Six Mois à Terre-Neuve

Six Mois à Terre-Neuve
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 948-972).
SIX MOIS
À TERRE-NEUVE


I

A beau mentir qui vient de loin : telle était la réflexion discourtoise dont le plus souvent les récits du voyageur étaient jadis accueillis. Aujourd’hui qu’à proprement parler nul ne revient de loin, puisque tout le monde va un peu partout, le vieux proverbe ne semble plus avoir de raison d’être. Je suppose cependant qu’un touriste de profession, rentrant à Paris après sa promenade d’été, s’avise de raconter dans un salon qu’il revient d’un singulier pays, organisé de cette façon, au rebours du sens commun : une seule industrie y est possible, et, bien que l’on n’y puisse vivre que par elle, les possesseurs du sol n’ont pas le droit de l’exercer, par la raison que le monopole de ce droit est réservé à une autre nation vivant très loin de là, laquelle en revanche ne peut à aucun titre acquérir la souveraineté territoriale de l’île en question, et n’y peut, qui plus est, résider d’une manière permanente. — Voilà certes, dira-t-on, un étrange galimatias de choses et d’idées, et ce phénomène bizarre, dans quel coin perdu du monde faut-il l’aller chercher ? — Il n’est qu’à quelques journées de vapeur de nos côtes, répondra le voyageur. Le plus plaisant de l’affaire est que cet état de choses compte plus d’un siècle et demi d’existence, et qu’il a été établi après de longues délibérations par tous les sages de l’Europe solennellement réunis en congrès. Cet arrangement fut même trouvé si satisfaisant que depuis lors, c’est-à-dire depuis cent cinquante ans, toutes les fois que les successeurs desdits sages se sont assemblés de nouveau pour statuer sur les destinées de l’Europe, ils ont d’un commun accord reproduit textuellement les dispositions prises au premier congrès. Telle est en effet en deux mots la véridique histoire de notre établissement de Terre-Neuve, l’un des plus curieux chefs-d’œuvre et l’un des mieux réussis que l’on puisse citer dans les annales de la diplomatie européenne : sur cette côte anglaise où l’on ne peut vivre que de pêche, l’Anglais n’a pas le droit de pêcher ; c’est un monopole réservé à la France. Commençons par expliquer rapidement cette anomalie apparente.

Il est bon que l’on sache tout d’abord que les choses ne sont réglées comme nous venons de le dire que sur la moitié septentrionale de la grande île de Terre-Neuve, du cap Saint-Jean au cap Ray. L’autre moitié, embrassant tout le littoral sud, nous est interdite, et reste exclusivement anglaise. Ce partage entre les deux nations existait de fait longtemps avant d’être l’objet d’aucune convention régulière. Il remonte aux premiers temps historiques de la colonie, et dès le XVIIe siècle on trouve les deux établissemens rivaux, l’un ayant son centre à Saint-Jean pour les Anglais, l’autre à Plaisance pour les Français. Les longues guerres qui signalèrent les dernières années du siècle eurent naturellement leur contre-coup dans ces parages lointains. Aussi n’y voit-on qu’expéditions coup sur coup répétées, avec une fortune variable de part et d’autre. Tantôt les Anglais s’emparaient de Plaisance, tantôt au contraire les Français étaient maîtres de Saint-Jean. Ce fut le cas notamment dans l’année qui précéda la paix de Ryswick, en 1696, et ce fut encore le cas plus tard, en 1708 ; nous fûmes même cette fois maîtres incontestés de toute l’île pendant plusieurs années. Tel était l’état des choses lorsqu’intervint le traité d’Utrecht, Anglais et Français étant établis à Terre-Neuve exactement au même titre. les pêcheries françaises étaient d’ailleurs alors de beaucoup les plus importantes. L’article 13 du traité d’Utrecht fixa les limites des deux territoires ; ce fut le premier acte régulier duquel peut être daté l’historique de la colonie. Par cet article, le cabinet de Versailles cédait à la reine Anne la souveraineté entière de l’île ; mais en agissant ainsi ce n’était pas une conquête que nous reconnaissions, puisque les hasards de la guerre, si funestes pour nous en Europe, nous avaient au contraire été favorables à Terre-Neuve ; c’était une véritable concession que nous faisions d’un droit dont nous étions auparavant copartageans avec l’Angleterre : qui plus est, en cédant notre droit de souveraineté et par le même article, nous nous réservions l’usage absolu et imprescriptible de la côte pour nos pêcheries, depuis le cap Bonavista jusqu’à la Pointe-Riche, en passant par le nord de l’île. Les Anglais ne devaient par suite pêcher que sur la partie méridionale du littoral comprise entre ces mêmes limites, et, pour nous indemniser de la perte de notre établissement de Plaisance, le traité nous autorisait à fortifier dans l’île du Cap-Breton autant de points que nous le jugerions convenable. Les choses allèrent ainsi jusqu’au traité de Paris, en 1763. Cette fois, la guerre avait été désastreuse pour nous dans ces parages. Nous y perdions non-seulement le Cap-Breton et le poste important de Louisbourg, mais aussi les deux Canadas. Néanmoins les négociations du traité consacrèrent expressément à nouveau dans l’article 5 les stipulations du traité d’Utrecht, et, comme ils reconnaissaient la nécessité pour la France d’avoir dans ces mers un point d’appui pour ses pêcheries, ils nous attribuèrent la souveraineté des îles Saint-Pierre et Miquelon à titre de compensation (à la vérité un peu dérisoire) de la perte du Cap-Breton. Quoi qu’il en fût, le principe était sauvegardé. Vingt ans plus tard, en 1783, l’article 5 du traité de Versailles rappelle les dispositions du traité d’Utrecht, et leur donne une sanction nouvelle. Seulement, une partie de la côte qui nous était attribuée ayant été pendant la guerre abandonnée par nous et occupée par les Anglais, on convint, afin d’éviter tout sujet de querelle, de reporter notre limite orientale du cap Bonavista au cap Saint-Jean, en même temps que, comme compensation sur la côte occidentale, nous nous étendrions au-delà de la Pointe-Riche jusqu’au cap Ray. C’était un échange territorial très équitablement conçu et librement consenti de part et d’autre. Disons enfin, pour terminer ce résumé d’histoire diplomatique que le traité d’Amiens en 1802, plus tard les traités de Paris du 30 mai 1814 et du 20 novembre 1815 revinrent purement et simplement à l’état de choses existant avant 1792, c’est-à-dire aux dispositions de 1783, confirmatives de celles du traité d’Utrecht.

Ainsi se trouva définitivement consacrée l’étrange situation que nous définissions plus haut pour la portion de littoral affectée à la France. En 1713, la population anglaise de l’île était trop clair-semée pour qu’il pût être question d’empiétemens de sa part sur notre territoire. De nos jours même, lorsqu’on commençait à se préoccuper de son développement, vers 1835, tout au plus comptait-elle chez nous 1,500 habitans ; encore la plupart d’entre eux n’étaient-ils là qu’à titre de gardiens de nos établissemens. Aujourd’hui c’est à peine si ce chiffre a doublé, ce qui n’a rien assurément d’inquiétant pour une étendue de côtes de plus de 200 lieues. Néanmoins c’en est assez pour faire pressentir dans un avenir plus ou moins éloigné de quelle nature sera le problème qui s’imposera à nos hommes d’état, et déjà d’ailleurs à diverses reprises la législature anglaise de Terre-Neuve s’en est émue assez pour que ses doléances à ce sujet reviennent maintenant chaque année sur le SIX MOIS A TERRE-NEUVE. 951 tapis. On n’y conteste pas notre droit, on y fait même assez bon marché de toute prétention à la pêche concurrente sur notre territoire, mais on se demande, non sans raison, il faut bien l’avouer, quelle peut être la signification de cette souveraineté abstraite, inapplicable en fait et pour ainsi dire illusoire, départie par les traités à la Grande-Bretagne. Le résultat de ce mouvement d’idées fut en 1857 un projet de convention par lequel nous abandonnions aux Anglais certains points de notre côte où ils s’étaient fixés en plus grand nombre qu’ailleurs, Saint-George entre autres, tandis qu’eux nous accordaient en retour le droit de pêche concurrente au Labrador, ainsi que la liberté du commerce de la boîte, c’est-à-dire du petit poisson qui sert d’appât. L’avenir de nos pêcheries eût été gravement compromis, si ce projet avait abouti, car par cette concession malencontreuse nous renoncions à l’avantageuse situation si habilement établie par les négociateurs d’Utrecht, et, loin de nous garantir contre de futures éventualités de conflits avec les Anglais, nous ouvrions ainsi la porte à d’inévitables séries d’empiétemens dont il était impossible de prévoir l’issue. Heureusement pour nous, le parlement de Terre-Neuve refusa de sanctionner cette convention, et les choses restèrent dans le même état que par le passé. Il résulta encore d’une enquête faite en commun en 1859 par des commissaires des deux gouvernemens que tout était pour le mieux dans le système actuel, et que pour de longues années encore il n’y avait pas lieu de songer à y rien changer. Tel n’est pas à la vérité l’avis du parlement local, qui, bien qu’il ait refusé la convention de 1857, trouve cependant que tout n’est pas précisément pour le mieux dans son île, et qui à sa dernière session, en 1867, a de nouveau formulé des conclusions tendant à ce que des négociations fussent rouvertes avec la France sur les bases par lui indiquées. Il ne s’agirait de rien moins que du bouleversement complet de la situation que nous venons d’exposer. Au lieu d’un point sur notre côte, nous en céderions cinq ; de plus nous laisserions aux Anglais liberté entière de bâtir et de s’enclore sur toute l’étendue de cette même côte, sous la restriction illusoire de ne pas nuire ainsi à nos établissemens de pêche ; nous leur abandonnerions de même le droit de pêche des rivières, qui nous a toujours appartenu ; nous ne les inquiéterions dans leur pêche sur aucun des points de notre littoral où ils ne nous feraient pas concurrence ; nous accepterions en un mot sur cette côte dont les traités nous attribuent la jouissance exclusive, nous accepterions, dis-je, le rôle d’intrus tolérés temporairement par la magnanimité anglaise. En retour de ces concessions sans nombre, le projet en question nous accorderait… la liberté du commerce de la boîte ! Quelque part que l’on fasse au patriotisme local, on ne comprend guère comment des prétentions aussi exagérées ont pu être formulées officiellement en vue de nous être communiquées.

