les bisons farouches par des vaches paisibles, les villages indiens par des fermes entourées de clôtures, de vergers et de hautes meules de paille. Des troupeaux de moutons paissent, enfouis dans les trèfles roses jusqu’au ventre ; des bandes d’oies et de canards barbotent dans les fossés d’irrigation qui sillonnent la prairie dans tous les sens ; de grosses Allemandes au nez en l’air, aux appas rebondis, donnent la pâtée à des régimens de porcs aux soies brunes ; des laboureurs vigoureux poussent leurs charrues dans un sol léger, où le soc poursuit son sillon large et droit, sans risquer de s’ébrécher contre les pierres, profondément enfouies dans cette terre généreuse : des garçons meuniers, enfarinés comme des Pierrots, haut-perchés sur leurs chevaux blancs, suivent les chemins boueux qui se déroulent comme des serpens noirs sur l’immense tapis vert. Enfin ce qui était un désert il y a dix ans est aujourd’hui la Beauce des États-Unis.

Chicago est un frappant exemple de la volonté et de la puissance de la civilisation dans l’ouest ; c’est une ville aux rues larges, aux maisons de pierre, de brique et de bois, qui s’est élevée comme par enchantement sur l’emplacement d’une vaste forêt dont les fûts rasés se voient encore dans les faubourgs. En 1838, il n’y avait là qu’un petit fort en terre et en madriers, habité par une vingtaine de soldats, pour protéger la frontière contre les Indiens. À présent c’est une riche et puissante cité qui compte plus de cent vingt mille âmes, c’est la capitale de l’ouest, et après New-York la ville la plus importante que nous ayons rencontrée.

Voilà vraiment le beau, le grand côté de l’Américain ! C’est, en vingt ans, de savoir changer la face de toute une contrée. On est surpris, je te l’assure, quand on vient de franchir les immenses régions encore désertes que nous laissons derrière nous, de tomber au milieu de ces rues populeuses, flanquées de maisons collées en bloc, qui poussent à vue d’œil. Les convois de marchandises emportées par la vapeur qui traversent la ville sur quatre voies, les ponts de fer qui tournent sur eux-mêmes pour laisser passer des maisons flottantes, les processions d’omnibus et de chariots qui interceptent seuls l’élan d’une foule grouillante et vivace, c’est un contraste que l’Amérique seule peut offrir.

Je t’ai dit que les maisons poussaient, c’est à la lettre. Je ne voulais pas le croire. L’hôtel Trémont, où nous logeons, a été exhaussé il y a six mois, non pas d’un étage supérieur, il n’y aurait là rien de bien étonnant, mais par le bas. Le terrain de Chicago est au niveau du lac, par conséquent très souvent inondé, et, comme il est très meuble, il tend à s’affaisser sous le poids des bâtisses. On creuse des tranchées, on passe des madriers, on assujettit le tout par des boulons de taille proportionnée, et quand tous les madriers formant un parquet sont placés, non-seulement sous la maison, mais encore sous les maisons voisines, — tout un pâté de constructions, — on commence un travail de treuils, de cabestans, de crics où tout marche à la fois ; on place des étais à mesure que la maison ou le quartier s’élève, on bâtit des murs de soutien, et en quinze jours le rez-de-chaussée est devenu un premier, sans que les locataires aient eu besoin de déménager. J’ai vu une maison de brique à angles et assises en pierre de taille à cinq étages qui était en train de subir cette opération ; elle glissait entre ses deux voisines, dont l’une avait poussé l’année précédente. Ce qui est incroyable, c’est qu’il n’arrive pas d’accidens, parfois une lézarde, mais c’est là tout.

Je t’ai parlé aussi des ponts qui tournent. Hier soir, en nous promenant avec le prince, nous nous arrêtons au milieu d’un pont. Arrive un steamboat couvert d’ouvriers allemands qui revenaient du travail en chantant un choral protestant. Les tuyaux de cheminée et le haut balancier extérieur ne passeront jamais sous l’une des deux arches. Un coup de sifflet part du bateau, et nous voilà pivotant au milieu de la rivière. Je n’étais pas prévenu ; je t’avoue que je n’ai d’abord rien compris aux maisons qui paraissaient fuir d’un côté, tandis que, de l’autre rive, elles s’avançaient sur nous. — Le steamboat passé, le pont reprend sa place en travers sur la rivière, sans secousse et sans bruit.

La ville est si nouvelle que la plupart des rues ne sont pas encore pavées. Certaines de ces rues sont de vraies rivières de fange noire où les chariots s’embourbent. Les piétons suivent les trottoirs, larges comme des chemins de halage, en planches ou en briques, et qui sont élevés de près d’un mètre.

Visite dans une fabrique de moissonneuses et de batteuses. Ces machines, destinées à remplacer les bras insuffisans sur ces vastes espaces, sont établies à bon compte au moyen de la vapeur, et vendues très bon marché en comparaison du prix élevé de toutes choses aux États-Unis. On m’a dit qu’une seule fabrique n’en écoulait pas moins de sept mille par année. Nos paysans, si arriérés, ne voudraient pas croire à une telle consommation, eux qui réfléchissent trois ans avant de se décider à ne pas défricher un pacage pour le convertir en blé ou en prairie, eux qui ne veulent pas de chemin de fer parce que ça coupe les héritages et fait renchérir les denrées. Je leur conseille de pourrir sur leur sol berrichon et de ne jamais venir ici. J’en voudrais cependant voir un dans ces greniers à blé de six étages, d’où les torrens de froment coulent en cascade sur des bateaux qui, sans relâche, viennent le recevoir et vont le porter à tous les bouts du monde. Bravo, la grande Amérique ! c’est vraiment ici qu’elle se dresse de toute sa taille et s’étale dans toute sa splendeur agricole, la future nourrice de l’univers !

Le cri au feu ! se fait entendre, le tocsin sonne, les pompes à vapeur roulent en laissant un gros flocon de fumée noire sur la foule empressée qui les suit vers le lieu du sinistre. Chacun abandonne son travail ou son comptoir pour porter aide et secours, car les incendies ne plaisantent pas dans certains quartiers bâtis encore en bois. Ici, comme à New-York, pompes et pompiers veillent nuit et jour, et partent au moindre cri d’alarme. En Amérique, ce service est à coup sûr mieux organisé que partout ailleurs : les machines, vrais modèles du genre, fonctionnent toutes au moyen de la vapeur, et sont traînées par un double et triple attelage de chevaux magnifiques. Des chariots, également bien attelés, portent les hommes, les tuyaux et tout le matériel : tout cela, reluisant, astiqué, orné de cuivres et de lanternes, est d’un grand effet et d’un emploi sérieux. Les corporations de pompiers, toutes civiles, sont tenues en grand honneur pour les nombreux services qu’elles ont rendus et rendent tous les jours.

On me dit que Chicago ressemble, comme mouvement et comme physionomie, aux villes nouvelles de la Californie. Le fait est que la population est un mélange de marchands, de colons, d’ouvriers, de mineurs, tous gens brûlés par le soleil ou le feu des forges, aux mains dures et noircies par la charrue ou la houille. Pas de flâneurs ici, pas de gandins étiques ; c’est la volonté, l’exubérance et la soif d’une jeune société qui fusionne Allemands, Irlandais et Américains dans le même moule, pour en faire un jour le nouveau peuple de l’ouest. Le Yankee et le Virginien dédaignent un peu ces braves gens ; ils les traitent de grossiers et de brutaux. Je ne les trouve pas plus mal appris qu’ailleurs, mais je comprends bien que les tripoteurs d’argent soient jaloux de cette prospérité du beau et vrai travail.
Saint-Louis, 4 septembre.

Aujourd’hui cent vingt lieues de prairie en douze heures, sans rencontrer un arbre, un buisson, un caillou, — de l’herbe, toujours de l’herbe : quel pâturage ! mais aussi quels troupeaux paissent dans ces prés sans limites ! Les bisons s’y promènent, dit-on, par bandes de cinquante mille ; nous n’avons pas eu la chance d’en rencontrer. Quelques cabanes se dressent très loin les unes des autres le long de la voie ferrée. Ce sont des stations ou des fermes toutes nouvelles.

La compagnie du railway de l’Illinois a acheté une zone de 700 000 acres de terrain, sur une largeur de 20 acres, de chaque côté de la voie, et elle revend ces terrains en détail, à des prix qui varient de 6 à 25 dollars l’acre, suivant la valeur du sol. M. Osborn, un des directeurs-propriétaires de la ligne que nous parcourons, demande au prince de vouloir bien baptiser une ville qui n’a encore qu’un gros pieu fiché en terre pour tout monument et les sauterelles pour habitans. Clotilde sera le nom de la cité future.

Au milieu de ces déserts, on nous montre l’échantillon d’un nouveau produit dans cette partie de l’Illinois. C’est un essai tout récent qui peut avoir de grandes conséquences dans la crise actuelle, un cotonnier fraîchement arraché du sol et mis en pot. À cet échantillon est jointe, comme spécimen, une grosse botte de tiges en fleur et en graine. C’est le cotonnier purpurin (gossypium purpurascens), sous-arbrisseau de la famille des malvacées, à tige unique herbacée, à feuilles trifoliées lancéolées, pubescentes en dessous, alternées. De son calice en gobelet sort une belle fleur à cinq pétales d’un rose pourpre, avec capsules à trois loges où la graine est enveloppée dans les filamens cotonneux. On le sème, comme dit Rabelais en parlant du chanvre, « à la nouvelle venue des hirondelles ; on le récolte lorsque les cigales commencent à s’enrouer. » C’est en septembre et en octobre que les carpelles s’ouvrent et laissent apparaître le coton, qui s’échapperait, si bon esclave ne le surveillait de près, avec plus de soin que ses propres enfans. La tige atteint deux mètres de haut, quand elle rencontre un terrain léger, humide, et un soleil chaud ; mais les échantillons que j’ai sous les yeux n’ont guère qu’un mètre.

Te voilà donc, roi Coton ! me disais-je en regardant la fatale plante. Ce n’est pas trop ta faute si les hommes s’entr’égorgent pour toi, et si l’esprit de haine et de rivalité vole maintenant d’un bout à l’autre des États-Unis, car tu viens de Dieu, comme tous les dons de la nature, et fort innocemment tu prospères sous la sueur du nègre ; mais foin de toi, si tu ne peux vivre que par les mains de l’esclave ! Malheur à toi dès lors, car ton règne est fini ! Tu n’as pas le monopole de la vie industrielle : tes congénères croîtront sous diverses latitudes, à tous les rivages du globe, et si quelque perturbation commerciale atteint les ouvriers de notre continent, les hommes libres souffriront, mais ne faibliront peut-être plus. Trop de crimes ont été commis en ton nom et tolérés par l’appât de ta richesse à bon marché. Dieu s’en mêle peut-être en suscitant l’esprit de fureur qui paralyse le travail des états à esclaves. Va, tu n’es qu’une vile denrée, si pour t’obtenir il faut que l’homme soit assimilé à la brute et que nous retournions aux idées de l’antiquité. Tu nous menaces de laisser les grandes manufactures vides de bras et d’argent ; nous serons forcés de porter pendant quelques mois peut-être des chemises de toile ? Si elles coûtent plus cher que le calicot, elles dureront plus longtemps, et le bon Pantagrielion (le chanvre de Rabelais) rira de te voir détrôné pour tes méfaits iniques.

À sept heures du soir nous sommes à Saint-Louis, et par un magnifique coucher de soleil nous traversons le Mississipi. L’arrivée du prince avait été annoncée par le fil électrique, toute la population l’attendait à l’entrée de la ville. La troupe était sous les armes au débarcadère ; mais, au lieu de maintenir l’ordre et de laisser le passage libre, elle était la première à le barrer. Le prince monte en voiture, la foule se referme derrière lui, et le moyen de le rejoindre nous est interdit. Il faut se faire jour au milieu des curieux. Un soldat me bouche hermétiquement le chemin ; pas moyen de le faire démarrer de là. Je le pousse un peu trop fort, il pousse son camarade, qui à son tour en pousse un troisième, et les voilà par terre comme trois capucins de cartes. La voie est libre, je grimpe en voiture, quand mon militaire aux jambes molles s’élance vers moi. Je m’attendais à une affaire ; point, il me prie de l’excuser… de quoi ? D’être tombé probablement !

Ce déploiement de force armée vient de ce que la ville de Saint-Louis est en état de siège. Le général Frémont, qui commande pour l’Union le Missouri, dont la population flotte encore entre les deux partis, a cru devoir prendre cette mesure, qui a eu pour résultat de décider soixante mille habitans à passer dans le sud. Voilà un fait qui donne à réfléchir. Ce n’est donc point par les coups d’autorité que l’Union se sauvera ? Si elle a assez de vitalité pour s’en passer, je dirai que c’est une grande nation, car le pas est glissant.

