Sir William Hamilton

SIR W. HAMILTON

Lectures on Metaphysics and Loic, by sir W. Hamilton ; 2 vol. Edinburgh 1859.



Ce n’est pas l’Écosse qui a commencé la réputation de William Hamilton. M. Brandis en Allemagne l’avait proclamé le grand maître. de la philosophie péripatéticienne, et M. Cousin en France un des premiers critiques philosophiques de l’Europe, qu’il était à peine connu dans sa patrie, et qu’on lui disputait ses titres à une chaire de logique dans l’université d’Edimbourg. Ses disciples les plus touchés de son mérite et de sa gloire ne datent sa prise de possession définitive du rang qui lui appartient dans l’opinion de ses compatriotes que de l’époque où il publia son édition des œuvres de Reid. Il y a de cela quatorze ans, il en avait cinquante-huit, et depuis dix-sept ans il avait donné le premier écrit qui l’a fait connaître au monde philosophique. Diverses causes ont pu contribuer à la lenteur avec laquelle ce nom est sorti de l’obscurité pour n’y jamais rentrer. La première est sans doute le caractère de Hamilton, plus amoureux de l’étude que de la composition, plus captivé par le travail de la pensée que par le besoin de la propager, et qui garda longtemps le secret sur ses recherches avant d’en révéler au monde la direction et l’originalité ; mais il faut peut-être tenir plus de compte encore de l’état général des esprits en Écosse au temps où il commença d’écrire. La philosophie n’était pas populaire dans le pays de Hume et de Reid ; elle y était tombée dans l’oubli ou du moins l’abandon, fort dédaignée et légèrement suspectée par la théologie, ou plutôt par cette ardeur dogmatique qui en prenait le nom, et qui, poussant à la croyance plus qu’au savoir, ne souffrait autour d’elle ni diversion ni résistance. Peut-être le mauvais renom de David Hume, de qui date le mouvement de la pensée spéculative en Écosse et en Allemagne, s’étendait-il aux recherches entreprises pour le combattre et compromettait-il jusqu’à ses adversaires. Si depuis lors les choses ont changé, — trop peu changé encore peut-être, — c’est à sir William Hamilton qu’on le doit. Et lui-même il n’a pas caché l’appui que lui a prêté la France pour réveiller son pays d’une ingrate indifférence aux études et aux hommes qui, dans l’ordre intellectuel, lui avaient fait le plus d’honneur. Le suffrage de la France a beaucoup fait pour la renommée de Reid et pour l’autorité de Hamilton lui-même.

Sa vie, comme celle de tous ces Écossais recommandables par la science, fut simple, studieuse, uniforme. Nulle part plus qu’en ce pays l’existence des philosophes n’est philosophique. Nous avons ailleurs insisté sur le caractère particulier de cet heureux pays destiné à rester lui-même en faisant partie d’un grand empire, à conserver son rang dans l’humanité sans se mêler des affaires du monde, à figurer dignement dans l’histoire de l’esprit humain sans tenir aucune place dans l’histoire politique[1]. Hamilton a pour son compte accepté ces conditions ; il n’a point fait exception à la loi commune, et n’a rien demandé ni obtenu de plus qu’une vie paisible et retirée, une inaction laborieuse, l’indépendance sans bruit, la dignité sans éclat, l’indifférence aux passions et aux vanités du vulgaire. Et que pourrait-on désirer davantage ? Quelle autre destinée est plus faite pour le sage ? Qu’importe donc qu’un grand intérêt biographique ne s’attache pas à ce que nous pourrons dire de sa personne, si en le disant nous trouvons occasion de rendre hommage une fois de plus à ces héros modestes de la médiocrité, en réparant envers eux l’injustice oublieuse d’un siècle épris du plaisir, du bruit et de la fortune ?

William Hamilton était né à Glasgow le 8 mars 1788 d’une branche de la famille historique de ce nom. On sait qu’en Écosse la communauté de nom suffit pour établir la communauté de tribu ; mais de plus une descendance bien constatée rattache le philosophe à sir Robert Hamilton le covenantaire, qui commandait les insurgés puritains au pont de Bothwell. On a trouvé même dans la polémique du descendant quelque chose de la résolution, de l’indépendance et de l’énergie de l’indomptable guerrier, encore cité comme un confesseur parmi les sectateurs un peu radoucis de la foi des caméroniens. Quoi qu’il en soit, le titre de baronet, que Hamilton porta pendant une grande partie de sa vie, avait dormi un temps, suivant l’expression consacrée, lorsqu’il justifia de son droit à le reprendre, en se faisant reconnaître pour le vingt-quatrième héritier par les mâles de sir John Fitz-Gilbert de Hamilton de Rossavon et Fingalton, qui florissait vers 1330, et qui fut le second fils de l’auteur de la maison de Hamilton. On montre encore près du champ de bataille de Prestonpan les mines du manoir féodal qui donna son nom au premier baronet créé en 1673. Le dernier a laissé un autre monument, qui n’est pas en ruines, et qui s’appelle la philosophie du conditionnel.

Ainsi le dernier grand métaphysicien de l’Ecosse est de la famille de l’auteur des Mémoires du chevalier de Gramont, et l’on pourra se demander aussi, des systèmes métaphysiques avenir, s’ils sont

Comme en fait Hamilton, comme en fait la nature.


