Sisyphe et le Juif errant


ISI COLLIN


Sisyphe
et
le Juif Errant

PARIS
ÉDITIONS DE LA PHALANGE
116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116
1914


à Georges FANIEL.




xxxLa montagne de Sisyphe est au milieu des plaines. Sur son sommet, il y a des roches brisées, des plantes, un petit arbre.
xxxC’est le crépuscule déjà, et l’arbre est noir devant le ciel violet.
xxxAppuyé au tronc, jambes croisées, un jeune faune joue de la double flûte.
xxxLe Juif errant atteint cet étroit plateau ; il est hésitant et inquiet. Il regarde alentour et sourit en écoutant la flûte. Puis il dit, sur un geste du faune qui le voit et veut fuir.
LE JUIF.

Ne t’en-va pas, musicien, et siffle encore. J’aime que tu joues de la flûte ici, loin des gens qui ne viendront pas si haut te jeter des sous. Ta folie est aimable.

Mais pour qui fais-tu ce joli bruit ?

LE FAUNE.

Pour toi, voyageur, si tu le veux ; mais certes pour le triste Sisyphe.

LE JUIF.

Quelqu’un monte ici pour t’entendre ? Ah ! Ah ! Ce Sisyphe est, ma foi, encore plus fou que son joueur de flûte.

LE FAUNE.

Et cependant, tu viens à lui, ce soir, voyageur ?

LE JUIF.

Non ! je ne connais ni toi, ni lui, ni ce lieu.

LE FAUNE.

Quoi ! Tu ne sais pas, tu ne sais pas que c’est ici la montagne du pauvre Sisyphe ?

LE JUIF.

Je ne sais rien. Je suis venu par hasard, comme un homme ivre qui a dépassé sa maison et qui a suivi la route tout droit, en chantant, et puis, tout-à-coup, a vu la campagne inconnue, une montagne, un soleil sur un horizon étranger, et là, rencontrant quelqu’un, lui demande le chemin.

Où est la ville ?

LE FAUNE.

La ville ? Elle est loin, là, derrière les collines. Vois, ses fumées se mêlent aux nuages qu’elles salissent.

Mes frères m’ont dit qu’elle est toute en pierre, sous des vapeurs grises, avec des bruits d’eau, de grêle et de vent et des odeurs de feu et d’amour.

Il n’y a pas de sentier qui y mène par la plaine pierreuse ; mais toi, qui portes un manteau de marchand, tu dois connaître les moyens d’aller sans guide, avec un bâton qui frappe la terre et des yeux qui regardent en avant.

LE JUIF.

Merci, j’irai donc là-bas.

Siffle, musicien, siffle ! Ta résignation est gentille comme ta peine.

LE FAUNE.

Ma peine ! Il n’y a que Sisyphe qui ait ici de peine.

LE JUIF.

De t’entendre, peut-être… Soit, si tu ne souffres pas de siffler pour les autres, c’est que tu es bien bas ! Adieu !

Il va partir, le faune l’arrête.
LE FAUNE.

Mais tu verras Sisyphe ? Personne n’est arrivé sur ce sommet depuis qu’il y fut conduit.

Il est maintenant derrière les cactus. Écoute, c’est son pas dans les ronces, c’est son souffle qui crie dans sa bouche et c’est, le malheureux, le sanglot qui gonfle ses narines et secoue son cœur. Écoute et ne pars pas. Le voilà, avec ses épaules rouges. Encore les grandes marches d’ardoise, les trois buissons, et il sera au faîte. Il sera près de nous ; tu entends, voyageur. Et toi, qui, le premier, es venu jusqu’ici, tu pourras l’aider, car tu auras pitié.

LE JUIF.

Moi, pitié ! Ah ! Ah ! J’ai vu Dieu qui portait sa croix et je n’en ai pas eu pitié. Que m’importe ton Sisyphe qui pousse une pierre !

Et, d’ailleurs, je ne dois pas avoir pitié et il me faut marcher : c’est ma fonction, à moi. Et puis, je n’aime pas les hommes.

LE FAUNE.

Eh bien ! Va-t-en. J’aurai ma flûte encore pour marquer le pas de Sisyphe qui monte, pour qu’ici, avec le rire des oiseaux et des sources, il oublie un moment qu’il souffre.

Ma flûte n’est qu’un morceau de bois dur, mais j’en fais sortir du vent qui donne de la joie avec de la fraîcheur et qui fait danser et sourire les femmes. Ton cœur n’est que du bois dur d’où rien ne sort.

