Situation intellectuelle de l’Allemagne



SITUATION
INTELLECTUELLE
DE L’ALLEMAGNE.

VIENNE. — MUNICH. — BERLIN.

I. Ueber den gegenwaertigen Zustand der Boehmischen Literatur und ihre Bedeutung (De l’état actuel de la littérature en Bohême et de son importance), par M. le comte Léo de Thun ; Prague, 1842.
II. Die Stellung der Slowaken in Ungarn beleuchtet (La situation des Slaves en Hongrie), par M. le comte de Thun ; Prague, 1843.
III. Kollar’s Reise in Ungarn (Voyage en Hongrie), par Kollar.
IV. OEsterreich und dessen Zukunft (L’Autriche et son avenir), Hambourg, 1843.
V. Deutsche Worte eines OEsterreichers (Paroles allemandes d’un Autrichien) ; Hambourg, 1843.
VI. Hallische Jahrbuecher (Annales de Halle) ; 1838-1841.
VII. Zwei Friedliche blaetter (Deux feuilles pacifiques), par M. Strauss ; Leipzig, 1841.
VIII. Deutsche Jahrbuecher (Annales allemandes) ; Leipzig, 1841.

Il n’est facile à personne, ni en deçà ni au-delà du Rhin, de porter un jugement sur l’Allemagne, sur les mouvemens d’idées qui s’y agitent ou qui s’y préparent. Je sais combien c’est pour nous une tâche périlleuse. Outre les différences profondes de génie, de langue, de tendances, qui nous séparent de la race germanique, elle nous échappe encore par les aspects variés sous lesquels elle se présente à nos recherches, et où elle déroute ceux qui la croient saisir. Certes, ce n’est pas dans ces Allemagnes confuses que sont possibles les voyages rapides ; nous ne sommes pas là dans ces pays du soleil où, tandis que les objets détachent vivement leurs lignes sur l’or ou le bleu ardent du ciel, les pensées qui animent la nation semblent participer elles-mêmes de cette netteté visible et être gravées par la main exacte et ferme de Thucydide ou de Machiavel sur un marbre éclatant. Les idées qui travaillent ce peuple, les préoccupations qui le tourmentent, les nouvelles destinées qu’il poursuit, on ne les lit pas ainsi d’un seul regard. Il faut, pour les découvrir, une étude laborieuse et persévérante. Il est nécessaire d’interroger plus d’une fois les circonstances, les hommes, les livres, les systèmes, pour obtenir d’eux une réponse directe ; et — cette comparaison est permise à propos d’un pays qui n’est pas sans mystères, — si, dans l’épopée latine, l’oracle, avant de dévoiler l’avenir, veut être dompté par le dieu, en Allemagne c’est le présent, c’est la situation présente qui est soigneusement cachée par la prêtresse, et dont il faut lui arracher la révélation.

Les personnes qui ont habité ce pays savent combien il est dangereux de traiter un tel sujet. Quelque soin que nous puissions y apporter, quelles que soient la mesure de nos paroles, la circonspection de nos jugemens, la bienveillance et la franche ouverture de nos sympathies, nous devons renoncer à satisfaire complètement ceux dont nous parlons. Cette défaveur encourue en Allemagne par les écrivains français qui l’ont jugée, a été attribuée à une sorte de vanité irritable particulière à ce pays. Ce serait, chez ce peuple, un orgueil natif que le succès et la louange auraient rendu intraitable ; tout enivré par l’enthousiasme que provoqua chez nous l’éclat de sa période poétique, il ne voudrait plus consentir à voir les productions de la pensée allemande, je ne dirai pas blâmées, mais seulement examinées, discutées par la critique et l’esprit français. Je crois que cela est vrai pour les lettres, pour les œuvres des poètes et les systèmes des penseurs. Je serais tenté cependant d’attribuer ces mécontentemens à des causes un peu différentes, surtout en ce qui concerne non plus les détails, mais la question générale, j’entends la situation intellectuelle des peuples germaniques et le travail qui se fait dans leur sein. Ces causes, les voici : c’est que si la France a quelque peine à juger l’Allemagne, l’Allemagne elle-même ne se connaît pas, ne se juge pas d’une manière très sûre ; c’est que, si elle sent bien ce mouvement dont je parle, elle ne sait pas cependant s’en rendre un compte bien exact, et se décider, se dévouer pour une cause distincte, pour une cause clairement comprise et ardemment embrassée. Elle doute, elle hésite ; c’est par là qu’elle est un spectacle digne d’études, mais c’est aussi par là qu’elle souffre, car, tant que durera cette indécision, il est impossible qu’il n’y ait pas dans la conscience de ce peuple quelque chose de vulnérable et d’inquiet.

Depuis que la France étudie l’Allemagne, exercée qu’elle est par la pratique de l’histoire à porter sur les évènemens un regard prompt et sûr, comme un grand artiste qui juge son art, elle a vu dès le premier jour le but où ce pays est entraîné invinciblement. Elle a dit que l’Allemagne marchait vers son unité. Mais comment doit s’accomplir ce travail ? Voilà les difficultés infinies, les complications sans nombre qui commencent. Quand nous discutons ce sujet de ce côté-ci du Rhin, nous en parlons en juges désintéressés, en historiens ; nous ne savons pas assez combien c’est une question pleine de troubles et d’anxiétés pour ceux qui y sont en cause. Ces anxiétés sont telles, qu’ils ne veulent pas toujours reconnaître ce mouvement qui les emporte. Ils ne le repoussent pas absolument, mais ils n’osent se l’avouer à eux-mêmes. Pourquoi cela ? Ne devraient-ils pas, tout au contraire, désirer l’unité de la patrie ? Ils la désirent et ils la redoutent ; ils sentent qu’ils y sont appelés, mais ils sentent aussi combien elle leur coûtera de sacrifices. Il n’est pas question ici de l’unité politique, de la réunion de tous les états de l’Allemagne sous un même gouvernement. Ce serait là toute une révolution, et, si elle doit un jour s’accomplir, l’époque où ces évènemens pourraient se réaliser est certainement très éloignée encore. Il s’agit seulement de l’unité intellectuelle ; il s’agit de fonder une communauté d’idées, de pensées, un mouvement commun des intelligences. Pour cela, il faut un centre. Où sera-t-il ? À Vienne ? à Munich ? à Berlin ? C’est là le problème dont je parle. Or, tels sont les liens qui attachent ces peuples à leur nationalité si long-temps perdue et qu’ils craignent de perdre encore ; tel est leur amour respectueux pour elle, qu’ils ne veulent pas reconnaître la suprématie toujours croissante d’une ville, la déchéance d’une autre, dans la crainte de frapper la patrie dans quelque partie d’elle-même.

Voilà les inquiétudes qui depuis long-temps tourmentaient l’Allemagne, inquiétudes graves et légitimes. Ce n’est pas tout : le jour où elle a cherché à réaliser cette unité, le jour où elle a commencé cette tâche difficile, un danger tout autrement sérieux s’est révélé, qu’elle ne soupçonnait pas. Ce travail a jeté un trouble profond dans son génie. Elle a été comme ébranlée par les difficultés de l’entreprise que ses destinées lui imposaient. En quittant le monde paisible de la pensée pour les épreuves de la vie publique, elle a renoncé à ce qui faisait depuis long-temps sa gloire, sans avoir trouvé encore ce qui doit la dédommager un jour. Mais il faut revenir sur tout ceci avec plus de détails ; pour embrasser du regard toute l’Allemagne, pour indiquer le travail qui s’y opère en ce moment même, il faut placer l’une en face de l’autre les villes que je nommais tout à l’heure, et montrer ce que signifient ces trois noms.

I.

Le 12 juillet 1806 fut un jour néfaste pour Vienne. Ce jour-là, l’antique couronne du saint-empire, qu’elle portait depuis tant d’années, tomba de sa tête caduque. Il y avait long-temps, il est vrai, que l’héritage des Habsbourg s’était appauvri dans ses mains, et depuis qu’en 1765 un jeune héros avait achevé de transformer un ordre de chevalerie en une nation belliqueuse et forte, le saint-empire, inquiété au dedans par ce voisinage redoutable, surpris au dehors par des évènemens inattendus et terribles, frappé par l’épée de la révolution française, tout étourdi par cette politique audacieuse du premier consul, qui, créant à son gré de nouveaux électeurs, troublait la vieille constitution et s’essayait déjà à manier souverainement l’Allemagne, le saint-empire des Othon n’était guère plus qu’une ombre. Qui sait cependant combien de temps encore l’Autriche eût pu garder son sceptre ? Sans la rapidité des évènemens qui remplissent ces années épiques, qui sait si elle n’aurait pu rallier autour de cette ombre respectée une partie considérable des peuples allemands, et si, tandis que la Prusse retirait son appui à l’empire, les mécontentemens suscités par cette politique n’auraient pas réuni les princes et les peuples du midi autour du trône impérial ? Mais les coups des évènemens contemporains étaient trop brusques, trop pressans ; on ne pouvait se jeter dans une place impossible à défendre pour se faire écraser sous ses ruines, et ce furent précisément ces princes de l’Allemagne méridionale qui signèrent à Paris, avec Napoléon, ce traité de la confédération du Rhin où ils déclarent que la constitution germanique est impuissante désormais à protéger l’Allemagne. Après cela, que devait faire l’empereur François II ? Il devait descendre de ce trône condamné et déposer la couronne de Charlemagne. C’est ce qu’il fit, et, avec simplicité, dans un langage triste et digne, il annonça aux peuples allemands que les destinées de l’empire étaient finies. Le même jour, la ville de Vienne se démit aussi de sa souveraineté, et cessa de rien représenter de grand en Allemagne ; car qu’avait-elle représenté jusque-là, si ce n’est la majesté impériale qu’une longue possession semblait lui avoir inféodée ? Le traité qui fit disparaître le saint-empire condamna Vienne à n’être plus que la ville des souvenirs et des regrets, la ville des traditions et du passé : il lui enleva le présent et l’avenir.

Je ne tomberai pas dans des lieux communs, je ne répéterai pas les accusations qu’on élève sans cesse contre l’Autriche ; je ne craindrai même pas d’affronter bien des préjugés qu’on a répandus en France sur ce pays, je reconnaîtrai de grand cœur tout ce qu’il y a de paternel dans son gouvernement : j’admirerai, si l’on veut, la science, l’habileté, la régularité de son administration ; mais il sera toujours permis de demander à l’Autriche comment elle pourrait représenter l’Allemagne. Le problème peut être posé très nettement. L’Allemagne du moyen-âge était tout entière dans la puissance impériale, dans l’empire d’Othon et de Barberousse. Mais le moyen-âge a succombé en Allemagne comme en France. Or, comment l’Allemagne s’est-elle fait connaître au monde moderne ? comment est-elle entrée dans le cortége des nations nouvelles ? quel caractère y a-t-elle apporté ? Ce qui l’a distinguée, dès l’origine, c’est la vie de l’intelligence, c’est cette puissance de contemplation, de réflexion, de pensée, qui a semblé son privilége. Voilà ce qu’elle a apporté dans l’œuvre commune des nations européennes, voilà sur quel signe souverain elle y a été saluée, in hoc signo vinces. Si donc l’ancienne Allemagne était représentée par le pays qui possédait la dignité impériale, le peuple qui présidera aux destinées de l’Allemagne moderne sera celui qui osera prendre en main ce sceptre des idées, plus précieux et plus sacré que l’autre, et fonder chez lui le saint-empire de l’intelligence et de la pensée. Mais si l’on voit des états se transformer volontairement selon certaines circonstances, on ne les voit pas changer tout à coup de nature et recommencer de nouvelles destinées en un sens opposé au génie qui leur est propre. Quand l’Autriche aurait voulu s’associer aux tentatives nouvelles de l’esprit allemand, elle n’y aurait pas réussi ; mais elle ne pouvait même concevoir une telle ambition. Elle est liée irrévocablement à des traditions toutes différentes. Peu importe qu’il y ait chez elle un peuple honnête, heureux, et que toute l’organisation matérielle de la société y laisse, dit-on, peu à désirer : comme elle est une terre ingrate pour les semences de la pensée, et que le fruit divin de la science ne pousse pas dans ses sillons, peu à peu les étrangers qui étudient l’Allemagne se sont habitués à ne plus compter avec ce pays ; ils le négligent, ils l’oublient. Et remarquez que cette condamnation, si dure qu’elle puisse paraître, est parfaitement équitable. Les étrangers ne peuvent avoir, comme les Allemands, la religion des souvenirs. Ce qu’ils cherchent en Allemagne, c’est son esprit, son génie vivant, sa force vivante ; et le pays qui ne peut servir le monde moderne, qui ne sait pas s’associer à ses efforts, à ses luttes, quel que soit d’ailleurs son nom, empire ou royaume, finira toujours par n’être plus considéré que comme une province, paisible et heureuse, je le crois, mais trop dépourvue de ce qui fait la vie.

Toutes les universités d’Allemagne, faibles et obscures à l’origine, ont eu leur période de gloire et d’éclat à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci. Fondées presque toutes vers l’époque de la renaissance, et honorées alors par des hommes pleins d’ardeur, elles ont produit, depuis soixante ans, de véritables héros de science et de génie qui ont laissé bien loin leurs ancêtres. Conrad Celtès, Reuchlin, Dalberg, Rodolphe Agricola, ont eu pour successeurs tout puissans Schleiermacher, Creuzer, Niebuhr, Ottfried Müller, Kant, Fichte, Schelling, Hegel. À Vienne, tout au contraire, l’université n’a brillé que dans les vieux siècles, et depuis elle est morte. Sa période la plus belle est toujours celle qui a été vue et racontée par Sylvius Æneas. Aujourd’hui, on n’y cultive plus que les sciences physiques ; car pour les sciences de la pensée, si hautes, si périlleuses, il faut des pontifes hardis et libres que le pouvoir temporel ne gêne point dans leur sacerdoce. Cette religion sainte, qui est la gloire de la véritable Allemagne, est opprimée ici. Vienne peut nommer avec honneur un illustre astronome, M. Littrow ; un géologue distingué, M. Fladung ; un savant orientaliste, M. de Hammer ; mais, à côté d’eux, quels autres noms citerai-je ? Si M. Gunther a pu renouveler la théologie catholique avec une science réelle et un mysticisme extrêmement libre et ingénieux, c’est là une exception unique qui ne détruit pas ce que j’ai affirmé.