En face de l’hôtel, j’entre dans un petit théâtre, Martin’s gaietées. Le public n’est composé que de soldats allemands ou suisses qui règnent en maîtres à Saint-Louis. En tête de l’affiche : « Succès sans précédens de la compagnie de l’Étoile, où de nouvelles étoiles apparaissent continuellement. » La représentation se compose de danses, de chants, de scènes où tous les acteurs chantent à la fois, et chacun son air, ce qui fait un charivari épouvantable ; mais la belle et populaire pièce du retour du vieux Jeff, saynète naïve jouée par les minstrels noirs, est une satire contre les mœurs faciles des négresses, en même temps qu’une malédiction contre l’esclavage. Jeff, vieux nègre qui revient du sud, a brisé ses fers, et rentre dans le pays de la liberté après vingt ans d’absence. Une négresse (un gaillard de six pieds de haut) le reconnaît. — Mon mari ! — Ma femme ! — Et l’enfant ? — Il va bien, il a fièrement grandi en pays libre. Entrée du fils, nègre lippu, à gros ventre ; reconnaissance filiale et paternelle. Entrée d’un second fils, grand et maigre, qui se jette au cou de Jeff. Celui-ci ne le reconnaît pas. — Mais je n’avais qu’un fils ! — Sa femme lui dit qu’il ne se souvient plus, qu’il est trop vieux, et que celui-là était si petit, si petit… — C’est possible, dit le vieillard ; mais voici encore une fille ! Oh ! pour celle-ci, je n’en veux pas. — Malgré toutes les insinuations de sa femme, Jeff, qui a compté et recompté sur ses doigts, ne peut accepter la grande fille. On se fâche : des injures aux coups, il n’y a pas loin. Grande bataille, où les enfans prennent fait et cause pour leur mère. Je crois bien que Jeff est convaincu, car il en meurt ; mais il se relève, et tous chantent une pathétique ballade en l’honneur de la liberté, de l’union et de l’immortel Washington.

Quelle singulière tentative ou quel étrange symptôme est-ce donc que cette pièce bouffonne entremêlée de réflexions sur la liberté de la part des noirs et terminée par un hymne de délivrance ? Et cela dans une ville où la moitié des propriétaires est encore autorisée à avoir des esclaves et en a réellement ! Est-ce un appel à la révolte ? Mais l’état de siège ! Au reste, on ne risque rien ici devant un public de soldats étrangers qui s’émeut fort peu et ne comprend peut-être pas du tout. Je n’ai pas vu un seul nègre dans l’auditoire.

Je trouve en rentrant une lettre de toi datée du 20 juin. Tu me dis de ne pas aller dans le Sahara ! Sois tranquille, en ce moment j’aurais à faire une trop terrible enjambée ; je suis bien autrement loin, et je mène une singulière existence, le matin dans le désert et le soir au théâtre.

5 septembre. — Saint-Louis date de 1764, ce qui en fait une ville déjà ancienne pour le Nouveau-Monde. Je m’attendais à y trouver plus de mouvement, mais je suis gâté par Chicago, et d’ailleurs la moitié de la population a déserté. Je cours au Mississipi en traversant des rues tristes, flanquées de vieilles maisons de bois, de boutiques en plein vent où les marchands étalent des pommes et des poires monstrueuses, des pêches colossales, des bananes et des ananas. Des noirs paresseux sont couchés sur les trottoirs ombragés de vérandas, de petites filles blanches jouent entre elles pendant que d’autres petites filles nègres se tiennent respectueusement en arrière, toutes prêtes à recevoir les ordres de ces jeunes souveraines. Déjà esclaves ! pauvres petites fleurs noires, il y en a de charmantes que j’aimerais mieux avoir pour enfans que certaines de ces rouges et camardes despotes.

Le Mississipi est beau ici : il roule entre deux rives de sables et de forêts ses eaux blanches et opaques. Il doit cette coloration savonneuse au Missouri, dont l’embouchure n’est pas très éloignée. Je remonte le quai, et après une heure passée en omnibus, je mets pied à terre pour me promener. Je domine la ville, qui est grande et jetée le long du fleuve comme une longue bande de briques. — Il fait un soleil enragé, à chaleur lourde comme à Washington. Je marche quand même, et je découvre enfin la plaine mollement ondulée où le Missouri se joint au Meschacébé. C’est d’un aspect nu et triste, mais c’est si grand, si grand, qu’il faut faire abstraction de mon goût pour les montagnes et apprécier le caractère de ces régions plates, aux interminables profondeurs, où d’immenses fleuves se promènent avec une majesté tranquille. Tout est rouge, le sable, l’herbe séchée, le soleil brûlant dans une vapeur de fournaise, et les grandes eaux qui doublent l’incommensurable étendue de ce ciel embrasé. Les oiseaux et les papillons sont les mêmes que ceux de la prairie. Le désir de trouver du nouveau me pousse à entrer dans un champ de roseaux très hauts et très serrés ; mais au bout de quelques pas j’entends glisser dans les feuilles sèches où je me suis fourré jusqu’à mi-jambes un crotale ou un rat. L’idée des serpens à sonnettes me passe par la tête, et je ne fais plus une enjambée sans frapper préalablement à grands coups de bâton la place où je dois poser le pied. Comprends-tu ma poltronnerie à l’endroit de ces reptiles ? Tu ne les aimes guère non plus, mais ne sois pas inquiète de moi, je m’en préserve avec trop de prudence. Pourtant je pense souvent à ceci, qu’il vaudrait mieux se vaincre et ne pas être surpris par une panique qui vous paralyserait en face de l’ennemi. Tout bien considéré, je veux m’aguerrir, et à la première occasion je me mettrai, je te le jure, en quête des sonneurs.

Pour aujourd’hui, et en disant : à demain le courage ! je reviens dans les endroits découverts et je rentre en ville par le parc Lafayette. On m’avait vanté cette promenade comme un lieu d’ombrage délicieux. J’espérais m’y reposer, et je tombe au milieu des tentes, des marmites, des soldats et des factionnaires qui crient en plein jour : Sentinelles, prenez garde à vous ! comme si l’ennemi était là. Plus d’allées, plus de vertes pelouses ; des arbres brisés, un camp et des soldats ! Voilà les charmes de la guerre.
Niagara, 7 septembre.

Nous venons de faire environ trois cent cinquante lieues tout d’une traite, en trente-six heures. Nous avons quitté à Mattoon le petit bout de prairie en défrichement que nous avions déjà vu il y a trois jours. Pour tout le reste du chemin, la nuit et la nécessité du sommeil ne m’ont pas permis de le suivre des yeux sans interruption, mais tout ce que j’en ai vu se ressemble : pays toujours plat, couvert de forêts plus ou moins abattues et défrichées. Si tu me cherches sur une nouvelle carte des États-Unis, tu dois t’imaginer que ce centre de terres immenses est peuplé et habité. À regarder tous ces petits carrés chargés de noms, on se persuaderait qu’il n’y a plus place pour personne. Eh bien ! ces divisions sont fictives en ce sens que l’uniformité de la nature les dérobe aux yeux et à la pensée. Tous ces noms de villes sont des noms de fermes, de chaumières isolées ou de simples stations de chemin de fer. Il est vrai que cela porte des noms fantastiques, Paris, Madrid, Le Caire, Vincennes, Herculanum, Londres, Naples, Moscou, Palmyre, etc., et que chacun de ces noms est souvent attribué à une douzaine de localités imperceptibles. Ainsi tout ce que je t’ai dit de cet état de choses dans la prairie et sur les bords des lacs Michigan, Supérieur et Huron est également vrai ici. Et même aujourd’hui les colons se portent plus volontiers vers l’est, où ils n’ont pas à se battre avec les grands arbres. L’intérieur civilisé de l’Amérique du Nord est donc encore sur sa plus grande surface ce que nous appellerions chez nous le désert.

On change souvent de wagon, et, selon la louable habitude des employés, personne n’avertit ni ne répond. Tant pis pour vous ; vous voyagez, donc vous savez ce que vous faites et où vous allez ! On ne vous prévient pas davantage de vous garer d’une locomotive qui vous arrive dans le dos ou d’un ballot qu’on vous jette sur la tête. Parfois un ouvrier bienveillant vous crie de faire attention quand il est trop tard. Ce n’est guère par la prévenance et la tendresse fraternelle que l’Américain brille. Dans tous ces changemens de ligne et transvasemens d’un wagon à l’autre en pleine obscurité, nous avons perdu Ragon et Bonfils hier soir à Indianapolis. Après maintes recherches, nous avons retrouvé Ragon au milieu des bagages, à l’autre bout du train, mais le commandant Bonfils, pas du tout. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé d’accident ! Un voyageur nous tranquillise en nous disant qu’il a vu le french gentleman se diriger paisiblement vers un hôtel.

Nous n’avons plus de wagon réservé ; nous tombons dans une caisse commune qui ressemble à une salle d’infirmerie. Deux rangées de lits fermés de rideaux et déjà tous occupés ; des nègres qui passent et repassent sans but, sans utilité ; des enfans qui piaillent, des hommes et des femmes qui dorment à peu près ensemble. Cela sent la nourrice, le nègre, les bottes et le cadavre, car il est évident qu’il y a là, derrière un des rideaux lugubrement fermés, un Yankee trépassé qu’on renvoie à sa famille. Tant pis ! je suis fatigué, j’ai la chance de trouver un matelas pour moi seul, et je m’endors en marmottant la réflexion du sergent Bridet : Il y a t’un miasme ici. Comme dans les cabines de bord, il y a deux étages de couchettes. Ferri a failli être étouffé par le lit placé au-dessus du sien, et qui s’est défoncé grâce aux saccades brutales du chemin de fer. Le prince et M. Mercier ont passé la nuit à fumer sur la plate-forme pour conjurer l’exécrable odeur de notre sleeping car ; c’est ainsi que s’appellent ces comfortables dortoirs.

À six heures du matin, nous descendons à Cleveland. Si nous pouvions nous y arrêter, j’aurais plaisir à revoir les trois Maries, mais on change seulement de train et on repart de plus belle pour Buffalo, en longeant le lac Érié, qui laisse voir de temps en temps sa nappe verte à travers les éclaircies de forêt. Le pays est joli, bois et prairies, mais toujours très plat. Il est bien cultivé sur presque toute la ligne, et souvent à perte de vue. Cependant on rencontre encore de grands espaces vierges. Au coucher du soleil, nous sommes assaillis par des nuées d’éphémères blanchâtres qui viennent du lac. Ces insectes amphibies entrent jusque dans les wagons et tombent sur nous comme des flocons de neige.

À Buffalo, nous changeons de train pour la dernière fois, et enfin une heure après nous sommes dans le village de Niagara, à International-Hotel. Je m’attendais à chaque instant à voir le saut du lac Érié dans le lac Ontario ; mais l’hôtel est assez éloigné des chutes, et je n’aperçois que les vapeurs qui montent en spirales et retombent en pluie. J’y cours, je paie vingt-cinq sous d’entrée, comme au théâtre. Il fait déjà si sombre que je ne vois rien qu’une masse blanchâtre ; en revanche, c’est un bruit à rendre fou. Je reviendrai demain jouir autrement de cette merveille du monde, car, pour ce soir, je ne sais pas si ces eaux bouillonnantes tombent à vingt ou à mille pieds au-dessous de moi.

Nous allons au-devant de la princesse Clotilde, qui, avec Mmes d’Abrantès, Dubuisson et M. de Montholon, arrive de New-York ce soir à neuf heures. C’est une joie de se revoir les uns et les autres après une séparation de trois semaines, car ce n’est pas le temps, c’est l’énorme distance parcourue qui a fait de cette absence une sorte d’événement pour nous tous. Tant de tués que de blessés, il n’y a de fatigué que Ferri, et certes le commandant Bonfils nous rejoindra bientôt. On s’endort au son des grosses cataractes qui mènent grand bruit.

8 septembre. — Ma chère mère, je reviens de voir les chutes au-dessus, au-dessous, en face, de droite et de gauche, un peu même dedans, enfin de tous côtés. C’est si grandiose, si beau, que je ne saurais te le décrire, et je pense à ce nègre d’un roman de Cooper qui ne put manifester son admiration que par un éclat de rire homérique. Moi aussi je ris, mais c’est de mon impuissance à rendre par des mots l’admirable chose que j’ai vue. Devant ces montagnes d’eau, on ne pense ni à peindre, ni k dépeindre : on est abasourdi, terrifié. L’imagination vous emporte au milieu de ces tourbillons, et on se sent aplati comme un brin de chaume sous cette foudre de cataractes. Peu à peu on s’y habitue, et l’esprit se relève, le plaisir de l’admiration arrive avec la raison qui revient, et peut-être ce plaisir est-il d’autant plus vif qu’on a été plus naïvement stupéfié ; mais dire et communiquer cette admiration tout d’un coup n’est peut-être pas possible, et aujourd’hui j’en suis encore trop plein pour la faire sortir. Je te dirai donc la chose géographiquement, et rien de plus.

