Situation de la France vis-à-vis de l’Angleterre


DE
LA SITUATION DE LA FRANCE
VIS-À-VIS DE L’ANGLETERRE
À PROPOS DE LA POLITIQUE DU MINISTÈRE DANS L’OCÉANIE.

Depuis ces dernières années surtout, on a pu observer dans l’esprit public en France deux dispositions déplorables : en présence d’une difficulté, d’un danger, d’une crise, on s’émeut, on s’agite, on s’effraie avec une vivacité qui laisse peu de place à la réflexion ; puis, la difficulté aplanie, le danger détourné, la crise apaisée par une solution telle quelle, on s’abandonne avec un laisser-aller non moins irréfléchi à une confiance oublieuse, et il semble qu’on ne puisse se reposer que dans l’excès de l’insouciance du trouble d’inquiétudes exagérées. On ne saurait faire trop d’efforts pour corriger ces incertitudes, ces oscillations désordonnées de l’opinion publique ; et comme la fâcheuse conséquence qui en résulte est d’empêcher le pays d’envisager ses intérêts avec calme et avec fermeté, comme elles lui ravissent le bénéfice de l’expérience que les peuples, de même que les individus, doivent retirer des épreuves qu’ils traversent, nous croyons que la manière la plus efficace de lutter contre ces dispositions regrettables est d’appeler la discussion sur les évènemens qui ont préoccupé l’opinion, avant que les impressions qu’ils ont fait naître aient pu être entièrement effacées, au moment même où ils viennent de s’accomplir, et où les enseignemens qu’ils portent en eux doivent parler avec le plus d’autorité. C’est ce qui nous décide à donner, dès aujourd’hui, quelques développemens aux réflexions que l’affaire de Taïti nous suggère.

Le différend auquel a donné lieu l’expulsion de M. Pritchard des îles de la Société a mis en question, avec une gravité et sous une forme nouvelle, la situation de la France envers l’Angleterre, et a montré par des faits très significatifs la portée de la politique du cabinet du 29 octobre.

Le point le plus important de cette complication n’est pas en effet, à mon avis, le dénouement par lequel on la dit terminée. Je ne crois pas que le plus grand intérêt de l’affaire de Taïti soit dans la solution que le cabinet a donnée à cette affaire. Il me paraît évident d’abord qu’il n’est pas aujourd’hui possible de discuter complètement cette solution. Sans doute, l’arrangement, tel qu’il est présenté par les amis mêmes du ministère, peut être à bon droit critiqué ; sans doute, dans la prétention du ministère à n’exprimer qu’un regret, et dans la concession d’une indemnité qu’il accorde à M. Pritchard, cet arrangement présente une contradiction qui, de quelque manière qu’elle soit plus tard expliquée, ne pourra faire honneur au cabinet ; sans doute, des conjectures fort plausibles et des révélations dignes de confiance permettent déjà de porter un jugement sévère sur la solution même dont le ministère voudrait se réjouir comme d’une victoire. Cependant le ministère tend ici des embûches au débat. Devant son silence, comment apprécier les termes de l’arrangement ? Que dire des faits qui lui ont servi au moins de prétexte, lorsqu’il tient ces faits enveloppés d’obscurité ? Savons-nous ce qu’il y a eu de blâmable ou de blâmé dans la conduite de M. d’Aubigny ? Savons-nous de quelle mesure de blâme M. Bruat a jugé digne la conduite de son lieutenant ? Il peut y avoir dans tout cela pour le ministère de délicates questions, d’où il est vraisemblable que son honneur sortira dangereusement atteint. Mais les grandes questions ne sont pas là : lors même que le différend soulevé par M. Pritchard aurait été terminé par le ministère sans compromis fâcheux, la portée de ce différend n’en serait pas moins fatale pour lui. Il y a toujours, et avant tout, à demander compte au ministère de la situation dans laquelle il a conduit la France vis-à-vis de l’Angleterre. Il y a à porter un jugement sur sa politique dans l’Océanie, si promptement éclairée par de si tristes résultats.

L’attitude et le langage du ministère et de ses amis, durant la crise et les premiers momens qui ont suivi la solution, donnent à notre situation vis-à-vis du royaume-uni un singulier caractère de gravité. L’attitude du ministère a été la consternation ; le langage de ceux qui l’approchent autorisait toutes les craintes. Nous connaissons des personnes à qui M. Guizot, même après la solution, a témoigné un découragement profond au sujet de l’alliance anglaise ; nous en savons d’autres auxquelles, après la solution également, il a découvert des pensées toutes différentes : il affirmait à celles-ci qu’il n’avait jamais craint une rupture violente ; il leur donnait les apparences timorées de sa conduite et de son langage pendant un mois pour un coup de fine diplomatie. À l’entendre, il aurait voulu effrayer tout le monde, afin de faire tourner à son profit les craintes qu’inspirerait à tout le monde une perspective sérieuse de guerre. Au fond, quelle peut être à ce sujet la pensée véritable de M. le ministre des affaires étrangères ? Est-il sincère, lorsqu’il se présente comme n’ayant jamais chancelé dans sa confiance ? ou bien, rassuré par l’évènement, suit-il la pente naturelle qui le porte d’ordinaire à dresser après coup des théories sur les faits accomplis ? Faut-il le croire plutôt dans l’expression de ses craintes ? Les défiances et l’irritation qu’il a soulevées en France, la mauvaise humeur, la colère qu’il a rencontrées dans le gouvernement anglais au début du dernier conflit, l’ont-elles fait réellement désespérer du maintien du bon accord entre les deux pays ? Son amour-propre déçu lui présente-t-il comme supérieure à d’autres forces que les siennes une tâche contre laquelle il a lui-même échoué ? Je ne me prononcerai pas sur ces questions. Je ne demanderai pas quelle est l’opinion que M. Guizot garde pour lui-même ; je demanderai plutôt celle qu’il peut avoir intérêt à faire partager au public et aux chambres, celle qu’il peut du moins avoir intérêt à faire insinuer par les personnes qui l’entourent, afin de la propager dans le pays. Pour ma part, si M. Guizot, en supposant qu’il ne les ait pas partagées lui-même, a pu croire, en d’autres circonstances, d’une bonne tactique de répandre des appréhensions sur la conservation de la paix avec l’Angleterre, j’incline à penser qu’il ne renoncera pas à un expédient qui lui a déjà réussi. C’est peu s’exposer à se tromper, et ce n’est pas d’ailleurs calomnier le ministère que de prendre son passé pour garant de son avenir, et de s’attendre à le voir employer encore, pour arracher aux chambres le vote de l’indemnité stipulée en faveur de M. Pritchard, le moyen dont il s’est déjà servi pour obtenir la sanction du désaveu de M. Dupetit-Thouars.