Je remarque que l’étude de la nature, empreinte d’un certain caractère de douceur et de mysticité, a fleuri plusieurs fois en Autriche, et ceci m’explique encore les sympathies involontaires que ressentent pour ce pays bien des hommes de l’Allemagne méridionale. C’est aussi un trait particulier aux habitans de la Souabe, de la Franconie, de la Thuringe, que ce doux enchantement qui assoupit leur ame au milieu des études de la nature, et les berce de mille songes. N’est-ce pas à Vienne qu’est enterré le grand chimiste Paracelse ? Et un siècle après ce maître de la science occulte, son illustre disciple, Van Helmont, n’est-il pas venu y mourir ? Enfin, le vénérable M. Littrow n’avait-il pas pour ancêtres à l’université de Vienne deux des plus beaux noms de l’Allemagne, ce George Peurbach, qui, au XVe siècle, restaura l’astronomie à l’aide d’une mauvaise traduction de Ptolémée et des auteurs arabes, et son digne élève, Jean Muller, qui alla chercher en Italie toutes les œuvres des astronomes d’Alexandrie, les copia, les imprima, les répandit en Allemagne, y ajouta des commentaires, des résultats nouveaux, et fut le fondateur, le héros de la littérature scientifique dans son pays ?

La poésie n’a jamais brillé en Autriche ; elle n’y a eu qu’une seule époque, le règne de Joseph II. C’est tout dire. Tandis que Frédéric courtisait Voltaire, tandis que la poésie française, du XVIIIe siècle, si élégante, si moqueuse, si impie, si contraire enfin à l’esprit allemand, était accueillie et fêtée par ce roi philosophe, Joseph II voulut rendre à l’Allemagne sa poésie nationale. Mais Alxinger, Denis, Ayrenhoff, Haschka, Blumauer lui-même, tous ces honnêtes écrivains, si justement oubliés, étaient, malgré leurs patriotiques intentions, les esprits les plus médiocres, et il ne leur appartenait pas de donner à l’Allemagne le sentiment de son originalité. Heureusement, en face de Frédéric lui-même, et malgré ses dédains, Lessing et Klopstok allaient consacrer le berceau de la muse germanique. Ce fut bien pis quand Joseph II mourut et sa politique avec lui. La Prusse s’étant emparée du réveil de l’esprit allemand, l’Autriche s’isola de plus en plus du mouvement de la littérature ; les successeurs de Joseph II avaient eu peur de sa pensée. Au moment où Goethe, où Schiller, où tout le chœur des poètes enchante l’Allemagne et lui rend la conscience de ses forces, je cherche vainement du côté du Danube un écho qui leur réponde, une voix qui atteste que l’Autriche prend part à ce concert unanime des peuples allemands. Je n’entends rien, car elle ne se mêle pas à des voix si puissantes, cette hymne étouffée qui sort du cloître, l’hymne de ce moine extatique, Fessler, qui est allé, son extase finie, prêcher le protestantisme en Russie et y mourir, dans ces derniers temps, la régularité savante de Grillparzer, l’imagination parfois assez éclatante de Nicolas Lenau, l’élégance trop affectée de Sedlitz, le talent ferme et gracieux et la libre pensée d’Anastasius Grün, ne constituent pas, malgré des mérites réels, une école distincte qui appartiendrait vraiment à l’Autriche ; c’est le reflet lointain d’une poésie qui a grandi ailleurs.

L’aspect moral de Vienne est donc singulièrement inanimé. Serait-on injuste envers ce pays, si on se le représentait comme une ancienne famille noble de Bretagne ou d’Anjou, restée fidèle, par impuissance autant que par tradition, aux erremens des temps passés ? elle s’est retirée dans ses riches domaines, et elle les administre avec une rare sagesse ; son existence est toute patriarcale ; le père est grave et débonnaire ; les enfans, heureux et insoucians, ignorent le siècle et la société où les a placés le hasard. J’ai vu en Allemagne bien des personnes qui ne voulaient pas reconnaître cet abaissement de l’Autriche, cette démission forcée qu’elle donne. C’était surtout, je le répète, piété et tendresse filiale. Ils auraient dit volontiers ce que disait Fénelon aux réformateurs de l’église : « C’est notre mère, il ne faut pas la traiter trop rudement. » Mais aujourd’hui, du milieu même de l’Autriche, qui n’était pas accoutumée à tant de hardiesse, des voix s’élèvent pour reprocher au gouvernement son incurie, et montrer à tous le mal qu’elle vient de produire. C’est qu’en effet la question a été tout à coup éclairée d’une lueur singulière, et le doute n’est plus permis. Ce n’est plus seulement la couronne de l’empire qui tombe de sa tête ; il s’agit de savoir si l’Autriche appartient encore à la société des nations germaniques.

Je ne dis rien de trop. Que se passe-t-il aujourd’hui chez les peuples slaves qu’elle gouverne ? Qu’est-ce que ce mouvement qui vient d’éclater du côté de la Bohême et de la Hongrie ? et l’insuffisance de l’Autriche pouvait-elle être plus manifestement révélée ? Ces populations, qui ont semblé long-temps toutes prêtes à suivre la direction de l’Allemagne, à parler sa langue, à s’associer à toutes ses idées, entreprennent de réveiller leurs antiques souvenirs, éteints depuis des siècles. Elles redemandent leur idiome national, elles recherchent les traces à demi effacées de leur littérature, elles veulent la relever et lui rendre la vie. Les Slaves de Bohême se reprennent avec un amour filial à leurs traditions passées ; ce ne sont plus seulement des chants nationaux qu’une érudition curieuse s’empresse de recueillir, non, c’est d’une chose plus grave qu’il s’agit, c’est l’esprit même de leur race que les Slaves bohémiens veulent retrouver sous ses ruines. Pourquoi cela, pourquoi ce mouvement si tardif ? Pourquoi, après tant d’années, ce réveil inattendu ? Parce qu’ils cherchent à quoi se rattacher dans l’abandon où les a laissés l’Allemagne. Qu’est-ce à dire ? Voilà des pays entiers que l’on croyait entrés pour toujours dans les voies de l’Allemagne, et tout à coup on les voit, dans le dénuement le plus complet, se chercher eux-mêmes à travers les siècles et se décider à trouver leurs voies tout seuls, puisque l’empire dont ils avaient suivi la fortune les a conduits dans le désert. On avouera que c’est là un fait étrange. Ce débat est tout pacifique ; point d’oppression, point de servitude ; ces peuples ne se plaignent d’aucune violence, et ce n’est pas à l’Irlande qu’on pourrait les comparer. Leur situation est unique et sans exemple. Ces Slaves de Bohême et de Hongrie avaient cru long-temps, et l’Europe avait pensé, comme eux, qu’ils entreraient, sous l’influence de l’Allemagne, dans le mouvement des nations européennes ; mais non, il n’en était rien. Après avoir patiemment attendu, un jour, fatigués et poussés à bout, ils ont été forcés de reconnaître que la vie n’était pas dans cet empire, qui avait charge de les diriger, et n’y trouvant pas à satisfaire ces besoins intellectuels qui travaillent aujourd’hui la famille slave, ils ont décidé sans colère, mais avec le calme le plus résolu, qu’ils ne devaient plus compter que sur eux-mêmes.

Voilà ce qui se passe dans ces contrées ; mais, chose singulière, ce n’est pas l’Autriche qui s’en est émue, et son insouciance sur ce point n’est pas ce qu’il y a moins curieux dans le débat. L’Autriche n’a rien répondu ; elle n’a pas eu un seul écrivain pour rappeler ces peuples qui s’éloignaient. Pourtant les publicistes slaves, M. Kollar, M. le comte de Thun, avaient publié franchement leur pensée. Lorsqu’ils rejetaient dans leurs écrits toute influence allemande, lorsqu’ils annonçaient leur intention de retrouver dans l’esprit seul de leur race leur règle et leur but, ils avaient parlé, ce semble, assez haut. Or, ce qu’ils disaient à l’Autriche pouvait se traduire ainsi : « Depuis tant de siècles que la Bohême est réunie à vous, elle avait quitté la voie des peuples slaves, et elle était prête à entrer par vous dans le mouvement des nations germaniques. Nos pères vous ont suivis long-temps, mais que leur avez-vous donné, et maintenant que nous apportez-vous ? Où est la vie, où est le mouvement des esprits, où est l’énergie de la pensée ? Nous ne vous suivrons pas plus loin. » Certes, jamais injure plus grave n’avait été faite à l’Allemagne tout entière, et c’était l’incurie de l’Autriche qui en était coupable. Pourtant, je le répète, elle ne s’en est pas émue ; elle subit les nécessités de la situation qu’elle s’est faite, elle se résigne à ne pouvoir attirer à elle et à l’Allemagne ces peuples qui lui échappent. Elle laissera s’enfuir l’esprit et gardera le corps. Elle les retiendra par les liens matériels, par les avantages qu’ils trouveront à faire partie d’un grand peuple ; mais, pendant ce temps-là, un autre esprit se sera fondé dans les provinces slaves, et l’unité, que l’on croira atteindre, sera toujours une apparence et un mensonge.

Il y a plus encore : non-seulement ce n’est pas l’Autriche qui répond, mais elle laisse ce soin à un autre peuple engagé comme elle dans la question, et dont les intérêts ne sont pas les siens. Elle permet que le débat s’établisse entre les Slaves et les Hongrois, sans que le nom de l’Autriche soit seulement prononcé, et comme si elle n’était pas en cause dans cette lutte singulière. C’est la Bohême, on le sait, qui est en Allemagne le foyer de la race slave, c’est elle qui essaie de régénérer cette race et de lui rendre, avec sa langue nationale, son esprit, son caractère, ses espérances. Elle a dit tout haut ses projets, sans que l’Autriche parût s’en effrayer ; mais tout à coup voilà qu’elle rencontre une vigoureuse opposition en Hongrie. La Hongrie ne veut pas que les Slaves hongrois, les Esclavons, se constituent d’une manière distincte, elle ne veut pas qu’ils puissent parler la langue de leurs ancêtres. Quand la langue latine était la langue officielle du pays, les idiomes particuliers pouvaient se développer en liberté ; cette situation devenait dangereuse pour la Hongrie, en face de ce mouvement universel. La Hongrie remplace donc la langue latine par la langue des magnats, la langue magyare, et elle s’apprête à faire disparaître tout ce qui reste encore de ces traditions qu’on invoque.

L’Autriche assiste, sans y prendre part, à cette lutte qui dure encore. Les deux pays, la Bohême et la Hongrie, y sont dignement représentés, et ce débat a déjà produit plusieurs écrits remarquables. Il faut citer au premier rang le curieux travail que M. le comte de Thun a publié l’année dernière sous ce titre : De l’État actuel de la littérature en Bohême et de son importance. M. le comte de Thun est un des chefs de ce mouvement de la race esclavonne ; c’est lui surtout qui semble donner l’élan à ces idées qui apparaissent sur différens points de la Bohême et de la Hongrie. Au grave enthousiasme de ses espérances, à l’ardeur sévère de ses efforts, on dirait non pas un tribun qui soulève les passions, mais un législateur qui veut créer un peuple. Ce peuple existe, il est nombreux ; il faut seulement lui apprendre ce qu’il est, il faut lui donner la conscience de lui-même. C’est à cette tâche que s’emploie M. le comte de Thun. Son livre est une rapide histoire des lettres en Bohême, un tableau clair, animé, destiné à devenir populaire. L’auteur raconte avec beaucoup d’intérêt l’époque où la langue nationale fleurissait dans sa première beauté, vers le XVe et le XVIe siècle, au milieu des querelles religieuses qui donnèrent un prompt développement à la pensée. Sous la plume hardie de Jean Huss et de Jérôme de Prague, cette langue était arrivée à sa maturité, et tandis que d’autres langues, la française et l’allemande, travaillaient encore à se constituer définitivement, celle-là, comme l’italienne, était arrivée plus tôt à une formation complète. En Bohême, comme plus tard en Allemagne, c’étaient les réformateurs qui avaient fixé l’idiome, et Jean Huss avait rendu à la littérature de son pays le service que Luther rendit un siècle après à la littérature allemande. Mais le mouvement des querelles religieuses reprit bientôt à la Bohême ce qu’il lui avait donné. La guerre de trente ans amena l’entière extinction de cette littérature originale, et la langue allemande envahit le pays conquis. Depuis cette époque, M. de Thun suit avec une pieuse sollicitude les rares tentatives faites, à de longs intervalles, pour l’étude de cette langue disparue. Il nomme avec un touchant respect tous ces grammairiens, ces auteurs de dictionnaires qui, de loin, ont préparé le mouvement actuel ; malgré l’insuffisance de ces premiers travaux, il ne parle qu’avec émotion de ces hommes dévoués, car plus d’un parmi eux a consacré sa vie à un labeur ingrat dont les résultats très incertains ne pouvaient être connus que long-temps après leur mort. C’est Dobrowsky écrivant une grammaire avec une piété patriotique qui élève et sanctifie son œuvre ; c’est Pelzel qui donne la première histoire de Bohême ; c’est Faustin Prochazka qui étudie et publie les anciens documens, les monumens primitifs de la langue nationale. Puis, arrivant jusqu’à nos jours, l’auteur signale avec orgueil ce mouvement devenu si considérable, il nomme avec fierté les poètes, les écrivains, Kollar, Jungmann, Palacky, Safarick, Louis Gai ; il compte les recueils périodiques, il salue enfin toute une littérature. Son adversaire, je l’ai dit, ce n’est pas l’Autriche, c’est la Hongrie, ce sont les Magyares. Cette race fière, hautaine, bien que formée à la civilisation allemande, refuse toute sympathie à l’Allemagne et prétend se maintenir toujours dans sa pureté native. Or, la lutte silencieuse qu’ils ont long-temps soutenue contre l’esprit allemand pour conserver leur caractère et leur génie propre, les Magyares la recommencent contre ce nouvel ennemi. Ils sont effrayés de ce mouvement qui agite aujourd’hui la famille slave depuis l’Adriatique jusqu’à l’Elbe ; ils sentent bien que, si la Bohême devient pour ces peuples le centre d’une renaissance qui s’annonce déjà d’une manière bruyante, leur nationalité sera peu à peu envahie et couverte. Ils veulent donc étouffer toute espèce de vie chez leurs sujets croates et esclavons ; ils imposent aux écoles une éducation qui tuera l’esprit national, ils leur interdisent la langue de leurs pères, ils persécutent les journaux écrits dans cette langue rivale, ils les suppriment, et, tandis que l’Autriche se tait devant cet incroyable mouvement d’un pays entier qui veut se séparer d’elle, on voit quatre millions de Magyares s’efforcer d’étouffer par la violence ce réveil de tout un peuple.