Tu comprends que le déversoir de trois lacs, comme Supérieur, Huron et Érié, doit être proportionné à ces méditerranées d’eau douce. Le fleuve arrive sur un plan incliné de soixante pieds sur trois miles de distance, ce qui ne représente pas grand’chose à l’imagination ; mais, comme il se heurte à chaque pas contre les rochers de son lit, il semble descendre un grand escalier. Ce sont les rapides. Une île rocheuse couverte d’arbres lui barre le passage en droite ligne et le force à se séparer en deux bras. Animé jusque-là par une sorte de danse majestueuse, le voilà qui entre en rage sans transition pour se précipiter dans une nuée d’eau avec un fracas épouvantable. Le rejaillissement est d’autant plus énorme que la chute déplace un volume énorme à sa base. On compte bien à l’œil cent soixante pieds de cascade, mais on ignore la profondeur de l’abîme creusé par le travail des eaux au pied du rocher. Cet effroyable bassin, toujours rempli, semble vouloir remonter en rebondissemens furieux la paroi d’où les flots tombent sans trêve ni merci. C’est, tu le vois, un combat gigantesque entre deux forces toujours en contact et en activité désordonnée. La petite île d’Iris paraît folle dans sa sécurité, entre ces deux effroyables chutes, avec ses allées de jardin anglais, ses ponts peints en vert, ses promeneurs en calèche, et sa petite tour qui s’avance, comme une sentinelle perdue, jusqu’au bord de la plus grande cataracte, appelée le Grand-Fer-à-Cheval. C’est joli à coup sûr, et pourtant je ne voudrais pour cadre à ce magnifique tableau que les rochers et les forêts vierges. Toutes ces usines, ces hôtels garnis, ces tourelles, kiosques, gradins de bois, jardins perchés sur les deux rives, sont peut-être très utiles, mais cela gâte tout. Des fiacres au bord du Niagara ! L’homme est un farceur bien adroit, comme disent nos paysans ; mais, mon Dieu, qu’il est stupide !

Nous passons sur la rive canadienne par un pont de fer à deux étages ; le plus élevé porte la voie ferrée, l’autre sert de passage aux voitures. Pour voir les chutes de près, il faut se vêtir en conséquence, tout en toile cirée des pieds à la tête. Ainsi accoutré, on ressemble à des phoques jaunes. On descend commodément aujourd’hui les cent soixante pieds d’escarpement par l’escalier en spirale d’une tour en bois, puis on longe le rocher de schiste sableux à l’endroit appelé jadis Rock-Table. Cette table de rochers n’existe plus, car le spectacle change tous les ans, grâce à la fragilité de la corniche schisteuse de couleur grise qui cède sous les pieds et n’est pas très belle à l’œil ; mais ses profondes déchirures sont en harmonie avec l’aspect ruiné et désolé de cette scène de désastre éternel.

Un petit sentier très étroit, très en pente, très mouillé, que la princesse Clotilde descend tranquillement, vous permet de passer entre la falaise et la cataracte, qui dès lors semble tomber du ciel ; mais on n’avance pas au-delà d’une centaine de pas ; le sentier disparaît avec le rocher dans les tourbillons d’écume. La force du courant d’air, déplacé par la trombe d’eau, soulève des nuages de pluie fine et serrée qui viennent du gouffre comme des vagues. Je peux bien dire que j’ai vu pleuvoir à l’envers, de bas en haut. Quel étrange, grandiose et effrayant spectacle ! Qu’est-ce que l’homme placé entre cette formidable muraille d’eau et cette fragile muraille de terre ? C’est la fin du monde, c’est le déluge. Et le beau tapage ! On ne s’entend pas crier soi-même ; on voit ses compagnons ruisselans, méconnaissables, les yeux large ouverts, manifester des impressions, remuer les lèvres, faire des gestes. Je crois qu’ils parlent ; mais personne n’entend autre chose que le grand bruit incessant de la cataracte. On s’étonne de ne pas voir sortir des éclairs de ces tonnerres.

Nous remontons tous bien mouillés, comme Panurge, « de l’eau entrée dans nos souliers par le collet de nos habits, » et réciproquement. Après nous être séchés devant un grand feu qui attend le voyageur dans l’établissement ad hoc, nous continuons la promenade à travers le nuage de vapeur soulevé à deux ou trois cents pieds en l’air, qui forme de riches arcs-en-ciel au-dessus des chutes. Nous remontons la rive canadienne. Un Anglais a bâti une villa au bord des grands rapides qui entraînent les arbres séculaires et tous les débris des forêts immenses jetées à l’horizon. Ces débris forment quelques îlots que le courant a refoulés non loin de la rive, et l’Anglais les a fait relier ensemble par de petits ponts. Ces amas de souches, de détritus et de cailloux arrêtés dans les remous, où quelques arbres ont pris racine, où quelques plantes sauvages poussent et fleurissent, ne sont pas rassurans. Ils tremblent sous vos pas ; on entend l’eau passer sous le sol, on soulève un tronc d’arbre, et on la voit courir avec rapidité vers las chutes. Un beau jour jardins, ponts, arbres, statues, berceaux et allées sablées fuiront tous à la fois dans le gouffre qui les appelle.

En redescendant la rive canadienne, nous suivons le cours du fleuve, encaissé entre ses deux hautes falaises jusqu’à Lewiston. Ici la muraille cesse, et le Niagara se déroule en plaine. C’est là que jadis étaient les chutes, qui, à force de ronger la roche friable, ont reculé de quatre lieues. On revient par un pont en fil de fer, mince comme un cheveu, jeté hardiment d’un bord à l’autre à une élévation étourdissante au-dessus du fleuve, qui en cet endroit forme des remous et des tourbillons infranchissables. Le village de Niagara se compose de trois hôtels et de quelques boutiques ; on y est bien logé.

9 septembre. — Depuis que je traverse les grandes forêts des États-Unis, je n’avais pas encore eu l’occasion de voir de si près les vrais, gros et grands arbres. Je suis parti de bonne heure avec l’intention de dessiner les chutes ; mais à quoi bon ? N’ont-elles pas été reproduites cent fois sans que rien ait pu en donner l’idée vraie ? Je me rejette donc sur la forêt, moins connue. Je marche à l’aventure, je traverse des prés enclos de palissades, un chemin de fer, des champs en chaume. Les belles fleurs sont déjà passées. Encore quelques pieds de camomille jaune, l’anthémius tinctoria, je crois, des lychnis roses, des mille-feuilles, des asclépias, des buissons de spirée hypericifolia, des sauges écarlates. Je marche depuis une heure et demie, me dirigeant toujours sur la forêt, qui semble fuir à mesure que j’avance. Je fais un croquis au bord d’un ruisseau rempli d’iris, de joncs, de roseaux et d’épilobes. Des oiseaux volent et babillent, des grenouilles vertes, marbrées comme des tigres, sautent dans le marécage, un gros serpent rougeâtre se sauve dans les broussailles. Encore des serpens ! Cette fois-ci je me révolte contre ma poltronnerie. J’achève mon dessin tout en colère, et je me mets à la recherche, non pas des petits serpentins, mais des vrais crotales qui ne sont pas rares ici. Je ne passe pas à côté d’une souche ou d’une pierre sans la soulever, et Dieu sait s’il y en a ! Voici enfin, surpris dans sa retraite, un reptile qui se déroule, se dresse, la tête en arrière et tire en sifflant une langue noire et fourchue ; mais, avant qu’il ait eu le temps de se détendre comme un ressort, j’en fais deux morceaux. Il n’a pas de sonnettes à la queue, ce qui me contrarie, tant j’ai pris de courage ! mais il a de fort bons crochets venimeux dans la gueule. Sa peau est annelée de grandes plaques noires et grises séparées par des lignes blanches. C’est un élaps, mauvaise bête assez proche parente des serpens à sonnettes. Me voilà fier comme Apollon vainqueur des monstres.

Tout en continuant mes recherches, j’arrive enfin dans la forêt, sous des arbres d’une taille majestueuse jetés dans un désordre insensé. Les uns renversés ont entraîné et brisé les voisins dans leur chute, les autres déracinés ont été retenus à de plus forts par des lianes grosses comme des câbles. En voici un qui n’a plus de point d’appui sur le sol et qui reste suspendu. Sa tige en amadou à formé un monticule de poussière jaune au-dessous de lui. Des colosses de cent cinquante pieds de long gisent au milieu de leurs débris, dressant comme des barricades leurs grosses racines chargées des mottes de terre qu’elles ont soulevées. Des rejets semblent reverdir aux flancs de ces carcasses en décomposition ; c’est toute une flore de lianes et de plantes grimpantes qui ont poussé dans les écorces pourries. Je traverse le fourré, tout craque sous mes pas. Le taillis vivant couvre un taillis mort, un lit de débris. Je m’enfonce sous une voûte de branchages placée à cent pieds au-dessus de ma tête. Il y fait froid, car le soleil ne pénètre pas ces masses épaisses. Sans un rayon lumineux qui se glisse parfois, comme à travers un vitrail de cathédrale, il ferait sombre tout à fait ; mais ces reflets crépusculaires de la verdure sont d’un effet magique sur les petits lacs où des oiseaux nageurs tracent des sillons argentés. Ces gracieux hôtes de la forêt plongent, reparaissent et se perdent sous l’ombre mystérieuse des grands mélèzes. Ils me laissent passer et reprennent leurs ébats. Les tons froids de ce tableau sont d’une finesse extrême.

J’avance toujours ; mais les racines qui courent sur le sol comme d’immenses reptiles, les branches mortes enchevêtrées, les tiges éclatées, le sol défoncé qui a formé des mares d’eau stagnante où poussent des tapis d’euphorbes, les lianes qui vous barrent la route ou vous accrochent par les jambes, font de la marche une terrible gymnastique. J’ai mesuré un grand nombre de chênes de cinq pieds de diamètre sur vingt et vingt-cinq mètres de fût. Plusieurs étaient du double plus gros. Un des moindres géans, couché dans la mousse, me venait au menton. Je prends appui dessus pour le franchir ; mais son bois vermoulu cède, et je tombe tout au beau milieu, comme dans un tas de farine. Plus heureux que Milon le Crotoniate, je me dégage facilement, et comme lui je renverse des arbres de cinquante pieds qui tombent et se brisent en pièces. Cette bonne volonté de choir vient d’abord de ce qu’ils sont morts, ensuite de ce que la terre légère ne maintient pas fortement dans le sol les racines rampantes de diverses espèces de tilleuls, d’érables, de chênes, d’ormes et de trembles ; mais les noyers et surtout les pins à racines pivotantes se rompent sans venir avec le terrain.

Le silence de ces sombres forêts est solennel. De temps à autre, un léger souffle de vent passe dans les hautes cimes et s’exhale comme une plainte qui mourrait dans un jeu d’orgues. Une grosse branche sèche qui casse comme un coup de pistolet tombe à mes pieds. Je cherche la cause de cette brutalité. Cette cause est bien légère : c’est un ménage d’écureuils qui se poursuivent follement et volent, plutôt qu’ils ne sautent, bien haut dans la verdure. Ici tout résonne comme dans un intérieur d’église. Un frôlement dans un tas de feuilles sèches prend une importance qui n’est pas en rapport avec la souris ou l’insecte qui l’a produit. Je fais plus de tapage à moi tout seul en grattant, épluchant les écorces, brisant sous mes pieds les grandes branches dont le bout se redresse d’un air menaçant du milieu des mousses à trente pas devant moi, que n’en ferait un troupeau de pécaris.

Il me semble entendre dans le lointain la cognée d’un bûcheron. L’idée que ce bel endroit est déjà entamé par la main de l’homme m’attriste et m’encolère. Le bruit se rapproche ; c’est un pic noir et blanc à tête et collier rouges, qui de son bec frappe les écorces pour chercher les larves de coléoptères. Sa présence me calme et me réjouit. Il a le droit de travailler, lui, ce bel oiseau qui fait, on le sait maintenant, plus de bien que de mal aux arbres, puisqu’il ne les creuse que pour les débarrasser des insectes destructeurs. Il semble deviner mes bonnes intentions à son égard, car il ne s’effraie pas de me voir et poursuit tranquillement au-dessus de ma tête ses recherches et son travail.