Qui ne voit cependant les funestes effets de cette tactique ? Sans doute, de la part d’un ministère qui s’est présenté comme apportant au pays le bénéfice d’une entente cordiale avec l’Angleterre, d’un ministère qui se donne pour investi de la considération et de la confiance des hommes d’état anglais, il y a quelque chose d’illogique à montrer ainsi l’Angleterre toujours prête à en appeler contre nous et contre l’équité aux menaces et à la guerre. Si tel est le bon accord que le ministère nous procure avec l’Angleterre, entre quelles mains cet accord pourrait-il avoir pour nous de pires résultats ? On a vu précisément dans l’affaire de M. Pritchard un des plus graves inconvéniens de cette tactique. Ces paroles si risquées de sir Robert Peel qui ont envenimé la difficulté dès le début, qui l’ont grossie outre mesure, qui étaient au fond la plus grosse et la seule difficulté, ces paroles n’ont-elles pas été inspirées par l’attitude que le ministère avait prise devant les chambres à propos du désaveu de l’amiral Dupetit-Thouars ? Mais là encore n’est pas le plus grand danger. Cette habitude, devenue familière au ministère, de montrer l’Angleterre sans cesse disposée à prendre les armes, cette habitude d’évoquer à chaque instant la guerre est le seul péril grave qui menace la paix. Il n’est pas d’imprudence plus fatale et plus coupable peut-être que de se jouer ainsi de la guerre et des préoccupations qu’elle inspire : c’est par une pareille conduite que l’on s’expose à la faire éclater sans intérêt, presque sans cause, au choc des plus absurdes préjugés ou des passions les plus insensées. On trompe par-là, de la manière la plus fatale, les deux pays l’un sur l’autre : on fait croire à l’Angleterre que la guerre est une menace irrésistible et d’un succès infaillible pour venir à bout de la France ; on accoutume l’Angleterre à prodiguer cette menace ; on l’expose à se méprendre sur les moindres résistances qu’il lui arrive de rencontrer chez nous ; à la moindre opposition que ses exigences peuvent éprouver en France de la part même des hommes les plus modérés et les plus prudens, on lui fait croire que tout le monde parmi nous, sauf le cabinet, veut la guerre avec l’Angleterre. C’est ainsi qu’une irritation injustifiable, qu’une colère sans fondement, arrivent à troubler le jugement, ordinairement si calme et si circonspect, d’hommes tels que sir Robert Peel et le duc de Wellington. Je le répète, je ne sais si le cabinet est aujourd’hui sincère dans les craintes qu’il exprime sur la situation ; mais, à force de les manifester, il en a fait un véritable danger qui plane sur les rapports des deux pays, qui les sépare chaque jour plus profondément, qui les accoutume à se défier l’un de l’autre, à s’irriter l’un contre l’autre, qui les prépare à l’idée de se trouver, à un moment plus ou moins rapproché, en hostilité, en lutte réelle. On ne saurait compromettre davantage le grand intérêt de la paix, et on ne saurait le compromettre avec moins de raison. Pour détourner ce danger, on ne peut mettre trop d’insistance à faire réfléchir froidement les deux pays sur les dispositions réciproques que leurs intérêts sérieux doivent leur inspirer, et sur la véritable situation dans laquelle ils sont placés l’un envers l’autre.

Les intérêts réels des deux peuples peuvent-ils leur commander, je dirai plus, leur permettre de faire appel à l’argument extrême de la guerre dans les débats qu’ils sont exposés à voir s’élever entre eux ? Doit-on enfin faire disparaître cette perspective de la guerre entre l’Angleterre et la France, qui obscurcit la raison des deux pays et les expose à de si funestes malentendus ? Une alliance est-elle, au contraire, naturelle, justifiable, possible ? Quelles en sont les conditions normales et raisonnables, et comment doit-elle être comprise et pratiquée ? Nous croyons qu’il n’est pas de questions sur lesquelles il soit aujourd’hui plus important de porter un examen calme et prompt.

C’est par la situation de l’Angleterre vis-à-vis de la France qu’il nous paraît naturel de commencer cet examen, puisque c’est à l’Angleterre que le ministère attribue l’attitude menaçante et les résolutions les plus redoutables pour la paix. Serait-il donc vrai que la situation de l’Angleterre lui prescrivît ou lui permît de braver contre nous la guerre, de la risquer sur les affaires les plus minces, ou, à vrai dire, sur les plus frivoles prétextes ? Cette question se subdivise : elle conduit à rechercher si l’Angleterre, dans son ensemble, comme nation et comme état, a ou non des intérêts à substituer la guerre à la paix dans ses relations avec la France, et quels peuvent être aussi vis-à-vis de nous les intérêts et les dispositions des deux grands partis qui se disputent le gouvernement de l’empire britannique.