En publiant ses travaux sur la Bohême, M. le comte de Thun offrait aux écrivains hongrois une discussion publique ; M. de Pulszky a accepté la lutte. Tous deux viennent d’échanger une série de lettres qui ont vivement excité l’attention de l’Allemagne. Ces lettres ont été réunies par M. de Thun dans un nouvel écrit publié sous ce titre : La Situation des Slaves en Hongrie. M. de Thun est plein d’amour pour ses frères, il est impossible d’avoir un sentiment plus vif, plus sincère, plus éloquent de la mission qu’il s’est donnée. M. de Pulszky a quelque chose de véhément et d’emporté dans sa colère ; avec la hauteur vindicative du patricien hongrois, avec la dure fierté du magnat, il maintient sans fléchir la proscription dont il voudrait frapper l’esprit slave dans son pays. Ce qu’il craint surtout, dit-il, c’est que le monde slave, en s’accroissant ainsi dans les états autrichiens, en se formant comme une race distincte, n’amène un jour la Russie au cœur même de l’Autriche. Il nie que la Hongrie ne soit pas autre chose qu’une demeure commune à quatre populations différentes, Allemands, Slaves, Magyares, Valaques, lesquelles auraient chacune des intérêts propres. Il rappelle fièrement comment s’est constituée la Hongrie depuis le jour où les Hongrois, sous la conduite d’Arpad, ont passé les monts Crapacks et soumis par l’épée les races de Valachie et de Bulgarie, qui ne surent point garder leur indépendance. C’est un dialogue altier entre le vainqueur et le vaincu, entre la noblesse hongroise et le peuple slave. — Vous êtes les vaincus, dit M. de Pulszky, nos droits nous viennent de l’épée, nous les maintiendrons. — M. le comte de Thun en appelle à cet esprit puissant qui agite et soulève toute sa race ; il repousse, comme M. de Pulszky, l’idée de voir la Russie mettre à profit ce légitime mouvement ; comme les Slaves du monde grec, comme les Serbes et les Bulgares, qui s’attachent à l’empire turc et le défendraient contre la Russie sans sacrifier pour cela leur caractère original, les Slaves de Bohême resteront attachés politiquement à la patrie allemande, mais ils veulent retrouver en eux-mêmes cette vie de l’esprit que l’Autriche leur a refusée. « Il y a, s’écrie M. le comte de Thun, il y a un esprit ami qui flotte sur nos campagnes depuis les forêts de Bohême jusqu’aux monts tartares. Ah ! que de désirs sérieux il éveille dans nos ames ! à quelle activité il nous provoque ! comme il nous excite à l’étude de notre langue et de notre histoire nationales ! Laissez nos frères marcher paisiblement dans cette direction si inoffensive et si féconde, c’est tout ce qu’ils demandent de vous. Que de changemens se feraient en peu d’années ! Mais vous venez à la traverse avec vos passions grossières, et vous emprisonnez ce mouvement tout amical. Ceux qui ne demandaient que la paix pour faire porter au sol de la patrie les fruits les plus glorieux, vous les provoquez à une lutte barbare sur un champ de bataille désert. Slaves ! prenez garde de tomber dans le piége qu’on vous tend par ces provocations. Si vous êtes forcés de défendre vos biens les plus sacrés, que rien au monde ne puisse vous entraîner à franchir seulement de l’épaisseur d’un cheveu les limites d’une défense légitime, ou à considérer comme des ennemis tous ceux qui parlent la langue qu’on veut vous imposer. Évitez ces inutiles combats ; ils consumeraient vainement le meilleur de vos forces. Celui d’entre vous qui combattra victorieusement le parti insolent des Magyares rendra un service à ses frères ; mais ce service sera bien plus grand, si, par ses écrits ou ses paroles, il éveille le sens de son peuple et donne à son esprit une saine nourriture. À quoi servirait de défendre contre l’étranger un sol ingrat qui ne donnerait point de fruits ? Mais si vous fortifiez votre intelligence par une mâle culture, si vous avez à montrer des œuvres que l’humanité reconnaîtra, soyez sûrs que le nombre de ceux qui respecteront vos droits ira toujours croissant parmi vos compatriotes de Hongrie. »

Ce sont là de belles paroles. M. de Thun, je le répète, a montré dans ces débats une noble élévation de pensée, un immense amour de son peuple, un désir ardent de faire fructifier chez lui tant de semences qui lèvent déjà. Malheureusement les écrivains de la Bohême n’y apportent pas le même calme, la même gravité attentive et passionnée. Il y en a chez qui la rancune ne peut se contenir. Kollar est un de ces écrivains irrités dont la colère est singulièrement éloquente. En 1823, Kollar s’annonça à la Bohême comme son poète national, et depuis vingt ans il n’a pas cessé de communiquer à ses frères l’enthousiasme de son ardente imagination et de sa poésie souvent grandiose. Tout récemment il vient de publier un Voyage en Hongrie ; c’est un cri de douleur poussé avec une énergie sauvage. Kollar voudrait être un tribun, un agitateur, et c’est peut-être à lui que M. de Thun fait allusion dans les lignes que j’ai citées plus haut. Il ne s’attaque pas seulement aux Hongrois, à ceux qui veulent imposer la langue magyare aux Esclavons et aux Croates et étouffer leurs traditions ; il n’est pas moins véhément contre la race allemande. Il a hâte de voir se reformer l’esprit national chez son peuple, et il frappe tout ce qui lui fait obstacle. Il faut le suivre dans ce douloureux pèlerinage de Hongrie ; quelles sombres colères, quels longs ressentimens il amasse dans son cœur, lorsqu’il voit, comme il dit, le pied impie du Magyare ou de l’Allemand écraser ces germes de vie qui lèvent librement, en Bohême, dans les sillons de la plaine et parmi les bruyères de la montagne ! Mais tout à coup, dans une cabane, au détour d’un chemin, s’il entend une chanson esclavonne, son cœur tressaille ; il va frapper sur l’épaule du montagnard : « Dieu merci, mon brave homme, vous n’avez pas oublié la langue de vos pères ! » Et il reprend sa route, toujours plein d’espoir et de haine.

Comment finira cette lutte ? Comment se dénoueront ces difficultés ? Par l’épée, ou pacifiquement, par l’influence toujours croissante des Slaves Autrichiens ? On ne saurait le dire. Les Magyares ont contre eux ces secrètes inspirations qui s’emparent des peuples à de certaines heures, et qui poussent aujourd’hui les Slaves d’Allemagne à se constituer comme une race distincte ; ils ont pour eux, avec la possession du pouvoir, leur courage, leur fierté hautaine, toutes les qualités d’une aristocratie victorieuse. S’ils devront un jour mettre l’épée à la main, c’est ce qu’il est difficile d’affirmer ou de nier. Tout est possible, tout peut arriver dans les changemens qu’amèneront tôt ou tard les affaires de Turquie. Ce qui est certain, c’est que leurs adversaires iront toujours s’organisant, et que déjà leur ambition est assez grande pour qu’ils espèrent amener l’Autriche à former un jour un empire slave.

On voit par ce seul mot quel chemin l’Autriche a déjà fait dans cette direction qu’elle suit loin de l’Allemagne. Quoi ! elle était chargée de soumettre à l’influence germanique ces populations étrangères réunies à son empire, et ce sont ces populations, ce sont les Slaves qui vont l’attirer vers eux-mêmes ! Ils l’espèrent du moins, et le disent assez haut. Espérances chimériques ! Pensera-t-on. Je le veux bien ; mais qu’on sache cependant que l’Allemagne commence à s’en effrayer, et que plus d’un avertissement a déjà été adressé à l’Autriche. Tout récemment encore un publiciste allemand, l’auteur anonyme de deux écrits remarquables sur l’Autriche et sur l’Allemagne, a exprimé avec éclat ces reproches de l’opinion publique. Dans le premier de ces écrits, intitulé l’Autriche et son avenir[1], l’auteur déclare, dès les premières pages, que c’est l’incurie de l’état et son dédain des choses intellectuelles qui a laissé l’Autriche s’éloigner tous les jours du mouvement de l’Allemagne. Mais le mal est trop grave, dit-il, le danger est trop pressant pour que les plus endormis ne se réveillent pas. Il ne faut plus parler de l’apathie de l’Autriche, de l’indifférence de l’esprit public ; en présence de semblables résultats, comment resterait-on indifférent, à moins que de cesser d’être ? Ce bonheur du peuple autrichien qu’on vantait si haut, cette idylle qu’on chantait sur notre félicité sans mélange, tout cela va finir. La décomposition de l’esprit public a été menée aussi loin qu’il était possible, — c’est toujours l’auteur qui parle, et certes on n’était guère habitué, en Autriche, à cette liberté de langage ; — peut-être, ajoute-t-il, est-il temps encore d’y remédier ; si l’on néglige l’occasion, bientôt il n’y aura plus d’Autriche, mais quatre nations ennemies qui s’y combattront. Je n’ai pas à suivre l’auteur dans les conseils politiques qu’il donne à son pays, lorsqu’il passe en revue toutes les classes de l’état, la noblesse, l’administration, la bourgeoisie, et qu’il propose avec une intention droite et sincère les moyens qui lui paraissent convenables pour relever le pays ; mais les avertissemens qu’il fait entendre, chaque fois qu’il est question des provinces slaves, confirment tout ce que j’ai dit plus haut sur la situation étrange de l’Autriche à leur égard. Quand l’auteur examine avec inquiétude ce que tous les états de l’Europe ont fait depuis trente ans pour mettre la paix à profit, et accroître, avec leurs forces intellectuelles, leur autorité politique, quand il calcule tout ce que la Prusse a gagné depuis ce temps, et qu’il ajoute que, dans ce mouvement universel, rester en place c’est reculer, il rend raison de tout ce qui se passe en ce moment chez les Slaves. Pourquoi, en effet, ne veulent-ils plus compter que sur leurs propres forces ? Parce que l’Autriche ne peut satisfaire et attirer à elle cette activité morale qui fermente aussi chez ces peuples.

Dans un écrit plus récent, publié encore sans nom d’auteur, mais qui est évidemment de la même plume, le publiciste dont je viens de parler continue d’avertir son pays. Cette fois il discute sérieusement cette question de savoir si l’Autriche peut devenir un empire slave, si elle gagnera à se séparer de l’Allemagne, et il lui montre que cette politique la ruinera. Il intitule son livre Paroles allemandes d’un Autrichien, indiquant par-là qu’il ne veut pas suivre la direction où la politique autrichienne est peu à peu entraînée. Il souffre de la condition qui est faite à son pays, il est honteux de voir l’Autriche manquer ainsi à sa mission, il la supplie de rentrer dans les voies de la grande patrie germanique. Il est persuadé qu’il n’est qu’un seul moyen de reprendre l’influence et de ramener ces peuples : c’est de réveiller chez soi la vie, au lieu d’endormir l’esprit public. Il demande si ces nouveaux évènemens ne montrent pas tout ce qu’il y a de dangereux dans un tel repos, et si la Prusse aurait perdu cette occasion de s’assimiler la race esclavonne. — N’y a-t-il pas dans tout cela de bien graves symptômes ? Les Slaves refusent de s’associer désormais aux destinées intellectuelles du monde germanique ; les Allemands effrayés avertissent l’Autriche qu’elle se perd. Est-ce que tout cela ne parle pas assez haut ? Les Slaves de Bohême et de Hongrie affirment que tout marche vers ce but, que tout prépare cette fondation d’un royaume slave placé entre les mains de l’Autriche, et destiné à défendre l’Allemagne contre la Russie ; ils disent que l’empereur François II, en déposant la couronne du saint-empire, a servi déjà cette marche nécessaire des choses, et que le jour n’est pas loin où ces évènemens se réaliseront. Les publicistes autrichiens, réveillés cette fois par un péril si imminent, se sont enfin occupés de ces intérêts redoutables, et l’activité à laquelle l’importance de ces querelles a forcé tout à coup leur indolence n’est pas le moins grave de ces symptômes que je recueille. Encore une fois, comment méconnaître dans tout ce mouvement la confirmation évidente de ce que j’ai dit ? Et que va-t-il arriver ?

Sans entrer plus avant dans la politique, sans se livrer à des conjectures que déjouerait l’avenir de ces questions si compliquées, ce qui est clair aujourd’hui pour tout le monde, c’est que l’Autriche abandonne tous les jours davantage les destinées des peuples allemands. En même temps qu’elle se tourne vers le midi, et qu’elle cherche à opposer à l’union douanière, dont la Prusse s’est emparée, une autre union qui la rattacherait aux puissances italiennes, elle sera, dans ses propres états, entraînée toujours vers ses provinces slaves. Que son importance politique puisse y gagner, cela est possible sans doute, et j’accorderai volontiers qu’il lui reste encore, dans cette direction, de grandes choses à accomplir ; mais, il faut bien le dire, ce qui résulte surtout pour elle de ces mouvemens extraordinaires, ce que ces choses ont mis en lumière avec une évidence accablante, c’est son insuffisance à représenter la fortune intellectuelle de l’Allemagne, c’est l’impuissance où elle a été de soumettre à l’élément germanique le monde slave qu’elle régit. Sur ce champ de bataille de l’intelligence, l’esprit allemand est battu, en ce moment même, par l’esprit slave ; or, c’est l’Autriche, comme un général inhabile, qui a compromis et qui va perdre bientôt cette partie si sérieuse, c’est elle qui en est responsable devant l’Allemagne.