Mais avant de se parer des souvenirs héraldiques des Hamilton de Preston, le nôtre était le descendant d’une famille de médecins. Son aïeul et son père avaient été avec quelque réputation professeurs d’anatomie et de botanique à l’université de Glasgow. L’un d’eux avait assisté le célèbre docteur Cullen dans la fondation de l’école médicale de cette ville, et c’est peut-être à ce souvenir que nous devons une dissertation assez curieuse de Hamilton sur les révolutions de la médecine. Ayant perdu son père de bonne heure, il fut placé, suivant l’usage, auprès d’un ministre de l’Évangile. Le docteur Mid-Cader, qui vécut assez pour connaître dans leur maturité les talens de son élève, les avait pressentis de bonne heure, et dans une lettre qu’on a conservée, il se plaît à attester la pénétration et la force d’esprit ainsi que le caractère mâle et franc du jeune William, qui justifia toutes ses espérances par de notables succès à l’université de Glasgow, particulièrement dans les classes de philosophie, dont il remporta tous les premiers prix. Les mêmes succès l’attendaient au collège de Balliol de l’université d’Oxford, ou plutôt il s’y distingua d’une manière inaccoutumée en se soumettant de lui-même à des épreuves qui ne seront pas souvent renouvelées. Le fait mérite d’être raconté comme anecdote dans l’histoire de l’enseignement et de la philosophie. C’était en 1809 : on venait d’introduire un nouveau système d’examen ; on obligeait les candidats, pour ce qu’on appelle les honneurs académiques, à professer et à répondre sur un certain nombre d’ouvrages d’histoire, de poésie et de science ; les élèves les choisissaient eux-mêmes, et l’on n’exigeait pas qu’ils en multipliassent le nombre outre mesure. On pensait qu’il valait mieux prouver une connaissance approfondie de quelques-uns qu’une étude superficielle de beaucoup. Hamilton à vingt ans, non content de s’engager à répondre sur tous les classiques éminens de l’histoire, de la poésie et de l’éloquence, n’exclut du concours pour la partie scientifique aucun des monumens de la philosophie grecque et latine. Au lieu de prendre, selon l’usage, deux ou trois des ouvrages les plus connus d’Aristote et un ou deux dialogues de Platon, il prit tout Platon et tout Aristote, celui-ci avec ses premiers commentateurs, ainsi que les chefs du néo-platonisme, Plotin et Proclus, en y ajoutant tout ce que Diogène de Laërce et Stobée nous ont conservé de l’antiquité philosophique. Une telle prétention mit naturellement les examinateurs en défiance ; ils portèrent dans leur examen une attention particulière, et virent bientôt avec étonnement le confiant candidat soutenir sans chanceler un fardeau au moins quatre fois plus lourd que la charge imposée à ses compagnons d’études. Il eut à répondre sur la philosophie deux jours durant, chaque jour pendant six heures, et ne se montra que trop bien préparé à remplir toutes ses promesses, car lorsqu’il fut question du plus redoutable des écrits d’Aristote, la Métaphysique, ses juges demandèrent grâce et déclinèrent l’honneur de l’interroger et même de l’entendre. Ce fut donc une épreuve universitaire sans exemple, et qu’on n’a point répétée. Elle eut pour témoins des condisciples de Hamilton dont on cite les lettres, et qui y ont consigné leur surprise, et leur admiration. Ils ne cachent pas que le candidat fut plus d’une fois obligé de s’arrêter devant l’incompétence de ses juges, et il avait lui-même gardé de cette expérience une médiocre idée du savoir philosophique de la docte université. Il s’en est montré le juge aussi sévère, quoique autrement sévère, que Locke, et peut-être faisait-il allusion à quelque souvenir personnel, lorsqu’il a écrit que de son temps un aspirant aux grades qui se serait pénétré à fond de la Logique d’Aristote aurait trouvé aussi peu d’appui chez son tuteur[2] que de faveur auprès des maîtres chargés de dispenser les honneurs académiques. Au reste, du temps même des écoles scolastiques, certains maîtres des universités étaient soupçonnés de répéter tout bas l’addition que saint Ambroise passait pour avoir faite aux litanies : « De la dialectique d’Aristote délivrez-nous, Seigneur ! »

C’est donc à Oxford même que Hamilton avait posé les fondemens de cette érudition philosophique dont il a donné tant de preuves, et c’était déjà le témoignage d’une véritable originalité d’esprit. Rien assurément en 1812, année où il quittait l’université, ne l’avait obligé ou encouragé que lui-même à parcourir toute l’histoire de la philosophie d’Alexandre d’Aphrodise à Leibnitz, à tirer de la poussière des bibliothèques des collèges ces in-folios effrayans qu’on ne touchait plus, pour entrer en communication avec Averroès et Avicenne comme avec saint Thomas et Scot, comme avec Cardan et Vivès, et enfin à se rendre maître des doctrines modernes de cette philosophie du continent, toujours tenue à distance par le jaloux esprit de nationalité des écoles britanniques ; singulière préparation pour un jeune homme qui se destinait à être avocat !

