Situation des esprits à Constantinople

CONSTANTINOPLE. — Situation des esprits. — Constantinople est calme, mais il y a de la fermentation dans la bourgeoisie, que travaillent les affiliations des janissaires. Cependant je pense que la frayeur n’a pas été aussi grande parmi les Turcs que parmi les rayas et les Francs, qui, lorsque le danger fut passé, prêtèrent aux autres une partie de leurs craintes. En lisant les correspondances particulières des journaux européens, on dirait souvent que ce sont les confidences de certains politiques qui, chaque jour, se réunissent au café Memich[1], à Galata, pour se communiquer leurs nouvelles ; c’est là que se trouve le foyer de la terreur. À les entendre, la Turquie est perdue quand leur commerce va mal.

… Avant que d’arriver à Constantinople, nous avions débarqué à Smyrne. En nous rendant de Smyrne à Moalitch, nous rencontrâmes des détachemens de troupes turques, qui rentraient dans leurs foyers. Nous ne fûmes insultés de personne : la plupart des soldats étaient pourtant armés. Ils ne paraissaient pas abattus, mais tristes et pensifs ; on eût dit qu’ils ne devaient ouvrir la bouche que lorsqu’ils seraient de retour dans leurs villages. Un petit nombre toutefois avait conservé son insouciance habituelle. Parmi eux se trouvaient des exilés, des anciens conspirateurs janissaires. Ceux-ci marchaient la tête haute, se tenant en groupes, et ne se mêlant point aux autres. On aurait cru qu’ils exécutaient une retraite, mais en méditant une nouvelle attaque. Dans un café établi au milieu des champs, nous voulûmes interroger un de ces janissaires, qui, par ses nobles manières, me faisait penser aux chefs montagnards de Walter Scott. Il nous raconta naïvement tout ce qui s’était passé ; puis il ajouta : «  Je suis le chef, et voici mes compagnons. » Son air fier et résigné semblait dire : « Rien n’est désespéré ; nous pourrons réussir une autre fois. » À un signe de cet homme, tous se levèrent et se mirent en route. Ils s’étaient arrêtés peu de temps ; lui seul avait parlé.

Les habitans des villes sont généralement mécontens. Ils n’examinent que leur position, sans songer aux circonstances malheureuses où se trouve le pays. « Nous payons, disent-ils, beaucoup d’impôts. On mettra un droit sur le tabac. Que devenir ? Sultan Mahmoud est un tyran ! » Cependant chacun tremble à son nom, et sa fermeté en impose aux plus mutins. Malgré tout cela, il existe du patriotisme au fond de ces ames. À Ansur, un soldat revenu de Silistrie racontait ce qu’il avait vu. Sa figure animée et pleine d’expression me rappelait celui qui, le jour de la défaite des janissaires à Constantinople, racontait dans le grand champ des morts[2] ce qui venait d’arriver. Vous vous souvenez sans doute encore de l’impression qu’il fit sur nous. Celui d’Ansur, assis à la porte d’un café, entouré d’amis qui venaient lui presser la main, entra dans tous les détails du siége, et déclara qu’on avait été obligé de se rendre, faute de vivres et de munitions. Il loua la manière généreuse avec laquelle les Russes avaient agi à leur égard. Les assistans l’écoutaient en silence, sans laisser percer la moindre émotion. Il parla ensuite de la belle tenue des troupes ennemies, de leur discipline, de leur grand nombre et de l’impossibilité de leur résister. À ces mots, la plupart laissèrent échapper leurs pipes de leur bouche ; à peine s’ils pouvaient la tenir dans la main. Une douleur profonde avait pénétré dans tous les cœurs. L’orateur interrompit son récit. Je m’approchai alors de lui, et lui demandai ce que faisait Hussein-Pacha. « Quant à celui-là, reprit-il avec feu, il ne s’endort pas : toujours actif, intrépide, il n’a cessé de harceler l’ennemi. » Ce dernier trait ranima un peu l’auditoire, qui se sépara presqu’aussitôt. Chacun, en s’éloignant, murmurait tout bas le nom d’Hussein, et semblait reprendre plus de confiance dans l’avenir.

V…
Constantinople, 10 janvier 1830.
  1. La Petite Provence des négocians francs à Constantinople.
  2. Cimetière de Constantinople.