II.

Maintes choses nous appellent à Munich. Il y a là une illustre assemblée de savans, de vieillards à l’ame poétique, d’hellénistes qui vont étudier la Grèce à Athènes, leur seconde patrie, et qui sont les dignes gardiens des marbres d’Égine. Il y a aussi l’art allemand, dont Munich est le sanctuaire.

Si l’art pouvait être, en Allemagne, le véritable représentant de la pensée, Munich serait sans doute la capitale intellectuelle de ce pays. Si, comme en Italie, comme à Venise, dans l’abaissement de la philosophie, les arts muets du dessin avaient dû remplacer les arts de la parole, ce serait en Bavière qu’il faudrait chercher l’expression du génie germanique. Mais, outre que le caractère de l’école allemande convenait peu à cette fonction, on peut affirmer qu’elle a reçu, sans le savoir, une tâche toute différente. Oui, il faut oser le dire, l’art a été chargé à Munich d’une mission mauvaise. Loin de se placer au foyer même de la vie, au centre de la pensée allemande, loin de s’inspirer d’elle, il a été chargé d’enlever les esprits aux nobles préoccupations de la science ; au lieu d’élever les ames, il a été chargé de leur cacher le monde des idées. On a vu une école de peintres et de sculpteurs érudits occupés à distraire d’une manière frivole l’attention de tout un peuple. Satisfaite d’une activité d’ailleurs incontestable, toute fière de ces temples, de ces églises, de ces musées qui s’élevaient partout à la fois, cette ville se laissa prendre à ce déploiement de richesses extérieures ; elle se crut l’Athènes de l’Allemagne. Elle oubliait la signification tout autrement sérieuse de l’art athénien, et qu’auprès de Phidias il y avait Sophocle et Platon.

Tandis que cette école érudite, tandis que M. Cornélius et M. Hess, M. Schnorr et M. Schwanthaler s’appliquaient à reproduire les types des différentes époques de l’art, sans poursuivre eux-mêmes un idéal qui put leur appartenir, c’étaient aussi les doctrines et la science du passé qui semblaient de plus en plus s’établir à Munich. La Bavière ne voulait pas, comme l’Autriche, se séparer sans retour des intérêts de la pensée ; mais elle craignait, comme elle, ces luttes de l’esprit : elle ne se sentait pas assez forte pour supporter ces combats de l’intelligence, elle préféra ouvrir un asile aux blessés, et n’accueillir les systèmes et les penseurs que le jour où, fatigués et chancelans, ils quitteraient le champ de bataille et aspireraient au repos. C’est là le caractère de Munich : c’est là, si l’on veut, son charme et son originalité. Quand vous aurez parcouru ces bâtimens inachevés, ces cathédrales, ces basiliques qui s’élèvent, quand vous aurez vu dans ce laborieux atelier ce singulier mélange de toutes les traditions très habilement réunies, la grace un peu gauche et naïve des maîtres de Nuremberg, l’élégance florentine, la sublime inexpérience de l’art grec dans les marbres d’Égine, allez à l’université, allez interroger les maîtres de la science. Quels sont les représentans de la philosophie ? Des hommes qui ont donné ailleurs tout ce qu’ils avaient d’énergie vivace, et qui, le soir du combat, sont venus se reposer dans le mysticisme. Qui donc ? Hier, M. de Schelling ; aujourd’hui, M. Gœrres.

Que ce fougueux écrivain, si ardent, si dévoué aux idées, que Gœrres, après la vie la plus passionnée qui fut jamais, soit venu chercher le repos à Munich et s’y éteindre doucement dans un catholicisme poétiquement rajeuni, c’est là un fait qui indique très clairement le caractère particulier de cette ville. Certes, on n’eût pensé, il y a trente ans, que le rédacteur du Mercure du Rhin pourrait être admis un jour dans cette calme université, et qu’il y aurait une place pour lui à côté de M. Franz Baader. Il était mystique déjà, mais son extase avait quelque chose de gigantesque et de révolutionnaire comme ses passions politiques. Dans son imagination orientale, il avait été surtout frappé des rapports du christianisme avec les religions de l’Asie, et, unissant toutes ces relations secrètes il se composait un mysticisme, non pas chrétien seulement, mais universel. Tous les élans de l’ame, toutes les aspirations véhémentes de l’amour, toutes les extases, depuis la contemplation si solennelle de Valmiki jusqu’aux visions enflammées de sainte Thérèse, il les recueillait pour en faire je ne sais quelle symphonie impossible. Jamais les empressemens du génie cosmopolite de l’Allemagne, jamais son spiritualisme insatiable, n’avaient paru d’une façon plus extraordinaire. En même temps, il s’était formé un idiome inconnu jusque-là, souple, sinueux, puissant, formidable. Son Histoire des Mythes de l’Asie, qu’il serait si difficile de traduire en français à cause des bonds et des caprices de cette langue indisciplinée, restera comme le monument le plus étrange et le plus grand peut-être des ferveurs spiritualistes de l’Allemagne. Entraîné par l’ardeur de cet idéalisme avide, Gœrres transportait dans la politique l’enthousiasme de ses théories. Non-seulement il fut un des premiers à désirer l’unité de l’Allemagne, mais à cette unité, une fois obtenue, il promettait des miracles : c’était le renouvellement, non pas de l’Allemagne toute seule, mais du monde. Toutes ces idées étaient exposées avec une sorte d’inspiration dans le Mercure du Rhin qu’il fonda au mois de février 1814. Ce journal est l’œuvre la plus complète de Gœrres ; c’est là qu’il est tout entier. Mais là aussi commence pour lui l’épreuve nouvelle qui va diviser, si cela peut se dire, l’unité de cette grande ame et y introduire une contradiction qui la brisera. Quand Gœrres vit le Mercure du Rhin supprimé, quand il fut obligé de se défier du pouvoir politique sur lequel il avait compté pour régénérer l’Allemagne, son esprit impatient s’adressa à la puissance religieuse. Il avait voulu mener la société civile, le monde moderne, vers les destinées que son imagination grandiose lui construisait, et, l’esprit de la révolution l’ayant saisi, il était parti déjà ; mais le monde avait refusé de le suivre. Alors il prit en aversion cette Europe dont l’enthousiasme se lassait si vite, et il se persuada qu’il s’était trompé jusqu’alors, en croyant, avec l’histoire, à la grandeur du monde moderne. Voilà le combat qui s’élevait dans son ame, voilà les contradictions qui l’agitaient, et bientôt, se rejetant en arrière avec la même force qui l’avait poussé en avant, il revint à l’Europe du moyen-âge, à la théocratie, à Grégoire VII. C’est surtout dans son livre sur l’Allemagne et la révolution qu’on voit se déclarer ce brusque changement. Dans un livre publié en 1821 sous ce titre : l’Europe et la Révolution, il s’enfonce encore plus dans le passé, et, formulant mieux ses haines nouvelles, il écrit, à la face de l’Allemagne, que la réforme, est la seconde chute de l’homme, le second péché originel. La réforme, et sans parler même de l’entreprise de Luther, tout ce mouvement du XVe et du XVIe siècle qui sécularise la pensée et donne au monde entier ce qui avait été la propriété exclusive de l’église, tout ce mouvement que nous croyions providentiel, ce sera pour Gœrres le nouveau péché d’Adam, lequel nous ferme le paradis du moyen-âge et bouleverse la constitution véritable de la société. Esprit vraiment généreux, tout meurtri dans ces luttes redoutables de la pensée ! S’il a quitté la voie où le plaçait son génie, s’il a condamné les œuvres du monde moderne après avoir été un de ses plus fervens serviteurs, c’est son ardeur même qui l’a égaré. C’est pour avoir trop saintement aimé les idées qu’il les a maudites, le jour où, dans son impatience, il a cru qu’il comptait vainement sur elles. Il s’est étourdi lui-même par l’impétuosité trop vive de son enthousiasme. Il s’est frappé, comme Achille, en se jetant sur ses armes. Aujourd’hui, entré de plus en plus dans cette voie où il est seul, vieilli et souffrant, ce grand blessé se repose dans le catholicisme du XIIe siècle ; il y a porté quelque chose de ses inspirations d’autrefois, il a essayé de le renouveler à sa manière et d’approprier à la grandeur de son amour ces formules qui ne lui suffisaient pas. Malgré cela, si l’on compare le dernier livre important qu’il ait publié, la Mystique chrétienne, avec cette Histoire des Mythes asiatiques dont j’ai parlé plus haut, on verra combien il est loin aujourd’hui de l’époque où il écrivait pour l’Allemagne entière, et non pas seulement pour Munich.

Ce fut, en effet, une des intentions de Gœrres, au commencement de son séjour à Munich, d’écrire surtout pour cette ville, de vouloir s’emparer de son esprit, et la soulever contre la Prusse. Gœrres a toujours eu besoin de lutte ; il lui a toujours fallu une puissance à qui il essayât de souffler la vie ; d’abord ce fut l’Europe, puis l’Allemagne, puis, quand il se défia de la société civile, ce fut l’église. L’Allemagne catholique du midi devint alors pour lui la puissance sainte qu’il devait armer contre les impiétés de la Prusse, contre les hardiesses du protestantisme et de la philosophie du nord. Mais ces belliqueuses ardeurs convenaient peu à la Bavière, et, trompé cette fois encore dans son désir, il fallut bien qu’il se résignât au repos mystique où s’endort aujourd’hui, non sans murmurer, le démon de son cœur. C’est là ce que peut donner Munich, c’est là ce que M. de Schelling y trouva lorsqu’il perdit l’empire de la philosophie ; médiatisé par un souverain plus puissant, M. de Schelling dut venir à Munich, tandis que Hegel gouvernait la science de l’Allemagne.

L’université de Munich est donc surtout un asile pour ces lutteurs de la pensée. Toutefois, elle pourrait être plus que cela. Le mysticisme qui y fleurit volontiers pourrait lui donner une originalité plus vive. Sans entreprendre contre la Prusse une lutte impossible, sans vouloir renverser sa philosophie, elle pourrait la rectifier souvent avec les qualités qui lui sont propres. On a vu plus d’une fois la science du nord, dans sa dialectique trop rigoureuse, se perdre loin du monde réel ; plus d’une fois, en s’appuyant uniquement sur la raison, elle est arrivée à des conséquences intolérables, à un dieu indéterminé, au dieu de Spinosa. Eh bien ! souvent aussi des penseurs moins grands sans doute que Kant, que Fichte, que Hegel, mais plus tendres, en réclamant au nom du sentiment, au nom des forces vives du cœur, contre l’emploi unique de la raison, ont donné à cette philosophie des avertissemens profitables. C’est ce qu’avait fait le mysticisme du moyen-âge dans ses relations avec la scholastique. En Allemagne, ce furent surtout les écrivains moins rigoureux et plus facilement mystiques du midi qui corrigeaient les systèmes de Berlin ou de Koenigsberg. Herder et Jacobi avaient réclamé contre l’oppression des formules de Kant. Baader, le plus ingénieux, le mieux illuminé de tous ces profonds rêveurs, protesta long-temps contre la dialectique de Hegel, dont l’inflexible sévérité le révoltait. Enfin, il y a deux ans, ce ne fut pas seulement une réclamation de l’Allemagne du midi contre les penseurs de Berlin ; ce fut la Prusse elle-même qui vint demander à Munich M. de Schelling pour combattre l’intolérance de l’école hégélienne. Telle pourrait être l’originalité véritable de Munich. Ces hommes du midi sont pleins de ressources : s’ils n’ont pas l’enthousiasme sévère et l’indomptable hardiesse de la science du nord, ils ont plus d’invention assurément. N’est-ce pas de la Souabe et de la Franconie que sont venus, dans ces derniers temps, non-seulement les poètes, mais les métaphysiciens non-seulement Uhland et Rückert, mais Schelling et Hegel ?