Mais heureusement la maison du parlement, ce palais de justice d’Edimbourg, dont la fréquentation n’impose point aux stagiaires d’assujettissantes études, contient une belle et célèbre bibliothèque de cent quarante-huit mille imprimés et de deux mille manuscrits, où un esprit insatiable de lecture et de recherche pouvait étancher sa soif à chaque heure du jour. On dit que Hamilton pénétra dans les recoins les plus inconnus de ce trésor de savoir, et comme il avait un peu embarrassé les professeurs d’Oxford, il troublait quelquefois les bibliothécaires en leur demandant des livres dont ils avaient la garde, sans les avoir jamais vus ni entendu nommer. Dès cette époque, l’étendue et la singularité de son instruction le signalaient à la curiosité des amis des lettres. On me permettra d’emprunter au biographe de qui j’apprends tout ce que je raconte une citation d’un humoriste anglais peu connu parmi nous : c’est M. De Quincey, qui a mieux pris son parti d’être un mangeur d’opium que le pauvre Coleridge.


« Dans l’année 1814, dit-il, j’allai à Edimbourg pour la première fois ; je venais rendre visite à Mra8 Wilson, la mère du professeur John Wilson[3]. Celui-ci alors n’était pas professeur, ni ne songeait à le devenir, son intention étant de suivre le barreau écossais ; je le connaissais depuis un peu plus de cinq ans. C’était Wordsworth, qui, résidant alors à Allan-Bank, sur le lac de Grasmere, m’avait mis en rapport avec lui, et depuis, en tout temps, je le suis allé voir souvent dans ce beau site d’Elleray, sur le Windermere, qui n’était pas à neuf milles de distance de mon cottage sur le Grasmere. Pendant ce voyage, Wilson me parla plusieurs fois de son ami Hamilton comme d’un homme spécialement distingué par un caractère mâle et élevé, et me le représenta incidemment comme un prodige d’érudition. En effet l’étendue de ses lectures passait pour merveilleuse, réellement effrayante, et même sous certains rapports suspecte, de sorte que certaines dames le regardaient comme mal sûr, car si l’arithmétique pouvait démontrer que tous les jours de sa vie pilés et pulvérisés en minimes globules de cinq ou huit minutes chacun, et passés dans un fil, ne formeraient pas quelque chose comme un chapelet correspondant dans ses gros et petits grains aux livres qu’il passait pour avoir étudiés et s’être rendus familiers, il devenait évident alors qu’il lui avait fallu un aide extra, et que de manière ou autre il avait lu par procureur. Or, en pareil cas, nous savons tous de quel côté s’adresse un homme pour demander secours, et qui est-ce qu’il appelle lorsqu’il désire, comme le docteur Faust, lire plus de livres qu’il n’appartient à sa part de cette vie. J’espère sincèrement qu’il n’y avait nulle. vérité dans ces insinuations, car outre qu’il serait désagréable d’avoir un parasite du genre de Méphistophélès, s’attendant à recevoir un billet toutes les fois que vous donnez un petit bal, je ne pourrais, quant à moi, avoir aucune confiance dans son exactitude comme lecteur. La vérité cependant m’oblige à reconnaître qu’une fois sir William avait un gros chien dans la Great-King-Street d’Edimbourg, répondant très bien à la description du chien que Goethe, et du moins un de nos vieux dramatistes du règne d’Elisabeth, attribue au pauvre docteur Faust. À la vérité, ce ne pouvait être identiquement le même chien, figurant une première fois à Francfort pendant le XVe siècle, et puis à Edimbourg dans le XIXe

« Un matin j’étais assis seul après mon de jeuner, lorsque Wilson entra tout à coup avec son ami. Sir William était si parfaitement exempt de toute ostentation de savoir, qu’à moins que les hasards de la conversation ne fournissent une occasion si naturelle d’en faire preuve, qu’il y aurait eu affectation à l’éviter, vous auriez bien pu ne vous douter aucunement qu’un extraordinaire scolar fût devant vous. À cette première entrevue, je ne remarquai rien qui provoquât une attention spéciale, hormis une expression non commune d’obligeance et de cordialité dans son abord. Il y avait aussi un air de dignité et une forte confiance en lui-même répandue dans toute sa manière, mais trop tranquille et trop dénuée d’affectation pour qu’on pût douter qu’elle ne s’exhalât spontanément de sa nature, cependant trop peu présomptueuse pour mortifier les prétentions d’autrui. Les hommes de génie et les hommes distingués pour leurs talens, qui choquaient tout le monde, particulièrement moi, si nerveusement susceptible, faisaient l’horreur et le désespoir des gens, en tâchant sans relâche et presque avec humeur de prendre la part dominante dans la conversation. J’en ai connu qui s’emparaient réellement à peu près de la conversation tout entière, sans s’apercevoir distinctement de ce qu’ils faisaient… Chez sir William Hamilton, d’ailleurs, il y avait une apparente négligence, peu soucieuse de prendre une part considérable ou nulle à l’entretien. Il est possible que, comme représentant d’une ancienne famille, il ait secrètement senti sa position dans la vie beaucoup moins dans le sens des avantages qu’elle offrait que des obligations et des gênes qu’elle imposait. Et en somme ma conclusion fut que j’avais rarement vu une personne qui manifestât moins d’estime pour soi-même sous aucune des formes ordinaires qui révèlent ce sentiment, soit orgueil, soit vanité, soit enflure arrogante, soit glaciale réserve. »


Il est impossible, en lisant seulement les ouvrages de Hamilton, de lui délivrer un brevet d’humilité, et la modestie n’était pas le trait saillant de son caractère ; mais on aime à voir, par le témoignage d’un appréciateur difficile et ombrageux, qu’il possédait ce qui rachète tout en fait de bonne opinion, la simplicité. Il ne doutait point de lui, il en doutait si peu, qu’il n’avait nul besoin de fatiguer ni de persuader les autres de sa valeur, et sa franchise était sans prétention comme sans inquiétude.