Ces questions sont parfaitement éclaircies par l’histoire. L’Angleterre nous a fait la guerre depuis un demi-siècle pour de grands intérêts ; ces intérêts subsistent-ils aujourd’hui ? Lorsque l’Angleterre nous déclara la guerre en 1793, elle alléguait de puissantes raisons, et je crois qu’elle était tout-à-fait sincère dans l’appréciation du motif par lequel elle fut déterminée. Qu’on le remarque : elle fut la dernière des puissances principales de l’Europe à rompre avec nous ; elle attendit jusqu’à la mort de Louis XVI. Le motif prépondérant qui la décida fut la crainte de la propagande révolutionnaire ; les écrits et les discussions parlementaires de cette époque ne permettent pas d’en douter ; ce qui le prouve plus fortement encore, c’est la scission qui s’opéra dans le parti whig. Ce furent des whigs, les partisans les plus convaincus et les plus dévoués de la constitution anglaise, qui témoignèrent, dès le principe, les alarmes les plus vives, les répugnances les plus profondes à l’égard de la révolution française. Il suffit de nommer Burke et de rappeler sa polémique ardente contre notre révolution. Il est certain que ce fut la scission des whigs qui permit à Pitt, qui le força même de se réunir à la coalition européenne. Il n’est pas moins certain que les membres si importans du parti whig qui se séparèrent de Fox et se déclarèrent contre la France, que le duc de Portland, le comte de Fitz-William, Burke, Windham, et plusieurs autres, effrayés par des théories prêchées dans des associations nombreuses et actives, affiliées aux jacobins, n’abandonnèrent ainsi leurs anciennes amitiés que sous l’impression des périls dont ils croyaient la constitution anglaise menacée par les principes révolutionnaires[1]. Ce n’est pas ce motif assurément, ce n’est pas la crainte des dangers dont nous pourrions menacer sa constitution, qui déterminerait aujourd’hui l’Angleterre à nous faire la guerre ; ce ne serait pas davantage le motif qui l’anima dans la lutte contre Napoléon : il est trop évident que le gouvernement de 1830, et nous sommes loin de l’en blâmer, ne nourrit pas contre l’Angleterre les desseins acharnés et gigantesques de la politique impériale.

Aucune considération d’intérêt défensif n’impose la guerre à l’Angleterre. Quelque intérêt d’une nature différente la sollicite-t-il à l’agression ? Si la guerre ne lui est pas commandée comme une nécessité, lui serait-elle suggérée par un calcul ?

Il est bien évident d’abord que l’Angleterre ne saurait se proposer, dans une guerre contre la France, aucun agrandissement de territoire. Que peut nous envier l’Angleterre ? A-t-elle, comme au siècle dernier, à nous disputer la possession du nord de l’Amérique aux sources de l’Ohio ? A-t-elle à nous ravir le Canada ? Quelque nouveau Dupleix rêvant de substituer un empire européen à la vaste domination du Grand-Mogol peut-il exciter l’émulation d’un nouveau Clive ? L’Angleterre, qui a fait si bon marché de ses colonies des Indes occidentales, voudrait-elle s’emparer des petites îles que nous avons encore aux Antilles ? L’Angleterre, qui a tant de colonies dont elle n’a à disputer les richesses qu’au sol, dont elle n’a à faire la conquête que par la culture, voudrait-elle nous remplacer dans l’Algérie ? Que voudrait donc l’Angleterre contre nous ? Oserait-elle, nous attaquant dans notre existence même, nous forcer à demander secours aux terribles désespoirs dont parle le vieil Horace ?

Lorsqu’on attribue à l’Angleterre la pensée de la guerre, c’est par un autre intérêt qu’on la suppose dirigée : c’est sa constitution économique et les besoins de son industrie que l’on considère. On se souvient que, durant les luttes de la république et de l’empire, l’industrie et le commerce britanniques ont pris un développement immense ; on se rappelle que, malgré les charges énormes que la guerre imposait à ses finances, la prospérité intérieure du royaume-uni s’est accrue avec une rapidité prodigieuse et dans des proportions colossales ; on sait également que les profits de l’industrie anglaise ont diminué depuis la paix, que ses embarras, au contraire, se sont chaque jour multipliés depuis lors, que c’est à la suite de la pacification du monde que l’industrie anglaise s’est trouvée soumise à ces dilatations maladives et à ces contractions douloureuses que les fiévreux soubresauts de la concurrence et des crises commerciales amènent périodiquement à des époques rapprochées et comme avec une nécessité mathématique. On compare donc l’Angleterre durant la guerre à l’Angleterre durant la paix, et l’on conclut que l’état de guerre est celui que préfèrent les intérêts économiques du royaume-uni. Cette conclusion est fausse. Les prospérités de l’Angleterre durant les guerres de la république et de l’empire ne tiennent pas à l’Angleterre seule ; elles sont la conséquence de la situation du reste du monde à cette époque. Cette situation était celle-ci : tandis qu’en Angleterre de magnifiques découvertes dans les sciences mécaniques venaient donner aux forces industrielles une multiplication de puissance miraculeuse, tandis que les capitaux accumulés déjà en Angleterre se trouvaient ainsi posséder des instrumens qui mettaient leurs produits au-dessus de toute concurrence étrangère, le continent européen, dévasté par la guerre, était détourné des préoccupations industrielles et commerciales. L’Europe se battait, elle s’épuisait, elle se ruinait dans la guerre ; mais l’Angleterre produisait pour elle, elle lui vendait ses produits, et elle réalisait d’énormes bénéfices, dont elle plaça une partie considérable, environ 15 milliards, dans les emprunts que les besoins de sa politique lui firent contracter.

Une guerre avec la France ramènerait-elle une situation semblable ? C’est impossible. En supposant, ce qui est invraisemblable, ce que le ministère est inexcusable de laisser dire par ses journaux, que les grandes puissances européennes dussent toujours faire cause commune avec l’Angleterre dans une guerre contre la France, l’Angleterre ne trouverait plus les mêmes avantages. À la faveur de la paix, la grande industrie a pris partout dans le monde des racines indestructibles. Partout, l’Angleterre le sait bien, puisque c’est par là qu’elle souffre, partout, et c’est le fait capital de la situation actuelle, il s’est constitué ou il se constitue des nationalités économiques, si l’on peut s’exprimer ainsi. De quel intérêt serait-il donc pour l’Angleterre d’entreprendre la guerre contre la France ? Les manufactures belges lui feraient-elles pour cela une concurrence moins redoutable ? Avec les bombes qu’elle viendrait lancer sur nos ports, avec les boulets dont elle percerait nos vaisseaux, ferait-elle brèche à cette enceinte du Zollverein qui s’élève chaque jour devant le flot refoulé de ses produits ? Pour détruire nos escadres, croit-elle qu’elle obtiendrait des concessions du tarif américain, et pendant qu’elle porterait contre nous l’effort de sa marine, s’imagine-t-elle que les cotons manufacturés des États-Unis, qui lui disputent avec avantage les marchés de l’Amérique méridionale, cesseraient la lutte qu’ils soutiennent déjà contre ses propres produits jusque dans l’Inde et en Chine ? Les intérêts industriels ne peuvent donc rien gagner à provoquer la guerre. Nous n’énumérerons pas les avantages qu’ils ont à la conjurer, à la prévenir : n’est-il pas évident, au contraire, qu’ils offrent bien plus de prise que les nôtres à l’agression, par la seule raison qu’ils embrassent un cercle plus vaste, qu’ils sont dispersés sur d’immenses espaces ? D’ailleurs la guerre, qui vient déplacer violemment les courans des intérêts, et en cela seul elle est un fléau immédiat que repoussent les intérêts industriels, la guerre commence et finit toujours par une crise commerciale.