Ce qui empêchera peut-être Munich de s’emparer de cette position, c’est l’intolérance étroite de son gouvernement. Ce catholicisme mystique de Gœrres et de Baader exige encore une liberté qui pourrait bien ne pas lui être accordée toujours. Munich est, en Allemagne, le poste le plus avancé de la politique ultramontaine, et c’est de là que Rome surveille les œuvres de la pensée germanique. La direction que suit le catholicisme dans plusieurs états méridionaux de ce pays fait comprendre l’importance de ce poste pour l’Italie. Si l’on pouvait connaître, en effet, avec tous ses détails, la situation exacte des intérêts religieux dans le duché de Bade et d’autres pays voisins, on serait étonné de voir combien le catholicisme y est différent de ce qu’il est en France et au-delà des monts. Si l’on était bien informé des libertés que réclame ce clergé, si on savait combien le développement de la science l’a rendu sympathique à tous les progrès de la pensée, si on l’entendait se séparer nettement de tous les clergés d’origine romane, on serait forcé de reconnaître que l’unité du catholicisme admet cependant des variétés nécessaires selon le différent génie de chaque peuple. Cette situation du clergé catholique allemand, qu’il est facile surtout d’entrevoir dans l’université de Fribourg en Brisgau, inquiétait, comme on pense, l’autorité du saint-siége, et peu à peu Munich est devenu pour cette autorité une position forte d’où elle peut agir sur l’Allemagne. Est-il bien sage cependant de poursuivre une chose impossible ? Quoi qu’on fasse on ne parviendra pas à faire accepter à ces Germains une religion tout italienne, et il faudra bien qu’ils y introduisent des explications propres à leur génie. Ce que sont les libertés gallicanes pour l’église de France, une certaine liberté d’interprétations mystiques le sera toujours pour l’église catholique d’Allemagne. Pourquoi contrarier l’esprit particulier de chaque nation ? N’est-ce pas toucher à l’œuvre de Dieu ? Et la diversité dans l’unité, ne serait-ce pas la suprême beauté de l’église universelle ? Si la politique ultramontaine qui s’organise à Munich devait triompher un jour, elle enlèverait à cette ville ce caractère que je décrivais tout à l’heure et qui lui donne encore, malgré son infériorité vis-à-vis de la Prusse, une originalité incontestable. En outre, tout en perdant son génie, Munich ne gagnerait aucune influence sur l’Allemagne catholique. L’esprit ultramontain ne sortirait pas de ses murs ; il s’égarerait toujours en Allemagne, et n’y serait nulle part sérieusement accueilli. Croit-on qu’il se soit fait beaucoup de partisans depuis qu’on l’a vu persécuter misérablement les grands écrivains mystiques du midi ? Quand Baader mourut, il y a deux ans, tout le monde sait qu’au lieu d’honorer cette noble tombe, le clergé de Munich s’abstint de paraître à la cérémonie funèbre. C’était là cependant le plus pieux et le plus vénéré des maîtres du midi ; mais peut-être avait-il défendu trop scientifiquement les intérêts du catholicisme. Derrière le cercueil que conduisait le prêtre, il n’y avait aucun de ces hommes dont il avait glorifié la croyance, il y avait le vieux Gœrres, tout seul, le front bas, arrivé le matin d’Italie pour rendre ce dernier devoir à son vieux collègue. Et lui-même, s’il ne sait pas qu’il est suspect, malgré tant de gages donnés à l’orthodoxie, il s’abuse étrangement. Mais n’insistons pas sur ces questions si délicates ; je veux croire que l’esprit ultramontain ne réussira pas là plus que chez nous, je veux croire qu’il n’y étouffera rien. Munich restera le centre du midi, elle ouvrira un refuge à de nobles lutteurs fatigués ou à de doux penseurs qui rectifieront paisiblement les théories du nord. Toutefois, répétons-le, Munich ne peut prétendre au sceptre des idées. Les maîtres qui auront l’ambition de régner sur l’Allemagne abandonneront toujours le midi pour ces universités du nord, plus hardies, plus vivantes, qui aiment et sollicitent le complet épanouissement de la pensée. Lorsque Schelling et Hegel quittèrent cette petite chambre, désormais consacrée, où ils étudiaient ensemble à Tubingue, lorsque, maîtres de leurs forces, ils voulurent gouverner la science de leur pays, c’est dans le nord, c’est à Iéna, c’est à Berlin qu’ils purent parler librement. J’ai hâte de les y suivre.

III.

Un grand mérite de la Prusse, c’est de n’avoir pas craint les idées. Soit habileté politique, soit véritable sympathie, la Prusse s’est associée à toutes les espérances, à tous les efforts de l’esprit allemand. Loin de redouter la philosophie, elle a fondé sa puissance sur le développement des forces intellectuelles. Elle a encouragé, elle a provoqué la pensée, elle lui a donné des libertés inouies et des occasions éclatantes. Elle a voulu, à force de respect pour les droits de la science, expier le scepticisme de Frédéric-le-Grand et ce dédain injurieux dont il avait frappé la langue et la littérature de son pays. Enfin, comme elle prétendait agir, elle devait se placer résolument au milieu de tout ce qui fait la vie ; elle devait relever le génie de l’Allemagne pour se faire couronner par ses mains.

L’université de Berlin, qui n’a que trente ans d’existence, est déjà une souveraine légitime à qui toutes ses sœurs rendent hommage. Son histoire a quelque chose de hardi et de courageux qui lui sied et qui la rend bien digne de représenter cette science saxonne. Elle est née dans les larmes, au milieu de l’abaissement de la Prusse, quatre ans après la bataille d’Iéna. Ce fut à l’époque où ce pays pouvait être rayé de la carte, qu’il se réfugia sous la protection de l’esprit. Cette noble foi ne l’a point perdu, ce semble. Cette monarchie militaire, abattue à Iéna et à Auerstaedt, et mise à deux doigts de sa perte, ne suspend pas la vie intellectuelle dans son peuple. Elle ne relève pas seulement les casernes, elle consacre le temple des idées. Elle ne se confie pas au seul droit du sabre, elle invoque la pensée immortelle. Il y a là une sorte de vertu romaine qu’on ne peut s’empêcher d’admirer : ce sont, sous l’épée de Brennus, les sénateurs immobiles dans leurs chaises curules. Ce qu’il y a eu de nouveau dans la fondation de l’université de Berlin, c’est que, dès l’origine, elle a été le centre des idées, non pas d’une ville seulement ou d’un pays, mais de l’Allemagne tout entière. Chacune des universités allemandes avait presque toujours eu un mouvement qui lui était propre, chacune d’elles avait représenté une direction particulière ; souvent c’était une science spéciale qui y fleurissait, marquée du caractère et du génie de la contrée. Ici, rien de semblable. Ce qui fut représenté à Berlin dès le commencement, ce fut l’Allemagne. Il s’agissait, on peut le dire, de rendre à ce pays la conscience de lui-même, qu’il semblait avoir perdue, et ce fut l’enthousiasme des systèmes philosophiques qui produisit surtout ce résultat. La chaire de philosophie de Berlin fut long-temps comme une tribune nationale, d’où tombaient les accens prophétiques qui redressaient les ames et les courages. Celui qui allait monter le premier dans cette chaire fondée au milieu des baïonnettes devait être un héros autant qu’un penseur, et il fallait que sa doctrine fût de force à créer des ames d’airain. C’était la mission de Fichte. Comment il la remplit, nous ne le savons que trop, et quel noble et implacable ennemi nous avons eu là, quels longs ressentimens, quelles colères, quelles haines cette mâle parole armait déjà et allait précipiter contre nous. Ces prédications, comme celles de Jahn et de Gœrres, ayant abouti au grand mouvement de 1813, il sembla que Fichte eût accompli son œuvre, et, l’année suivante, il mourut. Enfin, après la période de la guerre, vint celle du triomphe. Quelques années, en effet, après la mort de Fichte, il y avait à Berlin, dans cette même chaire de philosophie, il y avait un homme qui célébrait avec enthousiasme les destinées des peuples germaniques. On sait que je veux parler de Hegel. Tout à l’heure, il s’agissait de ressusciter l’Allemagne, de réveiller sa conscience, de rassembler sa pensée évanouie et dispersée à tous les vents. Du fond de l’abîme où il avait disparu, ce peuple entier remonta bientôt, ranimé par la voix de Fichte ; et certes, quand on lit les discours de ce grand citoyen à la nation allemande, on comprend qu’à cet appel tout puissant les morts eux-mêmes aient dû soulever la pierre de leurs tombes. Maintenant que les peuples allemands s’étaient enfin retrouvés, un métaphysicien dont le système semblait le dernier mot de la science, leur expliquait en termes magnifiques la grandeur de leurs destinées. Il les appelait les pontifes du monde nouveau, il leur disait qu’ils ressemblaient à la Judée, et que du milieu d’eux se lèverait un jour le dieu de l’avenir : il les comparait aussi aux habitans de l’île de Samothrace, lesquels étaient investis du sacerdoce suprême, ou à la famille des Eumolpides, qui avait la garde des mystères d’Éleusis ; il leur répétait sans cesse qu’ils avaient paru dans l’histoire, afin que l’esprit divin pût se développer par eux, et se révéler au monde. Ce fut long-temps comme une fête. Sous son langage barbare, mais ferme, sous ces formules d’une métaphysique si peu accessible, on eût cru entendre la voix des oracles tudesques chantant l’hymne des races du Nord. Il leur présentait leur œuvre transformée, expliquée par la science, afin qu’ils pussent s’y reconnaître et s’y admirer : Il les enivrait d’eux-mêmes. L’Allemagne, qui avait senti si douloureusement sa faiblesse profonde sous l’épée de Napoléon, et qui, peu d’années après, était arrivée, sur la foi de ses penseurs, à une confiance si ardente en elle-même, devait se passionner pour cette métaphysique qui tenait si solidement au cœur même de la patrie, et c’est en effet un point de vue qui, indépendamment de leur valeur scientifique, ne doit pas être oublié dans l’histoire de ces systèmes.

Il est permis de le dire, la métaphysique de Hegel a fondé à Berlin plus qu’une école. Il y a quelque chose d’une religion dans les proportions immenses, dans l’autorité impérieuse, intolérante, de cette philosophie. Voilà douze ans qu’il est mort, mais l’inspiration qui animait ce grand homme ne s’est pas éteinte ; elle porte encore ses disciples, et il faut croire qu’il y avait en lui des forces merveilleuses pour qu’avec ses dures formules il ait enflammé tous ces graves jeunes gens, qu’il en eut fait des ames presque fanatiques, et qu’il leur ait donné à ce point la vaillance de la pensée. Des quatre héros de la philosophie allemande, Hegel est le seul qui n’ait pas survécu à son œuvre, qui n’ait pas vu se lever son successeur. Tant que les systèmes s’étaient rapidement succédés, cette variété, tout en attestant un mouvement fécond, pouvait affaiblir la confiance dans les résultats :

Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.

Mais quand une doctrine se fut établie, qui parut à quelques égards le produit et le couronnement de celles qu’elle remplaçait, sa fortune dut s’accroître de jour en jour : propagée dans les universités du nord par des hommes de talent, elle ne tarda pas à s’emparer des esprits, en même temps qu’elle embrassait dans ses larges développemens le monde entier, la science entière. Déjà Hegel avait élevé un monument à chaque partie de la connaissance humaine : dans la théologie, dans l’histoire, dans la jurisprudence, partout il avait imposé sa doctrine, que rien ne faisait fléchir. À sa mort, ses disciples, se partageant son empire, continuèrent ce travail immense, en sorte qu’aucun côté de la science ne leur échappa et que l’univers des idées leur appartint.

Ce n’est pas tout : cette philosophie, depuis son apparition à Berlin, avait été acceptée, protégée, proclamée par l’état : elle s’alliait et se confondait avec lui ; elle semblait en être, si cela peut se dire, une apothéose, une transfiguration idéale. Hegel, qui saluait dans les peuples germaniques une race privilégiée, prédestinée au développement de l’idée divine, et, dans l’état, le plus haut terme de ce développement, avait servi à inspirer un patriotisme orgueilleux et convaincu qui entrait profondément au cœur de la Prusse. En 1817, le ministre de l’instruction publique, M. le baron d’Altenstein, avait appelé à Berlin Hegel, qui professait sans éclat à Heidelberg, et il était lui-même un de ses plus grands admirateurs. Frédéric-Guillaume III eût désiré que Hegel, par l’ascendant de son génie, devînt comme le chef d’un protestantisme supérieur, sa philosophie étant née de la réforme et s’y appuyant : il voyait avec orgueil s’établir dans ses états ce pontificat philosophique qui couronnait à la fois la libre science et la libre théologie de l’Allemagne du nord, mais qui devait bientôt ouvrir à cette théologie sa période la plus agitée et la jeter dans des entreprises inouies. Hegel était donc tout puissant à Berlin : ses amis siégeaient au conseil de l’instruction publique, ses élèves occupaient des chaires à ses côtés, et, dans toute la Prusse, à Breslau, à Halle, à Kœnigsberg, de jeunes docteurs s’établissaient fièrement comme en un pays conquis. Jamais philosophie n’avait eu, avec l’empire des ames et de l’infini, une plus large part dans les biens temporels ; je ne dis rien de trop en affirmant qu’elle unissait la religion et l’état, qu’elle semblait surpasser dans la science la merveille civile du moyen-âge, en faisant asseoir sur le même trône le pape et l’empereur, Grégoire VII et Henri IV réconciliés.

C’était là le spectacle que présentait la Prusse sous le règne de Frédéric-Guillaume III. La fierté hautaine de la philosophie de Hegel, sa calme et imposante grandeur, dominaient cette société ; l’alliance de l’état et de la science, solennellement accomplie, avait été un véritable évènement. Bien que tous les penseurs ne se fussent pas soumis à l’autorité de la doctrine hégélienne, comme on n’avait pas encore découvert ce qu’il y avait de dangereux dans ce système, tant de puissance, tant de majesté satisfaisait les esprits, et dans ce grand édifice l’Allemagne voyait avec orgueil un témoignage de sa force. À côté de Hegel, il y avait de nobles écrivains qui, sans accepter ses doctrines, ne les combattaient pas encore. Il y avait Hengstemberg, qui défendait avec une vigueur tranquille la vieille orthodoxie luthérienne ; il y avait Schleiermacher, cet esprit si vraiment chrétien et si dévoué à la science, toujours occupé à réconcilier les deux mondes de la foi et de la raison, et qui fut dévoré par cette lutte intérieure ; il y avait Steffens, qui revenait au contraire de la spéculation à la simplicité de la foi. C’était une ardente et studieuse assemblée où se débattaient les plus grands intérêts de l’intelligence ; et la Prusse, qui protégeait ce vigoureux développement, semblait de plus en plus marcher à la suprématie de l’Allemagne. Elle avait noblement compté sur la libre pensée, et l’esprit allemand, dans sa reconnaissance, lui donnait la couronne et l’empire.