Dès les premiers temps de son séjour à Edimbourg, Hamilton entra en relations avec Dugald Stevvart, qui s’étonna de l’érudition que comportait la philosophie, et profita du savoir de son futur éditeur en regrettant de ne l’avoir pas connu plus tôt pour en profiter mieux. On raconte que Hamilton rencontra chez Stewart le docteur Parr, placé au premier rang par les Anglais pour la science de l’antiquité classique. Par une obligeante attention pour la compagnie, le savant mit la conversation sur la philosophie grecque ; mais, quoiqu’il fût loin d’y être étranger, il s’aperçut bientôt qu’il y avait là un auditeur à qui il ne pouvait rien apprendre, et, changeant le cours de l’entretien, il se mit à disserter sur les poètes latins des derniers siècles et leurs imitateurs de la renaissance. Trouvant alors le même personnage également prêt à le suivre sur ce terrain, complétant ses remarques, rectifiant ses citations, il fut troublé, et, s’arrêtant tout à coup : « Ah çà, dit-il, qui êtes-vous donc, monsieur ? »

C’est en 1820 que la retraite définitive de Stewart et la mort de Brown, qui l’avait suppléé, laissèrent vacante la chaire de philosophie morale à l’université. Hamilton se mit sur les rangs pour la remplir. Il n’avait ni enseigné ni écrit, mais ses vastes études philosophiques étaient notoires, et de grandes autorités appuyaient sa candidature, dont Stewart écrivit que le succès serait un bonheur pour l’université. On sait qu’en Écosse l’usage autorise les concurrens à produire en faveur de leur candidature des recommandations ou plutôt des témoignages souscrits par des juges compétens de la doctrine et du talent. Même, je le sais, le suffrage des simples amis de la science n’est pas dédaigné. Les plus imposans dignitaires d’Oxford et le docteur Parr lui-même s’engagèrent en faveur de Hamilton. La philosophie était alors tellement abandonnée en Écosse qu’en opposition à un avocat parfaitement capable de l’enseigner sans pourtant l’avoir jamais essayé, on ne pouvait présenter personne ayant fait ses preuves dans une science rendue par Dugald Stewart fort accessible et même attrayante. Le candidat le mieux appuyé était un autre avocat, John Wilson, qui, dans quelques poésies d’un heureux présage, quelques essais de critique originale, et une polémique haute en couleur sur les affaires du temps, ne s’était fait soupçonner d’aucune accointance avec Aristote ou Platon pas plus qu’avec Locke ou Descartes ; mais il était un tory prononcé. Le conseil de ville, qui est le patron de la chaire, c’est-à-dire qui l’a fondée et qui désigne le professeur, n’était, bien entendu, sensible qu’aux considérations politiques. « En 1820, dit un écrivain, tout le monde était whig ou tory… L’adoucissement et le mélange des noms de partis familiers à nos oreilles auraient été un dialecte babylonien pour les rudes politiques de cette époque. Les libéraux étaient inconnus, les conservateurs étaient inconnus, et un libéral-conservateur aurait été pris pour un assemblage aussi complètement fabuleux qu’un griffon ou un centaure. » John Wilson fut nommé. On dit qu’il a été un professeur éminent. Nous croyons volontiers qu’il a enseigné avec talent ; mais qu’il ait enseigné la philosophie, nous en doutons. Au reste, on publie ses œuvres complètes ; il faudra bien qu’on y comprenne ses leçons, et nous souhaitons qu’elles démentent notre pronostic.

La faculté des avocats avait le patronage d’une chaire d’histoire universelle, et l’année suivante les avocats dédommagèrent leur confrère en la lui offrant. Il l’accepta, et autour de cette chaire assez négligée, dont le maigre enseignement n’entrait pas dans le cours régulier des études, il sut réunir un auditoire attentif par quelques leçons relatives à l’histoire des nations classiques de l’antiquité et à l’influence de leur civilisation sur la nôtre. Il poursuivait en même temps des études très sérieuses sur le système nerveux et sur la physiologie en général. Il portait dans les recherches de l’anatomie comparée son exactitude habituelle, et il fut ainsi conduit à s’occuper de la phrénologie, qui dans ce moment produisait en Écosse une certaine sensation. Il attaqua cette douteuse science dans deux mémoires lus à la Société royale d’Edimbourg (1826), et contribua à arrêter les progrès de cette vogue changeante que la phrénologie paraît destinée à reprendre de temps en temps et à reperdre aussitôt.