Tes bras sont solides, mais inutiles puisqu’ils ne veulent pas sauver un maudit. Les miens sont faibles, mais ces doigts, du moins, en bouchant, l’un après l’autre, ces trous, façonnent un peu de bonheur.

Va-t-en. Et prends garde que le roc de Sisyphe en tombant ne t’écrase comme un hérisson au flanc du coteau.

LE JUIF.

Tais-toi ou je frappe.

LE FAUNE.

Frappe ! Tu ne toucheras que le vent et la pierre. Si tu as comme moi les pieds tordus, tu ne pourras cependant pour m’atteindre sauter les taillis. Mais plutôt abaisse ton bâton et remercie les dieux si ces pieds te portent jusqu’à la plaine, sans te jeter dans les torrents.

mmLe Juif ramène son manteau sur sa poitrine, pendant que le Faune ricane ; puis, il veut redescendre. Mais il s’arrête, il écoute les gémissements de celui qui monte. Il revient sur ses pas et va se pencher au fond sur l’abîme.
LE FAUNE.

Sauve-toi, voici le grand Sisyphe qui te ferait peur.

LE JUIF (soudain tremblant).

Tais-toi, musicien, tais-toi !

mmIl est au milieu, tête baissée, les bras repliés sous son manteau ; il parle bas.

Mon Dieu, votre colère m’a-t-elle abandonné, que me voici soudain arrêté sur cette île de pierre au milieu de ce lac des déserts ?

Mon Dieu, votre colère s’est-elle usée sur tant de routes, après tant de siècles, qu’aujourd’hui elle est moins sur moi que ce manteau de laine.

Car voici. Seigneur, que la pitié est là, parce qu’un enfant parlait de bonté et parce qu’un homme faisait rouler devant lui un rocher.

Car voici que je pleure, Seigneur, et que je veux enfin m’étendre sur la terre.

mmIl s’assied. Le Faune joue de la flûte. On entend gémir Sisyphe, qui paraît, sortant du fond. Le rocher avance lourdement et Sisyphe le saisit par la base pour le faire tomber de la montagne. Mais le Juif Errant qui a levé la tête et vu venir Sisyphe, jette son manteau et son bâton, arrête le bloc contre les débris qui jonchent le plateau, près de l’arbre.
mmLe Faune danse. Sisyphe regarde ses mains. Le Juif regarde Sisyphe.
mmPuis, tout-à-coup, Sisyphe chante :
SISYPHE.

Ah ! Ih ! Ah ! Il ne tombe pas, il ne tombe pas, il reste là, il ne tombe pas.

Ah ! Ih ! Ah ! Vais-je enfin mourir ? Le ciel va-t-il crever, comme le ventre d’une hydre femelle, et laisser s’égrainer sur moi ses grappes de dieux ?

Ah ! Ih ! Ah ! Quelque supplice nouveau, peut-être, s’apprête.

Qu’on me le donne ; je l’attends.

Je l’attends ton supplice, ô monstrueux Jupiter ; et je crache vers toi et je le demande plus terrible que celui de ce caillou qui m’était devenu léger, pour que je sache combien tu me hais.

mmIl regarde autour de lui, comme ivre, puis regarde encore ses mains.

Ah ! Mes mains, vous voici libres. Je vous ouvre, je vous ferme comme des moignons d’ailes déplumées qui voudraient encore voler et ne sont plus qu’une chair rude et sans forme.

Mais non, vous êtes des mains, des mains d’hommes et je vous fais danser autour de moi.

Je vous vois, je vous retrouve, toutes durcies de vous être appuyées à ma pierre et de vous être accrochées aux rocs de la montagne, quand je redescendais vers la vallée.

Mes mains, hélas ! serez-vous encore bonnes pour des caresses ; du moins, serez-vous encore bonnes pour le combat ?

Je vous lève, pareilles aux feuilles des cactus, et je sens le vent qui coule sur vous, avec une douceur d’eau.

Et voici que mes doigts noueux revivent aux derniers rayons, comme des bêtes que l’hiver engourdit.

Je me dresse et mon dos n’est plus courbé. Je suis droit et j’ai des poings et j’ai des épaules et j’ai des dents pour la bataille.

Dieux, c’est vous qu’à présent je défie !

Tombez, tombez ! Que Sisyphe vous rejette à grands coups de bras dans les marais de la plaine et jusque dans votre ciel de folie.

Tombez, tombez ! Je ne suis plus Sisyphe le résigné, mais Sisyphe qui se révolte.

Tombez, tombez ! Me voici plus près de vous pour le choc !

mmIl escalade le rocher et s’y tient debout, les poings hauts et riant fort.
LE JUIF.