Chaque année, une petite division navale est expédiée de France à Terre-Neuve pour la surveillance de nos pêcheries, et si dans beaucoup des campagnes de la marine l’éloignement est compensé par l’attrayante variété du panorama, celle-ci assurément n’est pas du nombre. Il faut même avoir vu de près la nature de cette île, unique en son genre, pour comprendre comment a pu y prendre naissance la situation bizarre dont nous avons esquissé l’histoire, comment elle a pu aussi longtemps subsister sans trop de tiraillemens, et comment, selon toute probabilité, elle subsistera encore pendant de longues années. Un pareil partage eût été impossible sur une terre douée même d’une fertilité ordinaire, et nous ne réussissons à le maintenir ici qu’en raison de l’irrémissible stérilité qui paralyse à tout jamais le développement de la population. Le contraste des deux élémens est saisissant : d’une part, on voit les inépuisables trésors de la mer enrichir depuis des siècles de nombreuses générations de pêcheurs ; de l’autre, sur la vaste étendue d’une des plus grandes îles du globe, c’est une succession sans fin de tourbières, de lacs et de marécages, seulement interrompue çà et là par d’épais taillis et d’impénétrables fourrés. Nulle route frayée, nul sentier même dans l’intérieur ; à peine en rencontre-t-on parfois sur la côte, là où les habitations sont assez rapprochées pour pouvoir communiquer : encore à s’y engager sans guide court-on grand risque de passer la nuit dans les bois. La voie de mer en un mot est la seule d’un point à un autre, et c’est à la suivre consciencieusement de baie en baie que consiste la tâche, en général peu compliquée, des bâtimens de la petite division navale dont j’ai parlé. S’enquérir des besoins des pêcheurs, leur prêter quelques ouvriers à l’occasion, prendre note de leurs réclamations, soigner leurs malades, arranger leurs différends avec les familles anglaises vivant sur les lieux, tel est le fond du programme. J’oubliais le service de la poste, qui ne laissait pas cependant de nous occuper, lorsqu’il fallait par exemple, et le cas était fréquent, arriver jusqu’à découvrir le destinataire de quelque lettre adressée comme suit : A monsieur Yvon Nédellec, matelot à bord du navire commandé par le capitaine Morin, défilant dans le golfe.

Ces mouillages que l’on parcourt ainsi successivement se ressemblent malheureusement un peu trop. C’est toujours le même chauffaud, la même grave[1], les mêmes graviers, et par suite un peu aussi le même ennui que l’on retrouve partout sous ces diverses formes. La chasse et la pêche font seules diversion à la monotonie de l’existence. Cerfs caribous, lièvres, outardes, canards, perdrix, courlieus, poil et plume, le chasseur peut tout voir au bout de son fusil, s’il se sent assez de feu sacré pour faire sa trouée dans les halliers qui servent de retraite au gibier. Le pêcheur n’est pas moins favorisé ; pour lui, Terre-Neuve est bien véritablement la terre de promission. En quel autre point du globe jouira-t-il du beau spectacle d’un seul coup de seine ramenant jusqu’à 10,000 morues ? Où verra-t-il ailleurs les homards grouiller sur le fond en telle surabondance qu’un équipage de canot en ramasse aisément de quatre à cinq cents en une heure à marée basse, et cela tout simplement à la main ? S’il dédaigne comme trop faciles ces pêches miraculeuses, il trouvera le long de chaque ruisseau les savantes émotions de la pêche à la ligne et d’abondantes récoltes de truites, ou même de saumons. Enfin Terre-Neuve est l’un des derniers points où l’on peut encore avoir la bonne fortune de rencontrer et d’étudier le castor, cet intéressant animal dont le sort lamentable, disait sentencieusement l’abbé Raynal, est fait pour arracher des larmes d’admiration et d’attendrissement au philosophe sensible. Je ne crois pas qu’on puisse encore voir aujourd’hui de ces curieuses bourgades dont les voyageurs du siècle dernier nous ont laissé la description, et où les castors vivaient réunis par centaines ; les persécutions acharnées des chasseurs en ont eu raison. Cependant on trouve encore des familles isolées, et lorsque, près des étangs qui abondent dans l’intérieur des forêts, on aperçoit des arbres (aulnes ou bouleaux, mais jamais résineux) abattus, émondés, dolés et débités aussi proprement que si l’herminette du charpentier y avait passé, on peut être certain que la demeure d’une famille de castors n’est pas éloignée. Pour moi, c’est tout ce que j’en vis : une cabane abandonnée le jour même par ses habitans, à la suite de l’invasion brutale d’un chasseur qui avait abattu un des pans de l’édifice, et défoncé le toit à la forme de pigeonnier. On distinguait très bien tout autour, à l’intérieur, une série de compartimens juxtaposés, ressemblant en quelque sorte à des alcôves, et remplis de mousse, d’herbe fine et de pelures de bouleau, tandis qu’au centre un espace libre assez vaste, où se voyaient encore des restes de truites, devait avoir servi de salle à manger.

Le principal intérêt de cette campagne est d’étudier les mœurs de la population assez singulière qui, sous le prétexte de garder nos établissemens de pêche pendant l’hiver, s’est peu à peu fixée sur les divers points de la côte fréquentés par nos navires. D’origine anglaise ou plus souvent irlandaise, on a peine à comprendre quel mobile a pu retenir ces exilés volontaires sous un ciel aussi inclément. Ce n’est pas l’appât du gain à coup sûr, car le premier regard qu’ils ont jeté autour d’eux en arrivant, a dû suffire à leur montrer quelle misère serait leur lot le plus probable ; ce n’est pas non plus l’amour du sol, puisque, outre qu’ils ne sont pas toujours nés dans l’île, leur vie un peu nomade les y fait souvent passer d’un point à un autre de la côte. Non, ce qui les retient là, c’est cet instinct d’indépendance vague et irréfléchi dont eux-mêmes ne se rendent pas compte, qui pousse sur la voie des aventures un flot sans cesse renouvelé d’enfans perdus de la race anglo-saxonne. Aussi ces philosophes pratiques vivent-ils de la plus primitive de toutes les existences, exempts de magistrats, d’impôts et de quoi que ce soit qui rappelle un semblant d’autorité ou d’organisation quelconque. Le navire dont ils sont censés garder l’établissement pendant l’hiver subvient à une partie de leurs besoins matériels par les vivres qu’il leur laisse. Pour le reste, la chasse et la pêche leur fournissent la matière d’un petit commerce avec les goélettes de quelques caboteurs, qui vont de baie en baie échanger des objets de troc contre du poisson ou des fourrures. Catholiques pour la plupart, ces familles accueillaient avec joie la venue de notre frégate, à bord de laquelle se trouvait un aumônier, et c’était surtout fête pour ces braves gens lorsque nous passions un dimanche au mouillage dans leur baie, ce qui leur permettait de venir assister à la messe du bord. Quelles toilettes les femmes n’arboraient-elles pas pour la circonstance ! jusqu’à des crinolines[2] ! Ce n’est pas cependant que les secours spirituels leur manquent absolument, car le diocèse d’Avranches tient à honneur d’envoyer autant que possible à chaque saison un prêtre sur les lieux de pêche, et cette mission était même confiée, il y a quelques années, à un ancien capitaine pêcheur, entré dans les ordres à la suite de malheurs de famille ; mais les distances sont trop considérables et les communications trop difficiles pour qu’une seule personne puisse suffire à tout. De plus le hasard avait fait que pendant plusieurs campagnes successives nous n’avions envoyé à Terre-Neuve que des bâtimens de guerre non pourvus d’aumôniers, de sorte que, partout où nous nous arrêtions, notre pauvre abbé se trouvait en présence d’un formidable arriéré de liquidation. Il faut l’avouer, malgré l’absence du prêtre on ne s’en était pas moins marié dans l’intervalle tout le long de la côte, et les enfans s’étaient succédé avec autant de régularité que si nulle formalité n’eût été omise. Aussi chaque jour quelque nouvelle mère de famille venait-elle à bord supplier notre aumônier de régulariser sa situation et de bénir son mariage, en même temps qu’il baptiserait ses trois ou quatre enfans. Ajoutons que ces épisodes étaient empreints d’un tel sceau de bonne foi et de naïveté que nul n’était tenté d’en sourire.