On a déjà raconté dans ce recueil comment le professeur Napier, à qui nous devons un excellent écrit sur l’influence de Bacon, ayant succédé à Jeffrey dans la direction de la Revue d’Edimbourg, proposa à sir William Hamilton d’y travailler, et lui demanda même un article sur les travaux philosophiques de M. Cousin, dont la renommée parvenait enfin en Angleterre. Hamilton hésita ; il faisait la plus haute estime de M. Cousin, et il n’était pas de son avis. Il voulait bien le réfuter, mais il était pour lui contre ses adversaires. Il écrivit sous l’empire de cette double pensée, et se montra ce qu’il est resté toujours, son admirateur et son critique. En paraissant, l’article devenu célèbre sur la philosophie de l’inconditionnel fit événement dans le monde philosophique. C’était le signal très inattendu d’une renaissance de la métaphysique en Écosse. M. Cousin accueillit cette bonne nouvelle avec la joie la plus franche. Jamais flatteuse adhésion ne lui a fait plus de plaisir que cette critique si intelligente, car il lui était plus doux d’être compris que d’être loué. Avec un empressement de curiosité et de bienveillance, il chercha à connaître l’auteur ignoré de ce brillant coup d’essai. Des fragmens de lettres qu’on a publiés prouvent avec quel cordial intérêt il apprenait l’existence d’un juge aussi compétent de ses travaux, et saluait par des éloges motivés le nom que nous connûmes alors pour la première fois, car ce morceau, dont Hamilton a dit lui-même « que naturellement les raisonnemens ne furent pas compris autour de lui, et plus naturellement encore, furent déclarés pendant un temps incompréhensibles, » eut un sort beaucoup meilleur parmi nous, et fixa l’attention de la tribu, alors nombreuse en France, qui se consacrait au service de la philosophie. « Cet article, dit M. Cousin[4], n’est nullement aisé à entendre. Lorsqu’une fois on en a compris le sens, on le trouve parfaitement bon et correct ; mais le style en est très condensé : chaque mot est gros d’une idée. La justesse des vues, la connaissance étendue des systèmes philosophiques et la profondeur de pensée qu’il atteste, ne peuvent être appréciées que par ceux qui sont du métier. Bref, c’est un article écrit pour un petit nombre d’esprits seulement en Europe, tandis que pour la multitude sa force même et son mérite le rendront obscur. La concision d’expression de sir W. Hamilton, jointe à la difficulté qu’éprouve le commun des lecteurs à le comprendre, a conduit plusieurs personnes à le regarder avec défiance, comme un partisan des systèmes germaniques, et qui aurait perverti l’exacte et circonspecte philosophie de l’école écossaise ; mais cette idée est entièrement erronée. Sir William a en effet étudié attentivement la métaphysique allemande ; mais le résultat en a été seulement un accroissement d’attachement pour la philosophie de l’Ecosse. » C’est ainsi que, malgré leurs dissentimens sur le fond des choses, s’établit entre les deux maîtres de la science un noble commerce d’estime, de bienveillance et d’admiration qui les honore, et la philosophie avec eux.

Nous ne pouvons citer tous les articles, peu nombreux cependant, dont Hamilton enrichit la Revue d’Edimbourg. Deux seulement intéressent la philosophie, l’un sur la perception, l’autre sur la logique. Dans le premier, écrit à propos de la traduction de Reid par Jouffroy (1830), il s’attacha à défendre, en la rectifiant, la théorie de la perception contre Brown, qu’il convainquit assez sévèrement d’une subtilité sophistique qui inventait l’erreur pour la réfuter. Dans le second, en félicitant l’université d’Oxford d’un retour à l’étude de la logique, attesté par les travaux des Whately, des Hampden, des Lewis[5], il décrit avec un peu de rancune l’abandon où cette science était tombée, rien d’important n’ayant paru depuis les Elémens d’Aldrich, publiés en 1692, et dans une critique attentive des nouveaux essais qu’il annonce, il se montre à la fois consommé dans l’histoire et la théorie de l’art puissant qui a dominé pendant plusieurs siècles la philosophie tout entière (1833). Ses preuves étaient donc faites, lorsque la vacance de la chaire de logique et de métaphysique, par la retraite volontaire du professeur Ritchie, au commencement de 1836, vint lui ouvrir une candidature naturelle dans l’université. C’est alors que les témoignages imposans du patriarche de l’histoire de la philosophie grecque, M. Brandis, et du maître éloquent qui guidait alors toute l’école française, l’œuvre de sa pensée et de sa parole, recommandèrent le savant candidat qu’appuyaient également le roi de la critique, lord Jeffrey, et cet ancien rival, le professeur Wilson, noblement supérieur à tout souvenir de lutte et de parti. De telles autorités ne touchaient que faiblement le conseil municipal de la nouvelle Athènes. Les passions politiques ne jouaient pourtant plus aucun rôle : la réforme avait dissous les partis ; mais la religion avait hérité de la politique ; la religion, cela veut dire en certains pays l’esprit ecclésiastique et en Écosse l’esprit de secte, ce qui signifie l’esprit de la secte dominante et des sectes militantes. Il faut lire dans un essai de M. Baynes, à qui nous ferons de nombreux emprunts[6], la description piquante des débats et des manœuvres qui signalèrent l’élection de Hamilton. Il n’appartenait pas à ces ardentes congrégations qui ont déclaré la guerre au libre arbitre, il n’était pas du parti évangélique, ni même de la portion de l’église établie que ce parti consentait à regarder comme encore amie de la religion ; il était chrétien et modéré. Le censeur de Schelling fut donc accusé d’être enclin au panthéisme germanique. Tandis qu’il avait à lutter contre un phrénologiste fort connu, George Combe, qui promettait, s’il était élu, de ménager les vieilles superstitions, on lui opposait M. Isaac Taylor, qui a écrit sur les matières religieuses avec un succès réel, et qu’un esprit élevé, mais vague, et un style éloquent avec un peu de déclamation qualifiaient incomplètement pour enseigner la logique avec rigueur et la métaphysique avec précision. Les discussions du conseil de ville, publiées comme toutes choses en ce pays, sont un curieux spécimen des préjugés et des subtilités du plus sincère fanatisme. On dit que l’excès même de l’ardente opposition qu’on fit à sir William finit par tourner en sa faveur, et au second tour de scrutin, il fut nommé à dix-huit voix contre quatorze. Les suffrages de quatre bourgeois de la cité sauvèrent la philosophie écossaise.