L’Angleterre, comme nation et comme état, n’a pas de motif raisonnable pour susciter une guerre qui, de la part de la France, étant une guerre défensive, nous pousserait à de tels efforts et remuerait en nous des ressentimens si profonds, qu’elle pourrait préparer au royaume-uni les plus terribles catastrophes. Y aurait-il cependant un parti en Angleterre qui, dans un intérêt d’ambition et par une nécessité de situation, pût être porté à braver tous ces périls ?

Je crois que sur les dispositions des deux grands partis qui occupent tour à tour le pouvoir en Angleterre, on tombe communément en France dans l’erreur où conduisent les idées toutes faites, les préjugés. Je crois que nous nous sommes laissé tromper, dans l’appréciation des sentimens du parti whig et du parti tory à notre égard, par quelques souvenirs qui sont devenus des lieux communs. Nous pensions avoir défini, une fois pour toutes, et sans avoir plus à y revenir, les whigs et les tories ; nous regardions les whigs comme naturellement nos amis, et les tories comme naturellement nos adversaires. L’étonnement douloureux que les évènemens de 1840 nous ont donné n’a pas été tout-à-fait une leçon. La vieille habitude a peut-être, dans plus d’un esprit, repris son empire. On veut croire encore en plus d’un endroit que la cause de la France trouverait au besoin plus de sympathie chez les whigs. Il y a dans cette appréciation routinière une erreur qu’il importe de dissiper.

C’est d’abord une faute de compter sur des sympathies permanentes dans un parti. L’histoire de l’Angleterre le prouve bien. Les whigs et les tories ont été tour à tour et successivement amis et ennemis de la France ; la situation des affaires et leurs intérêts en décident. Les tories ont été alliés de la France sous la reine Anne pendant le ministère de Harley et de Bolingbroke. La portion des whigs à la tête de laquelle était Robert Walpole conserva des relations pacifiques et amies avec la France sous le gouvernement de ce ministre. Lord Chatham était whig, c’est un des hommes d’état anglais qui ont fait le plus de mal à la France. Jusqu’à la révolution, Fox déclama contre notre pays ; lors du traité de commerce de 1786, c’était Pitt qui défendait l’alliance française, c’étaient Fox et ses amis qui l’attaquaient, et à cette époque le comte Grey, qui devait plus tard inaugurer l’union des deux pays sous le ministère auquel il a donné son nom, mais qui débutait alors dans la vie politique, inspira son maiden speech de toutes les passions qu’a jamais pu soulever l’antagonisme des deux peuples. La révolution divisa le parti whig : l’amour des institutions libres fit prendre d’abord à Fox et à quelques-uns de ses amis la défense de la France révolutionnaire. Depuis cette époque d’ailleurs, les relations privées qui unirent quelques familles whigs à des familles qui ont exercé parmi nous, au nom et au profit des idées libérales, une large et noble influence, les familles de Lansdowne et d’Holland, par exemple, à celles de La Fayette et de Mme de Staël, ces relations créèrent, entre deux groupes importans dans les deux pays, des liens d’estime, de bienveillance et de sympathie. Vers la fin de l’empire, néanmoins, on peut en juger par la correspondance, publiée cette année, de Francis Horner, un des membres les plus distingués du groupe ami de la France formé à Holland-House, le parti whig était unanime contre nous ; on n’aurait pas le droit d’ailleurs d’exiger que les whigs eussent eu, pour le régime auquel la France était alors soumise, plus de sympathie que n’en professaient leurs amis français, M. de Lafayette, Mme de Staël, Benjamin Constant. Sous la restauration, lors de l’intervention française en Espagne, M. Canning eut à soutenir les assauts du parti whig. La révolution de juillet et l’établissement de 1830 ont été reconnus par le ministère tory du duc de Wellington et de sir Robert Peel. Quelques années après, lorsque les whigs arrivèrent au pouvoir, lorsque lord Grey, lord Lansdowne, lord Holland, devenus ministres, trouvèrent investis parmi nous des hautes influences leurs anciens amis, on crut que l’on pourrait transporter, dans les rapports des deux pays, les sentimens inspirés par de délicates et nobles sympathies privées, et c’est alors plus que jamais que s’établit en France l’opinion qui représentait les whigs comme nos amis naturels et nécessaires.

Il est vrai qu’il y avait, en ce moment, plus qu’un rapprochement de sentimens personnels : il y avait des deux côtés similitude de situation, et de cette ressemblance sortait comme une identité d’intérêts. Le parti whig tentait, par le bill de réforme, de déplacer en Angleterre la base du pouvoir, de l’étendre et de l’appuyer principalement sur les middle classes ; en France, à la tête des classes moyennes, maîtresses de la prépondérance politique, on entreprenait une œuvre analogue. L’élan que la commotion de juillet avait donné au mouvement réformiste, l’intérêt qu’avaient les whigs, pour le succès de leur propre entreprise, à voir réussir notre révolution, tout leur faisait alors un devoir de prêter secours à l’œuvre que la France poursuivait. Les whigs n’ont pas manqué à cette obligation. S’il n’est question en France que de l’établissement d’une monarchie modérée appuyée sur des institutions libres, les sympathies et le concours des whigs nous sont assurés ; mais une fois cette question résolue, une fois les épreuves d’établissement constitutionnel et de forme de gouvernement terminées chez nous, lorsqu’il ne s’agit plus que des affaires positives et régulières et des intérêts extérieurs des deux pays, les whigs ne nous doivent plus de concours dans les affaires que lorsqu’il y a coïncidence dans les intérêts des deux pays, et ils ont pu, sans manquer à leur consistance politique (nous ne jugeons pas ici avec quels procédés ils l’ont fait), se détacher de l’union de la France, quand les intérêts anglais leur ont paru se séparer des intérêts français. Les whigs (et nous devrions dire tous les Anglais) aiment mieux une France constitutionnelle qu’une France despotiquement gouvernée : là se bornent les sympathies politiques permanentes sur lesquelles il est permis à la France de compter en Angleterre ; au-delà, les partis anglais ne peuvent être dirigés au pouvoir que par les intérêts de gouvernement et par les nécessités particulières de leur situation.