Loin de nous craindre et de nous considérer comme usurpateurs du sol, nos Anglais (jamais un capitaine n’appellera son gardien autrement que son Anglais), nos Anglais, dis-je, attendent chaque année avec impatience le retour des pêcheurs, car ce retour, qui coïncide avec celui de la belle saison, est aussi le signal de l’apparition des morues sur la côte. Les premiers navigateurs de Terre-Neuve en avaient fait la remarque, ainsi que le racontait déjà Marc Lescarbot en son naïf langage. « Quand l’hiver arrive, dit-il, tous poissons se trouvent étonnés, et fuient les tempêtes chacun là où il peut ; mais sitôt que la sérénité du printemps revient et que la mer se tranquillise, ainsi qu’après un long siège de ville, la paix étant faite, le peuple auparavant prisonnier sort par bandes pour aller prendre l’air des champs, de même ces bourgeois de la mer, après les furieuses tourmentes passées, viennent à s’élargir par les campagnes salées, ils sautent, ils trépignent, ils font l’amour, ils s’approchent de la terre, » Les divers postes assignés sur la côte à nos navires sont désignés d’avance par la voie du sort pour un terme de cinq ans, dans une assemblée générale d’armateurs tenue à Saint-Servan. Les bâtimens destinés à la côte ouest partent de France dans les premiers jours de mars, ceux qui vont à la côte orientale attendent la fin d’avril ; mais pour les uns comme pour les autres la traversée est rarement commode. Il faut remonter au nord pour trouver le bon vent, et la mer y est rude en cette saison, d’autant plus rude que l’on se sait exposé aux dangereuses rencontres des ice-bergs. Chacun guette à bord la première apparition d’un oiseau bien connu du marin des mers polaires, le godillon, au plumage noir et blanc, au bec pointu, aux pattes larges et palmées. Sa présence annonce le voisinage des glaces. On ne tarde pas en effet à voir se multiplier autour du navire ces gigantesques montagnes flottantes aux formes fantastiques, et souvent même, lorsque se profilent à l’arrivée les sommets encore neigeux du havre où l’on croit pénétrer, souvent on s’en voit séparé par une infranchissable banquise dont force est d’attendre patiemment la débâcle. La route est libre enfin, on entre, et la journée n’est pas terminée que déjà le bâtiment est solidement fixé par quatre amarres au fond de quelque crique.

Dès le lendemain, la véritable campagne est commencée. Le plus pressant est de courir aux embarcations de pêche halées au sec sur le rivage lors du départ de l’année précédente, de les visiter et de les remettre à flot. Il faut en même temps réinstaller le chauffaud, vaste hangar élevé sur pilotis et recouvert d’une toile à voile, où la morue traversera les premières phases de sa préparation ; à cet effet il est toujours construit au bord de la mer, où il s’avance assez au large pour permettre en tout temps aux canots chargés d’accoster librement. A quelque distance en arrière du chauffaud sont les huttes qui serviront de logement à la petite colonie pendant toute la durée de la campagne, le toit en planches recouvertes d’une toile goudronnée, les parois en sapins tronçonnés, enfoncés en terre à coups de masse et calfatés dans les interstices avec de la mousse ; à l’intérieur un corridor, toujours en troncs de sapins ; à droite et à gauche, superposées comme à bord, les couchettes des hommes, presque toujours sordides et repoussantes. D’autres cabanes non moins primitives sont réservées à l’état-major, à la cambuse ou dépôt des vivres et au four, du boulanger, car il serait injuste de passer sous silence cette unique douceur du régime des matelots à Terre-Neuve, le pain frais à discrétion. A la vérité les soucis de la vie matérielle tiennent peu de place dans cette laborieuse existence. Partir avant l’aube, ne rentrer qu’à la nuit, passer de longues heures au large dans les canots, ne vivre que pour la pêche, ne voir que la morue, tel est le programme de chaque jour. Aussi le chauffaud est-il à certaines heures le théâtre d’une activité presque fiévreuse, à mesure que s’y succèdent les embarcations qui reviennent chargées. A peine sont-elles amarrées à la galerie extérieure que les matelots embrochent le poisson de leurs piquois et le jettent aux mousses, lesquels le rangent sur l’étal du décolleur. Celui-ci égorge la victime, l’ouvre d’un coup de couteau, lui arrache la tête et les entrailles, et la pousse au trancheur, qui d’un seul coup de couteau doit enlever la raquette ou colonne vertébrale. La morue est alors remise au saleur, qui la couche à plat, la chair en haut, entre deux lits de sel. Où la poésie va-t-elle se nicher, et qui croirait que la morue eût pu inspirer les horribles vers que voici ? Je les extrais des œuvres d’un Terre-Neuvier trop enthousiaste : que la muse didactique de Delille lui pardonne !

Un matelot la jette, un mousse la ramasse,
Aux mains du décolleur rapidement la passe,
Qui, lui serrant les yeux, debout dans un baril,
De son couteau-poignard l’ouvre jusqu’au nombril.
Deux doigts de la main droite en détachent le foie ;
Sans tête et sans boyaux avec force il l’envoie
Au trancheur vigilant, armé de son couteau,
Qui la fait en deux temps tomber dans un traîneau.

Je fais grâce du reste, ainsi que de l’énumération des qualités qui constituent la morue parfaite, comme quoi, ayant été soigneusement énoctée, elle doit présenter à la place de la raquette une rigole aux bords nets et rectilignes, n’avoir aucune érosion à la peau ni aux nageoires, etc. Une fois le poisson décollé, tranché et salé, il reste à le laver et à le sécher. La première opération se fait au moyen d’une cage mobile à claire-voie que l’on hisse et amène dans l’eau de mer. La seconde, plus délicate, exige chez le pêcheur une connaissance approfondie de la météorologie de Terre-Neuve, car il suffit souvent de quelques heures d’un soleil trop ardent pour brûler la morue et la réduire à l’état d’engrais sans valeur. Cette sécherie se fait sur les graves, c’est-à-dire sur des portions de rivage recouvertes de cailloux en manière de plates-formes, et c’est là aussi qu’après avoir reçu de la sorte le nombre de soleils voulu (c’est le terme consacré), le poisson est ramassé d’abord en javelles, puis en piles pyramidales, jusqu’au soleil d’embarquement, donné dans les derniers jours de beau temps qui précèdent le départ définitif, en septembre.