Il n’y avait pas alors deux ans que le nouvel élu, discutant dans la Revue d’Edimbourg les propositions d’une commission d’enquête pour la réforme des universités écossaises, avait, des trois modes de nomination des titulaires aux chaires établies, par la couronne, par les professeurs, par les villes, consenti à regarder le troisième comme relativement le meilleur, en exprimant l’espoir que les magistrats municipaux, reconnaissant leur évidente incapacité pour l’acquittement de cette fonction, s’en démettraient aux mains d’un bureau permanent, très peu nombreux et spécialement chargé de veiller au bien et au progrès de l’enseignement. Mais, hélas ! ces mots entre crochets sont la seule addition que Hamilton ait faite au texte de son article, en le réimprimant en 1851 ; dans ses annotations ainsi que dans l’appendice ajouté à une seconde édition, il soulagea son cœur sur les élections académiques de la municipalité d’Edimbourg, il constata que malgré la réforme légale de la corporation, on n’avait profité de l’abolition des tests que pour établir la prépondérance avouée de l’esprit de secte dans toute nomination universitaire. « Ainsi, dit-il, dans ses derniers actes, le patronage académique d’Edimbourg a fini par atteindre le point le plus bas de son déclin. Les partis religieux concourent à présent avec les corrupteurs séculiers pour gagner l’incompétent électeur à la violation de ses devoirs. » En aucune occasion du reste, sir William ne s’est montré un juge fort indulgent du savoir et de l’esprit des gens d’église. Sa foi était au-dessus du soupçon, l’orthodoxie parfaite est un des caractères de sa philosophie ; mais l’inflexible logicien faisait peu d’estime des controverses théologiques. Une fois même il poussa l’audace jusqu’à peu ménager le docteur Luther, ce qui lui attira une réfutation, assez forte, je l’avoue, dans sa prolixité, de l’archidiacre Julius Hare. Laissons la théologie.

Il fut un professeur puissant. L’art d’exposer clairement et agréablement de sages ou plausibles doctrines ne lui paraissait pas constituer tout renseignement. Il pensait avoir charge d’âmes, et il portait dans sa classe, avec tout son esprit, tout son caractère. Il aspirait moins au succès qu’à l’influence, et il voulait que la philosophie devînt la meilleure discipline pour les esprits, en leur donnant toutes les qualités qu’elle réclame pour elle-même. Ceux qu’elle instruit doivent s’égaler à elle, et à lire tout ce qu’ont écrit les disciples de Hamilton, on demeure convaincu qu’il a été pour eux, dans toute la dignité du mot, un maître.

On sera peut-être curieux de voir comment se pratique en fait et en droit l’enseignement dans l’université d’Edimbourg, et comment Hamilton s’acquitta de celui qui lui avait été confié. Il arrivait à ses nouvelles fonctions avec des principes arrêtés, rendus publics, et dans lesquels l’expérience l’a confirmé. Il a en effet écrit presque autant de pages sur l’instruction que sur la philosophie même, et dans ces pages nombreuses, où il a jeté quelques-unes des idées qui ont amené la réforme de l’université d’Oxford et d’autres établissemens pédagogiques, il a toujours soutenu que l’instruction, étant une partie essentielle de l’éducation, devait avoir pour but de former des hommes et non des praticiens pour tel ou tel métier, d’éclairer, redresser, mûrir, fortifier l’intelligence au lieu de la plier par des vues étroites, des opinions exclusives, des facultés restreintes, aux conditions d’une dextérité professionnelle. Ses idées étaient les idées de Locke conçues avec plus de fermeté, d’étendue, et soutenues par un fonds de connaissances acquises que Locke avait dédaignées. C’est dans cet esprit qu’il défendit l’instruction classique contre les prétentions des connaissances utilitaires. C’est pour les mêmes motifs qu’il mit au-dessus soit de la théologie, soit des mathématiques, soit des sciences naturelles, l’étude de l’esprit humain comme plus haute et plus générale, la philosophie en un mot, plus propre, selon lui, qu’aucune chose à donner en même temps à l’intelligence la rectitude, la largeur, la pénétration et la vigueur. C’est une thèse qu’il a soutenue envers et contre tous avec la force et l’autorité qu’il portait dans la défense de la vérité. Son caractère était garant qu’appelé à la chaire la plus importante à ses yeux dans la métropole de son pays, il rendrait témoignage de ses convictions et mettrait ses principes en pratique. La tâche, partout difficile, l’était rendue plus encore par les usages et les règlemens de l’université. La règle veut qu’on admette dans la classe de logique les plus jeunes élèves, ceux qui sont encore de francs écoliers, pêle-mêle avec des étudians d’un jugement plus mûr et d’un entendement plus formé. De là une épineuse question : faut-il maintenir l’enseignement au niveau des auditeurs les plus avancés, ou le rabaisser à la. portée des plus novices ? Hamilton n’hésita pas ; on ne peut faire de la philosophie pour des enfans ; l’enseignement n’en peut être que sérieux, solide, élevé même ; fût-il borné aux questions les plus simples, il ne peut éviter de mettre l’esprit aux prises avec des problèmes qui exigent toutes ses forces. Le professeur résolut de ne rabaisser ni mutiler la philosophie, mais de la rendre accessible par la simplicité, l’exactitude, la clarté, l’ordre, en un mot par tout ce qui dépend de l’art de l’enseignement et non de la nature des questions. Son cours resta un cours académique, où pouvaient encore profiter les plus habiles, où les commençans pouvaient avoir accès. Il le rendit aussi élémentaire que possible, il se refusa à le rendre jamais superficiel.