Ce n’est donc plus à des inclinations privées, à des admirations théoriques, à des doctrines générales, qu’il faut aller demander les motifs des dispositions dans lesquelles peuvent se trouver les grands partis anglais à l’égard de la France. À ce point de vue, il nous paraît démontré par l’examen de la situation du parti tory, qui occupe aujourd’hui le pouvoir, que le ministère actuel est aussi éloigné par ses intérêts que l’Angleterre elle-même de la rupture des relations pacifiques avec la France. On sait quelle est la grande difficulté du parti tory : c’est l’Irlande. Sans doute, dans une guerre avec l’Angleterre, nous ne devrions pas nous attendre à rencontrer, dans l’Irlande combattant pour son indépendance, une alliée puissante ou fort sûre ; pourtant il n’en est pas moins vrai que le gouvernement anglais ne pourrait s’engager dans une guerre sous la menace d’une insurrection irlandaise, et qu’il serait forcé, avant de prendre les armes, d’apaiser les griefs de ce pays. Mais le principal de ces griefs est la réclamation d’une part proportionnée dans la représentation nationale, égale à celle que la législation du royaume-uni assure à l’Angleterre, à l’Écosse et au pays de Galles. Si l’on accordait aux Irlandais le nombre de représentans qu’ils devraient avoir à la chambre des communes, les voix qu’on leur donnerait allant se joindre aux whigs, l’équilibre actuel des partis serait bouleversé, la majorité qui soutient le ministère tory serait ou compromise, ou transformée en minorité. Le jour où, sous le poids d’une nécessité aussi impérieuse que le serait le péril d’une guerre, les tories cèderaient à l’Irlande, ce jour-là ils signeraient leur abdication. D’ailleurs les finances, le budget, ressentent immédiatement le contre-coup de la guerre. Le ministère de sir Robert Peel est arrivé précisément au pouvoir à la suite du déficit que la politique belliqueuse du parti whig avait laissé dans les revenus du royaume-uni ; c’est sur les mesures que les whigs proposaient pour combler le déficit que sir Robert Peel les a renversés. Ce n’est que par des remaniemens de tarif, par l’imposition d’une taxe nouvelle et pesante, par des mesures qui ont refroidi envers lui plusieurs de ses amis politiques, que sir Robert Peel a pu fermer le déficit. Le croit-on disposé à rouvrir le gouffre qui a été fatal à ses adversaires, et à donner un démenti complet à toute la politique qu’il a pratiquée depuis qu’il a en mains le gouvernement ? Enfin il y a entre les situations et les hommes une correspondance étroite, une solidarité réelle. Sir Robert Peel, dont le génie s’accorde si bien avec les besoins actuels de l’Angleterre, sir Robert Peel n’est pas le ministre de la guerre ; il est le ministre de la paix. Toute sa carrière a été dirigée vers les préoccupations pacifiques, vers la solution des questions économiques, vers l’étude des intérêts de commerce et d’industrie : sir Robert Peel doit préférer à une situation pleine de précipices et antipathique à la nature de ses facultés un état de choses par lequel il a fondé son influence et sa réputation, au milieu duquel il a acquis des droits à l’admiration de ses contemporains et à la reconnaissance de son pays. Il est impossible que sir Robert Peel ne soit pas un des hommes d’Europe le plus fortement attachés au maintien de la paix. Il est impossible que le parti tory ne réfléchisse pas à deux fois avant de s’aventurer dans une politique belliqueuse à l’égard de la France.

Je ne veux pas pousser plus loin l’examen des motifs qui commandent à l’Angleterre et au ministère qui est en ce moment à sa tête une politique pacifique. Je n’ai rappelé que les plus simples, je n’ai pas indiqué les échecs qu’une guerre avec la France ferait subir à l’Angleterre dans les difficultés qu’elle a avec d’autres nations, avec les États-Unis par exemple. Le plus léger aperçu suffit pour réfuter la tactique coupable et pour dissiper l’illusion qui représenterait l’Angleterre comme prête, sur le plus ridicule incident, au premier caprice, à tout remettre entre elle et nous à la décision des armes. Je n’ai signalé non plus que les raisons d’intérêts ; mais pour un peuple qui jouit des institutions représentatives, pour une nation chez laquelle les résolutions du gouvernement ne sont après tout que le retentissement forcé des exigences des intérêts, les raisons d’intérêts sont les seules décisives, — assez puissantes par elles-mêmes pour dompter les passions banales et inconsidérées qui bouillonnent à la surface de tous les pays libres, assez fortes pour enchaîner dans le gouvernement les fantaisies, les caprices, l’arbitraire.