Telle est la vie du pêcheur de la côte, l’on voit que le repos n’y tient pas grand’place ; tel est le dur travail dont il paie un gain souvent chétif. Et cependant cette existence est plus rude et plus âpre encore, lorsqu’au lieu de rester à la côte le pêcheur va chercher le poisson sur les bancs du large. Là le bâtiment n’est plus tranquillement et solidement amarré au fond d’une baie ; c’est en pleine mer, sans nul abri contre une houle souvent dangereuse, que sont mouillés ces navires auxquels les matelots donnent le nom de banquiers, en raison des bancs qui servent de théâtre à leurs opérations ; mais l’antithèse a ici quelque chose de triste, car ces pauvres banquiers semblent représenter la personnification la plus complète de la misère navale. Pour eux, la journée commence longtemps avant le soleil. Dès deux heures du matin, on voit les hommes de l’équipage émerger l’un après l’autre du panneau de l’avant, et accoster le long du bord les chaloupes dans lesquelles ils vont embarquer. La nuit est sombre, la brise souffle à lourdes rafales ; n’importe, il faut quitter le navire pour aller bien loin au large avec une frêle embarcation chercher les lignes de pêche mouillées la veille ; il faut, quand on les a retrouvées, les relever lentement et patiemment sur une longueur de 3,000 ou 4,000 mètres, en visitant l’un après l’autre les six cents hameçons suspendus de distance en distance. Le jour est venu sur ces entrefaites, mais ce n’est guère avant huit heures du matin que l’on regagne enfin le navire pour y embarquer le poisson, l’ouvrir, le nettoyer, en retirer les rogues et les foies et se hâter de boiter les hameçons, car il faut repartir l’après-midi dans les chaloupes afin de tendre de nouveau les lignes avant le coucher du soleil. Les embarcations une fois parties et bientôt hors de portée de la vue, il ne reste à bord que le capitaine et deux hommes, qui, tout en tranchant, décollant et salant la morue, doivent constamment veiller l’horizon, afin de rappeler les canots à coups de pierriers, si le temps menace ou si la brume se fait, et de leur faciliter au besoin l’accostage. La double opération que l’on vient de décrire, consistant à mouiller et à relever les lignes, est désignée par les pêcheurs sous le nom de marée, et comme trente ou trente-cinq marées au moins sont nécessaires pour remplir la cale du navire, comme il faut changer fréquemment de mouillage, manœuvre toujours longue et fatigante par ces grands fonds, il s’ensuit que la durée d’une pêche embrasse généralement plus de quarante jours de ce labeur incessant et excessif : heureux si nul sinistre ne vient assombrir la campagne, si aucune chaloupe ne manque à l’appel du soir ! Personne d’ailleurs n’est plus fier de sa profession que le matelot des bancs de Terre-Neuve, et rien n’est mieux justifié que cette conscience qu’il a de sa supériorité.


II

Après deux ou trois mois de l’existence peu variée que l’on mène au milieu des pêcheurs, on comprend avec quel enthousiasme est accueillie l’annonce d’une visite à l’un des quelques points civilisés compris dans le ressort de la station. Ces centres de civilisation ne sont par malheur qu’au nombre de trois, deux anglais et un français, ce dernier incontestablement le moins gai. C’est l’îlot de Saint-Pierre-Miquelon, rocher plutôt qu’îlot, et le seul point de ces mers jadis françaises où les traités nous aient conservé le droit de faire flotter notre pavillon. La ville s’étend en amphithéâtre autour d’un petit havre intérieur, dit Barachois, dans lequel se réfugient pendant l’hiver les bâtimens d’un faible tonnage qui ne rentrent pas en France. Au bord de la mer sont les habitations ou établissemens consacrés à la préparation de la morue, tous entourés, en guise de jardins, de ces parterres caillouteux baptisés du nom de graves. En arrière se croisent à angles droits une demi-douzaine de rues, où les boutiques alternent avec les cabarets, plus en arrière encore un étage de collines recouvertes d’une forêt lilliputienne de sapins montant au plus à hauteur du genou. Il y a peu d’années que ces forêts étaient encore à l’état vierge, lorsque le département de la marine eut l’heureuse idée d’envoyer à Terre-Neuve chaque année, pendant deux mois, une partie des bâtimens de la division des Antilles, afin de soustraire les équipages aux fâcheuses influences d’un hivernage tropical. Pour que les matelots pussent mieux profiter de ce changement de climat, ils furent occupés à terre à doter la petite île de Saint-Pierre des voies de communication qui lui manquaient, et ce fut ainsi que l’on vit s’ouvrir à travers les forêts de l’intérieur la route de la Cléopâtre, la route de la Bellone, celle de l’Iphigénie, du Surcouf, du nom des différens navires qui s’illustrèrent ainsi successivement dans la carrière des ponts et chaussées ; puis, comme un progrès ne vient jamais seul, l’administration locale se piqua d’honneur, et fit don au port d’un système de quais et de jetées. Enfin en 1867 les embellissemens de la colonie furent complétés plus coûteusement qu’on ne l’eût désiré par l’intervention brutale d’un incendie, qui força les habitans à reconstruire leurs maisons plus espacées et moins exposées au feu. C’est ainsi que Saint-Pierre prit peu à peu l’aspect d’un port de commerce à peu près respectable, et que ce rocher perdu, condamné par la nature à une stérilité absolue, n’en est pas moins devenu le siège d’un mouvement maritime qui s’accroît chaque année.

Le moment le plus animé est vers la fin du mois de mai, lorsque la flotte des banquiers vient débarquer le produit de sa première pêche, et acheter en même temps aux goélettes venues de la côte anglaise le capelan destiné à servir de boîte ou d’appât pour la seconde pêche. Alors, pendant quelques semaines, la rade est couverte de navires, le mouvement des entrées et des sorties est incessant, et à terre les rues ne désemplissent pas de matelots en goguette, traînant de taverne en taverne leurs énormes bottes de mer montant à mi-cuisses. C’est aussi le moment de la grande activité dans toutes les habitations, où se préparent pendant cette campagne d’été les expéditions destinées aux divers marchés que nous alimentons, Boston, les Antilles, Marseille, la Réunion. — Un fait assez curieux est que le premier choix de morue est invariablement réservé à la place américaine de Boston, les qualités inférieures étant considérées comme suffisantes pour nos colonies, où des tarifs différentiels en protègent la vente. Quoi qu’il en soit de cette conséquence inattendue du système protectioniste, et si artificielle que puisse paraître la prospérité de Saint-Pierre, toujours est-il que le commerce s’y traduit annuellement par un chifire.de 13 à 14 millions de francs, qui tend à augmenter ; l’exportation de morue séchée y est en moyenne de 12 millions de kilogrammes par an. C’est sans nulle mauvaise intention d’ailleurs que nous qualifions cette prospérité d’artificielle, car personne n’ignore que l’existence des pêcheries de Terre-Neuve repose forcément sur le maintien d’un système de primes renouvelé pour dix ans en 1860. — Ces primes, de deux sortes, sont les unes de 50 francs par homme d’équipage pour les pêches avec sécherie, et de 30 francs pour les pêches sans sécherie, les autres de 20 à 12 francs par quintal métrique de poisson, selon la destination des produits. La charge qui en résulte pour l’état est insignifiante, puisqu’elle ne dépasse pas 2 millions de francs dans les meilleures années, et que, grâce à ce mince sacrifice, nous nous assurons une pépinière permanente d’environ 10,000 matelots de premier ordre. Bien loin donc qu’il y ait lieu de formuler contre cette minime dépense une protestation en l’honneur du principe de la liberté commerciale, nous pensons qu’il est de notre intérêt de la maintenir, et peut-être y aurait-il avantage à en augmenter le chiffre, en présence de la diminution progressive de notre population maritime. Terminons en disant que l’administration de cette colonie microscopique ne coûte que 300,000 francs, tant au personnel qu’au matériel ; c’est le plus économique de nos établissemens d’outre-mer, et ce n’est assurément pas le moins utile.