Ma chasse aux serpens a été fructueuse. J’en ai tué cinq, dont trois munis de crocs venimeux. Pas de crotales. Sous les souches pourries, une salamandre noire à longues lignes rouges, un ravissant lézard à reflets métalliques, bleu rayé d’orange, des crapauds verts finement marquetés de rouge. D’autres sont couleur abricot à reflets bleus et trottent comme des rats. En entomologie, je n’ai vu voler qu’un grand papillon noir aux ailes bordées de jaune ; les lichénées (Epione et Parta) à ailes inférieures noires, quelques noctuelles ; une phalène Dentaria, et le polyommate Phlœas, semblables à ceux de France. Beaucoup de chenilles de chélonide à poils noirs, raides et courts qui laissent apercevoir le velours rouge de leur peau ; d’autres à crins roux, tête et queue noires, très communes, ainsi que de grands mille-pattes jaunâtres fort laids (Iulus maximus). J’ai trouvé aussi des fourmilières hautes de cinq à six pieds, habitées par des fourmis assez grosses, d’un vert sombre bronzé ; d’autres, rouges et d’assez bonne taille, creusent, dans les arbres, les racines et la terre, des galeries de cent pieds de long ; un autre genre (mutille) de trois centimètres de long, couvert de poils orange tacheté de noir velouté, court dans les endroits exposés au soleil et fait la chasse aux petits insectes. Ces bestioles sont armées d’un aiguillon dont je ne me méfiais pas ; aussi ai-je eu le doigt perforé et tout le bras engourdi pendant un quart d’heure. Il y a aussi certaines punaises à dos en scie, à longues pattes, à ailes moirées de métal (des réduves), dont il faut craindre la trompe acérée ; mais les coléoptères dont j’ai fait une ample récolte sont inoffensifs. — Plusieurs espèces de carabiques, entre autres des brachymus americanus du genre surnommé les bombardiers, en raison de l’explosion de gaz qu’ils lancent au nez des ennemis qui les poursuivent ; ils sont deux fois plus grands que ceux d’Europe et lâchent leurs bulles de fumée blanchâtre à odeur de brome avec un bruit prononcé très comique. Des scarites Subterraneus, clænius Viridanus, des staphylins Tomentosus, Emus, Villosus, plusieurs passales Cornutus, rouge brique, et Interruptus ; des lucanes Capreola très communs sur les chênes ; des cétoines Eremicola, Brunnea sur les armoises ; des quantités de ténébrions Depressus sous les écorces ; l’elater Oculatus, qui, placé sur le dos, fait de beaux sauts de carpe : c’est un bel insecte tigré, avec deux grands yeux violets sur le dos ; des chrysomèles, coccinelles, et de toutes petites cigales noires à points blancs (des tettigones) vivant en famille dans le bois pourri des érables.

Je n’ai pas perdu mon temps, comme tu vois ; mais il se fait tard, il faut revenir, et j’aurais bien pu ne pas retrouver mon chemin à travers ce labyrinthe, si, à l’imitation des peaux-rouges, je n’eusse fait mes petites remarques : une branche cassée en sifflet ici, — un arbre fourchu là, — plus loin une plante grimpante au feuillage pourpré, — une fleur poussant dans la crevasse d’un tilleul, — mes cinq serpens échelonnés sur la route que j’avais suivie. Je me suis orienté et dirigé aussi facilement que dans un jardin, et je suis revenu tout content et tout enivré en dedans d’avoir savouré enfin à mon aise la forêt vierge dans toute sa splendeur. Je m’imagine que mes idées et mes habits sentent bon, tant je me suis imprégné du parfum de la solitude et de la végétation primitives.

Montréal, 11 septembre.

La princesse Clotilde est retournée à New-York avec une partie de la caravane, dont Ferri, qui a besoin de repos. Le commandant Bonfils, qui nous a rejoints sain et sauf, M. Mercier, qui a fait toute la grande tournée avec nous, Ragon et moi, nous accompagnons le prince au Canada.

Nous sommes partis hier, à huit heures du matin, sur le steamboat l’Ontario. Nous avons navigué sur le lac de ce nom tout le jour et toute la nuit, sans voir les côtes, grâce à un temps gris et brumeux. Ce matin, nous avons changé de bateau, nous sommes sur le Welland, steamboat anglais et propre. Nous entrons dans le Saint-Laurent et nous traversons les Mille-Îles, réunion considérable de rochers à fleur d’eau, plus ou moins couverts de pins et de mélèzes. Cela doit avoir un caractère de grandeur ; mais la pluie, hélas ! Voici pourtant un événement pour nous distraire, c’est le passage périlleux des rapides du Long-Saut. Notre Welland, tout aussi grand, gros et lourd que le North-Star et les autres bâtimens de ce genre, se met tout d’un coup à filer avec prestesse au milieu d’un clapotement de petites vagues qui descendent une pente très sensible ; puis il pique une tête en avant, comme s’il voulait s’engouffrer dans deux énormes lames qui envahissent son rez-de-chaussée. Il penche à gauche comme dans une ornière profonde, il se relève pour tourner brusquement à droite, passe entre deux rochers qui font jaillir l’eau jusqu’à notre premier étage, et s’abandonne à la force du courant au milieu de magnifiques bouillonnemens écumeux. Cette manœuvre est si adroitement et si crânement exécutée par nos pilotes indiens, que nous avons à peine le temps de jouir du spectacle et de l’émotion qu’il procure. On voudrait se sentir secoué plus longtemps par ce fier galop de la lourde monture, devenue légère et souple au milieu des cascades et des écueils.

Nous passons deux autres rapides moins terribles. J’espérais que nous franchirions celui de Lachine, qui est, dit-on, le plus remarquable ; mais il fait nuit, le bateau s’arrête : il ne s’expose pas dans l’obscurité aux dangers du passage. Le prince, qui ne veut pas s’arrêter là, nous emmène par le chemin de fer coucher à Montréal, où je suis tout gaillard d’entendre tout le monde parler français à la mode de Normandie et de Touraine.

Nous logeons à l’hôtel Donegada, nom indien, mais auberge toute française, qui ne fait pas regretter les caravansérails américains. Plus de becs de gaz, de la bougie, de la vraie bougie de l’Étoile ! Plus de fenêtre à guillotine, et de vraies servantes qui cirent les bottes et brossent les habits à tour de bras.

Avant de me coucher, je veux compléter la notion trop succincte que je t’ai donnée des rapides. Tu te figures bien, géographiquement, n’est-ce pas, cette longue et imposante descente du Saint-Laurent, qui parcourt neuf cent cinquante et quelques lieues depuis les plateaux du nord-ouest jusqu’à la mer ? C’est la moitié du continent qu’il traverse avec une indolente majesté, se reposant en route dans les immenses nappes de ses lacs, se laissant sillonner dans tous les sens par toutes les embarcations possibles. À mesure cependant qu’il précipite sa course vers la mer, il bondit sur des écueils ou se laisse glisser sur des pentes de trois lieues qu’un radeau parcourt, dit-on, en quinze minutes. L’homme n’a pas voulu se laisser retarder par ces obstacles, et l’on a établi un système d’écluses qui permet de remonter en plusieurs heures ce que le fleuve franchit en un clin d’œil. On pourrait descendre aussi par les écluses en toute sécurité, mais on y perdrait beaucoup de temps, et l’audace des Canadiens, s’aidant de la science des faits propre aux Indiens, a livré les grosses masses nautiques à ces courans impétueux. Le Long-Saut se divise en deux branches ; celle que nous avons franchie avait toujours effrayé les pilotes. C’est le capitaine Maxwell qui l’a affrontée le premier, la jugeant plus sûre que sa voisine, et il ne s’était pas trompé. Autrefois ce rapide portait le nom de Lost-Channel, canal perdu, ce qui ne voulait pas dire qu’il se perdît dans un gouffre, mais que tout navire devait infailliblement s’y perdre. Aujourd’hui l’homme triomphe de tout et se rit des terreurs de ses pères. C’est donc une grande et belle chose que cette navigation sur le roi des fleuves.

12 et 13 septembre. — Nous voici franchement en pays nouveau pour nous, car c’est une chose curieuse à voir, une population française avec un gouvernement anglais ; mais ce gouvernement, très doux, très tolérant, ne fait nullement opposition ni violence aux instincts patriotiques du vieux pays. Nous sommes reçus à bras ouverts par tout le monde ; la ville est pavoisée de drapeaux des deux nations. La population acclame le prince français, qui du balcon la remercie. La garnison anglaise se fait belle et manœuvre devant lui. Le général Williams, vieux soldat de Crimée, fait les honneurs. Les officiers, jeunes et vieux, sont pleins de cordialité, sans raideur, sans morgue militaire surtout. Les colonels et les sous-lieutenans n’ont pas dans leurs relations ce sentiment farouche de la distance du grade qui est souvent pénible à voir chez nous ; ce n’est pas non plus l’égalité impossible et désordonnée des jeunes armées de l’Union américaine : c’est un terme moyen qui m’a paru vraiment réussi.

Nous avons dîné chez le général Williams, et je t’avoue que j’ai été d’un sybaritisme honteux en sentant les bons vins et le bon café circuler dans les détours de mon palais. Je ne m’habituais pas du tout au régime américain de l’eau glacée, et, bien que je n’en aie pas été malade, je sentais mon moral affecté et me figurais être en proie aux premières atteintes de l’anémie. J’ai donc bu et mangé ici comme un vrai sauvage.

Tu sais que le Canada, traité par Voltaire de « quelques arpens de neige », fut découvert en 1535 par notre navigateur français Jacques Cartier, qui nous en assura la conquête sous le nom de Nouvelle-France. Les Anglais s’en emparèrent en 1760, et Louis XV le leur céda définitivement et lâchement en 1763. L’esprit canadien est resté français ; seulement on est frappé de la forme du langage, qui semble arriérée d’une centaine d’années. Ceci n’a certes rien de désagréable, car si les gens du peuple ont l’accent de nos provinces, en revanche les gens du monde parlent un peu comme nos écrivains du xviiie siècle, et cela m’a fait une telle impression dès le premier jour, qu’en fermant les yeux je m’imaginais être transporté dans le passé et entendre causer les contemporains du marquis de Montcalm.

La ville, de Montréal est bâtie en granit ou en bois peint en granit gris. Les maisons supportent un toit très élevé et très incliné, qui a aussi son caractère d’ancienneté française, et qui est meublé, comme chez nous, d’innombrables cheminées. Ces toitures sont en fer-blanc. Quand le soleil blanchâtre de ces régions frappe dessus, on les croirait chargées de neige. C’est aussi froid à l’œil que le climat l’est au bout du nez. Les rues sont propres, bordées de trottoirs et de boutiques dont les inscriptions offrent un comique mélange d’anglais francisé et de français anglisé. En général, les Anglais habitent un côté de la rue, les Canadiens l’autre côté. Les environs sont frais et boisés. On y remarque des prairies entourées de barrières peintes en gris, des cottages, des champs d’avoine qui ne sont pas encore moissonnés, des vergers qui produisent du cidre de Normandie, des azéroliers qui rapportent des confitures, objet de grande consommation dans le pays. Sorbiers et néfliers qui sont ici dans leur vraie patrie, mélèzes, bouleaux, érables, peupliers, composent le personnel des bois, qui commencent à se marbrer des teintes de l’automne.

Le pont tubulaire (Victoria bridge), qui porte la voie ferrée d’une rive à l’autre du Saint-Laurent, est un magnifique travail, trois kilomètres de long, cent pieds d’élévation au-dessus du fleuve. Nous l’avons visité dans tous les détails. Le consul de France à Québec, M. Boileau, est venu ici au-devant du prince, et j’ai été très frappé du mérite de l’homme : esprit avancé et solide, intelligence nette et généreuse, cela se voit tout de suite. Ajoute aux qualités morales une instruction très étendue et une clarté remarquable dans l’expression.

Québec, du 14 au 16 septembre.