Réjouis-toi, mon frère, je crois bien qu’ils sont tous morts.

SISYPHE.

Qui ?

LE JUIF.

Tes dieux et le mien.

SISYPHE.

Et toi-même, qui es-tu ?

LE JUIF.

Celui-là qui arrêta ton rocher.

SISYPHE.

Ah ! Brave homme, c’est vrai, et j’étais là, ingrat, à défier le ciel, quand mon frère était près de moi.

Pardonne-moi, je suis un malheureux et je n’ai songé qu’à me venger, avant de songer à aimer.

Et toi, petit compagnon de tous les jours, je n’ai même pas caressé ta nuque velue.

Ah ! Mes amis, tout ce grand cœur de souffrance qui haletait entre mes os, je le sens maintenant qui s’apaise et s’emplit d’amour, comme jadis, aux temps oubliés. C’est pour vous, à cette heure, qu’il s’échauffe, et je pleure.

LE JUIF.

Non, Sisyphe, ne pleure pas, car je suis prêt aussi à le faire et c’est là une chose bien plus étonnante que ton rocher arrêté et que tes mains libres.

Certes, c’est cela : Dieu m’a égaré ou Dieu est mort.

SISYPHE.

Que veux-tu dire ?

LE JUIF.

Oui, c’est bien cela : Dieu est mort et je suis à présent tout seul.

SISYPHE.

Que dis-tu, que dis-tu ?

LE JUIF.

Ah ! Sisyphe, cher Sisyphe, tu avais tort de me rendre grâce, car c’est moi que tu viens de sauver quand tu crois que je te sauve.

Oui, vieux bâton de Jérusalem, je te jette à mes pieds, et toi, manteau de voyageur, va couvrir le corps nu de Sisyphe.

C’est fini, c’est fini, je ne suis plus le Juif errant, je ne suis même plus le Juif sans pitié.

Sisyphe, que notre rencontre est donc admirable !

Depuis deux mille ans, je marche sans m’arrêter, à travers les océans peuplés de monstres et les terres couvertes de villes, de bêtes et de précipices. Je vais, parce que, Dieu ayant frappé à ma porte, j’ai refusé de l’aider à porter une croix de bois dont il s’était chargé pour éprouver le cœur des hommes.

Je vais ainsi, poussé en avant ; et, tout-à-coup, au pied de cette montagne, je ne sais plus où est le couchant. Je monte pour voir l’horizon, je parle à ce musicien, et je ne peux plus partir.

C’est une ivresse, Sisyphe, elle m’écrase.

mmIl s’assied.
SISYPHE.

Moi aussi, mon frère, je subis une malédiction.

Je fus bandit, mais je fus un soldat et mon audace fit, une fois, trembler Jupiter lui-même. Il m’envoya un roi, et je fus trahi. Alors les dieux m’ont chargé de chaînes et ils ont raconté aux hommes que j’étais à jamais vaincu. Ils m’ont amené ici. D’un tonnerre, Jupiter a brisé la pointe de cette montagne et, cette pointe, il me l’a donnée pour que je vienne sur ce plateau la replacer.

Et je poussais, avec une douleur égale et un désespoir continu, ce bloc de pierre que mes mains ont arrondi et poli ; et toujours, quand j’arrivais au sommet, moi-même, sous la volonté maudite, je rejetais ma pierre dans les ravins, où elle sautait parmi la fuite des chèvres et des oiseaux, brisant les arbres et faisant sonner les grottes, comme des cloches.

Ah ! Bon Juif, quel châtiment nous préparent aujourd’hui nos dieux ?

LE JUIF.

Ils ne sont plus, te dis-je, car le mien était trop plein de haine pour jamais m’oublier ou m’abandonner un moment.

SISYPHE.

Et mes dieux trop beaux pour mourir.

LE JUIF.

Alors que veut-on de nous ?

SISYPHE.

C’est une cruelle inquiétude, car tout s’est arrêté dans nos malheurs : ton voyage et mon rocher, nos résignations et nos désespoirs. Mais j’ai peur ; toi seul, en effet, as heurté la volonté divine et je n’ai rien fait contre elle.

LE JUIF.

Crois-moi, Sisyphe, tes dieux sont morts comme le mien, et si j’ai retenu ton rocher, c’est que je suis un homme et que tu es un homme et qu’il n’y a plus rien sur nous, ni la vengeance du ciel, ni même nos péchés.

SISYPHE.