À Edimbourg, l’enseignement de l’université se compose de leçons analogues à celles de nos cours de facultés. Ces leçons méritent bien en général le nom de lectures, étant plus souvent écrites qu’improvisées, surtout dans les matières scientifiques. Trois jours y étaient consacrés par semaine ; deux autres jours étaient donnés aux examens. Ces examens étaient obligatoires ou facultatifs. L’obligatoire revenait rarement, de façon cependant que chaque élève eût été interrogé au moins une fois dans le cours de chaque session. L’examen facultatif, plus animé, plus instructif, plus approfondi, portait non-seulement sur le sujet des dernières leçons, mais sur toutes les matières qui s’y rattachaient. Ainsi toutes les questions de la philosophie étaient passées en revue d’une manière vive et intéressante dans un dialogue où le professeur ne craignait pas d’intervenir et de compléter les généralités de son cours écrit. La composition n’était pas négligée, et les essais des jeunes disciples subissaient l’épreuve de la lecture publique et de la critique du maître.

M. Baynes, qui a été un de ses plus éminens élèves, qui a même le premier fait connaître ses nouveautés en logique par un remarquable Essai sur la nouvelle Analytique (1846), a retracé de la manière la plus animée les souvenirs d’un enseignement qui fut pour lui une initiation. Il a pris l’étudiant à son arrivée dans Edimbourg, et, avec tous les détails pittoresques qui auraient amusé Walter Scott, il l’a conduit par les antiques rues de la cité jusque dans la salle enfumée où se lisait au-dessus de la chaire une inscription grecque et cette devise dont Hamilton a fait l’épigraphe de son édition de Reid : « Sur la terre, rien n’est grand que l’homme. Dans l’homme, rien n’est grand que l’esprit. » Là, au milieu d’un assez bon nombre d’auditeurs de tout âge et de conditions diverses, mais où domine la jeunesse, il a représenté le professeur montant en chaire et frappant aussitôt les regards par sa dignité naturelle et l’air de commandement de toute sa personne. Sa tête était forte, son front large, ses sourcils marqués et rapprochés, et toute sa figure, régulière suivant le type romain, était animée, par ses yeux noirs, d’une expression calme et pénétrante. La science se peignait dans son regard. Dès qu’il commençait à lire, le son de sa voix répondait à tout ce qu’annonçait sa physionomie, et sa parole, sa pensée tenaient tout ce que promettait sa voix. Ici j’affaiblirais l’impression que veut produire M. Baynes, si j’essayais d’analyser sa vive description de tous les effets de ce noble enseignement sur des esprits neufs qui s’ouvraient au jour de la vérité. Les développemens qu’il donne à ses souvenirs étonneraient ceux qui n’en ont point de semblables. Pour rendre ces impressions, les plus fortes peut-être qu’il ait reçues, son talent s’anime à ce point que des indifférens pourraient le soupçonner de trop céder à l’imagination et de faire le roman d’un cours de philosophie. Moi-même je rabattrais quelque chose de son enthousiasme, et, bien que grand admirateur de Hamilton, je ne pourrais lui accorder sans débat qu’il ait rendu plus de services au vrai progrès de la philosophie qu’aucun penseur depuis mille ans. La reconnaissance du disciple l’emporte, mais je la conçois, et surtout je lui sais gré d’avoir peint avec autant de vérité que de chaleur cet empire inconcevable que prend sur la jeunesse l’enseignement, je devrais dire la révélation de la philosophie. Tous ceux qui ont traversé les études classiques n’en ont pas fait l’expérience : il peut leur avoir manqué une facilité naturelle, une attention suffisante, une occasion favorable, un enseignement qui se fît saisir ; mais on ne rendra jamais à ceux qui n’ont point passé par une pareille épreuve l’effet de cette nouveauté inattendue sur un jeune esprit cultivé, développé, excité, mais fatigué et comme desséché par l’enseignement des classes où il semble qu’il n’y ait autre chose à faire en ce monde que de bien écrire. Pendant de longues années d’un travail très ingrat, très difficile, et que n’égale sous ce rapport presque aucune des occupations de la vie de l’homme fait, l’écolier n’a guère appris que l’art des mots. Les savoir, les choisir, les assortir, voilà ce dont on l’a surtout entretenu. Sans doute son jugement s’est formé dans ce laborieux apprentissage ; sans doute il peut avoir acquis du goût, de la sagacité, de la promptitude à comprendre ou à exprimer ; mais quoi ? mais pourquoi ? Quel est le sujet et le but de ce talent qu’on lui a si fort recommandé d’acquérir ? Ces facultés qu’on a aiguisées en lui, il ne les connaît même pas ; leurs procédés, il les a employés d’instinct, il n’en a pas la claire conscience. Il n’a réfléchi ni sur rien ni sur lui-même, car rien n’existe que pour être dit, et lui-même n’a été dressé qu’à bien dire. La vie, la société, la nature, on ne lui a parlé d’aucune chose comme réelle. Il semblait que tout fût de style, et que le monde n’existât pas en soi et ne se vît tout au plus qu’au théâtre. Malgré les efforts de tant de maîtres habiles, voilà ce qui reste trop souvent à un écolier intelligent de tout l’enseignement classique ; mais dès qu’il a passé le seuil du cours de philosophie, fût-il entré là, inattentif, imprévoyant, pour peu que le professeur parle avec quelque force et quelque conviction, un monde nouveau s’ouvre à sa voix. Tout s’explique à la fois pour l’auditeur novice, qui conçoit enfin que l’art n’est qu’une forme, un transparent aux brillantes couleurs, qui recouvre des réalités solides et vivantes. Il pénètre dans le secret de sa propre pensée, il se rend compte des mouvemens de son âme et des opérations de son esprit ; de l’art il s’élève à la science, et de la science à ce qui est véritablement, Dieu, le monde, l’humanité, lui-même enfin ; il en parlait jusque-là, maintenant il y pense. Il comprend ou du moins il entrevoit ce que c’est que cet esprit humain dans sa nature et dans son histoire, ce je ne sais quoi qu’on ne lui avait encore représenté que comme une lyre ou une flûte dont un joueur habile tirait des sons pour amuser la foule. C’est là une découverte, c’est là comme une révolution de la pensée dont il faut désespérer de faire comprendre l’effet profond et le charme sévère à ceux qui ne les ont pas éprouvés. C’est là cette meilleure part que choisit l’intelligence contemplative, et dont elle ne veut pas être arrachée. On ne sait pas ce qu’on perd quand on refuse de la prendre, ce qu’on ôte quand on refuse de la donner, ou plutôt ils le savent, ces corrupteurs solennels, qui* spéculant sur l’abaissement des âmes, ont rêvé de briser, de mutiler du moins l’enseignement de la philosophie. Gardons-nous de leur parler du mal qu’ils peuvent faire à la raison, à la vérité, à la dignité de l’esprit : ce serait célébrer leur victoire, et nul hommage ne les flatterait à l’égal de nos plaintes.