Entre deux nations, entre des nations surtout comme la France et l’Angleterre, que la nature et la civilisation ont tant rapprochées, qui sont en contact si souvent et sur un si grand nombre de points, les intérêts qui interdisent la lutte commandent nécessairement la bonne intelligence et les bons rapports. L’alliance de la France est utile à l’Angleterre ; l’alliance de l’Angleterre ne saurait être dédaignée par la France. Le langage qui, dans les temps ordinaires et calmes, est tenu dans le parlement anglais par les hommes les plus considérables des deux partis, nous montre le prix que l’Angleterre attache en réalité à l’alliance de la France, et il n’y a pas parmi nous un homme politique sérieux qui ne comprenne et qui repousse les avantages inhérens à l’alliance anglaise. Qu’y a-t-il donc alors aujourd’hui entre les deux pays ? Pourquoi d’une question qui n’implique aucun grand intérêt ont jailli de si vives paroles et de si grandes alarmes ? Pourquoi, sur une question où notre ministère (et ce n’est pas peu dire) croyait le bon droit du côté de la France, nous a-t-il représenté le gouvernement anglais comme prêt à en appeler à la force contre l’équité ? Pourquoi, dans le langage des feuilles qui passent pour les organes de l’opinion publique dans les deux pays, tant d’irritation, tant de colères, tous les signes d’une rivalité profondément hostile, tous les symptômes d’une inimitié prête aux plus violentes explosions ? Cette émotion extérieure et toujours dangereuse est-elle l’expression des sentimens réels ? y aurait-il donc entre les sentimens et les intérêts une contradiction si profonde ? Lorsqu’on regarde à ce qui vient de se passer, il est impossible de ne pas se poser ces questions avec étonnement, avec anxiété ; il est impossible de ne pas reconnaître qu’il y a aujourd’hui dans les rapports de la France avec l’Angleterre quelque chose d’anormal, un vice réel ; on serait coupable de ne pas vouloir rechercher consciencieusement les causes de cette situation fausse, on serait coupable de fermer volontairement et plus long-temps les yeux, si, comme nous en sommes convaincus, ces causes se présentent avec la certitude d’une irréfutable évidence.

Il est clair que pour que les relations de la France avec l’Angleterre demeurassent bonnes, pour que l’alliance entre les deux pays fût heureusement et logiquement pratiquée, il fallait ces trois choses — l’intention d’agir ensemble, de s’aider mutuellement en présence d’intérêts communs ; — là où les intérêts des deux peuples diffèrent, le soin de prévenir les chocs, le soin surtout d’éviter, en créant des oppositions nouvelles d’intérêts, de nouvelles occasions de conflits ; enfin l’échange entre les deux pays de sentimens bienveillans.

Il est certain que l’absence de cette bienveillance réciproque est précisément le signe auquel se reconnaît le vice de la situation de la France vis-à-vis de l’Angleterre. Tel est le résultat dont le ministère du 29 octobre a couronné l’alliance anglaise. Ce n’était assurément pas le but qu’il se proposait ; ce n’était probablement pas non plus le résultat que le cabinet anglais avait en vue dans cette alliance, ce n’était pas le bénéfice qu’il comptait retirer des ménagemens qu’il a eus pour le ministère du 29 octobre. Or, nous le demandons, à qui attribuer cet état de choses, par lequel de si grands intérêts sont compromis, si ce n’est au cabinet du 29 octobre lui-même ?

Le ministère n’a pas eu l’occasion d’agir de concert avec l’Angleterre sur de très importantes questions. Ce n’est pas que nous pensions que des questions de ce genre ne puissent se présenter, et aujourd’hui, par exemple, que les évènemens de 1840 ont enlevé à la France la possibilité d’avoir en Orient une politique isolée, nous croyons que la France, loin d’y demeurer hostile à la politique anglaise, doit être disposée à y travailler ordinairement de concert avec l’Angleterre. Cependant, et c’est la faute du ministère, là où les intérêts étaient différens, il a fait éclater les chocs au lieu de les prévenir ; là où la France n’avait pas d’intérêts hostiles à ceux de l’Angleterre, il est allé lui en créer comme à plaisir, il est allé chercher lui-même les conflits qu’il semblait intéressé plus que personne à éviter.

Il est remarquable, en effet, que les conflits les plus graves qui aient ébranlé l’alliance anglaise depuis l’existence du cabinet du 29 octobre sont uniquement sortis d’actes excentriques de la politique de ce cabinet, et non d’un antagonisme antérieur. À d’autres époques, de grands embarras sont nés de questions où les intérêts séculaires de la France sont engagés. Depuis quatre ans, le cabinet a lui-même fait naître les questions qui ont produit les difficultés. L’opinion publique n’a été émue contre l’Angleterre que par le traité du droit de visite et par les conséquences de la politique de M. Guizot dans l’Océanie. Si les amis de M. le ministre des affaires étrangères doivent être crus, s’il est vrai, comme ils le disent, que les hommes d’état anglais se montrent choqués des manifestations anti-anglaises que l’opinion publique a faites en France depuis quatre ans, qui peuvent-ils en accuser ? Si M. Guizot n’avait pas signé le traité de l’extension du droit de visite avec une intempestive précipitation dont sir Robert Peel semblait lui-même comprendre, il y a deux mois, l’imprudence, en attribuant la susceptibilité de la France sur le droit de visite à la politique de lord Palmerston, et en justifiant ainsi cette susceptibilité ; si la pensée n’était venue à M. Guizot de nous donner de misérables colonies dans l’Océanie, il n’y aurait pas eu en France de manifestations hostiles à l’Angleterre, il n’y aurait pas eu de différend entre l’Angleterre et la France. La conduite de M. Guizot compromettait l’alliance dans les choses et dans les sentimens. Tandis qu’il provoquait ici les défiances de l’opinion, ou qu’il en attisait l’irritation par les échecs dont son imprudence menaçait les intérêts ou l’honneur du pays ; tandis qu’il excitait en France des répugnances, des antipathies, des protestations contre sa politique à l’égard de l’Angleterre, auprès des ministres anglais il alléguait les sentimens hostiles qu’il avait lui-même créés, il se montrait environné de difficultés par les passions anti-anglaises qu’il prétendait avoir à vaincre. Étrange manière d’établir la bienveillance entre deux pays, que de faire peur à chacun d’eux des préjugés ou des colères de l’autre ! singulier procédé pour fonder une entente cordiale entre deux peuples, de ne les révéler l’un à l’autre que par leurs mauvais vouloirs ! C’est là, en effet, qu’a abouti l’alliance anglaise entre les mains de M. Guizot. S’il demande à l’Angleterre des adoucissemens à ses exigences, c’est en lui parlant de la fougue anti-anglaise qu’il lui faut réprimer en France ; s’il fait sanctionner par les chambres les fautes de sa politique, c’est en leur montrant l’Angleterre prête à nous déclarer la guerre. En vérité, les intérêts qui ont besoin du maintien de la paix entre les deux peuples, et nous croyons que ces intérêts sont considérables et puissans en Angleterre comme en France, pensent-ils que la bonne entente puisse résister long-temps à un pareil système ?