Tais-toi, ce n’est qu’une trêve ; les dieux se concertent, ils sont près de nous et je devine, dans ces bruits du soir qui approche, leur invisible présence.

mmIls songent, assis tous deux. Sisyphe est vêtu du manteau du Juif. Le Faune qui est resté au fond, dans les buissons, prend sa flûte et siffle une courte modulation.
SISYPHE.

Ah !

LE JUIF.

Quoi, mon frère ?

SISYPHE.

Oui, oui.

LE JUIF.

Dis-le vite.

SISYPHE.

Ils t’ont conduit ici, à cette place étroite de l’immense planète ; ils t’ont conduit pour que tu m’y découvres. Tu prends mon rocher au bord de l’abîme, puis tu m’offres ton manteau : c’est que les dieux veulent que s’échangent nos destins.

LE JUIF.

Va, je te donne volontiers le mien. Poursuis le soleil, Sisyphe ; déjà il touche la terre et tu le fuiras bientôt.

SISYPHE.

Hélas ! Toi, qui n’es pas robuste et dont les mains sont desséchées et fragiles, pourras-tu jamais remuer mon rocher ?

LE JUIF.

Mais non, Sisyphe, ton bloc est solidement fixé au sol et je me garderai bien de le faire rouler de la montagne.

J’ai, au reste, un grand besoin de me reposer longtemps ; et ce plateau, cet arbre, ces coteaux riches de fruits et de sources, ce compagnon qui siffle, me font choisir ce lieu pour m’y étendre. Car je n’ai le regret d’aucun autre pays ; ma patrie est ici, puisque je m’y arrête.

Mon Dieu est mort, Sisyphe, ou bien il est au diable.

Prends mon bâton et ce manteau, et suis ma vieille route, si cela te plaît. Moi, je reste ici sans y reprendre ta peine.

SISYPHE.

Oui, je veux partir et voir la mer et voir les hommes et traverser la joie et l’amour et la douleur des autres, avec ton vêtement qui préserve du désir et de la pitié.

LE JUIF.

Va dire dans les villes, au coin des rues et sur les places et sur les degrés des palais, notre histoire merveilleuse.

Ta fortune est faite, heureux Sisyphe, tu seras le grand géant fabuleux et pour que tu soulèves un caillou, les hommes te jetteront des pièces d’or dont tu nourriras de beaux vices.

Ta fortune est faite et tu feras la mienne, car tu leur diras, aux hommes, que ton rocher est ici sous la garde du Juif errant arrivé au but. J’ai hâte, en effet, d’emplir de plus de cinq sous ma bourse maudite.

Je raconterai nos malheurs ; ton petit faune m’accompagnera.

Je chanterai et mes voyages et tes efforts. Je chanterai notre longue torture, car rien n’est plus cher à la foule que ce qui déchire le cœur des héros.

SISYPHE.

Tu es donc poète ?

LE JUIF.

Je le crois, car mes siècles de route m’ont rendu possible, je le sens, tous les métiers, toutes les gloires et tous les crimes aussi. Du boutiquier ignorant, ils ont fait un homme qui sait toutes les choses du monde, de l’espace et du temps, le mystère de la terre, du soleil et des planètes. Je suis savant, à présent, comme un prêtre, comme un artiste, comme un menteur. Et je crois que je pourrais même penser, car depuis deux mille ans, je n’ai pu, dans cette bourse aux cinq sous, thésauriser que des souvenirs, sans les compter et sans les mettre en ordre.

Maintenant je regarde en arrière et toute ma peine s’allonge avec mon ombre vers le lointain. Pour la première fois, je la vois dans les heures passées.

Hier encore, je ne la voyais que dans l’instant compris entre deux pas, et ainsi elle se renouvelait sans cesse, avec les coups de mes talons sur la terre et sur l’eau.

Ah ! Sisyphe, quels souvenirs vont se déplier en moi et quels chants et quels récits sortiront de ma bouche !

Car j’ai passé toutes les mers et tous les continents, à toutes les saisons.

SISYPHE.

Tu as vu la mer et ses vaisseaux ailés ?

LE JUIF.

Toutes les mers ! J’entrais dans les lames écumantes des plages et mes pieds se posaient sur les bosses de l’eau qui se faisait un moment solide. Ma barbe sur mes épaules était toute givrée de sel.

C’était la tempête et je descendais dans les vallées mouvantes de l’océan. Des bateaux éclataient entre les vagues, comme des noix entre les gonds d’une porte. Les hommes éparpillés alentour hurlaient d’épouvante et, me voyant debout sur les flots, me tendaient les bras et m’appelaient leur dieu. Puis comme je continuais de marcher, les poings tendus vers moi, ils s’enfonçaient dans l’eau en vomissant leur vie.