La mort de Hegel, arrivée en 1831, changea promptement la situation des choses, et tout ce qui se passe aujourd’hui en Prusse, ces directions diverses et hostiles qui se sont établies dans la pensée publique, ces mouvemens en sens contraires, chez les uns ce retour à une orthodoxie craintive, chez les autres ce passage violent à une théologie insensée, tout cela date de cette époque. Tant que le maître avait gouverné lui-même sa doctrine, il l’avait maintenue dans les limites qui lui convenaient, il avait donné à ses obscures formules le sens qu’il avait choisi. Hegel était-il parfaitement convaincu de ce qu’il annonçait avec orgueil ? Croyait-il bien, comme l’espérait Frédéric-Guillaume III, qu’il avait réconcilié la philosophie et la religion, et que le christianisme était tout à la fois le fond et le résultat de ses spéculations métaphysiques ? Ou bien, faudrait-il voir dans ces promesses une grande habileté, dans l’obscurité de son langage une précaution habile ? Aurait-il mérité, enfin, d’attirer sur lui cette juste et terrible pensée de Vauvenargues : « La clarté est la bonne foi des philosophes ? » Je ne veux point proposer cette question, je veux croire que ce grand Hegel s’est fait illusion à lui-même, et qu’il a cru sincèrement à son œuvre ; mais, après sa mort, quand ses disciples voulurent continuer sa pensée, ils l’expliquèrent d’abord chacun selon ses vues propres, ils reconnurent que sous les mêmes mots chacun avait trouvé le sens qui convenait le mieux aux penchans de son esprit. L’école se divisa : on vit un côté droit et un côté gauche dans cette chambre des représentans de l’intelligence. C’étaient eux-mêmes qui se désignaient de cette manière. Les Annales de Berlin, fondées par Hegel et Édouard Gans, exprimaient la pensée du centre, c’était l’organe de l’orthodoxie hégélienne. La gauche, dont les chefs étaient surtout M. Michelet et M. Marheinecke, poursuivait inflexiblement les conséquences de la doctrine du maître, et, sans le savoir, ouvrait la route à une école toute nouvelle dont je parlerai tout à l’heure. Sur les premiers rangs de la droite s’était placé un homme d’un vrai talent, d’une ame ardente et poétique, M. Goeschel. Cet esprit enthousiaste voulait, dans ses religieuses tendresses, réunir les choses les plus hostiles. Il admettait tout pour tout purifier, car il couvrait ses mille contradictions de la lumière égale et continue de son pieux mysticisme.

Cette première division n’avait rien de bien inquiétant encore ; mais bientôt les discussions qui s’établirent entre les différens partis amenèrent les penseurs à s’expliquer nettement sur les principaux points de la doctrine, et laissèrent apercevoir ce qu’il y avait d’effrayant derrière l’appareil magnifique de ce grand système. Il faut bien répéter les accusations qui se firent entendre d’un bout à l’autre de l’Allemagne, et que les évènemens ont trop justifiées. Qu’y avait-il au fond de cette doctrine ? Je ne parle pas seulement de sa valeur scientifique, je l’examine ici dans ses rapports avec l’esprit allemand, puisque je veux suivre les différens mouvemens de l’Allemagne depuis une quinzaine d’années. Qu’y a-t-il donc au fond de ce système, et pouvait-il tenir toutes ses promesses ? Il avait promis de donner à l’Allemagne ce qu’elle cherchait depuis long-temps, la conscience complète, la complète possession d’elle-même ; il s’annonçait comme le résultat le plus légitime de toutes ses œuvres, et ce résultat, quand la clarté se fit, ce fut le dernier terme d’un panthéisme qui convenait sans doute au génie contemplatif de l’Allemagne, mais qui, poussé à de telles extrémités, la frappa d’épouvante. On oublia la grandeur incontestable de ces constructions métaphysiques, on n’en vit plus que les conséquences mises tout à coup en lumière, et peu à peu cette protestation presque universelle alla toujours croissant. Une plainte douloureuse s’éleva et monta de toutes parts comme ces rumeurs sourdes qui précèdent les révolutions. Du milieu de cette immobilité à laquelle elle était condamnée par le système de Hegel, il fallut que l’Allemagne rentrât dans la vie pratique. Ce fut le moment de la crise. Les uns se rejetèrent vers le passé ; les autres, les plus ardens, voulant introduire la doctrine nouvelle dans le domaine de l’action, et en traduire l’esprit en signes visibles, arrivèrent bientôt à cette philosophie politique qui va se répandant de jour en jour, et qui est un des plus frappans caractères de la situation actuelle de ce pays.

L’évènement qui contribua le plus à faire éclater cette séparation et à mettre aux prises les différentes directions qui se formaient, ce fut, on le sait, l’application des théories de Hegel à la théologie, ce fut le livre de M. Strauss sur la vie de Jésus. Depuis ce jour, la question, jusque-là confuse et obscure, devint claire pour tout le monde. Les partis se rangèrent en bataille avec un ordre qu’on n’avait pas encore vu, et, tous les nuages étant dissipés, il fut plus facile de suivre les mouvemens de la lutte. L’ancienne école de Hegel, représentée par les Annales de Berlin, prétendait en vain avoir fidèlement gardé le véritable sens des paroles du maître. Placée entre les adversaires de la philosophie hégélienne et ces nouveaux disciples, cette seconde école qui venait de se jeter dans la mêlée avec tant d’effervescence et d’éclat, elle perdait chaque jour du terrain. Les jeunes hégéliens, comme on dit en Allemagne, venaient de fonder un journal, les Annales de Halle, qui exprimait avec beaucoup d’esprit, de verve, de hardiesse et d’insolence toute l’ardeur de leurs ambitions. Là, plus de formules abstraites, plus d’obscurité métaphysique, mais le système de Hegel enseigné à l’usage des tribuns de la jeune Allemagne. Enfin, peu de temps après, en 1841, M. de Schelling fut appelé à Berlin. C’était tout un évènement et des plus graves. L’ancienne école de Hegel sembla se ranimer devant le péril ; soutenue cette fois par les Annales de Halle, qui combattaient aussi ce retour à des doctrines que l’on croyait épuisées, elle montra dans cette résistance une vivacité singulière. Déjà, au mois de novembre 1840, un élève de M. de Schelling, M. Stahl, avait précédé son maître à Berlin. Il remplaçait M. Édouard Gans. On pense quel coup ce dut être pour l’école hégélienne. La mort de M. Gans était déjà une perte irréparable, et dont le regret a été rendu plus vif chaque jour par les évènemens qui l’ont suivie. M. Gans était le véritable chef depuis la mort de Hegel. Cet esprit à la fois si ardent et si ferme, si idéaliste et si rigoureux, cette riche et abondante nature qu’on a comparée à Diderot et qui avait aussi la netteté de Montesquieu, ce caractère si français dont M. Saint-Marc Girardin nous a peint vivement la ressemblante image[2], c’était là le guide dont l’école avait besoin ; il lui eût donné sans doute une direction plus heureuse ; ami et défenseur des idées libérales, il eût sauvé la liberté, que celui-ci anéantissait ; il eût transformé les principes de Hegel, bien loin de les pousser dans les excès par où ils périssent. La mort de M. Gans les privait donc d’un chef spirituel ; en même temps leur fortune temporelle s’écroulait, M. d’Altenstein allait mourir, et au roi leur protecteur succédait un prince beaucoup moins bien disposé que son père pour cette philosophie. Ainsi tout leur manquait à la fois, mais non pas l’ardeur pour défendre vaillamment leur maître. Le mauvais accueil qui attendait M. Stahl à Berlin, la promesse qu’il fit de n’attaquer jamais la doctrine de Hegel, tout cela prouvait que, s’ils ne devaient plus compter sur la protection du pouvoir, ils n’avaient pas perdu la sympathie d’un auditoire dévoué. La lutte s’engagea vivement. Dans les cérémonies publiques qui sont encore en vigueur dans les universités allemandes, à chaque fackelzug, les apostrophes éloquentes ne firent point faute, non plus que les plaisans épisodes. En voici un entre mille : c’est un mot très vif qui, prononcé par un homme grave, par un illustre théologien, donnera peut-être une idée de ces curieux débats. Dans une de ces fêtes d’université, au milieu des vivat que portaient autour de lui les élèves, M. Neander s’écria tout à coup : « Je porte un pereat au dieu de Hegel ! » Bien que cette parole vienne d’un homme si justement vénéré, ou, si l’on veut, par cela même, il est difficile de n’en pas sourire. Rien n’eût empêché M. Marheinecke, M. Rosenkranz, ni surtout M. Hinrichs, de porter le même toast au dieu de M. Neander : c’eût été une guerre des dieux comme dans l’Iliade, et qui sait si on n’eût pas entendu quelque part ce rire immense dont parle Homère ? À quelque temps de là, M. Werder fit une réponse éloquente. M. Werder est le plus jeune de tous ces jeunes docteurs, il est aussi le plus fervent et le plus brillant ; il sait introduire dans les formules nues de Hegel le souffle poétique qui l’anime, et, bien mieux que la froideur impassible de M. Marheinecke ou de M. Gabler, c’est sa parole qui ranimerait l’attention de la foule, si elle manquait à ces débats. Il disait donc à ses élèves, qui lui donnaient une fête aux flambeaux : « Je ne porterai point de pereat, ce qui est mauvais contient son pereat en lui-même ; mais un vivat, je porterai un vivat à l’Esprit, à Dieu, à Dieu en nous, à l’Amour, à la libre pensée… Schelling va venir parmi nous : réjouissons-nous des honneurs accordés à ce grand homme ; il faut qu’il soit reçu ici comme un roi, car c’est une tête sacrée par Dieu (Denn er ist ein gottgeweihtes Haupt). C’est lui qui le premier a atteint les sommets de l’intuition : la grande œuvre de Hegel a été de faire de ces idées sublimes une propriété pour la nation, une propriété éternelle, inaliénable. C’est là le côté démocratique de sa philosophie. Schelling a agi d’une manière mesquine et misérable quand il a parlé de Hegel avec dédain. Je ne sais s’il y a de l’imprudence à m’exprimer ainsi, mais je défends les droits du mort contre l’injustice du vivant : c’est l’ombre de mon maître qui me fait parler ! » L’entendez-vous ? Quelle vivacité ! quelle passion ! Et représentez-vous le jeune orateur entouré de ses élèves, avec leurs costumes bizarres, leurs torches à la main. Il s’arrête de temps en temps, et professeur et étudians entonnent ensemble le chant de l’université, le gaudeamus ; puis il reprend : « La peur, c’est le diable ; mais l’espoir, la force, le cœur, le hardi courage, c’est là Dieu en nous. » Voilà une fête allemande, voilà une de ces émeutes philosophiques ; on comprend que M. de Schelling ait hésité si long-temps à aller prendre possession de ce trône de science fondé à Berlin par Hegel, et si vivement défendu par ses amis.

J’ai vu M. de Schelling à Munich, au moment même où il se disposait à partir pour cette périlleuse campagne. Il était décidé alors, et le doute avait fait place à cette naturelle inspiration dont son ame est si riche. Je l’ai vu tout animé, sous ses cheveux blancs, d’une ardeur juvénile. Il parlait avec enthousiasme, il nous disait ses projets, il comptait ses ennemis ; et comme l’aspect d’un maître nous remplit le cœur d’émotion et de foi, comme celui-là est dans sa personne supérieur encore à ses écrits, je m’imaginais aisément qu’il allait ouvrir à la pensée des routes nouvelles, et que les religieuses ferveurs de la science allaient renaître en Allemagne. Mais non, c’en est fait : l’inspiration désintéressée, l’amour infini de contemplation que nous admirions dans ce pays, tout cela a disparu pour long-temps. Un esprit nouveau s’est levé ; la vieille Allemagne n’est plus. L’éclat n’a pas manqué à l’enseignement de M. de Schelling ; on y a remarqué ces ressources d’une pensée toujours prête, ces inventions brillantes dans les détails, ce rajeunissement d’une philosophie qu’on avait dépassée ; mais un nouvel ensemble, un nouveau système complet, c’était là ce qu’on ne pouvait attendre. On a écouté avidement ses paroles ; mais, encore une fois, y a-t-on vu autre chose que l’effort impossible d’un esprit supérieur, lequel a déjà donné toutes ses richesses ? M. de Schelling a protesté par son nom et par sa présence, bien plutôt que par des doctrines nouvelles, contre les égaremens de la philosophie ; ce n’est pas assez pour ramener l’Allemagne dans les voies qu’elle abandonne.

Le mal qui tourmente aujourd’hui les peuples allemands, c’est donc la satiété de l’infini. Ce dégoût de la vie contemplative, cet ennui du désert dont parle Cassien, ils l’ont éprouvé à la fin de leur extase, et voilà qu’ils se jettent bruyamment dans l’action. Les nobles sciences qui se rencontraient auparavant sur les cimes pacifiques de l’infini se heurtent aujourd’hui dans les routes vulgaires de la vie commune. La philosophie, la poésie, l’art, la théologie, toutes les œuvres de la pensée ont abdiqué leur sainte indépendance. Elles ne sont plus que les servantes de la politique.

Le gouvernement prussien n’a pas tardé à s’inquiéter de ces hardiesses. Tant que la science n’avait pas cherché à sortir de ses théories, on lui laissait toute liberté : l’infini lui appartenait ; mais dès qu’elle a mis le pied sur la terre, la défiance a commencé. Il faut bien le dire, la direction grossière où était entré le journalisme hégélien, l’impression pénible qu’il avait faite sur la pensée publique, semblaient autoriser les rigueurs qui le frappèrent. Jamais on n’avait vu plus d’intolérance dans les doctrines, plus de cynisme dans les paroles. Cette opposition avait, du reste, un caractère particulier à l’Allemagne, et qui n’eût pas été compris ailleurs. Ce n’est que dans ce pays qu’une telle alliance est possible entre la métaphysique la plus haute et le scepticisme le plus desséché. Le matérialisme s’autorisant par des systèmes spiritualistes, l’incrédulité fondée sur une sorte de mysticisme, La Mettrie appuyé non sur Bolingbroke, mais sur Schelling et Hegel, c’était l’incroyable spectacle que présentait cette théologie républicaine.