Malgré tous ces mérites, il en est un peu de Saint-Pierre-Miquelon comme de la jument de Roland dans l’Arioste. Nous ne chercherons donc à établir aucune comparaison entre notre îlot et Saint-Jean, le chef-lieu de la colonie anglaise, grande ville de 30,000 âmes où se trouvent réunies toutes les séductions de la société moderne, un gouvernement, un parlement, des consuls, des tribunaux, des églises catholiques et protestantes de toutes les dénominations, des mes éclairées au gaz, des journaux, des banques, et jusqu’à une maison de fous. Autour de la ville, des routes bien entretenues montrent de distance en distance quelques-uns de ces jolis cottages dont les Anglais ont le secret. Quelques fermes aussi sont éparses çà et là, comme pour rappeler à l’esprit que l’on est sur une terre appartenant aux premiers agriculteurs du monde, bien que l’aspect même de ces cultures ne donne pas une idée très encourageante de la fertilité du sol. On renaît en un mot à la vie civilisée, et l’on jouit par contraste de tout ce dont on a été privé pendant des mois d’exil au pays de la morue. Ce n’est pas que Saint-Jean n’ait rien à démêler avec ce précieux poisson, tout au contraire, mais au moins la ville a-t-elle atteint ce degré de prospérité et d’importance où elle n’est plus obligée d’étaler à ses portes l’abominable cuisine de l’industrie qui la fait vivre. Le temps de la relâche s’écoule donc on ne peut plus agréablement, et l’on y retrouve cette existence toujours à peu près la même que les Anglais transportent à leur suite sur les nombreux points du globe où ils ont jugé bon de s’établir. Partout l’intérieur des maisons aura le même cachet, ou pour mieux dire le même air de famille, partout le programme des journées ramènera à la même heure ce dîner stéréotypé qui tient une place si importante dans cette vie d’outre-mer, surtout quand la visite d’un bâtiment étranger permet après le pass-wine de couronner la soirée par un quadrille improvisé. Colonial society, vous disent avec un dédain confidentiel ceux qui croient devoir prendre en pitié ces mœurs accommodantes. Il est certain qu’en présence d’une société aussi savamment hiérarchisée dans son échelle aristocratique que l’est la Grande-Bretagne, les Brown, les Jones et les Smith qui abondent dans le monde colonial se trouveraient peut-être un peu dépaysés aux salons du West-End à Londres ; mais, l’étranger qui n’a que faire d’y regarder d’aussi près jouit sans arrière-pensée de cette cordiale hospitalité dont il ne trouverait l’équivalent ni à Londres, ni dans aucune ville d’Angleterre.

Grâce à la fertilité relative des provinces de Plaisance et d’Avalon, les plus riches de l’île, la population de la partie anglaise a pu s’élever à un chiffre de 130,000 habitans, bien supérieurs sous tous les rapports aux 2 ou 3,000 enfans perdus disséminés le long de la côte française. Le mouvement commercial annuel y est de 75 millions de francs, dont la plus grosse part est fournie par l’universelle morne. Toutefois la pêche qu’en font les Anglais est limitée à leurs côtes, et aucun de leurs navires ne vient tenter la fortune sur les bancs à côté des nôtres, comme ils auraient le droit de le faire. En revanche, nous ne leur faisons dans ces parages aucune concurrence pour une autre pêche à laquelle sont occupés tous les ans leurs meilleurs matelots, et qui, bien qu’elle ne dure guère plus de cinq semaines, n’en chiffre pas moins aussi ses bénéfices par millions. Je veux parler de la pêche des phoques ou veaux marins aux mois de mars et d’avril. Cependant en mars les havres de la côte sont encore pris dans les glaces, et les pêcheurs ne peuvent gagner la pleine mer sur leurs navires que par des canaux péniblement ouverts à la scie et à la hache. Il importe en effet de se hâter ; c’est en février que les immenses champs de glace qui descendent des mers du nord, entre le Labrador et le Groenland, se dirigent vers les côtes nord-est de Terre-Neuve, et c’est à la fin de ce même mois que les femelles mettent bas sur ces bancs. Il faut donc entrer en chasse avant que les petits ne soient assez grands pour échapper aux poursuites ; mais au mois de mars les pêcheurs n’ont pas à chercher bien loin la banquise : elle les entoure bientôt sous la forme de ce que les navigateurs des mers polaires appellent drift-ice. Ce sont tantôt de larges bandes de glaces dérivant au gré du courant, tantôt des amas de morceaux brisés et serrés les uns contre les autres, ou encore d’énormes ice-bergs, véritables îles flottantes aux formes étranges. Ces dernières sont les seules dont il faille se défier, car grâce à une construction spéciale les navires expédiés à cette pêche n’ont rien à redouter de la plupart des glaces qu’ils rencontrent. Ce qui suit est barbare et cruel. Il s’agit de trouver les phoques réunis en troupeaux, alors que les petits sont encore hors d’état de s’enfuir. Chaque homme est armé d’une sorte de massue ferrée de deux mètres de long et d’un couteau. Quand les mères le voient s’approcher, elles plongent d’abord dans quelque fente du glacier ; puis, comme éperdues aux cris de douleur de leurs nourrissons, elles remontent sur la glace pour les défendre, et viennent le plus souvent s’offrir d’elles-mêmes au massacre. Un seul coup sur le nez suffit à tuer le pauvre phoque ou du moins à l’étourdir, et il est alors écorché et dépecé sur place, presque toujours encore palpitant, afin de ne rapporter à bord que la peau et la graisse qui y reste adhérente. Ce retour est la partie la plus laborieuse et aussi la plus dangereuse de l’opération. Souvent le navire est loin ; depuis qu’on l’a quitté, la route aura changé de nature, et il faudra traîner à grand’peine les dépouilles des victimes à travers des obstacles de tout genre. Parfois la glace cède, et l’homme disparaît ; parfois aussi survient une brume épaisse ou une tempête de neige qui ne permet de rien distinguer, et, pour peu que les courans aient entraîné le navire dans une autre direction que celle où on l’a laissé, le pauvre pêcheur a bien des chances de succomber à la peine sous la triple étreinte de la faim, du froid et de la fatigue. Aussi n’est-il pas d’année où l’on n’ait à enregistrer quelque sinistre de ce genre ; mais la saison suivante n’en verra pas moins partir une nouvelle flotte, plus nombreuse chaque fois ; elle compte aujourd’hui jusqu’à deux cents navires montés par plus de 10,000 matelots, car l’irrésistible séduction des coups de dé heureux ne s’exerce pas moins ici qu’aux placers de Californie. Tel navire dans une seule journée a tué plus de 3,000 phoques, et réalisé de la sorte un bénéfice de 45,000 francs en quelques heures. Pourquoi serait-on moins favorisé ? Le mois de mai voit la fin de cette courte et lucrative campagne, de façon que rien n’empêche les mêmes matelots de prendre part successivement dans l’année aux deux pêches des phoques et de la morue. Quant à nos pêcheurs, force leur est de se borner à la morue, les traités nous interdisant d’hiverner à Terre-Neuve, comme il faudrait le faire pour être prêt à chercher les phoques en même temps que les Anglais, en mars.

Dans l’itinéraire habituel des navires de la division de Terre-Neuve, Sydney est l’unique point où l’on échappe à l’envahissement de la morue, et il mériterait à ce seul titre une mention spéciale, si les mérites du lieu ne la justifiaient du reste amplement. Il est impossible de ne pas ressentir le charme du paysage qui se déroule sous vos yeux, lorsque vous arrivez à cette relâche encore sous le coup du monotone développement des pêcheries de la côte française. On dirait des gracieux méandres d’un parc anglais succédant au chaos désolé de la plus sauvage nature. Sydney en effet n’est plus sur la grande île de Terre-Neuve ; sentinelle avancée de l’Amérique vers l’Europe, ce port s’ouvre aux vaisseaux sous la forme d’un bras de mer étroit et profond, découpé dans le promontoire le plus oriental du Cap-Breton. A droite en entrant, de hautes cheminées en briques rouges profilent sur le ciel des panaches de fumée ; ce sont les riches mines qui font la fortune du pays. On en extrait le charbon à si peu de frais que le prix moyen ne s’élève pas au-dessus de 13 francs la tonne. Là est le Sydney moderne, dit Sydney-Mines, qui, bien que d’origine relativement récente, se développe et s’accroît de jour en jour, de manière à laisser prochainement bien loin le Sydney primitif, situé sur l’autre rive à quelques milles plus avant dans l’intérieur. Quoique ce dernier se targue de l’ambitieuse appellation de Sydney-Ville, ce n’est, à proprement parler, qu’un village, et même un village de médiocre importance, mais si frais, si coquet, si ombreux sous ses grands arbres, si anglais en un mot, qu’on n’hésite pas à préférer ce calme champêtre à l’agitation bruyante et affairée dont les mines sont le théâtre. Aussi est-ce là que nos bâtimens reviennent périodiquement prendre quelques jours de repos, après avoir rempli leurs soutes de charbon et renouvelé leur provision de bétail. Les officiers, souvent déjà familiers avec le pays, n’ont qu’à renouer les relations des années précédentes, et leur venue manque rarement de servir de prétexte aux réunions hospitalières des familles des environs. Cependant lorsqu’en 1867 le programme de la campagne nous conduisit à notre tour à Sydney, l’accueillante société que nous nous faisions fête d’y retrouver ne jouissait pas de cette tranquillité parfaite, et l’harmonie accoutumée du Cap-Breton était profondément troublée par des préoccupations politiques qui pour la première fois partageaient ce petit monde en deux camps. L’origine de cet état de choses mérite d’être expliquée, comme se rattachant à un épisode de l’histoire contemporaine peu connu et très instructif.