Au sortir de Montréal, nous nous engouffrons dans le pont tabulaire. Vers la moitié seulement de cette course insensée dans les ténèbres, on voit devant soi une étincelle rouge ; à mesure qu’on se rapproche, elle grandit et devient comme une lanterne écarlate, puis comme une gueule de four embrasé ; enfin elle blanchit en se dilatant, et on reconnaît que ce n’était pas autre chose que le jour plus ou moins gris, aperçu d’un milieu noir et profond. — De Montréal à Québec, sept heures. On laisse d’abord le Saint-Laurent bien loin sur la gauche, et on traverse le Bas-Canada en voie de défrichement, vallons et forêts. Hélas ! les pauvres forêts, ces beaux et vrais sanctuaires de la création que j’aime de plus en plus, et qui, dans les parties encore intactes, offrent une prodigalité de vie végétale dont rien chez nous ne me rendra jamais le spectacle, elles sont ici presque partout rasées à quelques pieds du sol, et présentent un autre spectacle désolé, mais également sans analogue dans nos contrées. Les souches étaient si serrées qu’elles semblent ne faire plus qu’une masse, une mer, si tu veux, de bois brun foncé, d’où sortent d’innombrables chicots édentés dans tous les sens, comme des vagues soulevées en aigrettes fouettées et brisées par un vent en délire. Ailleurs ce n’est plus qu’un immense chantier où le bois coupé est rangé et empilé sur un espace de plusieurs lieues carrées ; ailleurs encore l’incendie a dévoré branches et feuillage. Les colosses carbonisés se dressent comme des épieux gigantesques sur le sol couvert de cendres. Là où l’herbe nouvelle, insouciante du passé, commence à pousser, c’est encore plus triste. Rien ne pleure et rien ne pense sur les ruines de ces beaux produits de la vie. L’homme se réjouit d’autant plus qu’il les voit tomber plus vite en poussière. Son esprit est arrivé à cette certitude qu’il faut détruire l’œuvre de la nature pour la transformer, et il s’y jette comme dans l’exercice d’un devoir sacré. Moi, je ne peux pas en prendre mon parti, car pour un peu j’adorerais les arbres comme les peuples primitifs. Et pourtant j’admire les conquêtes de l’agriculture. N’est-il donc pas un coin du monde sidéral où nous pourrons vivre sans détruire ? Tu sais que j’ai des momens de sensiblerie où je me reproche de tuer un insecte pour l’étudier, et qu’en général je ne tue pas ceux dont je n’ai pas besoin et que je sais inoffensifs. Quand je pense à l’innombrable foyer de vie qui a été détruit avec ces forêts, je trouve l’homme féroce. Les Indiens au moins étaient des hommes aussi, et sans les haines qui divisaient leurs tribus, ils eussent pu défendre leur droit ; mais tous ces faibles de la création, tous ces innocens de la forêt, depuis le daim jusqu’à la fourmi, avaient-ils donc été créés pour rien ? Se reproduisaient-ils avec un si admirable équilibre de générations depuis les premiers âges de la vie organique pour disparaître en un seul jour ?

Ce sol ravagé est généralement dans un état provisoire entre la décomposition de l’ancienne végétation et la production de la nouvelle. C’est un marécage, un fouillis, une croûte de roseaux et de bois pourri, un détritus qui se forme, une terre qui saigne et fume par tous ses pores en attendant qu’elle sorte de cette agonie par un effort généreux. Les mélèzes, les pins et les différentes espèces de chênes dominent dans ces régions froides ; mais l’arbre le plus intéressant du pays, c’est l’érable à sucre (acer saccharinum). Le sucre que l’on en tire est brun, très mêlé d’acide ; mais on le raffine dans le Haut-Canada, et on le vend à moitié prix du sucre de canne. On l’extrait au premier printemps et par les temps froids de préférence, alors que la sève monte, en faisant au flanc de l’arbre une légère incision ou seulement un trou de vrille. Un petit morceau de bois, fiché comme une cannelle, sert de gouttière au liquide, que l’on reçoit dans des vases. Cette sève renferme un trentième de matière sucrée. L’opération ne fait, dit-on, aucun tort à la plante, qui est belle, très élevée et fournie d’un solide feuillage largement dentelé.

Vers le soir, on retrouve et on traverse le Saint-Laurent en steamboat. Les feux de la ville scintillent au pied de la montagne, couverte de constructions et de forteresses.

Je ne sais pourquoi Québec m’a rappelé Angoulême : la ville haute en escaliers, rues tortueuses, vieilles maisons, aux flancs du rocher ; dans la ville basse, les nouvelles fortunes, le commerce, les ouvriers ; — dans l’une et dans l’autre, beaucoup de boutiques et de mouvement. Avant de te promener avec moi dans la ville et les environs, je dois te résumer la situation actuelle du pays. Tu sais les grandes luttes de la population contre les Anglais à propos de la division et de la réunion alternatives du Haut-Canada, Anglais de race, et du Bas-Canada, Français d’origine. L’Angleterre aurait voulu naturellement, sous prétexte de fusion, donner la suprématie à sa nationalité. Les Canadiens français se sont battus bravement en 1839 pour secouer le joug. On les a défaits, mais non vaincus moralement, car la nouvelle constitution fonctionne sous la pression d’une majorité toute franco-canadienne, à laquelle même s’est réunie sagement une minorité anglo-canadienne modérée. C’est donc un sentiment de nationalité pour ainsi dire localisé qui domine les esprits ; un grand attachement pour la vieille France, la mère-patrie, mais aucun désir, je crois, de se ranger à ses institutions actuelles ; nulle envie non plus de se laisser gagner par la propagande égoïste des États-Unis, qui ont flairé de près l’envahissement de ces terres du nord sous prétexte de fraternité politique.

On dit à Québec, en parlant des Yankees, que nul peuple ne connaît mieux le proverbe « ce qui est bon à prendre est bon à garder. » Les Canadiens ne sont donc pas fâchés d’être bien gardés de ce côté-là par une armée anglaise, et malgré certains anciens droits seigneuriaux purement financiers qu’ils tendent du reste à détruire, malgré le drapeau étranger qui couvre leur nationalité, comme ils font à présent leurs affaires eux-mêmes et vivent sous leur gouvernement représentatif d’une façon très républicaine, ils n’ont pas à désirer un changement politique. L’Angleterre, qui sévissait rigoureusement contre eux il y a trente ans, mais qui a reconnu l’impossibilité de poursuivre la ruine d’une population sans ruiner la culture et sans risquer de la voir s’adjoindre aux États-Unis, a mis peu à peu toute l’eau possible dans le vin de sa victoire. Elle est représentée aujourd’hui par des fonctionnaires et des officiers supérieurs d’une grande sagesse, et les levains de haine s’amortissent de jour en jour entre les deux races. Les soldats anglais eux-mêmes semblent se prêter aux formes de cette occupation prudemment paternelle, car, pendant une petite guerre à laquelle on a fait assister le prince, j’ai vu les sentinelles envahies par le populaire, qui leur grimpait jusque sur les épaules, et qui cédait en riant à des menaces comme celles qu’un maître d’école très doux ferait à des écoliers mutins. Quand on se ruait en criant trop près de nous, les officiers supérieurs, apostrophant collectivement les groupes, disaient en français : « Chut donc ! Veux-tu te taire, mâtin ! Ah ! coquin, tu me le paieras ! » et cela du ton dont on parle à des enfans turbulens en récréation.

Au reste, le chiffre d’accroissement de la population répond à tous les reproches que l’on pourrait adresser aujourd’hui à l’administration anglaise. — La population française, qui était de soixante mille âmes il y a cent ans, est aujourd’hui dans le Bas-Canada de près d’un million, et cela sans le secours d’aucune immigration. Les premiers colons furent des paysans, de petits gentilshommes et des soldats ; rien du ramassis de bandits et de banqueroutiers qui dans le principe s’était rué sur les États-Unis de l’est. Aussi sent-on chez les Canadiens un parfum d’honnêteté naïve et une grande douceur de mœurs. Ils sont hospitaliers, aiment la bonne chère, la danse et les femmes, qui sont généralement bien faites et de belle carnation. Ils rient et plaisantent parfois avec beaucoup de finesse. Leurs manières ont une aménité remarquable, et tu ne saurais croire comme j’ai été naïvement touché d’entendre le maire de Montréal, qui l’autre jour conduisait le prince dans sa voiture, dire à son cocher : « Fais attention, mon fils. Pas d’imprudence, mon ami. Va, va, et mène bien aujourd’hui, mon fils, mon garçon ! » Ces façons paternelles, peu rares dans notre vie de campagne, frappaient ici mon oreille comme un chant de la patrie lointaine, au sortir de cette démocratie des États-Unis où personne, il est vrai, n’obéit ni ne commande, mais où jamais un mot ni même un regard de sympathie n’est échangé entre l’employeur et l’employé.

Le Canadien n’a pas la soif de conquête qui caractérise l’Anglo-Saxon. En cela, il est toujours Français et sait mieux savourer le bienfait de la vie qu’il ne sait lui donner une extension positive et mercantile. Il défriche pourtant, surtout aujourd’hui, mais il n’est pas secondé par un climat privilégié. Pendant sept mois que dure l’hiver, il est forcé de se retirer chez lui sans travailler, car la neige couvre le sol, et il a souvent quarante degrés de froid. Il n’a d’ailleurs pas la passion des richesses et se contente de peu. Il augmente beaucoup la population durant ses claustrations hibernales, et les mariages avec les Indiennes sont fréquens. On dit que les habitans des régions forestières sont un peu sauvages eux-mêmes et qu’ils boivent tout ce qu’ils gagnent.

Nous avons visité l’église et la maison des Ursulines : deux ou trois bons tableaux ; dans le salon du couvent, sur un coussin de velours, on voit un crâne humain protégé par un verre, avec cette inscription : « Ceci est le crâne de M. le marquis de Montcalm. » Nous avons visité aussi les plaines d’Abraham ; c’est le fameux champ de bataille de 1759 où les généraux Wolfe et Montcalm, ces deux héroïques ennemis, perdirent la vie. Un obélisque consacre la gloire des deux partis avec le nom de Montcalm d’un côté, de l’autre celui de Wolfe. C’est tout ce qu’il faut, c’est très éloquent et très touchant.

La campagne est très bien cultivée et très habitée. On nous a menés dimanche par des routes en bon état, bordées de trottoirs en planches, à la chute du Montmorency, à huit milles au-dessous de Québec. Ceci ne ressemble en rien au Niagara : c’est moins imposant, la rivière qui se précipite dans le Saint-Laurent n’ayant pas un volume très considérable ; mais c’est une chose élégante, svelte et pittoresque. Deux cent cinquante pieds de haut ; une des rives est schisteuse, l’autre calcaire. La pointe de roches élevées qui s’avance en bec sur l’immense nappe du fleuve est toute verte de pins et de mélèzes. C’est un très beau site, que l’on dit encore plus beau en hiver quand le fleuve se couvre de traîneaux et que la fashion va contempler la chute métamorphosée en colonne de cristal. À la base de cette colonne se dressent, dit-on, dans un ordre toujours le même, des cônes de neige immaculée d’une régularité parfaite qui ont quatre-vingts et cent pieds de hauteur. La neige est très dure, et les femmes montent jusqu’au sommet pour assister à la descente des toboggins. Ceci est sans doute un jeu d’origine indienne : il consiste à se laisser glisser du haut en bas des cônes en se tenant en équilibre sur une longue et mince pièce de bois. Les Canadiens ont acquis une grande adresse à cet exercice, qui les passionne ; toutefois il arrive là de sérieux accidens.

Nous avons été au village de Lorette, habité par les derniers Hurons. Ils sont aujourd’hui civilisés, mais n’ont rien perdu de leurs us et coutumes de fête. Avertis de la visite du prince, ils étaient donc en grande tenue de sauvages pour recevoir leur hôte, et même ils lui avaient fait naïvement une galanterie digne de Fouquet. Sur la pelouse nue qui leur sert de place, ils avaient, durant la nuit, planté une allée d’arbres verts coupés dans la forêt voisine. Avant de te les présenter, je dois te dire que ces Hurons sont cultivateurs et catholiques, et que la veille j’avais fait connaissance avec leur chef à Québec. Il était vêtu là comme un gros campagnard et n’avait rien de particulier qu’une large médaille d’argent à l’effigie de Louis XIV et une épaisse ceinture bariolée qui lui ceignait le ventre. Il était venu chercher en tilbury deux pimpantes demoiselles toutes semblables de costume à des demoiselles de chez nous partant pour la campagne : toquet de velours à plumes, cheveux retenus dans la résille, ceinture à riches fermoirs, ample jupe relevée gracieusement sur le jupon bouffant rayé de rouge et de noir, gants de Suède irréprochables, ombrelle brisée portée avec aisance. Je me demandais où allaient ces deux belles brunes sous la garde d’un chef huron, lorsque celui-ci me les présenta en disant : « Ce sont mes filles que je viens de prendre au couvent, c’est leur jour de sortie. »

Je retrouvai donc ces deux demoiselles dans leur village. Elles regardaient les préparatifs de la fête sans s’y mêler ; elles se promettaient d’aller le soir à Québec pour voir représenter au théâtre Jobin et Nanette et le Gendre de M. Poirier. Le chef, le bon campagnard, qui la veille ressemblait à s’y méprendre à notre fermier de Nohant, se présente au prince dans son costume de tradition. Sa bonne grosse tête est couverte d’un bonnet de plumes fauves qui retombent en couronne jusque sur les yeux. Sa tunique de laine bleue à collet, épaulières et bordures rouges brodées de perles, laisse passer, comme tunique de dessous, une grosse chemise de coton rayé de rouge et de blanc. Ses jambières rouges à bandes découpées en crête de coq retombent sur ses mocassins. Des bracelets d’argent ceignent ses chevilles, ses poignets et ses bras au-dessous de l’épaule. Il n’a pas oublié sa large ceinture et son antique médaille, et il s’appuie sur un riffle de chasse. J’avoue que j’ai eu peine à le reconnaître ; pourtant ni lui ni aucun homme de sa tribu n’avait de peintures sur le visage. Il paraît que ceci est proscrit par la religion chrétienne.