Parfois la mer, en se creusant, me découvrait ses abîmes.

Il y avait là des forêts de coraux pleines de monstres de nacre ; des fleurs miraculeuses, palpitantes, qui s’écrasaient d’elles-mêmes, dès que l’océan ne les recouvrait plus ; des trésors engloutis envahis par les algues.

Une fois, j’y touchai les ruines d’une ville, avec ses tours roses et bleues de coquillages, avec ses remparts où nichaient des araignées marines aux ongles crochus, avec ses statues de rois tout en or debout au milieu des places ; et quand la vague revint, elle ébranla une cloche dans la cathédrale.

Une autre fois, c’était près d’une île brûlante, peuplée d’hommes bruns, de serpents violets, d’oiseaux verts et de tigres, la marée se retira si vite, que de légers canots de pêcheurs qui flottaient dans les golfes, furent jetés au large et jamais, certes, ne reparurent. Et l’eau descendit, descendit tellement qu’elle montra le pied des falaises, et là je vis pour la première fois les filles de la mer.

SISYPHE.

Heureux ami, qui as vu les sirènes et qui n’as pas été leur proie !

LE JUIF.

Ah ! Qu’elles étaient belles, Sisyphe, avec leur nudité d’ambre transparent et leur chevelure reptile !

Elles se tenaient, les mains unies, au seuil d’une grotte de cristal, tremblantes dans la lumière et comme frileuses dans la chaleur soudaine.

Une d’elles, qui était, peut-être, leur reine, se traîna vers moi et s’étendit devant mon approche, en frappant le sable de sa queue écaillée. Elle me parla dans une langue étrange qui était comme une musique ; elle pressa dans ses mains ses seins blonds et lumineux, puis ferma les yeux et resta immobile, pendant que les autres riaient en me jetant des coquilles. Je faillis m’arrêter d’étonnement et je sentis mes jambes s’enliser. Mais Dieu cria dans le tonnerre, la mer revint et, du coup, je mis le pied sur le faîte des falaises parmi les oiseaux.

Que d’autres merveilleuses rencontres je fis encore !

Je pénétrais dans les forêts touffues et de mon bâton je me frayais un sentier parmi les lianes et les branches qui, derrière moi, renouaient leur mystère.

La nuit, j’allais au milieu des yeux des fauves, et c’était autour de moi comme une danse d’étoiles.

Puis il y avait le désert ; des hommes montés sur des chameaux m’y criblaient de flèches et s’enfuyaient, voyant que je marchais toujours. Je traversais, sans y boire l’eau qui chantait aux fontaines et sans y cueillir les bananes d’argent, les oasis où des femmes et des poètes s’aimaient dans l’ombre des palmes.

Le soleil entrait dans le sable comme dans un lac, laissant sur le sol des reflets jaunes et rouges ; et quand je passais près des sphynx et des Pharaons de pierre, les lions grondaient en se cachant.

Il y avait un fleuve azuré, où glissaient des bateaux chargés de fleurs. Dans les joncs, des crocodiles guettaient et d’énormes bêtes noires reniflaient et s’enfonçaient vite dans la vase.

SISYPHE.

Ah ! Quelle joie ! C’était près de mon pays, et j’ai fait boire à ces bêtes du sang ennemi mêlé à cette eau bleue !

LE JUIF.

Je ne sais, je ne sais, car je n’ai écouté nulle part les chanteurs de complaintes. Pourtant je me mêlais aux foules des villes en fête, en deuil, en révolte ou tout aux affaires des marchés. Sur les places, les jeunes garçons me jetaient des ordures, et les belles dames appuyées aux balcons, envoyaient vers moi leurs domestiques armés de fouets ou leurs chiens qui mordaient mon manteau.

Hors des villes, les pèlerins tristes allaient par bandes ; ils me demandaient le chemin des tombeaux sacrés et me crachaient au visage parce que je ne savais pas. Et c’étaient d’autres pays et d’autres hommes et d’autres bêtes ; la couleur du jour changeait aussi, et partout je rencontrais de nouveaux dieux, de bois, de métal, d’ivoire et de marbre ; quelques uns étaient très riches et d’autres misérables ; certains étaient si terribles qu’ils faisaient rire et d’autres si bons que j’en aurais eu compassion si je n’avais été le Juif errant.

SISYPHE.

Ne te moque pas d’eux. Prends garde : à cette heure, les dieux s’approchent des hommes.

LE JUIF.

J’ai gravi des montagnes noires sur lesquelles les peuples bâtissaient des cités de fer, des montagnes de roche nue, et des oiseaux tournaient en rond au-dessus de moi, attendant le moment où la faim et la soif me coucheraient près des ossements qui blanchissaient sur les chemins.