Il faudrait désespérer de l’intelligence des deux pays, il faudrait se laisser aller en effet aux doutes que les amis de M. Guizot expriment sur le maintien de la paix, si l’affaire de Taïti n’avait apporté que d’inutiles enseignemens. Jamais politique n’a été plus tôt mise à même d’être jugée sur ses résultats que celle de M. Guizot dans l’Océanie ; jamais les erreurs de la politique de M. Guizot ne s’étaient plus promptement ni plus gravement révélées que dans la fondation des établissemens coloniaux de l’Océanie.

Au point de vue de l’affaire en elle-même, au point de vue de la politique purement coloniale, M. Guizot montra dans la discussion des premiers crédits de l’Océanie combien ses aptitudes, telles que les ont formées et dirigées son éducation politique et toute sa carrière, le rendent peu propre à la conduite des intérêts que la paix crée et développe. Nous disions tout à l’heure que sir Robert Peel est le ministre des situations pacifiques. On ne peut en dire autant de M. Guizot : M. Guizot qui a rendu de si grands services lorsqu’il a fallu lutter contre les factions, M. Guizot qui est le ministre des crises intérieures, qui même pendant qu’il était ambassadeur et qu’il avait à veiller à une aussi importante affaire que le traité du 15 juillet, de son propre aveu, se préoccupait plus du dedans que du dehors, M. Guizot n’est pas l’homme des situations pacifiques. Placé à la tête d’une situation de cette nature, il la tourmentera, comme nous le voyons aujourd’hui, il y amassera de grandes inquiétudes à propos d’affaires minimes en elles-mêmes, il fera sortir de grands dangers des plus petites choses. Pour être ministre de la paix, il faut avoir une profonde intelligence des intérêts de la paix, une dextérité savante à les manier. L’Angleterre a eu plusieurs ministres de ce genre : Robert Walpole, Pitt (qui a été bien plus grand comme homme d’état pendant la paix que durant la guerre), Canning et Huskisson, et aujourd’hui sir Robert Peel. Tous, ils se sont distingués par une entente complète des intérêts économiques, par une expérience consommée dans les questions commerciales, par une habileté supérieure dans la conduite des affaires positives. Ces qualités indispensables pour mener le gouvernement d’un grand pays dans une situation pacifique manquent à M. Guizot. Il ne s’en est jamais montré plus dépourvu que dans l’ébauche de politique coloniale qu’il a tentée aux Marquises et à Taïti.

Je me souviens d’avoir assisté à la séance de la chambre des députés où M. le ministre des affaires étrangères vint justifier ces malheureux établissemens. Il avait à répondre à un des meilleurs discours qu’ait prononcés M. Billault, à un discours où, dans une argumentation éclairée par la connaissance des intérêts commerciaux et les vives lumières du sens pratique, fortifiée par une logique ferme et pressante, cet orateur avait réuni les plus remarquables qualités qui distinguent son talent. Il était bien démontré, après le discours de M. Billault, que M. Guizot nous avait conduits dans une mauvaise affaire. M. Guizot se défendit par d’étranges argumens : il demandait un crédit annuel de trois millions. (Le budget de la colonie anglaise de la Nouvelle-Zélande, colonie bien plus considérable que les Marquises et Taïti et d’un avenir magnifique, ne s’élève qu’à la moitié de cette somme.) M. Billault avait démontré combien une somme si énorme était disproportionnée avec le peu d’importance commerciale des établissemens. M. Guizot crut lui fermer la bouche en venant lire un tableau duquel il résultait que les baleiniers français, à qui on voulait assurer des points de relâche à Taïti et aux Marquises, fréquentaient, au nombre de vingt environ, l’Océan Pacifique, et rapportaient du produit de leur pêche une valeur annuelle d’un peu moins de quatre millions. Faire dépenser à l’état trois millions pour protéger un commerce qui procure à ceux qui l’exploitent à peu près cette somme ! voilà avec quelle habileté M. Guizot entendait la protection des intérêts commerciaux, et cette considération des baleiniers était le seul motif d’intérêt actuel qu’il donnât à la prise de possession des Marquises et au protectorat de Taïti ! Et après avoir développé cette considération, M. Guizot s’écriait avec une gravité que je n’oublierai jamais : « Il est évident que, sous ce point de vue, le projet de loi correspond à un intérêt national ! » Mais M. Guizot poussa l’erreur plus loin : il éleva la faute qu’il avait commise en prenant ces îlots à la hauteur d’une doctrine politique. Il prononça une leçon de politique coloniale de sa façon. M. Billault avait déploré que nous nous fussions laissé devancer par l’Angleterre dans la Nouvelle-Zélande, où un riche avenir nous eût été ouvert. M. Guizot déclara qu’il ne le regrettait pas ; il fallait en donner des raisons : il fit une théorie ; il méconnut complètement ce principe élémentaire de la politique coloniale des nations industrielles, principe dont l’Angleterre poursuit tous les jours l’application avec une si admirable activité, lequel conseille, aux peuples qui produisent au-delà de leurs besoins de consommation, de se préparer des marchés coloniaux où aucune prohibition ne puisse les empêcher d’écouler le surplus de leurs produits. Sans paraître se douter de cet intérêt qui est la seule justification des établissemens coloniaux, M. Guizot déclara qu’il ne fallait pas à la France de trop grandes entreprises, qu’il ne fallait songer qu’à former des stations ; il appelait cela un système sage, réservé, limité, et il se proposait, disait-il, de le pratiquer partout.