Il s’avance à la tête des notables du village et fait au prince un discours en indien, qu’il traduit ensuite en français avec un léger accent berrichon : « Grand chef, le grand maître de vie nous a fait la grâce de t’amener parmi nous. Tu vois ici les fils et les descendans des Hurons, lesquels furent toujours les amis de ton vieux pays. Nous sommes contens de te voir, et nous prions le Grand-Esprit, qui t’a amené ici sain et sauf, de te favoriser d’un bon temps pour traverser les grands lacs de l’est et revoir la France, que nous aimerons toujours. »

Tu vois que les formes consacrées sont restées en usage chez les Indiens. Le prince les remercie, et le chef reprend : « Prince, une de nos danses pourrait-elle te faire plaisir ? » Sur la réponse affirmative, au son d’un tambourin et d’une gourde remplie de pois, quarante guerriers, en costumes à peu près semblables à celui du chef, commencent à danser en rond, en poussant d’un ton guttural le cri Aïovai ! Les femmes se mettent de la partie. Quelques-unes sont vêtues d’une robe étroite et d’une couverture collante, avec les cheveux séparés sur le front comme les squaws iowaies que tu as vues à Paris, et elles sautent de même sur place comme des marrons sur une poêle. D’autres ont un costume mélangé ; quelques-unes portent un chapeau d’homme, — le tuyau de poêle européen, — avec une plume posée en saule pleureur. En somme, pour les deux sexes, c’est à peu de chose près la même danse depuis les Montagnes-Rocheuses jusqu’ici. Peu à peu on s’anime, la sauterie devient effrénée, et le nombre des danseurs augmente. Un groupe de spectateurs fort bien mis s’y précipite, pousse les mêmes cris et frappe de même la terre avec les talons C’étaient des Indiens devenus messieurs qui n’y pouvaient plus tenir et subissaient l’entraînement de race. J’avais bonne envie de m’en mêler aussi ; cela me semblait fort amusant, et je l’aurais certainement fait si j’eusse été seul. Il faut te dire que les Indiens ne puent pas, et que l’on n’éprouve avec eux aucun dégoût. Ils ne se mouchent pas dans leurs doigts comme les Yankees, et on ne les voit jamais cracher ni commettre aucune inconvenance. Au sortir de l’excitation de leurs danses furibondes, ils sont toujours doux et polis, ou graves et cérémonieux. Lorsque le prince s’est retiré, le chef qui avait conduit la bacchanale le ramena jusqu’à sa voiture avec des manières très convenables, mêlées de courtoisie française et de dignité sauvage. Les Hurons, rangés sur deux lignes, saluaient cette sortie par des décharges à nous casser les oreilles ; chacun était muni d’un fusil à deux coups, et une vieille couleuvrine du temps de Louis XV faisait rage en notre honneur.

Nous avons rendu visite aux bûches, c’est-à-dire aux chantiers et magasins de bois qui s’étendent sur cinq ou six kilomètres le long du fleuve. Ces bûches sont des arbres entiers dégrossis et à peine équarris, qui, abattus dans les forêts du Haut-Canada, sont livrés au courant des rivières nombreuses qui se jettent dans le Saint-Laurent, et descendent ainsi tout seuls, ou à peu près. Chaque pièce porte une marque que vient reconnaître et faire constater chaque propriétaire. Toute une population d’ouvriers est occupée à repêcher dans la vase, à tirer et à empiler ces magnifiques produits, dont les plus petits n’ont pas moins de quarante pieds de long. Ils sont débités là en poutres, poutrelles et planches, pour être expédiés en gros ou en détail en Europe. Quelques essences très belles et très rares ont une grande valeur.

La citadelle de Québec est située tout en haut du Cap-Diamant, sorte de promontoire aigu, tout pailleté de quartz, qui brise le vaste confluent du Saint-Laurent et de la rivière Saint-Charles. Bien que ce cap en eau douce n’ait guère que trois cents pieds d’élévation, on y domine une magnifique étendue de pays, des terres où les moissons verdissent encore, des eaux à perte de vue, des villages, et au fond, dans le bleu, des montagnes qui donnent un aspect de vraie grandeur à cette immensité. De là aussi j’ai vu, le soir, une aurore boréale véritablement belle. Les fusées blanches partaient d’une zone très élevée au-dessus de l’horizon et montaient jusqu’au zénith. Au-dessous de leur point de départ, et encore très haut sur l’horizon noir, le ciel était entouré d’une bande phosphorescente d’un ton fauve. Les jets de la lumière électrique laissaient voir les étoiles brillantes et faisaient ressortir les nuages comme des taches d’encre. Ce merveilleux spectacle a bien duré un quart d’heure ; mais il gèle, je trouve qu’au 15 septembre c’est un peu tôt.

Je te ferai grâce des cérémonies et dîners de réception ; pourtant l’on peut dire que nulle part le monde officiel n’est moins ennuyeux qu’à Montréal et à Québec. On s’y sent transporté dans une ancienne manière d’être fort piquante, qui n’existe plus nulle part ailleurs que je sache. Les officiers anglais semblent en avoir pris quelque chose. À un repas à cette citadelle du Cap-Diamant, on a chanté au dessert, ni plus ni moins qu’à un souper du temps de Louis XV. Un aimable et charmant convive, M. Cartier, — peut-être un descendant de Jacques Cartier, — avait appris aux officiers des chansons françaises qu’il entonnait d’une voix claire et que ces militaires répétaient en chœur. M. Cartier est un type de Canadien modèle : joli homme de quarante ans, figure fine éminemment française, bien rasée partout ; habit noir coupé à la Louis XV, culotte courte et bas de soie, une petite bourse en soie noire cousue au collet de son habit, cheveux bruns relevés sur le front et bouffans sur les oreilles, rappelant les ailes de pigeon. Ce gracieux personnage me faisait l’effet de l’homme de lettres du siècle dernier en belle tenue sévère et modeste. Sa physionomie est enjouée et maligne. Il a toujours le mot pour rire, il effleure délicatement la gaudriole, il est galant avec les femmes, il chante de vieux flonflons tendres :

Il y a longtemps que je t’aime.
Jamais je ne t’oublierai…
Chante, rossignol, chante, etc.

Imagine-toi le refrain de ces douces paroles répété à l’unisson avec l’accent anglais des officiers de rifflemen, et tu auras l’idée d’une scène étrange, mais nullement ridicule, car il y avait là une vraie bonhomie, beaucoup de cordialité, et le charme d’une vision rétrospective dans l’aimable monde du temps passé.

Il ne faudrait pourtant pas prendre ces militaires pour des bergers en biscuit de Sèvres. Quand on les voit galoper sur leurs grands chevaux de forte race, ou manœuvrant leurs canons Armstrong et présentant fièrement au soleil d’une revue leurs figures martiales et leurs beaux uniformes rouges ou noirs, il n’y a pas moyen de s’y méprendre.

Nous quittons Québec le 16, à cinq heures de l’après-midi, au bruit tonnant de tous les canons de la citadelle, escortés jusqu’à la gare par le général et son état-major et par la population qui crie vive la France ! avec une ardeur fanatique. Nulle part nous n’avons été si chaudement reçus. Ce n’était pas de la curiosité comme aux États-Unis, c’était vraiment du patriotisme.

Propos recueillis parmi les habitans[4] par le voyageur non officiel et satisfait de flâner un peu.

« Dis donc, les Anglais, ils font feu des quatre pieds pour le prince français !

— Tiens ! je crois bien ! Ils font contre fortune bon cœur ; mais, il n’y a pas à dire, il faut le recevoir comme ça, ou avoir la guerre avec la France.

— Bah ! Qu’est-ce que vous dites donc là, vous autres ? Tout le monde est content de voir des Français. Si c’étaient des Américains, je ne dis pas !

— Tiens ! tiens ! regardez donc là-haut. Le canon de la citadelle a envoyé un rond de fumée en couronne !

— Ah ! c’est comme quand on fait des ronds avec la fumée d’une pipe. C’est un présage.

— Quel présage ?

— Présage de bonheur.

— Pour la France ?

— Et pour nous aussi, donc ! Ça veut dire que nous redeviendrons enfans de la mère-patrie.

— Laissez donc ! nous n’avons pas trop à nous plaindre pour le moment. Si on continue à marcher droit…

— Dame ! on verra, on verra. Vive la France ! en attendant.

— Oui, oui, vive la France ! »

Nous recouchons à Montréal et demain nous repartons pour New-York.

Albany, 17 septembre.

De Montréal à Albany, par le lac Champlain, Rutland et Troy, de cinq heures du matin à huit heures du soir, nous faisons route dans les wagons encombrés de monde, toujours comptant qu’on s’arrêtera quelque part. — C’était compter sans son hôte. — Nous n’avons pu ni boire, ni manger, ni dormir, ni fumer. Je m’applaudis d’avoir fait assez bonne chère au Canada pour subir cette épreuve, et pour que mes impressions d’homme à jeun ne soient pas trop décolorées.

C’est un adorable pays que l’état de Vermont, traversé aujourd’hui par nous du nord au sud. Si ce n’est pas ce que j’ai vu de plus grandiose et de plus original, c’est du moins ce que j’ai vu de plus gracieux et de plus joli en Amérique. Nous avons franchi une extrémité très large du lac Champlain par la voie ferrée sur pilotis. Ce lac est délicieux. Ses contours s’enfoncent dans des montagnes vertes, qui montrent çà et là leurs flancs rocheux. Au loin, un autre groupe plus élevé, qui s’appelle les Montagnes blanches, couronne dignement le paysage. Ces monts blancs paraissent tout bleus sous le manteau de forêts qui les couvre.

Il ne faut plus songer ici aux forêts vierges ; tout est aménagé et cultivé. C’est un jardin anglais de cent cinquante lieues de long, jeté dans un site admirable de fraîcheur et de formes variées, suffisamment imposantes et jamais tristes. Des coteaux boisés, des prairies, des rivières ou des méandres de lacs encaissés dans des déchirures de calcaire et des carrières de marbre blanc ; tout cela émaillé des riches couleurs de l’automne. Les bois d’érables au feuillage d’or et de pourpre, les bouleaux dont la tige élancée est enguirlandée de viornes aux pampres cramoisis, les chrysanthèmes violettes, les chardons bleus, les verges d’or, les tapis de verdure, qui prennent des tons cuivrés au milieu des zones de petites marguerites blanches ou lilas ; tout cela est chaud à l’œil malgré le ciel gris, et la couleur semble donner une fête en l’absence du soleil.

Malgré cette absence momentanée, on sent la température se réchauffer d’heure en heure à mesure qu’on s’éloigne du nord. C’est au moins une compensation physique à la faim qui nous travaille ; mais à Albany quel repas de loup !

18 septembre. — Comme nous repartons d’Albany à six heures du matin, je ne vois de la ville qu’une grande rue en pente où, l’hiver, les gamins doivent s’amuser à faire de belles glissades, car c’est le lieu de la scène de Satanstoë où le jeune homme, lancé sur ses patins de bois, vient tomber un peu lourdement aux pieds de sa belle. Quel joli roman ! Et la débâcle de l’Hudson, quel drame ! Mais en ce moment l’Hudson roule ses eaux limpides et nous porte en steamboat jusqu’à West-Point. Nous sommes un peu trop encaissés pour voir l’ensemble du pays ; les rivages sont charmans.