Sur les cimes, des glaces luisaient enveloppées de nuages, et on y entendait le fracas des neiges qui s’écroulaient et des glaciers qui se fendaient.

Ailleurs le sol fumait et des rivières de feu descendaient vers la plaine. Sur les plateaux brûlés de soleil, du gravier d’or flamboyait et, de mon bâton, je frappais ce trésor inutile ; triste, certes, de n’en pouvoir emplir ma bourse et le capuchon de mon manteau, mais riant de la folie des pauvres hommes qui, dans l’eau des ruisseaux, cherchaient près de là un peu de poussière jaune.

Des jours et des nuits, je marchais dans le vent des prairies, suivi de bêtes mauvaises. Je traversais des villages dont les maisons étaient de cuir ; des guerriers à la face peinte me jetaient des brandons de leurs foyers et sautaient en agitant des armes.

Des cavaliers, avec des cris aigus, galopaient en grands cercles autour de moi.

Mais je me rappelle surtout ce beau pays de la gaîté et des bonnes gens. Des vieilles se signaient, sur le pas de leurs portes, faisaient vite rentrer les enfants et bientôt m’envoyaient l’un d’eux avec un morceau de pain ou avec quelques pièces de monnaie que je refusais, ne pouvant hélas compter plus de cinq sous dans ma poche de toile. Des écoliers sortaient des classes, en tournoyant comme des feuilles à la brise ou comme des mouches dans un rayon de soleil. Ils criaient après moi, la bouche entre les mains, ou bien se mettaient à genoux dans les fossés des routes et me disaient qu’ils étaient sages.

Chaque année, je revoyais volontiers la ville d’Épinal où je suis né ; la Mère Michel m’y saluait, entre les rideaux de sa fenêtre : « Et bonjour, Juif errant ! » ; Monsieur Cadet Rousselle me tirait un coup de son grand chapeau et des soldats roides et magnifiques se tenaient en rang sur les trottoirs pour me voir passer.

À l’ombre des peupliers, sur les routes, dans les campagnes couvertes de vignes ou de blés, il y avait d’autres soldats rouges et bleus qui chantaient en allant à la guerre et voulaient me donner aussi des sous pour que je leur dise des histoires de batailles.

Car j’ai vu des guerres et, sous les flammes qui s’allumaient au ciel et faisaient voler le bronze et l’acier, j’ai marché parmi les mourants qui s’accrochaient à mon manteau, me parlaient de leur mère et me demandaient à boire. Mais j’allais vite et la malédiction de Dieu m’entraînait ailleurs.

Un jour pourtant je m’arrêtai quelques instants et j’eus beaucoup de peine à regagner ce temps perdu. C’était près d’une ville aux grandes tours. Des bourgeois fort polis m’accostèrent en passant. Jamais, dirent-ils, ils n’avaient vu un homme aussi barbu ; ils voulaient savoir qui j’étais ; je leur racontai vite que j’étais le Juif Isaac Laquedem et que je reviendrais bientôt pour leur en dire davantage.

Ah ! Sisyphe, que j’ai donc eu tort de ne pas aimer plus tôt ces hommes. Je le sais, je le sais, je ne le pouvais pas encore puisque je n’avais pas aimé Dieu ; mais eux, du moins, eussent été meilleurs que lui.

SISYPHE.

Oui, les hommes sont parfois meilleurs que les dieux ; mais parfois ils sont pires, mon frère, et c’est à cause d’eux que je suis ici. Mais je les reverrai et ils trembleront quand ils reconnaîtront le roi Sisyphe qui s’avancera, vêtu d’un manteau de pauvre, avec un bâton de voyageur, mais avec des mâchoires solides et des épaules larges.

Ah ! Je rirai en culbutant au passage, d’un coup de coude, leurs temples et leurs palais. Car cette pierre m’a donné une force qui m’étonne moi-même ; je sens que je pourrais soulever le monde et le faire monter jusqu’aux astres.

Regarde, dans les rochers, mes orteils ont marqué leur empreinte, et c’est, de la vallée au sommet, une suite de trous ; regarde, mon caillou est taillé par mes doigts ; ma chair et mes os sont plus durs que la pierre.

LE JUIF.

Oui, tu es un géant, Sisyphe ; mais tu n’auras pas, comme moi, la haine de Dieu qui me soutenait contre les saisons, contre l’eau, contre le feu, contre la volupté et qui me fit, moi vieillard, plus fort que toi. Ce Dieu-là est mort.