Rien n’est plus à la mode en France que de préconiser sans réserve les doctrines anglaises en matière coloniale, et lorsque dans ces dernières années le projet de réunion de toutes les possessions anglaises de l’Amérique du Nord en une confédération unique fut à diverses reprises mis et remis sur le tapis, on se souvient de quel concert d’éloges il fut salué par la presse française. Nos journaux à la vérité n’étaient en cela que les échos de ceux d’Angleterre. Le Times avait donné le branle, et le chœur n’avait été troublé par aucune protestation partie d’Europe. — Il s’en fallait pourtant que sur les lieux l’enthousiasme des colons répondît à celui de la métropole. Beaucoup d’entre eux, et dès meilleurs, n’y voyaient qu’un tour d’escamotage politique, grâce auquel le projet primitif, conçu dans des proportions modestes et rationnelles, avait été métamorphosé, pour ainsi dire, du jour au lendemain presque à l’insu des intéressés. Il ne s’agissait en effet d’abord que de réunir par un même lien les trois provinces maritimes de la Nouvelle-Ecosse, du Nouveau-Brunswick et de l’île du Prince-Edouard ; Terre-Neuve aurait pu s’adjoindre plus tard à ce groupe. Intérêts commerciaux, voisinage immédiat, sécurité militaire, tout plaidait en faveur de cette union, qui eût bien véritablement fait la force des parties engagées. Les assemblées législatives de ces trois colonies, consultées en 1864 sur l’opportunité d’agir, se prononcèrent unanimement contre tout nouveau délai, et le 1er septembre de la même année fut la date assignée pour la réunion, dans l’île du Prince-Edouard, des délégués nommés par les trois assemblées. Malheureusement il en fut de ce congrès au petit pied comme du baptême de la Belle au Bois dormant dans les contes de Perrault, où la fée malfaisante que l’on a négligé de convier arrive à l’improviste, et se venge cruellement de cet oubli volontaire. Le Canada avait été soigneusement laissé en dehors de l’union projetée, et cette exclusion n’eût-elle pas été naturellement expliquée au premier coup d’œil jeté sur la carte, que chacun en aurait surabondamment compris le motif en se rappelant l’histoire de cette colonie depuis quelques années. Jamais le gouvernement représentatif n’avait porté de plus déplorables fruits depuis que la générosité politique, parfois imprudente, des Anglais, voulant à tout prix acclimater cet arbre précieux sur tous les points du globe où flotte la croix de Saint-George, avait imaginé de doter les îlots les plus microscopiques, Saint-Christophe aux Antilles par exemple, du même appareil gouvernemental que l’Australie. La foi est une belle chose, mais il serait trop beau qu’elle sauvât toujours. Loin de sauver le Canada, elle avait dans le cas présent fini par l’acculer dans une des plus étranges impasses dont les annales parlementaires fassent mention en aucun pays. L’acte d’union du Haut et du Bas-Canada, proclamé en 1841, n’avait guère servi qu’à mieux faire ressortir la divergence d’intérêts de ces deux provinces, qui maintenant voulaient s’unir à leurs voisines après n’avoir jamais réussi à s’entendre entre elles. D’une part se trouvait le parti conservateur, formé de la majorité des Canadiens français unis à une minorité anglaise, de l’autre le parti radical, composé d’Anglais et d’Américains du Haut-Canada, ainsi que d’un très petit nombre de Français. Les forces des deux partis, à l’époque dont nous parlons, étaient devenues si également pondérées et balancées dans le sein du parlement, qu’à la lettre tout gouvernement était devenu impossible dans le pays. Ce furent d’abord les conservateurs qui, en 1862, sévirent contraints de céder la place aux radicaux, sur quoi le ministère dissout les chambres et fait appel au pays. C’était bien le remède indiqué par le formulaire constitutionnel, mais à peine put-on réussir ainsi à traverser l’année 1863, et force fut aux radicaux, dès le début de la session suivante, de rendre le pouvoir aux conservateurs. Ces derniers ne devaient pas être plus heureux ; ils ne tardèrent pas à se retirer à leur tour, et le pays confondu put être témoin du spectacle affligeant d’un gouvernement aux rouages essentiellement parlementaires restant court dans l’ingénieux mouvement de son mécanisme. La pendule s’était arrêtée net par l’inertie du balancier, sans qu’aucun ressort fût endommagé. Ceci se passait en 1864, précisément alors que les délégués des provinces du littoral étaient en train de discuter innocemment à Charlotte-Town, dans l’île du Prince-Edouard, leur projet de confédération restreinte. Une députation canadienne, envoyée par les chefs des deux partis hostiles dont on vient de voir l’impuissance à Québec, s’offrit à prendre part à la conférence. C’était la fée malfaisante qui venait empoisonner par sa seule présence toutes les heureuses qualités auxquelles pouvait prétendre l’enfant nouveau-né. Effectivement, par on ne sait quelle funeste inspiration, le plan primitif ne tarda point à être laissé de côté, et les délégués de Charlotte-Town furent convoqués pour le 1er octobre à une nouvelle conférence à Québec, dans la quelle devaient être jetées les bases d’une confédération générale des colonies anglo-américaines.

Autant l’union des provinces maritimes était raisonnable et fondée sur la nature des choses, autant l’idée nouvelle ainsi mise en avant était contraire aux plus simples notions du sens commun. C’est ce que comprenaient nombre de bons esprits, même au Canada, et quand la question fut portée devant le parlement de Québec, où elle ne pouvait que trouver une majorité favorable, elle n’en fut pas moins l’objet d’attaques et de critiques que l’on eût fait sagement d’écouter. C’est ainsi qu’un membre proposait spirituellement à l’assemblée d’adopter l’arc-en-ciel pour emblème de la future confédération. « Par la variété de ses couleurs, disait-il, il donnerait une excellente idée de la diversité des races, des religions, des sentimens et des intérêts des différentes parties de la confédération. Par sa forme mince et allongée, il en représenterait parfaitement la configuration géographique. Enfin, par son manque de consistance, cette image sans corps serait le meilleur symbole de la solidité de notre échafaudage politique. » Il suffisait en effet de cette adjonction du Canada pour rendre illusoire tout projet de défense en cas de guerre avec les États-Unis, car comment espérer, avec une population clair-semée et de dispositions douteuses, que l’on ferait respecter une ligne de frontières de plus de 600 lieues d’étendue, de l’autre côté de laquelle se pressent par millions les annexionistes les moins scrupuleux de l’univers ? De même il était puéril de supposer que, par le seul fait de la confédération, le commerce du pays abandonnerait ses voies naturelles pour en adopter d’artificielles qui ne profiteraient qu’à l’association. Confédérée ou non, la Nouvelle-Écosse devait continuer à demander ses farines aux États-Unis plutôt qu’au Haut-Canada, et le Haut-Canada lui-même aura toujours plus d’avantage à vendre les siennes aux Américains de Buffalo qu’a les envoyer au loin à Halifax. Également le Bas-Canada ne renoncera pas en faveur d’Halifax à la commode proximité de Portland pour les exportations. Les intérêts des provinces maritimes n’étaient pas moins sacrifiés au point de vue financier. Avec une population de 200,000 âmes, le Nouveau-Brunswick avait réussi à doubler en dix ans ses revenus évalués en 1860 à plus de 5 millions de francs. La Nouvelle-Ecosse avec 300,000 âmes avait triplé les siens, portés en 1864 à plus de 7 millions. C’était une situation modeste, mais d’autant plus rassurante que la faible dette publique de ces états (40 millions de francs pour la Nouvelle-Ecosse) était amplement représentée par un utile ensemble de travaux publics, entre autres par un réseau de chemins de fer de plus en plus productifs. Le Canada au contraire entrait dans l’union avec une dette énorme pour un pays si insuffisamment peuplé, 312 millions, presque tous engloutis dans des dépenses extravagantes et improductives, telles par exemple que le trop célèbre Grand Trunk Railway. Le gouvernement de la Grande-Bretagne s’était donc départi des sages traditions qui lui sont habituelles en usant de toute son influence, comme il le fit ici, pour grouper en une confédération unique ses colonies de l’Amérique du Nord. Sans cette pression supérieure, l’affaire eût probablement échoué devant l’opposition des provinces maritimes, puisqu’au Nouveau-Brunswick le parlement avait même été jusqu’à voter ouvertement contre le projet. Quoi qu’il en soit, l’union finit par passer à l’état de fait accompli ; mais elle était si peu viable que, dès que le premier parlement fut assemblé à Ottawa, les protestations reprirent de toutes parts avec une nouvelle énergie, et les pétitions pour le rappel de l’union se multiplièrent rapidement, surtout dans la Nouvelle-Ecosse. On a même vu qu’elles ont fini par trouver un écho cette année jusque dans la chambre des communes d’Angleterre. La question en est là ; l’avenir dira qui avait raison. Je n’ignore pas qu’on a souvent signalé l’attachement caractéristique des colonies anglaises pour la mère-patrie, ainsi que la loyauté (loyalism) de leurs habitans : c’est le terme consacré. Néanmoins la règle n’est point sans exception, et il est impossible au voyageur qui parcourt le Haut-Canada de ne pas s’apercevoir bientôt que cette loyauté si vantée n’est ici qu’une pure affaire de forme. Peut-être les anniversaires patriotiques seront-ils toujours aussi consciencieusement fêtés qu’en Angleterre, mais on n’en recommencera pas moins dès le lendemain à discuter ouvertement, publiquement, et sans le moindre scrupule, les avantages d’une annexion aux États-Unis. C’est le thème favori à Toronto par exemple, ville plus américaine qu’anglaise, et dont la prospérité, rapidement croissante, est surtout l’œuvre de l’immigration yankee de l’autre côté des lacs. Est-ce là que la Grande-Bretagne ira réunir ses forces en cas d’agression du côté de l’Amérique ? De quelle utilité lui seraient alors les provinces du littoral, reléguées à l’autre extrémité de cette immense base d’opérations, et peut-on croire que leurs milices songeraient sérieusement à se transporter d’Halifax aux bords du lac Ontario ? Nous avons rapporté l’ingénieuse saillie du député canadien qui donnait l’arc-en-ciel pour emblème à la future confédération ; un autre la comparait à une de ces cannes de pêche formées de morceaux emmanchés bout à bout. La poignée est solide, disait-il, et résistera : ce sont les provinces maritimes, qui feront corps avec le Bas-Canada ; mais combien cette résistance ne diminuera-t-elle pas à mesure que s’emmanchera chaque nouveau morceau, le deuxième à. Québec, le troisième à Montréal, le quatrième enfin, flexible et prêt à céder au moindre effort, de Toronto à Windsor et Détroit ! C’est cependant presque à l’extrémité de cette ligne imaginaire que doit siéger le parlement confédéré, dans la nouvelle cité d’Ottawa, ville inventée, on peut le dire, en l’honneur de la circonstance, et qui, loin d’offrir le contrôle salutaire d’une véritable capitale, n’aura comme Washington qu’une existence factice et officielle, où l’intrigue et la corruption se donneront libre carrière. De plus, les froissemens seront nombreux entre cette assemblée fédérale et les parlemens provinciaux qui continueront à fonctionner dans chacun des états confédérés, car la démarcation qui doit distinguer les attributions de ces deux pouvoirs est loin d’être bien définie, et malheureusement le pouvoir exécutif, représenté par le gouverneur-général à Québec, ne sera pas assez fort pour interposer son autorité. La session de cette année 1868 a été la première. La chambre haute était composée de - 76 membres, dits sénateurs, nommés à. vie par la couronne, et la chambre basse, ou des communes, de 194 membres, répartis proportionnellement à la population de la manière suivante :