Était-ce donc pour recueillir de tels fruits que l’Allemagne remuait depuis cinquante ans le champ de l’intelligence ? Qu’auraient dit ces nobles combattans de l’idéalisme, depuis Kant jusqu’à Hegel ? Lorsque Schelling commença à mettre au jour sa philosophie de la nature, Fichte s’indignait : il lui reprochait de rabaisser sur la terre, de ramener dans la boue d’où il l’avait tirée, cette philosophie qu’il avait fondée dans la lumière de l’esprit. Mais que serait-ce aujourd’hui, et tous, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, comment ont-ils pu tomber aux mains de ces héritiers indignes ? Ce qu’on aura de la peine à comprendre en effet, c’est que ces écrivains prétendent garder et continuer seuls l’esprit de ces hautes doctrines : un changement de termes, un commentaire, suffisent, et l’on établit son orthodoxie. J’avoue que l’idéalisme et son contraire sont tellement confondus dans ces grossiers systèmes qu’il serait difficile de les séparer. C’est même là ce qui explique en quelque manière les hardiesses où se portent ces écrivains, puisqu’ils peuvent aller aussi loin qu’ils veulent dans ces saturnales, et trouver à propos une excuse et une excitation. M. Bruno Bauer et M. Feuerbach sont persuadés peut-être qu’ils travaillent à la gloire de Dieu. Je citerai un exemple, entre mille, de ces transformations. Un des résultats de la métaphysique allemande était de nous découvrir la substance, l’être, la divinité au fond de nos cœurs ; au lieu de s’élever arbitrairement à Dieu, elle nous faisait descendre dans nos ames, et là, dans le fond le plus intime de nous-mêmes, elle retrouvait cette divinité vivante à laquelle tient notre être, elle nous montrait sa grace dans le premier mouvement de désir et d’amour du bien qui est le fondement de notre existence. Que devient cette sublime théorie chez M. Bruno Bauer ou chez M. Feuerbach ? Il est dit que le Dieu d’autrefois a disparu ; les fantômes qui troublaient nos esprits se sont enfuis ; quoi encore ? L’horizon est purifié, Dieu n’y est plus. Quant à la preuve de tout cela, M. Bruno Bauer l’a trouvée ; c’est qu’il suffit de prononcer le nom du créateur pour exciter généralement le plus profond ennui. C’est ainsi qu’un hégélien de la jeune école, fin, léger, spirituel, et sans aucune fatuité impertinente, traduit pour la pratique quotidienne un principe métaphysique ! Sérieusement, que dire de ces parodies, et peut-on salir à ce point la pensée ?

Il eût été désirable que l’autorité de quelque grand nom, de quelque système souverain, fît rentrer de tels écrits dans le néant : cela eût mieux valu sans doute que la persécution ; mais la science ne produisait rien de sérieux qui pût la défendre, et les Annales de Halle furent supprimées. Exilée de la Prusse, la jeune école hégélienne se retira en Saxe. Son journal se constitua à Leipzig sous un titre différent : ce furent désormais les Annales allemandes. Il faut lire dans les premiers numéros les menaces adressées à la Prusse. Voici, en effet, une des crises les plus importantes que j’aie à signaler dans cette rapide histoire de l’influence de Berlin sur l’Allemagne. La Prusse avait voulu représenter les intérêts de la pensée, elle avait long-temps aidé au développement de la philosophie ; mais, parce qu’elle repousse cette science indigne, elle va paraître interrompre son œuvre, et on la menacera de perdre cette suprématie qu’elle atteignait déjà. Les deux premiers numéros du nouveau journal, des 2 et 3 juillet 1841, contenaient une introduction de M. Arnold Ruge, écrite de ce style parfois brillant, plus souvent hautain et dédaigneux, qui est propre à cette école. « Nous acceptons, disait M. Ruge, l’exil qu’on nous fait, et nous vous remercions. L’exilé, le voyageur, ne voit-il pas le soleil se lever sur des horizons nouveaux ? Ainsi partons-nous gaiement ; vous nous poussez plus vite vers cet avenir que nous cherchons. D’ailleurs, ajoutait-il, la philosophie doit toujours aller du particulier au général ; c’est là son progrès naturel, c’est là la vie de la pensée. L’idée naît sur un point donné, puis elle grandit, elle s’étend, elle couvre le monde. Ainsi nous quittons Berlin pour l’Allemagne. Un reproche qu’on faisait souvent à la philosophie de Hegel, c’était d’être exclusivement prussienne. Ce reproche était absurde. Pourtant il semblait justifié par l’ancienne école de Hegel, qui mettait la philosophie au service de l’orthodoxie politique et religieuse : tel était l’esprit des Annales de Berlin. Dès-lors il fallut quitter Berlin, et nous fondâmes les Annales de Halle, qui furent l’organe de la délivrance. Ce n’était pas assez, et aujourd’hui ce n’est pas seulement Berlin que nous abandonnons, c’est la Prusse ; nous la quittons pour l’Allemagne. » Ainsi parlait M. Arnold Ruge, et il terminait en adressant à l’université de Berlin cette menaçante prédiction : « Berlin deviendra semblable à Goettingue : ce sera désormais la ville du passé. Qu’est-ce que Goettingue, sinon l’érudition et l’art sans la philosophie, c’est-à-dire l’étude sans ce qui lui donne la vie ? Tel sera le sort de Berlin, puisque Berlin proscrit la science. » Malgré l’outrecuidance de ces paroles, il y avait en effet dans la situation de la Prusse quelque chose qui frappait vivement les esprits, et pour qui comparait les commencemens du nouveau règne avec la Prusse du vieux roi qui venait de mourir, la différence était réellement grave. Sous Frédéric-Guillaume III, ce vivace épanouissement de la pensée dont j’ai parlé plus haut, l’état protégeant la philosophie, s’unissant à elle, et assistant avec sollicitude à ses productions de chaque jour, en un mot la science présente, actuelle, et, pour tout dire, la vie. Sous son successeur, au contraire, c’est le passé qui est honoré : Berlin semble prendre la place de Munich ; M. de Schelling, M. Cornélius, viennent y rejoindre M. Tieck, les frères Grimm, M. Rückert. Voilà une glorieuse assemblée, mais les hommes qui la composent ont donné déjà tout ce qu’ils doivent produire, et ce n’est pas l’avenir qu’ils portent dans leur ame. Quant aux esprits plus ardens et plus jeunes qui, placés à la tête du mouvement, prétendent continuer l’œuvre de Hegel, la Prusse les exile. Il y a là sans doute un contraste fâcheux ; mais cette situation dont on se fait une arme contre le nouveau règne, à qui l’imputer ? À l’Allemagne elle-même, au chaos de la science actuelle ; il faut bien honorer la philosophie chez les représentans du passé, puisqu’on la chercherait en vain parmi les hommes nouveaux.

Comment les études théologiques, si élevée, si fécondes jadis en Allemagne, ont-elles pu tomber dans cette confusion ? Je sais bien qu’il reste encore de sérieux travaux, mais ce sont des travaux de critique et d’érudition, non pas de dogme et de pensée. Si M. Neander continue d’exercer sur les recherches historiques sa studieuse influence, on n’a pas remplacé Schleiermacher. La vérité est que les bons esprits, dégoûtés de tant de dérèglemens, ont eu peur des idées et se sont réfugiés dans l’histoire. Je parlerai un jour de ces monographies récentes qui ont éclairé bien des époques à peine connues ; mais parmi les études plus élevées de métaphysique religieuse que pourrait-on citer avec honneur ? La jeune école hégélienne a jeté partout une sorte de terreur panique, et, dans cette déroute universelle, on lui a laissé le champ libre.

Voici cependant un livre publié récemment, qui a mérité l’attention publique : c’est un court travail de M. Strauss. Pendant la guerre bruyante qu’il a soulevée, M. Strauss écrivait ce paisible ouvrage. Ce sont deux articles publiés dans un recueil littéraire et réunis sous ce titre : Deux Feuilles pacifiques. Le premier est une visite à son compatriote Justinus Kerner. Il va voir le charmant poète à Weinsberg, et, chemin faisant, il conte à l’ami qui l’accompagne ses premières relations avec Kerner ; il rappelle l’époque où il commentait ses études de théologie, combien il était plongé dans le plus ardent mysticisme, lui, ce destructeur de mythes ; comme il se nourrissait des écrits de Jacob Boehme, et ne comprenait rien à Kant, à Fichte, à Schelling. Tout cela est dit avec beaucoup de grace. Il raconte sa visite à la visionnaire de Prévorst, qui demeurait chez Kerner, et le pieux et mystique effroi qui le saisit : quoi ! ce qu’il a de plus sacré, de plus cher, de plus caché, son être, le fond le plus intime de sa personne, tout cela va être aperçu par ce regard si lucide de la visionnaire ! il n’a plus rien qui lui appartienne en propre ! N’est-ce pas le sol qui manque sous ses pas ? Et comme il attend, plein de terreur, la fatale sentence, quand tout à coup la visionnaire lui dit qu’il ne sera jamais un incrédule ! Cependant Strauss et ses amis continuaient leurs études d’université ; Hegel était mort, mais Schleiermacher agissait vivement sur leurs esprits ; le charme singulier de son exposition, la finesse aimable de sa dialectique, les remplissaient de joie et peu à peu les attiraient du mysticisme à la science. C’est au milieu de ces souvenirs doucement évoqués que le voyageur arrive chez son hôte. Puis, après une gracieuse description de la maison du poète, de son intérieur, de sa famille, il analyse avec finesse l’imagination de Kerner, le jeu de cet esprit charmant, et on voit qu’il y voudrait surprendre la naissance de la légende et du mythe. Cette ingénieuse critique, où se cachent, non sans grace, les intentions les plus sérieuses, nous amène assez naturellement à la seconde partie du livre qui porte ce titre : De ce qu’il y a d’éternel et de ce qu’il y a de passager dans le christianisme. Ce petit traité est comme un résumé très clair, un catéchisme très intelligible des étranges doctrines de Strauss ; or ce système peut se réduire à ceci, que, toute l’histoire positive de l’Évangile et toutes les formes du christianisme étant renversées par la critique, il reste toujours quelque chose de supérieur à ces formes ; quoi donc ? L’idée qu’elles contenaient, l’idée de Jésus. Jésus a atteint le plus haut point religieux, attachons-nous à cette idée, unissons-nous à Jésus, faisons qu’il soit présent en nous ; là est le christianisme, tout le reste n’est que formes vaines. Ce système qui proclame en terminant le culte du génie, et qui ne voit guère plus que cela dans le christianisme, ne renferme pas assurément de très précieuses consolations ; mais comme on y trouve plusieurs pages d’une intention tout-à-fait religieuse, et que l’auteur s’efforce, quoique vainement, de réparer les ruines qu’il a faites, il arracha aux écrivains des Annales allemandes de véritables cris de fureur. Il n’en fallait plus douter, Strauss était atteint et convaincu d’orthodoxie ; son livre sur la vie de Jésus, qui avait commencé, il y a huit ans, le bouleversement de la théologie, mille plumes empressées le signalèrent comme une œuvre timide, et, ce qui est pour ce jeune journalisme la plus sanglante des injures, l’auteur fut traité de girondin. Les montagnards, ce sont M. Feuerbach, M. Ruge, surtout M. Bruno Bauer. Qu’est-ce à dire ? M. Bruno Bauer était, il y a huit années à peine, un des champions les plus ardens des doctrines opposées ; il attaquait les impiétés de Strauss avec une colère passionnée, et maintenant le voilà qui laisse Strauss bien loin derrière lui et qui lui reproche amèrement sa circonspection, tant la pensée publique est ébranlée dans ce pays ! tant les chutes sont rapides sur ce sol miné de toutes parts ! Aujourd’hui, où en sont-ils ? à quel degré sont-ils descendus ? et comment signaler l’état de la pensée allemande ? comment espérer seulement de le faire comprendre ? Je ne l’essaierai pas. Je ne sais point de termes pour décrire ce mélange de matérialisme repoussant et de mysticisme raffiné, de lourd pédantisme et de ridicule infatuation, de prétentions scholastiques et de frivolité impertinente. Je ne sais pas non plus expliquer un si grand bruit dans un si grand vide. Il y a quelques années, M. Quinet disait de l’Allemagne qu’elle s’avançait scientifiquement dans le doute et processionnellement dans le néant ; aujourd’hui, cette procession, arrivée au terme du voyage, s’est mise tout à coup en branle avec une incroyable frénésie. Où est le nouvel Holbein qui peindra cette danse des morts ?

Pourquoi ai-je insisté sur cette situation de la théologie allemande ? C’est qu’en Allemagne tout vient de là ; c’est que l’esprit de l’Allemagne nouvelle, ce besoin de politique, cette soif du monde réel qui la travaille, tout cela sort de ces brusques mouvemens communiqués à la théologie par la pensée. L’Allemagne est, au fond, plus chrétienne qu’elle ne pense, et elle apprendra par cette expérience combien son esprit est inséparablement lié aux idées religieuses. Je sais un pays où la croyance peut disparaître pendant un certain nombre d’années ; malgré l’ébranlement profond qui en résulte, le peuple trouvera en lui certaines ressources, la fermeté, la netteté d’esprit, le bon sens, et jamais les encyclopédistes, dans leurs œuvres les plus impies, n’auraient pu perdre autant que les jeunes hégéliens le sentiment de la réalité. En Allemagne, si la théologie s’écroule, tout s’écroule avec elle ; si elle est frappée au cœur, c’en est fait, n’espérez pas la remplacer quelque temps par la force de l’esprit, par la fermeté d’une intelligence droite ; non, la pensée publique chancelle, et c’est assez d’un tel abandon pour lui renverser le sens.