SISYPHE.

Et laisse là ton Dieu mortel ; tous les miens sont ici vivants et je ne les crains plus depuis que je veux une chose et que je me suis senti puissant.

Tais-toi, que tes blasphèmes n’aillent pas troubler les habitants divins de cette montagne ; car ceux-ci m’étaient chers, sans que je l’eusse, avant cette heure, deviné, et tu devras les aimer à ton tour.

C’étaient mes compagnons et j’avançais au milieu deux. Ils étaient, peut-être, là pour m’entourer ; et j’ai l’orgueil, mon frère, non seulement d’avoir, comme toi, subi la colère d’un dieu, mais d’avoir été gardé pendant longtemps par tout un peuple de dieux dont ce fut, semble-t-il, le seul souci d’épuiser mon malheur.

Certes je l’aurai ignoré jusqu’aujourd’hui ; je n’avais songé qu’à ma fatigue, et pourtant il n’y eut pas un gémissement de ma gorge, pas un effort de mes muscles, auquel ne répondît un peu de la bonté des dieux de ma montagne.

Merci, fugitives Hamadryades, qui unissiez vos chevelures de feuillage pour faire l’ombre fraîche comme la pluie, quand midi brûlait les ronces au flanc des roches.

Merci pour cet abri que vous tendiez encore contre l’orage glacé et contre la bise.

Nymphes des fontaines vives et des torrents joyeux, vous avez caressé les pieds sanglants de Sisyphe, et souvent, lorsque, glissant sur vos mousses, je tombais, le dos blessé au choc de ma pierre, vous avez jusqu’à ma bouche et sur mon front et sur mes plaies jeté l’eau claire de vos sources.

Mon pied quelquefois, près des chênes de la forêt, trébucha dans des racines noueuses ; c’était, j’en suis certain, les jambes de Pan qui dormait, au milieu du chœur des nymphes.

Ô nuit, ô ciel, j’ai parfois oublié le châtiment, à voir passer les grandes comètes de feu et monter, souveraine, la lune.

Je croyais marcher vers vous, vers ce lac sombre où flottaient des fleurs d’or.

Si haut, parmi les pierres luisantes, je voyais les étoiles qui sortaient des horizons et m’entouraient de leurs rondes.

La volupté du vertige m’enivrait ; je goûtais déjà l’ivresse tourbillonnante de tomber parmi les mondes et les paradis, avec mes mains accrochées à mon rocher, de tomber toujours, toujours, jusqu’au fond de l’infini.

Ainsi j’arrivais au plateau et ma pierre roulait seule. Alors je la voyais, comme une bête bondissante, escalader les aiguilles de granit, pénétrer dans les groupes de sapins, en ressortir avec de grands éclats de branches, mettre en fuite les troupeaux et les fauves, ce qui te faisait rire et danser, petit Faune mélodieux.

Car tu étais ici, avec ta jeunesse gaie, et, je le sens, maintenant, il y avait aussi pour moi, à cause de ton rire, un moment de calme dans mon cœur.

Mais il me fallait redescendre. Ma pierre avait disparu ; je la devinais dans la vallée au vol des oiseaux effrayés, aux taillis qui s’effeuillaient soudain.

Alors je retrouvais votre sollicitude, mes chers dieux ; chaque pointe de roc, chaque touffe d’herbe, chaque souche m’était connue ; mes mains et mes pieds s’y agrippaient.

Une haleine parfumée sortait des plantes ; mes genoux écrasaient des fleurs ; des lézards gris ou verts et des insectes brillants animaient la sécheresse de la terre nue.

Quand je sautais d’une corniche, je savais qu’il y avait plus bas des buissons pour me recevoir et empêcher que mes membres et mon crâne n’allassent dans ma chute se briser.

LE JUIF.

C’est que tes dieux, Sisyphe, te voulaient immortel.

SISYPHE.

Non, mon frère, c’est que la montagne m’aimait. Nous étions tout entiers l’un pour l’autre ; elle avait aussi par moi sa souffrance, et nous étions tous trois, elle, ma pierre et moi, une harmonieuse vengeance divine.

Vois, ce bloc est lui-même fait à ma taille et mes bras seuls peuvent l’étreindre.

Et qu’il est beau ! Mes larmes, ma sueur, mon sang, celui des bêtes qu’il broya, les sèves des plantes, le jus des fruits écrasés, les pluies et le soleil l’ont peint comme un automne. Il est rond comme un astre et il est luisant comme une pomme.

Hélas ! Il n’est pas fait pour l’immobilité.

LE JUIF.

Que dis-tu ?