membre pour habitans
Haut-Canada 82 1,586,130
Bas-Canada 65 1,196,940
Nouvelle-Ecosse 19 349,300
Nouveau-Brunswick 15 272,780
Terre-Neuve 8 137,000
Ile du Prince-Edouard 5 85,992

Telles étaient les questions qui préoccupaient les esprits à Sydney, j’entends l’esprit des gens du pays, car pour nous nos pensées se reportaient plus volontiers vers une autre époque, vieille de plus d’un siècle, où la terre que nous foulions était française. C’est à quelques lieues seulement de Sydney que se trouvent les ruines aujourd’hui à peine reconnaissables de Louisbourg, l’ancien centre de nos possessions dans ces mers. La fondation de cette ville avait été la conséquence du nouvel état de choses inauguré par le traité d’Utrecht, et elle remontait par suite aux dernières années du grand roi, qui lui avait donné son nom. Les millions avaient été prodigués pendant vingt-cinq ans pour fortifier ce boulevard de l’Acadie. Ses murs en pierres de taille de 36 pieds de haut présentaient jusqu’à six bastions et huit batteries, sur un développement total de plus d’une lieue. La rade, défendue par deux batteries, éclairée par un phare et pourvue d’un bassin de carénage naturel, était suffisante pour abriter commodément tout ce que nous avions de navires dans ces mers. De son côté, la ville était amplement pourvue de magasins, de casernes et d’établissemens militaires de tout genre : bref, rien ne semblait avoir été négligé pour faire de Louisbourg la clé du Saint-Laurent et l’imposante avant-garde de la Nouvelle-France canadienne ; mais la pauvre ville, née en quelque sorte des derniers revers du grand règne, devait subir l’influence de cette funeste origine, et sa destinée guerrière ne marqua dans notre histoire maritime que par une trop longue série de mécomptes. C’est d’abord en 1745 une sorte de croisade protestante, recrutée à Boston parmi les puritains de la Nouvelle-Angleterre, et dirigée contre les papistes de Louisbourg. Quatre mille fanatiques s’y étaient enrôlés sous le commandement d’un marchand de poissons nommé Pepperel. George Whitefield, l’un des plus ardens disciples du célèbre Wesley, leur avait donné un drapeau avec cette inscription : Nil desperandum, Christo duce ! La place fut investie le 30 mai, et, quoique mollement défendue par une garnison insuffisante, peut-être eût-elle résisté, si une division navale anglaise, sous les ordres du commodore Warren, ne fût venue en aide aux Bostoniens. La prise du Vigilant, vaisseau de 7 A qui venait au secours de la ville avec des vivres et des hommes, amena la capitulation le 17 juin, après cinquante jours de siège. Outre la garnison, qui obtint les honneurs de la guerre, plus de 4,000 habitans furent renvoyés en France par les vainqueurs. En Angleterre, l’enthousiasme fut sans bornes ; Pepperel et Warren furent faits baronets, et Boston n’eut pas assez de transports pour saluer le retour des saints qui avaient renversé le rempart du papisme dans l’Amérique septentrionale. Cependant notre gouvernement ne se résignait point à cette perte, et dès le 22 juin de l’année suivante le duc d’Anville, de malencontreuse mémoire, partait de France pour reconquérir Louisbourg avec dix vaisseaux, quelques frégates et un convoi de cinquante-deux navires. Jamais plus lamentable expédition n’attrista nos fastes nautiques. Alors que la traversée de France à Terre-Neuve n’a été de tout temps pour nos pêcheurs qu’une affaire de quinze jours en moyenne, la flotte de d’Anville, après soixante-quatre jours de mer, se trouvait encore à 300 lieues de Louisbourg ! Elle avait pourtant reconnu la terre tant bien que mal le 10 septembre, lorsque le 13 un coup de vent du sud la dispersa, et ce ne fut que le 27 septembre, c’est-à-dire au bout de quatre-vingt-quinze jours, que la plus grande partie de la division se trouva réunie sur la rade alors déserte de Chebucto, aujourd’hui Halifax, capitale de la Nouvelle-Ecosse ! Il eût fallu remonter jusqu’aux navigations d’Ulysse pour trouver un terme de comparaison. Il s’en fallait d’ailleurs que tout fût fini. Le 27 septembre, le duc d’Anville, en proie à un désespoir qui se comprend sans peine, succombait aux suites d’une attaque d’apoplexie dont il avait été frappé sur le gaillard d’arrière de son vaisseau amiral, le Northumberland ; on montre encore dans le fond de la rade d’Halifax une petite île où la tradition veut qu’il ait été enterré. Le commandement revenait par droit d’ancienneté à M. D’Estourmelles, commandant du Trident ; mais la pauvre escadre jouait de malheur, et ce nouveau chef, également accablé sous le poids de sa responsabilité, n’imagina rien de mieux que de se passer son épée au travers du corps dans un accès de fièvre chaude, deux jours seulement après la mort du duc d’Anville. Cette triste succession, qui changeait si rapidement de maître, échut alors aux mains de M. de La Jonquière, lequel, après avoir inutilement essayé d’atteindre l’établissement anglais d’Annapolis, qu’il aurait attaqué de préférence à Louisbourg, ramena piteusement à Brest son escadre démoralisée. Hâtons-nous d’ajouter que ce même officier ne devait pas tarder à se relever glorieusement l’année suivante, dans le beau combat qu’il livra le 13 mai à Anson, devant le cap Finistère.