Aussi, voyez quel résultat ils obtiennent aujourd’hui ! Ils ont fait cette révolution pour sortir de l’infini et prendre possession du monde réel, mais leur sacrifice est inutile. Ils n’ont pas eu le dédommagement qu’ils attendaient, car c’est précisément la réalité qui leur échappe le plus. Le principal caractère, en effet, de ce journalisme né des emportemens de la théologie nouvelle, c’est son ignorance complète de la vie, son impuissance à être quelque chose de grave, son agitation dans le vide, dans l’absence de toute idée sérieuse, le journalisme allemand s’est d’abord appliqué à répandre partout la haine de la France ; et de même que les théologiens de la jeune école hégélienne ne nous ont offert qu’une triste parodie des doctrines de Schelling et de Hegel, il est arrivé aussi que ses publicistes, depuis quelques années, n’ont fait que travestir misérablement les luttes de Goerres et de Fichte contre la France de l’empire. J’ai sous les yeux ce Mercure du Rhin, que Goerres rédigeait un an après la bataille de Leipzig ; voilà vraiment une œuvre grandiose ; c’est le journalisme dans des proportions épiques. Au lieu d’une polémique vulgaire, tout est transformé par la fantaisie de ce poète irrité. On assiste à de formidables dialogues entre l’Europe et Napoléon, un des artifices de l’écrivain étant de mettre en scène son glorieux adversaire, et de lui faire publier ses plus secrètes pensées. L’épilogue de ce drame, écrit avec toutes les passions du moment, ce sera, si l’on veut, ce discours étrange que Goerres met dans la bouche de l’empereur, et que le grand exilé adresse à la France du fond de son île : « Ô peuple que j’ai conduit jusqu’ici, la puissance qui m’a envoyé t’avait choisi pour être mon instrument. Comme tu n’avais ni caractère ni forme propre, je t’ai donné la mienne, et je te la laisse en héritage. Ils m’ont chassé de ton sein, mais tu es moi, et ils ne m’auront pas détruit tant qu’ils ne seront pas parvenus à t’anéantir toi-même. J’ai vaincu la révolution, mais maintenant je te la souffle dans l’ame. Le feu qui me brûlait, je te l’ai versé dans la poitrine, et bien que sa fureur soit toute comprimée en toi, bien qu’il ne jette qu’une faible lueur, il éclatera un jour en gerbes de flammes. La discorde est devenue le fond même de ton être, et la haine empoisonne ton sang. Un démon sauvage et insensé a pris possession de ton cœur ; les vieilles chansons de ton berceau ne le conjureront pas. Je t’ai fait un besoin de la guerre… »

C’est ainsi que Goerres voulait armer l’Europe entière contre nous. Au milieu de ces luttes gigantesques, je comprends cette polémique, et je sais que je puis honorer, dans ce fougueux pamphlétaire, un noble et sérieux ennemi ; mais, trente ans après la bataille, ressusciter les vieilles haines, essayer de rajeunir les plus absurdes préjugés, et par une basse jalousie de la France, descendre contre elle à de ridicules colères, était-ce là le devoir de cette presse nouvelle ? Était-ce pour cela qu’il était si urgent d’interrompre les destinées de l’Allemagne, et, de quitter si brusquement les spéculations de la pensée ? On ne sait pas assez en France jusqu’à quel degré de puérilité et de barbarie peut s’abaisser ce peuple que nous persistons à nous représenter comme le plus sérieux de la terre. Je reconnais volontiers qu’il ne faut pas trop se préoccuper de ces insultes, et qu’elles sont plus tristes pour l’Allemagne qu’effrayantes pour la France ; mais si ces écrivains étaient assez calmes pour m’entendre, je voudrais leur dire : Que vous êtes loin de 1831 ! et que votre erreur est profonde, si vous pensez avoir reproduit l’enthousiasme de cette époque ! Ouvrez les livres de Goerres, relisez les chansons de Arndt ; n’y voyez-vous pas, avant toute chose, cet orgueil de la loyauté allemande ? Ne sentez-vous pas comme ils réveillent dans le cœur de leur peuple tous les bons instincts qui font sa force ? Est-ce l’envie, sont-ce les passions mauvaises qu’ils allument ? N’est-ce pas la droiture, la loyauté, toutes les vertus de ce peuple qu’ils invoquent et qu’ils appellent au secours de la vieille Allemagne ? Cessez donc de croire que vous êtes les fils de ces hommes de cœur ; ils ont fondé l’esprit national, et vous l’avez détruit. N’admettez-vous pas, en effet, qu’il n’est qu’un seul moyen de ranimer cet esprit, à savoir de susciter, de mettre en lumière ce qui forme le fond même de la nation, ces instincts, ces vertus qui appartiennent aux hommes d’une même race, et sont comme la patrie spirituelle où ils s’unissent ? Or, vous avez fait tout le contraire. Quoi donc ? Aimez-vous mieux prétendre contre moi que l’esprit de votre peuple n’est plus la loyauté, la franchise, la droiture, la sympathie généreuse, et que c’est sur l’envie et le mensonge qu’il faut fonder aujourd’hui les destinées de l’Allemagne ? Je vous conseille d’aborder franchement cette thèse ; elle éclairera tant d’honnêtes gens que vous avez conduits, les yeux fermés, à ces luttes impies.

Depuis quelque temps, les affaires intérieures de l’Allemagne ont fait un peu cesser ces invectives de la presse contre nous. Les évènemens dont je parlais tout à l’heure, l’exil de l’école hégélienne, la destitution de M. Bruno Bauer, prononcée la même année, la résistance enfin que la Prusse opposait aux violences des doctrines nouvelles, attiraient naturellement toute l’attention de la presse allemande. Les gouvernemens qui avaient vu avec plaisir s’enraciner dans l’esprit du peuple cette haine du nom français, furent attaqués a leur tour, et, comme cela arrive nécessairement, dès qu’il a fallu réclamer quelques libertés, on s’est souvenu que ce peuple de France n’était pas tout-à-fait inutile au monde, et qu’il représentait une certaine somme de vérités et de croyances qu’on pouvait invoquer. Nihil sine Gallis, c’était l’opinion de l’Europe au moyen-âge, et on dit que M. Ruge va reprendre cette vieille et sainte devise. Nous ne nous sommes ni effrayés ni affligés des injures de la presse allemande, nous ne devons pas plus nous enorgueillir de ses hommages. Assistons avec sympathie au développement de l’Allemagne, en souhaitant surtout à ce pays de retrouver le génie idéaliste qui nous le faisait aimer.

Jusqu’à présent, en effet, il ne semble pas que ce besoin de la vie pratique, que ces préoccupations d’une politique étroite, si peu conformes à l’esprit allemand, puissent profiter beaucoup à sa gloire. La politique, qui envahit tout dans ce pays, a déjà produit plus d’une œuvre, et on peut apprécier aujourd’hui ses résultats. Un esprit mesquin s’empare, hélas ! de la poésie et lui retranche l’idéal. Personne n’y a plus contribué que les écrivains des Annales de Halle. Les deux fondateurs de ce recueil, MM. Ruge et Echtermeyer, avant de se jeter dans la polémique, étaient connus par des études assez sérieuses sur l’art et la poésie ; mais bientôt, appliquant à ces études les principes dont ils s’étaient faits les apôtres, ils furent amenés à prêcher une poétique toute grossière. Une religion sans dieu, un art sans idéal, c’était là le bien absolu qu’on avait enfin réalisé. M. Ruge attaquait d’abord l’école romantique, mais bientôt on vit que sous ce nom c’était l’essence même de toute poésie qui était condamnée. Ruckert, le dernier des maîtres chanteurs, fut attaqué avec cynisme. Et pourquoi tous ces affronts à la vraie poésie nationale ? Pour introduire sur ses ruines on ne sait quels écrivains obscurs et médiocres. Quoi de plus ? On avait purifié le ciel, selon M. Bruno Bauer, en rejetant Dieu ; il restait à purifier les horizons de l’Allemagne, à chasser, comme les fantômes d’une superstition surannée, toutes les filles des maîtres, toutes les créations d’un art trop spiritualiste. Les chastes héroïnes de Goethe, de Schiller, de Jean Paul, de Klopstock, Thécla, Clara, Liane, Linda, Marguerite, Abbadona, s’évanouirent dans le vide, et M. Herwegh put accorder sa lyre. Je m’assure que M. Herwegh n’eût pas obtenu le succès immérité qu’on lui fait dans son pays, si le gouvernement prussien n’avait commis la faute grave de vouloir entraver les premières apparitions de cette poésie politique. La destitution violente dont M. Hoffmann de Fallersleben fut frappé, il y a deux ans, pour son recueil de chansons, fit accueillir avec empressement ce poète nouveau, plus jeune et plus ardent. M. Herwegh est presque devenu un chef de parti, et il publie à Zurich un journal qui est, depuis la suppression des Annales de Halle, l’organe le plus violent de la jeune Allemagne. Que dire enfin ? Cette fièvre de politique est partout : c’est M. Herwegh, c’est M. Prutz, c’est M. de Sallet, qui croient avoir trouvé la véritable poésie de leur pays ; c’est un historien littéraire, M. Gervinus, qui dans ses études, estimables d’ailleurs, sur le développement de la poésie allemande, ne juge toutes choses qu’à ce point de vue si vulgaire de l’utilité pratique, de l’utilité immédiate ; ne soyez pas surpris s’il condamne, sous le nom d’art romantique, tout ce qui porte les reflets d’un idéalisme qu’il ne sait pas comprendre. L’Allemagne a renoncé à ce qui faisait sa gloire, elle a essayé de l’action, mais c’est un génie qui lui manque. Je vois bien qu’elle repousse ses poètes, mais je cherche vainement par quels écrivains politiques elle les a remplacés, et j’ignore quel est son publiciste depuis Louis Bœrne. Pauvre et honnête Louis Bœrne ! si franc, si loyal, si convaincu ! C’est le modèle qu’il faut recommander sans cesse à ses successeurs ; ses écrits, remplis de sérieuses études et animés, malgré un point de vue différent, de véritables sympathies pour la France, seront toujours pour eux un exemple et un reproche.

Toutefois, la crise où les peuples allemands sont engagés était inévitable peut-être, et je ne voudrais pas que mes paroles eussent été trop dures. Dans ce travail qu’ils font pour atteindre leur unité, comment n’aurait-il pas des heures douloureuses ? Au moment où l’Allemagne était le plus divisée, et lorsque le nord et le midi, séparés par l’épée de Napoléon, se combattaient, on vit l’unité se fonder d’abord dans l’esprit, dans la pensée, dans la poésie ; les poèmes de Goethe, les drames de Schiller, les systèmes des philosophes, de quelque pays qu’ils vinssent, furent comme la patrie véritable où des milliers d’hommes, ennemis dans le monde d’ici-bas, se reconnurent et se saluèrent. Sans doute cette union première était plus grande, plus noble, et il y avait là une beauté toute sainte ; mais cela ne suffisait pas, et je comprends qu’il ait été nécessaire d’accomplir dans le monde réel ce qui avait été obtenu par les idées. Ce travail est rude et périlleux. Si l’Allemagne ne s’y montre pas aussi belle qu’autrefois, c’est la condition, après tout, de cette tâche nouvelle. Qu’on la blâme ou qu’on la plaigne, si on la voit renoncer complètement à ce qui faisait sa force et se livrer en proie au vertige qui l’a frappée, il ne faut pas cesser de la rappeler à elle-même et à son génie.

Que résulte-t-il de ce qui précède ? Je disais en commençant que tout se porte en Allemagne vers l’unité, vers un mouvement commun d’idées, et que cette tendance doit établir quelque part un centre actif qui dominera le reste de l’Allemagne, bien que ce pays n’ose pas encore se l’avouer à lui-même. Les universités secondaires, qui autrefois représentaient chacune un esprit particulier, s’effacent de plus en plus, et il eût été, à cause de cela, inutile et impossible de les faire entrer dans cette étude. Trois villes seulement, les trois capitales de l’Allemagne, ont conservé une physionomie distincte, et parmi ces trois villes, il y en a une qui chaque jour attire à elle le mouvement de l’esprit, et devient le foyer unique des travaux de la pensée. Bien que la Prusse n’ait plus aujourd’hui, comme sous Frédéric-Guillaume III, la direction calme et régulière de la science, elle est toujours le centre de la vie. C’est dans son sein que se passent les agitations dont je viens de parler. On l’attaque, on lui adresse les reproches les plus amers ; mais ces mécontentemens attestent encore le haut rang qu’elle a conquis. Pourquoi, parmi tant d’écrivains, n’en est-il un seul qui, dans les questions générales, s’adresse à l’Autriche ou à la Bavière ? Parce que c’est la Prusse toute seule, ils le savent bien, qui est chargée désormais des destinées de l’Allemagne. Tandis que l’Autriche se retire de plus en plus de la société germanique, tandis que, tournée vers le midi, elle ne peut empêcher ses provinces slaves de parler plus haut qu’elle et de chercher dans leurs traditions une vie qu’elle n’a pas, tandis que Munich s’habitue chaque jour davantage à ne plus être qu’un lieu de repos, une paisible assemblée de vieillards lassés de la vie, la Prusse, au contraire, demeurera toujours le champ de bataille des idées allemandes. Pour tout dire enfin, les états du midi possèdent des constitutions ; mais qu’est-ce que ces fictions vaines tant que la Prusse n’aura pas tenu ses promesses sur ce point ? Une constitution sérieuse, la liberté de la presse, la publicité des tribunaux, pour que toutes ces choses, depuis si long-temps espérées, aient une valeur réelle, il faut, c’est la ferme pensée de l’Allemagne, il faut que ce soit la Prusse elle-même qui les accorde. Il est vrai que, troublé par ce mouvement de la politique, surpris et jeté hors de ses voies, l’esprit allemand a paru abandonner sa grandeur, et le tableau que nous avons présenté est triste et pénible ; mais ce n’est là, nous l’espérons, qu’une crise passagère, et le génie de l’Allemagne en sortira victorieux. Quant à ce besoin d’unité, marque certaine de la maturité des peuples, fera-t-il plus encore ? Faudrait-il croire qu’il doit mettre un jour entre les mains de la Prusse le gouvernement politique, comme il lui a donné déjà le gouvernement intellectuel ? Telle est, je le sais bien, la secrète ambition de l’Allemagne du nord ; mais cela ne saurait arriver sans une révolution considérable et qu’il est impossible de prévoir. Toutefois, ce gouvernement littéraire conduit certainement à l’autre, et à moins que l’Autriche et la Bavière ne lui enlèvent un jour cette supériorité, il est certain que la Prusse peut attendre les évènemens avec confiance ; car si l’antique unité du moyen-âge allemand devait se reconstituer, si le trône de Barberousse, brisé par la réforme, devait se relever un jour, celui-là n’y aurait-il pas des droits qui se serait chargé des destinées de la pensée ? ne serait-il pas nécessaire, enfin, que, parmi les successeurs de l’empire, le sceptre appartînt au plus digne ?


Saint-René Taillandier.
  1. Cet écrit vient d’être traduit en français. in-8o, librairie d’Amyot, rue de la Paix, 6.
  2. Voyez ce portrait de Gans dans la livraison de la Revue du 1er  décembre 1839.