Tu ne vas pas y toucher. Ici, bien haut, dans le cirque des plaines, il sera vu de loin.

SISYPHE.

Il n’est pas fait pour l’immobilité comme un monument des hommes ; ni moi, mon frère, ni moi !

LE JUIF.

Mais tu partiras.

SISYPHE.

Certes, je m’en irai à la découverte du monde. Mais je veux déjà trouver ici le bonheur d’admirer ce morceau de terre, cette montagne, ce rocher.

Demain tant d’autres images emplissant mes yeux, recouvriront celle-ci ! Laisse-moi vivre doucement cette minute.

Partir, partir ! Ma montagne, mon rocher !

LE JUIF.

Sisyphe, ne t’attarde pas. De songer à ton départ, de deviner tes étonnements, d’entrevoir les paysages qui vont s’ouvrir devant tes pas, je sens déjà la fatigue de m’être arrêté et je souffre déjà d’avoir dépouillé le manteau du Juif errant.

Va-t-en, Sisyphe, le soir bleuit la vallée, et ce silence que seules troublent nos voix et la chanson, pareille à celle de la mer, de notre sang à nos tempes, c’est l’attente de nos adieux. Prends mon bâton… Ah ! Mon bâton, je l’ai coupé là-bas dans le bosquet du temple au moment de partir. Je J’ai plongé dans tous les océans. Il a tracé de sa pointe autour du globe, des milliers de cercles, et le voici ! Qu’il te soit fidèle, comme il me le fut.

mmSisyphe a pris le bâton. Il est debout, enveloppé du manteau trop court, et le Juif errant, en chemise, est appuyé, frileux et affaissé, contre l’arbre et contre la pierre.
Soudain ils se regardent, ils s’élancent l’un vers l’autre, les bras tendus.
SISYPHE et le JUIF.

Non ! Non !

SISYPHE.

Je ne partirai pas.

LE JUIF.

Je veux partir.

SISYPHE.

Montagne, rocher, amis divins, quel crime nouveau allait être le mien !

Reprends, Juif maudit, tes guenilles et ta béquille ; et tourne, tourne autour de ton petit monde, comme le prisonnier dans la cage d’un moulin. Moi, j’ai ma montagne énorme qui s’assied dans le désert sans limite et qui pénètre ici les nues ; j’ai mon rocher que je jetterai, un soir, de ce sommet, au milieu des étoiles et qui sera mon astre à moi et la plus belle des constellations.

LE JUIF.

Ne te fâche pas, Sisyphe, nous n’aurons ici échangé qu’un baiser. Les routes et l’univers sont pour moi seul ; jamais, comme moi, tu n’eusses pu les admirer.

SISYPHE.
Et jamais mes dieux tutélaires n’eussent pour toi, comme pour moi, uni leurs bontés.
LE JUIF.

Mais, Sisyphe, songe à tes dieux méchants ?

SISYPHE.

Je ne les connais plus ; je ne veux plus croire qu’en des dieux généreux. Recule !

mmIl écarte le Juif avec violence, saisit à pleins bras son rocher, le rejette en avant et lance un cri long, mais joyeux. Il disparaît.
Le Faune saute en riant et regarde au fond la pierre qui roule avec fracas dans la vallée.
LE JUIF (est là aussi qui regarde).

Va, Sisyphe, pauvre géant, que tes dieux de bonté te fassent du moins la douleur heureuse !


mmUn temps.


Mais moi, mais moi !


mmIl s’appuie un moment à l’arbre, tête baissée. Le faune qui s’est arrêté en le voyant ainsi, s’approche et lui touche la main.


LE FAUNE.

Et maintenant reste ici, voyageur, je sifflerai pour toi comme je siffle pour lui et tu verras que cette chanson adoucira ta peine.

LE JUIF.

N’aie de souci que du pauvre Sisyphe, doux musicien, et cours vite au devant de lui, il aura besoin de tous ses amis.

LE FAUNE.

Mais sans ma flûte, qui pourrait soutenir tes pas sur les routes et quel dieu, à présent, te poussera en avant ?

LE JUIF (se redressant).

Quel dieu ? J’ai toute une nuit pour le choisir parmi tous ceux que je puis me créer ; s’il m’en faut un vraiment, il sera là demain.


xxxIl ramasse son bâton et se revêt du manteau. Il hésite à prendre une route ; se tourne vers le couchant ; rejette un coin du manteau sur son épaule, lève la main droite et dit :


En route, Juif errant, car cette fois il fera beau courir le monde.


xxxÀ grands pas, il s’en va, et à présent c’est la nuit.