Louisbourg ne resta cette fois que trois ans au pouvoir des Anglais, et fut restitué à la France en 1748 par la paix d’Aix-la-Chapelle ; mais les jours de la forteresse étaient comptés, et le drapeau blanc ne devait plus y flotter longtemps. Le 28 mai 1758, une flotte formidable appareillait d’Halifax sous les ordres de l’amiral Boscawen, et mouillait le 2 juin dans la baie de Gabarus, à sept milles à l’ouest de Louisbourg. Elle se composait de vingt-trois vaisseaux et de dix-huit frégates, plus un convoi nombreux portant une armée de 15,000 hommes. Le commandant en chef était le général Amherst, mais le véritable chef, l’âme de l’armée, fat le célèbre Wolfe, alors encore peu connu, et que son rôle capital dans <eette expédition, où commença pour l’histoire sa courte et glorieuse carrière, désigna sans retard au regard pénétrant de Pitt. Ce fut ce grand ministre en effet qui le rappela en Angleterre après la prise de la ville, et lui confia au Canada, à l’étonnement général, le haut commandement dans lequel il devait si promptement s’immortaliser, La garnison française de Louisbourg ne réunissait que 2,500 hommes de troupes régulières, et 300 miliciens recrutés parmi les habitans. Elle opposa néanmoins une résistance digne d’éloges, encouragée en cela par l’exemple non-seulement du gouverneur, le chevalier de Drucourt, capitaine de vaisseau, mais par celui de son héroïque femme, qui pendant toute la durée du siège ne cessa de partager les dangers de son mari, affrontant à ses côtés la mort sur les remparts, où elle tirait le canon elle-même. Il fallut enfin céder : près de deux mois de tranchée ouverte avaient mis la place dans un état à ne pouvoir tenir plus longtemps ; les bastions principaux, dû Roi, de la Reine et du Dauphin, étaient en poussière ; de larges brèches s’ouvraient aux flancs des murailles, et le 26 juillet la capitulation fut définitivement signée. Cette fois le gouvernement anglais, instruit par l’expérience, abattit et brûla tout pour ne laisser à la place de la ville qu’un monceau de ruines. Il fit aussi sauter les fortifications, lesquelles étaient si solidement construites qu’il ne fallut pas moins de deux ans pour accomplir cette œuvre de destruction. La population fut dispersée, et le pays devint désert. Des traces de fossés éparses çà et là, un pan de mur démantelé dominant la mer, vers l’intérieur une enceinte de glacis en amphithéâtre, quelques restes de nos vastes magasins sous les voûtes desquels s’abritent des bestiaux errants, puis parfois, quand la mer est calme, quelques débris de nos vaisseaux « coulés que les pêcheurs prétendent apercevoir encore sur le fond, — voilà aujourd’hui tout ce qui reste de Louisbourg !

Quant aux autres traces de notre passage dans le pays, on les trouve éparses sous forme de familles acadiennes disséminées, mais vivant néanmoins assez près les unes des autres pour entretenir leurs relations. A une quinzaine de milles de Sydney est mn canton cultivé par eux, auquel a été conservé le nom de Village français, bien que rien n’y ressemble à ce que nous sommes convenus d’appeler village. L’église, qui sert de centre à ce noyau de population catholique, a été placée dans une heureuse situation sur le versant d’une colline, d’où elle domine une vallée que se sont partagée les fermes. J’y allai par une après-midi d’automne qui donnait je ne sais quelle grâce voilée à ce paysage un peu monotone. C’était un dimanche, et nous rencontrâmes dans une maison voisine de l’église une réunion de dix ou douze personnes, hommes et femmes, qui mettaient à profit le repos du jour du Seigneur pour deviser en commun. Notre arrivée fit tourner au français la conversation, qui se tenait en anglais, car les deux langues étaient également familières à ces braves gens, mais je suis forcé d’ajouter qu’en changeant la forme ils ne changèrent pas le fond de leurs discours, lesquels consistaient à se plaindre de leur curé. Les uns trouvaient bien cher que chaque famille eût à payer cinq gourdes par an pour des soins spirituels trop parcimonieusement dispensés, ledit curé habitant à Sydney ; d’autres disaient que tout au plus pour ce prix le voyait-on une fois par mois sur la route. C’était le combat singulier des deux affections également vivaces que le vieux paysan français nourrissait pour ses écus et pour son église, car, tout en se récriant sur la cherté des prix du curé, aucun d’eux n’eût songé un instant à lui refuser son tribut. Dans une chambre voisine, une jeune et jolie Irlandaise, mariée à un Français, enseignait le catéchisme à une bande d’enfans, garçons et filles. — Comment vous nommez-vous ? demandai-je à l’une de ces dernières. — Jane Gauterot, répondit la petite voix. — Toujours le mélange des deux langues, le nom de baptême devenu anglais, le nom de famille restant français. Ce petit centre acadien ne se compose guère que de 500 ou 600 âmes. Malgré son appellation française, le comté du Cap-Breton est dans l’Ile de ce nom celui qui compte le moins d’Acadiens, et cela, bien que l’île elle-même renferme aujourd’hui le groupe le plus important et le plus compacte de cette race si dispersée. Ainsi le nord du comté d’Inverness, également dans l’île du Cap-Breton, n’est presque peuplé que par eux, comme aussi le sud du comté de Richmond, où se trouve la petite ville d’Arichat, la plus considérable du pays, et dont presque tous les habitans, au nombre de 6,000, sont Acadiens. La population totale de l’île est de 60,000 âmes, dont 15,000 Acadiens ; c’est le sixième du chiffre auquel est évalué aujourd’hui ce qui reste de cette race intéressante.

Les bâtimens de la division de Terre-Neuve effectuent le plus souvent leur retour en France de Sydney, en touchant à Saint-Pierre-Miquelon. Notre relâche y fut plus longue que de coutume, car la pauvre île était encore sous le coup de l’incendie qui venait d’y réduire deux cent cinquante maisons en cendres dans la nuit du 16 au 17 septembre 1867. Déjà en novembre 1865 le centre de la petite cité avait été la proie des flammes. Ce fut au même point, dans les nouvelles habitations élevées sur le lieu du dernier sinistre, que le feu s’était encore déclaré, mais cette fois avec une intensité telle qu’il ne tarda pas à gagner les deux tiers de la ville, s’étendant sur un vaste foyer d’une superficie de 20 hectares. Le désastre était évalué à 2 millions de francs, somme considérable pour le chiffre de la population. Avertis par le télégraphe, dont les communications avaient précisément été inaugurées à Saint-Pierre le 30 août précédent, nous avions bondé la frégate à Sydney de tous les matériaux de construction dont nous pouvions la charger, et aussitôt arrivés devant la ville incendiée, nos hommes avaient été mis à terre pour aider autant qu’il était en notre pouvoir à déblayer les ruines des décombres qui les obstruaient encore, ainsi qu’à préparer les abris provisoires dont l’approche de l’hiver faisait sentir l’urgente nécessité. Enfin le 20 octobre, ayant au moins pourvu au plus pressé, nous reprenions la mer, et le 31 du même mois nous franchissions les passes de la rade de Lorient, en envoyant à Notre-Dame-de-l’Armor le salut traditionnel dont ne s’affranchissent jamais, les marins bretons[3]. Une traversée de onze jours couronnant une campagne de six mois, n’est-ce pas un double phénomène assez rare dans la vie maritime pour expliquer le bon souvenir qui s’attache à ces courtes croisières de Terre-Neuve, encadrées entre les longues absences dus mers de Chine ou du Pacifique ?


ED. DU HAILLY.

  1. Corruption normande des mots échafaud et grève.
  2. Il n’est pas rare de voir les capitaines de nos navires de pêche rapporter de France chaque année des gravures de mode destinées aux familles de leurs gardiens, et cela naturellement à la demande des intéressées, femmes et filles, qui copient ces dessins, Dieu, sait comme !
  3. L’Armor est un petit village breton situé sur la côte près de Lorient, et un ancien usage veut que tout navire en salue la Vierge patronale de trois coups de canon, tant au début de la campagne lorsqu’il quitte le port que lorsqu’il y rentre au retour. On a remarqué que la Sémillante, si tragiquement naufragée dans les bouches de Bonifacio pendant la guerre de Crimée, avait négligé de se conformer à cette tradition à sa sortie de Lorient ; il en avait déjà été de même du brick le Pandour, perdu à la mer en 1849. La chronique locale veut que ces deux bâtimens soient les seuls qui, avec ou sans intention, aient manqué de respect à Notre-Dame-de-l’Armor.