C’est donc, pour ne pas dire plus, à l’inexpérience de M. le ministre des affaires étrangères dans les questions pratiques que nous devons, avec nos colonies de l’Océanie, les embarras et les pertes de considération que nous avons eu à subir depuis une année seulement, et qui sait ce qu’elles nous réservent encore ? Les difficultés même que nous y devions rencontrer, l’opposition les avait signalées à M. Guizot. Il était facile de prévoir que ces colonies, qui n’avaient pour nous aucune valeur, qui n’étaient pour nous qu’une charge stérile, venant se placer au milieu d’intérêts britanniques, ne pouvaient manquer de susciter des ombrages en Angleterre : à Taïti surtout, où nous prenions une souveraineté partagée et mal définie, où des intérêts anglais nous avaient devancés et dominaient cette moitié d’autorité dont nous n’avions pas voulu nous saisir, la plus simple prudence apercevait les conflits où la considération de la France est restée deux fois grièvement blessée, et par lesquels la tranquillité du monde a été si gravement compromise. L’opposition, que le ministère représente comme cherchant partout querelle à l’Angleterre, avait sagement averti M. Guizot. « Nous ne comprenons pas, disait M. Billault, les difficultés de cette situation fausse ou impuissante cachée sous le nom de protectorat. Pour le présent comme pour l’avenir, il n’y a rien de pire que les situations équivoques ; il n’y a rien de plus mauvais que ce mélange d’autorités dont l’une se croit indépendante, et l’autre veut rester prépondérante… Il y a là le germe de bien des conflits… Tenez pour certain que le jour où l’étranger aura intérêt à soulever des difficultés dans cette intervention, il en trouvera. Il saura au besoin soulever entre la reine et vous des différends sur sa souveraineté et ses attributions… Vous serez conduits par le fait à briser l’autorité de la souveraineté indigène, dès qu’elle sera en dissentiment avec vous, et ce jour-là des étrangers eux-mêmes pourront vous dire que vous avez rompu votre propre traité. » À ces avertissemens M. Guizot répondait par une épigramme. « Je me félicite, disait-il, de voir que les honorables opposans sachent venir conseiller, recommander une politique réservée, prudente, modeste, passez-moi le mot. » N’est-ce pas aujourd’hui retourner cette épigramme contre M. le ministre des affaires étrangères que de se borner à la rappeler ? M. Guizot trouve-t-il aujourd’hui le même piquant au sel de son ironie ?

Pour nous, nous ne savons pas en vérité de ministère qui ait rencontré sur tous les points des mécomptes aussi cruels et aussi instructifs que le cabinet du 29 octobre. Ce ministère se donne pour le partisan systématique de la paix ; la paix partout et toujours, c’était la devise qu’il avait inscrite sur son drapeau, devise dont nous ne blâmons pas la pensée, bien au contraire, mais dont nous blâmons l’expression jetée comme une bravade à des susceptibilités qu’il faut toujours respecter, que nous blâmons surtout lorsque, considérant le ministère à l’œuvre, nous le voyons, dans sa politique extérieure, ne pouvoir faire un pas sans évoquer devant le pays le fantôme de la guerre. Ce ministère se donnait pour le seul qui pût réaliser l’alliance anglaise : il y a huit mois, il parlait de l’entente cordiale qui l’unissait avec le gouvernement britannique ; il devait donc avoir le secret de calmer les défiances de l’Angleterre, il devait avoir assez d’ascendant sur le cabinet anglais pour en obtenir des procédés bienveillans envers les intérêts français ! Au contraire, d’un acte dont l’initiative n’appartient qu’à lui sortent des conflits qui font courir à la paix, de l’aveu même de ses journaux, les plus sérieux périls dont elle ait été menacée depuis bien des années : c’est à lui que s’adressent en plein parlement les paroles les plus dures qui soient tombées depuis trente ans, sur le compte de la France, de la bouche de ministres anglais. Ce ministère a une velléité de politique coloniale ; au mépris des principes économiques et des véritables intérêts commerciaux, malgré les avis d’une opposition dont il raille la prudence, il fait dispendieusement des établissemens stériles, afin, dit-il, d’épargner à la France les embarras des grandes entreprises, et ces établissemens ont déjà donné plus d’inquiétudes à la politique extérieure de la France que la conquête de l’Algérie ! Il soumet à un protectorat une souveraineté animée et soutenue par une influence étrangère, et sur toutes les questions qui s’élèvent entre les deux autorités, désavouant ou regrettant les mesures des agens qu’il a lui-même choisis, il abdique en réalité entre les mains de cette influence le protectorat efficace et véritable.

Tel est le bilan de la politique du ministère ; c’est dans cet ensemble, dans ses prétentions comparées à ses résultats, dans ses desseins mis en contraste avec les faits qu’ils produisent, qu’elle veut être jugée. C’est donc en vain que les amis du ministère lui chercheraient un sujet de triomphe dans le dénouement de la dernière difficulté. Le ministère eût-il obtenu un succès complet : le droit, l’intérêt et la considération de la France fussent-ils sortis intacts de la solution à laquelle a donné lieu l’affaire de M. Pritchard, quelle serait la position du ministère ? Il aurait épargné au pays une des conséquences désastreuses d’une politique dont la responsabilité ne peut retomber que sur lui. Ce serait une bonne fortune dont il pourrait s’estimer heureux, mais de laquelle il n’aurait aucun droit à se faire un titre à la reconnaissance du pays. Il s’en faut assurément que les choses soient ainsi. Ce n’est pas néanmoins sur le dernier accident de l’affaire de Taïti que doit être instruit le procès de la politique du ministère ; il faut la considérer tout entière pour en mesurer tous les dangers, pour lire dans son passé l’avenir qu’elle prépare au pays. M. Guizot, l’année dernière, n’a cru pouvoir demander aux chambres qu’un sursis au sujet du désaveu de l’amiral Dupetit-Thouars. Ne préjugez pas, disait-il alors, c’est une affaire qui commence. Nous avons vu aujourd’hui comment se continuent les affaires ainsi commencées et conduites. Lorsque de si grands intérêts sont en jeu, sera-t-on disposé à attendre des catastrophes pour savoir comment elles finissent ?


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  1. La correspondance de Burke, qui vient d’être publiée, démontre complètement la sincérité de ses craintes et de celles de ses amis, et prouve que ces craintes furent le seul motif qui les rallia au ministère.