Sur le bateau, dans un coin du salon, plusieurs passagères noires étaient reléguées comme des paquets ; elles n’osaient bouger, et pour rien au monde ne se fussent permis d’approcher des blanches. J’en remarquai deux fort jolies : leurs traits n’avaient rien d’exagéré, leurs cheveux plutôt crépelés que crépus, leur belle taille et leur mise de bon goût, quoique recherchée, les eussent rendues agréables à voir en tout autre pays. Or, comme nous ne sommes pas de celui-ci, nous nous permettions, Ragon et moi, de les regarder à pleins yeux, autant par curiosité, pour étudier leur naïve coquetterie, que par un instinct de réaction contre le préjugé régnant. X… nous voit lorgner et nous fait un amical sermon : « Ne regardez donc pas ces guenons, vous les rendez trop fières… Vous allez scandaliser tout le monde… Ça ne se fait pas ici ! » J’avoue que cela m’était fort égal. Au point de vue de la peinture, mes yeux avaient besoin de rendre justice à ces belles œillades noires à la fois encourageantes et craintives, à cette rougeur féminine qui perçait en reflets pourprés sous la peau d’ébène, et à toute sorte de singeries gracieuses : une noisette cassée pour montrer des dents éblouissantes, un bonbon grignoté pour étaler des lèvres fraîches, et des cambrures d’oiseau qui fait la roue. Nos colombes noires quittèrent le bateau, accompagnées de nègres qui portaient leurs malles énormes, remplies sans doute de chiffons splendides. C’est la seule fois que j’aie rencontré des noirs opulens dans mon voyage. En général ils sont domestiques, ils gagnent difficilement leur vie dans les ateliers, d’où la répugnance du blanc les chasse ; quelques-uns seulement s’enrichissent par le petit commerce. Quant au préjugé, des personnes de New-York avaient tâché de le justifier à mes yeux en me disant que l’impudicité précoce des négresses était répugnante, et qu’une mère de famille ne pouvait souffrir dans sa maison, sous les yeux de ses filles, ces créatures provoquantes ou passives qui ne savent rien refuser et rien cacher. C’est fort bien ; mais, tout en me rappelant ces réflexions, je regardais sur le bateau un jeune couple de Yankees qui mangeaient dans la bouche l’un de l’autre à la face de tous. Non, les Yankees ne donnent pas aux nègres l’exemple de la pudeur.

Cette journée a été encore embellie par un terrible jeûne : on devait dîner à cinq heures à Westpoint, et, pendant que le prince visitait l’école militaire, je me suis échappé dans la campagne. J’ai flâné sur les bords de l’Hudson et dans le fleuve même, cherchant des insectes, que je n’ai pas trouvés, il faisait trop de brume ; mais les bois, pleins de rochers et d’arbres inconnus chez nous, m’ont donné des chenilles curieuses et intéressantes. Au beau milieu de mes recherches, j’ai vu l’école extérieurement, grande caserne avec belle vue sur le fleuve. Elle est entourée de pelouses et d’arbres plantés en quinconce, où reposent sur l’herbe quelques chariots d’artillerie. Je me rappelle pourtant qu’il faut rentrer, et quand j’arrive, on avait dîné et on partait. Je pars aussi, le ventre creux, mais ma sacoche est bourrée de croquis, de fleurs, parmi lesquelles je reconnais la balsamine biflora, et de graines d’asclépias, d’érable, de chêne, de noyer et d’arbrisseaux exotiques que je me promets de planter chez nous, enfin toute uns forêt en germe. Quand on aime la nature, il faut être philosophe. Nous partons en chemin de fer pour New-York, où nous arrivons à neuf heures.

New-York, 20 septembre.

Me voici à bord, après avoir fait à New-York un somme digne d’un animal antédiluvien. Il fallait réparer tout ce qui m’a manqué dans notre tournée et s’approvisionner de repos pour la traversée que nous allons reprendre. — Promenade avec Saintin, un aimable peintre français que j’ai connu pendant mon premier séjour ici. — Dîner chez le chevalier Bertinatti, ministre du roi d’Italie, un véritable Italien des plus sympathiques. — Adieux à M. Mercier, à M. de Montholon, notre brave consul, et à sa charmante famille. — Sérénade donnée à la princesse Clotilde par les Italiens, en gros steamboat, dans la rade, à minuit. — Le navire anglais en station échange avec nous des politesses sous forme de feux de Bengale verts. — New-York ne nous adresse aucune espèce d’adieu. Cela m’est bien égal, je n’aime pas New— York. Ce n’est pas là qu’il faut voir l’Amérique. C’est déjà, je crois, la Babylone de sa corruption ; mais n’est-ce pas le sort de toutes les grandes villes ? Ferri nous a lu à New-York des lettres sur l’Amérique, qu’il adresse au colonel de Franconnière, et qui seront publiées, je l’espère. Ce sera pour toi le complément aimable et sérieux de mon journal d’artiste et de fureteur. Je n’ai pas besoin de te dire que ces lettres sont un travail excellent et charmant comme celui qui les écrit.

21 septembre. — Nous quittons New-York à dix heures du matin parle Long-Sound, c’est-à-dire le détroit entre Long-Island et les côtes du Connecticut. Nous étions arrivés par la rive opposée. Nous suivons longtemps l’énorme superficie que New-York couvre de ses faubourgs, ensuite des côtes plates. À six heures du soir, la brume nous gagne.

22 septembre. — Toute la nuit, on cloche et on siffle en cas de rencontre, ce qui fait qu’on ne dort guère. — Brouillard toute la journée. — La mer n’est pas bonne. À trois heures, nous sommes à Boston ; mais tout le monde reste à bord jusqu’à demain. En fait de villes tirées au cordeau, la curiosité est un peu émoussée.

Boston, du 23 au 26 septembre.

Pourtant non, celle-ci n’est pas alignée en carrés comme les nouvelles cités américaines : elle a encore un peu de physionomie ; en revanche, elle est mal pavée, et les rues sont boueuses ; mais elles sont plus tranquilles qu’à New-York, et on s’y reconnaît mieux. Les maisons sont en brique rouge, à angles de granit, jalousies vertes, cheminées blanches ; parfois quelques marches de perron et un péristyle dans le goût grec-américain. Le parc, situé au milieu de la ville, est joli. Un vieux orme, l’unique vestige de l’antique forêt, est devenu un monument respectable. Une pièce d’eau est le reste du petit lac qui dormit jadis sous les grands arbres. Pauvre lac, emprisonné dans une bordure de granit, que pense-t-il du jet d’eau artificiel qui agite aujourd’hui sa surface ?

Les environs n’ont pas grand intérêt pittoresque. D’un monticule où j’ai été, la vue s’étend au loin sur des prés marécageux hérissés de quartiers de roc qui se confondent avec les troupeaux épars dans la campagne. L’horizon est fermé par des collines rocailleuses, et par là c’est peut-être joli, mais c’est trop loin pour l’œil, et le temps manque à mes jambes.

On trouve à Boston plus de politesse et de propreté que dans le reste de l’Amérique. C’est l’indice d’une société plus choisie. Nous sommes ici dans la région sociale la plus élevée, dit-on, des États-Unis, dans la patrie des intelligences d’élite. Nous ne sommes pas restés assez longtemps pour que j’aie pu établir une comparaison entre le niveau de Paris et celui de Boston, et l’Américain, quelque policé et intelligent qu’il soit, ne se livre pas comme le bon et naïf Canadien, qui se donne tout entier dès la première heure. Boston est pourtant le berceau de la liberté ; c’est la patrie de Franklin, c’est de là que sortirent la révolution et l’indépendance des États-Unis. C’est encore le sanctuaire de la science au Nouveau-Monde. Nous avons eu un grand dîner par souscription, où j’ai retrouvé M. Sumner. M. Agassiz, le savant suisse fixé à Cambridge, M. Everett et tous les personnages les plus distingués du pays étaient à ce repas. On a adressé un excellent discours au prince, qui a excellemment répondu. Tous ces Américains-là sont fort bien élevés, aimables, jamais communicatifs à première vue ; donc je m’en irai sans les connaître et sans bien savoir ce qu’ils pensent de la crise actuelle et du moyen d’en sortir. J’aurais peur de me tromper, si je te disais qu’il m’a semblé voir en eux d’autres idées que celles que je leur attribuais, et qu’ici, tout comme à Washington, on se tourne vers l’unité de pouvoir dans l’avenir pour conjurer les maux du présent. Je crois voir aussi que les esprits les plus cultivés de l’Amérique ne sont pas les plus avancés comme on l’entend chez nous ; ils semblent faire bon marché de leur forme républicaine et se tenir dans une certaine région d’idées expectantes qui n’est pas loin du scepticisme. Leur préoccupation m’a semblé être la crainte un peu puérile de l’exagération en toutes choses. En fait de littérature, ils ne paraissent pas rendre à leurs écrivains autant de justice que nous. Ainsi Cooper a écrit de bons livres, disent-ils, mais c’est déjà bien vieux, comme si le beau pouvait vieillir ! Certainement celui qui prendrait aujourd’hui Cooper comme un guide de poche pour chercher la forêt, la prairie et les Indiens aurait bien du chemin à faire en dehors de l’itinéraire tracé ; mais ce n’est qu’une question de distance, et je suis persuadé qu’il y a encore des Chingakook et des Bas-de-Cuir. Quand tout cela d’ailleurs serait à jamais éteint, les traditions laissées par Cooper n’en seraient que plus précieuses. N’en déplaise aux esprits positifs, le Français verra toujours l’Amérique à travers ces beaux romans, et ce déploiement d’industrie et d’agriculture dont on est, à bon droit, si fier ici ne vaudra pourtant jamais pour nous le rayon d’art et de poésie jeté sur ces contrées par le génie du naïf et grand artiste.

Washington Irving m’a semblé un peu plus apprécié ; quant à Mme Beecher-Stowe, elle est traitée d’exagérée dans le nord. Elle a, m’a-t-on dit, rassemblé tous les griefs des nègres pour en faire parole d’Évangile. C’est en France et en Angleterre que l’Oncle Tom a eu du succès. Ainsi une moitié de l’Amérique la pendrait bel et bien ; l’autre moitié la défend mal, cette femme de cœur, de courage et de talent dont les États-Unis devraient être fiers ! Quant à Edgar Poë, ce fantaisiste éblouissant, original, et si profond sous des airs de folie, encore un succès fait en France, au dire de certains Américains éclairés ! « L’homme était méprisable, les écrits le sont aussi. » Ce n’est pas toujours une raison ! Et puis l’homme était-il méprisable réellement ? J’ai fait là-dessus des questions, et on a eu des airs distraits pour ne pas me répondre. Le grand tort d’Edgar Poë ne serait-il pas d’avoir raillé et tancé les travers de la société américaine ?

Ne pouvant étudier la politique locale, j’ai étudié la fabrication du coton depuis le tissage de la plante jusqu’au pliage des étoffes teintes. J’ai vu des salles qui contenaient quatre cents métiers et deux mille femmes. C’est à Lowell, à quarante-deux kilomètres de Boston, que nous avons vu cette population ouvrière irlandaise. Ici c’est toujours la même chose, on ne sait pas où trouver les vrais Américains. Ces ouvrières, au nombre de huit mille cinq cents, ont une réputation de vertu plus ou moins méritée. Les hommes employés là ne sont que quatre mille cinq cents. Il y a onze fabriques. Nous avons eu aussi un festival orphéonique, des airs nationaux, un choral de Mendelssohn, des fragmens du Messie de Handel ; douze cents voix d’enfans, beaucoup d’ensemble, peu de sentiment.

Nous visitons une ménagerie intéressante, où une baleine blanche et un cachalot, en compagnie d’un petit requin, mangent des anguilles dans un grand aquarium sans se quereller ; mais l’être le plus extraordinaire de la collection, c’est un Boschiman, vêtu de peaux de bête. Pour celui-ci, il m’a presque effrayé. Il ressemble tellement à un singe, qu’on ne peut se persuader qu’il soit un homme. Il a trois pieds six pouces de haut, vingt-cinq ans ; les yeux sont à peine fendus ; le nez est si aplati qu’il n’existe pas ; c’est une paire d’étroites narines appliquées sur une face de couleur fauve ; la bouche avance sans que les lèvres soient épaisses ; le front recule démesurément, l’oreille n’est pas détachée de la tête ; la mâchoire est coudée comme chez les carnassiers ; la laine qui recouvre le crâne est fine et rare ; les membres sont grêles, pas d’épaules pour ainsi dire ; les mains et les pieds trop longs ; bref, c’est horrible. Cela parle très peu, nous a-t-on dit, et c’est très irascible. Pourtant il n’est pas là en cage, il est censé employé dans l’établissement, et la curiosité qu’il excite ne lui cause aucune contrariété. Il n’a pas non plus la vanité du nègre. C’est une brute refrognée, presque muette, et qui a l’air de penser bien moins qu’un chien. La nature se trompe-t-elle quelquefois ? A-t-elle eu une distraction le jour où elle a créé cet intermédiaire entre deux types que leur ressemblance effraie mutuellement, l’homme et le singe ? Ce Boschiman hideux est-il notre ancêtre, ou bien, placé dès les premiers cages de la vie dans des conditions funestes, a-t-il été privé des moyens de développement que notre race a su mettre à profit ? En présence de ce monstre, j’aime mieux croire à la pluralité des races primitives.

J’avais besoin d’oublier ce bimane et de rire des gentillesses d’un phoque qui donnait la patte, faisait l’exercice, tirait bravement un coup de fusil, et, sur l’invitation paternelle très sérieusement énoncée de son cornac, imitait les dames de Neivport qui vont au bain et se jettent de l’eau.

En mer, 20 septembre.

Partis de Boston par un beau temps froid, à dix heures du matin, nous filons sur Terre-Neuve. À quatre heures, nous allumons du feu comme en hiver.

27 septembre. — Beau temps, plus froid, houle très forte.

28 septembre. — Brouillard, soleil à midi. Toujours plus froid quand même. Je passe mon temps à piquer, trier et spécifier mes insectes et autres prises.

29 septembre. — Nuit de brume, un peu de soleil à midi, forte houle. À dix heures du soir, nous entrons dans le port de Saint-Jean de Terre-Neuve ; on ne débarque pas. Le temps s’est éclairci ; mais quel froid ! Je ne peux pas me persuader que je vais retrouver un peu d’été chez nous.

Saint-Jean de Terre-Neuve, 30 septembre.

« On ne doit point appeler ce pays terre, écrivait Jacques Cartier, ce sont bien plutôt cailloux et rochers sauvages, et lieux propres aux bêtes farouches… Je n’y vis pas autant de terre qu’il en pourrait tenir en un tombereau… Il n’y a autre chose que mousse et buissons çà et là séchés et demi-morts… Je pense que cette terre est celle que Dieu donna à Caïn. »

Depuis trois cents ans, les habitans de cette triste colonie ont remué les quelques tombereaux de terre, et sont parvenus à y faire pousser de pauvres céréales. J’y trouve des avoines de six pouces de haut qui n’ont que trois ou quatre grains par épi et qui essaient de mûrir sous les six degrés de chaleur que nous respirons aujourd’hui. En s’enfonçant dans l’intérieur de l’île, on trouve de petits lacs assez pittoresques dans des entonnoirs de rochers. Des bouleaux et des sapinettes qui rampent sur le sol jettent un peu de pâle verdure sur les roches porphyriques ; des plialènes-hibernies, aux ailes décolorées, s’envolent sous nos pas, et des mouettes fuient vers la mer en rasant les grands tapis de lichen blanchâtre.

La ville de Saint-Jean ressemble à Saint-Pierre-Miquelon, que je t’ai décrit il y a deux mois : maisons de bois, rues boueuses, quelques jardins dont les palissades élevées protègent des essais de légumes et de pommiers rachitiques ; dans la campagne, quelques iris passé-fleur, des joncs, beaucoup de mousses qui m’intéresseraient si j’étais botaniste. La plus jolie vue de ce coin de l’île, c’est la crique arrondie comme un cirque, où l’on pénètre par un étroit goulet semé d’écueils, entre deux falaises élevées et complètement arides. En hiver, quand la mer est gelée, ce doit être un site très caractérisé ; mais les pays de froid et de brume me font frissonner quand j’y pense, à plus forte raison quand j’y suis. Nous partons, je vais te revoir et revoir la France ; tout est bien.

La vie en pleine mer est monotone, un peu irritante pour un être actif qui n’a rien à faire. C’est l’occasion de réfléchir et de se résumer un peu. Parlons de l’histoire naturelle d’abord, puisqu’elle a été en Amérique ma première préoccupation.

Le trait qui m’a le plus frappé en entomologie est celui-ci. Dans le Nouveau-Monde, une même espèce se trouve répandue sur un espace immense comparativement à la distribution plus limitée de nos espèces sur le sol européen. Par exemple, les trois quarts des insectes de la Provence ne se retrouvent plus aux environs de Paris, tandis que les individus d’une même espèce vivent depuis la Prairie du Chien jusqu’à Saint-Louis, sur deux cents lieues du nord au sud. L’époque de l’apparition est seulement un peu différente. Cette extension d’homogénéité de la faune entomologique est la conséquence forcée de l’homogénéité de la flore, laquelle est elle-même la conséquence de l’homogénéité géologique sur des régions d’une vaste étendue. Dans la grande tournée que je viens de faire aux États-Unis, je n’ai vu que deux flores bien distinctes, celle des forêts et celle des prairies ; partout une faune entomologique forestière très riche, et naturellement fort différente de la faune herbicole des prairies primitives.

Même remarque à faire pour l’ornithologie. On chercherait en vain dans le centre de la France des serins verts, des ortolans, des tarins, hôtes de nos climats du midi, tandis qu’à Montréal, à Boston, à Niagara, on peut voir parfois voler des colibris et des cardinaux dont le véritable habitat est à trois cents lieues au sud. Presque tous nos genres et quelques-unes de nos espèces sont représentés en Amérique, tandis que certains genres américains manquent absolument en Europe. Quant au Canada, à l’île du Cap-Breton et à Terre-Neuve, j’ai été surpris de retrouver dans ces climats, analogues à celui de la Sibérie, certaines espèces d’insectes et de plantes semblables à celles du nord et même du centre de la France.

Et maintenant parlons des hommes, que je ne relègue pas au second plan dans mon estime, mais que je ne me pique pas beaucoup de savoir étudier à un certain point de vue général. Il faut pourtant que je me prépare à répondre à tes questions. Eh bien ! j’essaie.

Je vois dans l’histoire deux courans d’idées qui, comme deux grands fleuves, partent d’une source différente et vont au même but : j’appellerai l’un esprit d’individualité, l’autre esprit de société. L’esprit de société cherche le progrès par l’effort de chacun au profit de tous ; l’esprit d’individualité cherche le progrès par l’effort de tous en vue de chacun. Ces deux termes devraient impliquer l’axiome de réciprocité absolue : « un pour tous, tous pour un, » et je crois que dans l’avenir il en sera ainsi. Voilà pourquoi je dis que mes deux fleuves vont au même but. Seulement, partis de points opposés, ils traversent des régions bien différentes, car ceux qui inventèrent l’individualisme furent jetés dans l’égoïsme par l’oppression des majorités, et ceux qui inventèrent les sociétés furent inspirés par le dévouement pour tous. De là deux écoles qui se disputent et se contredisent dans l’histoire des peuples, et qui, sous différens noms religieux, politiques ou philosophiques, sont arrivées à produire en Europe l’idée de société absorbant l’individu, et en Amérique l’idée d’individu absorbant la société. De chaque côté je vois de grandes choses et des résultats très séduisans : — dans l’Amérique, une liberté de conscience que j’admire, un essor prodigieux d’activité, des mœurs calmes et généralement pures, une persévérance à toute épreuve ; — en Europe, des luttes funestes, mais héroïques, des passions ardentes, mais généreuses, des mœurs faciles, mais aimables et fraternelles.

Les Américains n’ont pas inventé la notion de l’individualisme : ils l’ont apportée d’Europe, où elle était, où elle est encore en lutte avec la notion de la société ; mais ils l’ont développée chez eux avec un excès dont on rougirait chez nous. Ce peuple anglo-saxon, qui trouvait devant lui la terre, l’instrument de travail, sinon inépuisable, du moins inépuisé, s’est mis à l’exploiter sous l’inspiration de l’égoïsme, et nous autres Français, nous n’avons rien su en faire, parce que nous ne pouvons rien dans l’isolement. Dieu jugera qui a tort ou raison ; mais ce que je veux te dire, c’est qu’il m’est impossible de renier ma race, mes aptitudes et ma vitalité, qui se sont développées sous l’influence de l’idée de dévouement réciproque. L’Américain m’a donc étonné et attristé plus d’une fois avec sa personnalité froide et dure. Ce peuple qui ne sait supporter aucune entrave est grand sans doute, mais je le trouve inhumain, et pour moi son insensibilité farouche se résume dans ce proverbe local : « en avant ! et que le diable emporte le dernier ! » Cette terrible idée lui fait préférer le spectacle des enfans écrasés sous les roues de ses locomotives à la présence d’un agent de l’ordre public, et ce qu’il pense à propos de la locomotive, il le pense à propos de tout. La grande locomotive du progrès n’est pas pour lui autre chose qu’un char brutal qui fauche, brise et aplatit le pauvre, l’infirme, le rêveur, le désintéressé, l’inhabile, le retardataire de tout genre, avec autant d’indifférence que les arbres et les fleurs de la forêt.

Le Français est tout autre. Il aime son parent, son ami, son compagnon, et jusqu’à son voisin d’omnibus ou de théâtre, si sa figure lui est sympathique. Pourquoi ? Parce qu’il le regarde et cherche son âme, parce qu’il vit dans son semblable autant qu’en lui-même. Quand il est longtemps seul, il dépérit, et quand il est toujours seul, il meurt. Le Français vit par tous ses pores, il savoure la poésie de la solitude et adore les sanctuaires de la nature, mais il ne s’y absorbe pas jusqu’à oublier la mère ou l’ami qui l’attend. L’Américain supporte la solitude avec un stoïcisme admirable, mais effrayant ; il ne l’aime pas, il ne songe qu’à la détruire. Nous, nous aimons tout, désert et société, parce que nous sentons tout. Miss Mary n° 1, qui est pourtant un esprit pénétrant et un cœur droit, résumait bien pour moi la froideur de sa race, quand elle me disait : « Vous avez l’air de vous aimer tous les six, c’est étonnant, cela ! » Non, ce n’est pas étonnant ; nous sommes la race aimante et dévouée. Nous ne savons pas, comme l’Américain, nous affranchir, nous enrichir et nous étendre, les jambes en l’air, pour méditer sur nos conquêtes industrielles et financières. Nous sommes peut-être beaucoup moins sages, beaucoup moins heureux, matériellement parlant, et à coup sûr nous sommes beaucoup moins libres ; mais nous avons des jouissances intellectuelles et morales qui nous dédommagent amplement de nos maux, de nos fautes et de nos erreurs. Nous nous battons peut-être quelquefois à tort et à travers, mais nous nous battons en personne et pour les autres, tandis que l’Américain ne se bat même pas pour ses propres intérêts. Il ne veut pas se soumettre au recrutement. Lui, l’homme libre, prendre un fusil et obéir à un caporal ! Allons donc ! il est riche, et il achète de la chair humaine étrangère pour l’envoyer à l’ennemi.

Comment ces deux fleuves se réuniront-ils un jour dans le même océan ? Quand leurs courans civilisateurs se seront mêlés, quand nous aurons pris à l’Amérique beaucoup de son savoir-faire, et quand nous lui aurons donné beaucoup de notre cœur.

En vue de la France, 7 octobre.

Après sept jours de traversée et de beau temps, nous voyons les côtes bleuâtres de la France se dessiner dans les vapeurs de l’horizon. J’éprouve une émotion singulière en revoyant mon vieux pays et en l’abordant par cette province d’Armorique, la terre des souvenirs. Voici l’île de Sein aux falaises rongées par les flots et dénudées par les vents de mer. Ce rocher sauvage est le digne sanctuaire des vierges farouches, gardiennes d’une religion mystérieuse et sombre. Le croissant de la lune, rouge et délié comme une faucille ensanglantée, se couche derrière l’île des druidesses. — Une étoile brille toute seule et se reflète tremblante dans la Baie des Trépassés, où les vagues se brisent en étincelles phosphorescentes contre le rivage ; elles semblent, en se retirant, exhaler une longue et lugubre plainte. Des feux brillent sur le haut de la falaise. Peut-être les spectres des guerriers kimris, la face ornée de leurs peintures de guerre, viennent-il nous demander ce que sont devenus leurs frères des grandes prairies et des forêts vierges…

Ô peuples de la Celtique, nos aïeux, assemblez-vous sur les grandes bruyères ! Druides, bardes, vierges de Sein, entonnez les chants de deuil et pleurez sur les races disparues ! Pleurez le droit de l’humanité, méconnu et violé par des peuples qui, au nom de la civilisation, brûlent, saccagent et détruisent ! Que serions-nous aujourd’hui, nous vos enfans, si les Latins vainqueurs eussent agi envers vous comme les conquérans d’outre-mer agissent depuis deux siècles à l’égard des nations vaincues ? Qui donc leur a dit que ces nobles races devaient disparaître devant leur civilisation ? Un mot nouveau que vos oreilles n’ont jamais entendu et que vos vaillans cœurs n’auraient su comprendre, — l’individualisme.

Brest, 8 octobre.

Nous arrivons ! Cela sent bon, la patrie ! Il me semble que je l’ai sentie à quarante lieues en mer.

Le premier objet qui frappe mes yeux, c’est un officier nègre qui fait mettre sous les armes ses trente hommes sur le passage du prince. Salut, bonne France ! Tu n’as pas autant d’écus, de terres et de machines que l’Amérique ; mais tu as le sens moral, et tu relèves ce que l’on brise ailleurs !


Maurice Sand.
  1. Le Coudon est la montagne anguleuse qui domine Toulon et qu’on voit de très loin en mer. (G. Sand.)
  2. Voyez la Revue du 1er février.
  3. Voyez la Revue du 15 février dernier.
  4. Il n’y a ici ni bourgeois, ni paysans, ni seigneurs. Tout le monde s’appelle monsieur, et tout le monde est habitant, tel est le mot consacré.