On devine combien devaient être vives ces impressions d’école pour les jeunes étudians de cette romantique ville d’Edimbourg, lorsqu’après les leçons d’un maître tel que Hamilton, ils rentraient au sein d’une population douée en si égal partage de jugement et d’imagination, si ouverte à la science, si accessible à la poésie, et qui offre elle-même un intéressant sujet d’observation à la philosophie, ou bien lorsque, livrés aux jeux et aux courses de leur âge, ils revoyaient ensemble tant de lieux pleins de beauté et de souvenirs en comparant orgueilleusement leur acropole à celle qui dominait : le jardin d’Académus.

Hamilton continua pendant vingt ans, c’est-à-dire jusqu’au terme de sa vie, l’enseignement qui a laissé tant de souvenirs. C’est en 1844 qu’il fut interrompu par une attaque de paralysie qui, grâce à Dieu, n’atteignit pas les forces de son esprit. Il put même l’année suivante reprendre son cours, lire lui-même une partie de ses leçons, ou les faire lire en sa présence par un suppléant, et les éclaircir par quelques mots religieusement écoutés. Il poursuivit ainsi le cours de ses fonctions universitaires, malgré de pénibles infirmités, jusqu’à la session de 1855-1856. Il avait encore, quoique fort affaibli, distribué à ses élèves les prix du terme d’avril, lorsqu’à la fin de ce mois une nouvelle attaque le frappa mortellement, et il expira le 6 mai au matin, ayant conservé presque jusqu’au dernier moment la présence de son esprit.

Hamilton a peu écrit, et il a écrit tard. Avide d’apprendre et de méditer, il ne prenait la plume que pour céder au courroux du critique contre une erreur à réfuter ou pour garder note du résultat de ses réflexions. Évidemment la composition n’avait pas un vif attrait pour lui, et quoique sur les questions spécialement philosophiques son style soit excellent par la simplicité, la propriété et l’exactitude, ce n’était pas un écrivain ; il n’accordait rien à l’agrément, à l’imagination ; il ne disait que l’utile. C’était donc presque toujours sous l’empire d’une provocation accidentelle, c’était pour une question particulière ou un intérêt de circonstance qu’il se décidait à publier, et il n’a guère fait que des morceaux détachés. Il ne finissait rien, et ses publications sont dès recueils un peu informes d’articles annotés, commentés, amplifiés de supplémens et d’appendices. Rien n’est fondu, rien n’est lié : ce ne sont que fragmens complétés par d’autres fragmens ; mais quelques-uns sont des chefs-d’œuvre.

Il avait tant d’éloignement pour tout ce qui ressemblait à un ouvrage, qu’il fallut que M. Peisse rassemblât et traduisît ses premiers articles philosophiques, pour qu’il se décidât à les publier sous son nom. Le recueil français, enrichi d’une introduction excellente, avait établi sa réputation sur le continent, lorsque, dix ans après, il réunit ses fragmens, y ajouta de longs mémoires sur l’éducation et la réforme des universités, et l’exposé technique de ses travaux sur la logique, d’une nouvelle notation et d’un nouveau diagramme pour servir à l’analyse du syllogisme. Ce volume, intitulé Discussions sur la Philosophie, la Littérature et l’Education, quoique un peu confus et d’une lecture difficile, eut un grand succès. Peut-être cependant n’est-il pas supérieur en importance à l’édition compacte des œuvres de Reid, qui l’avait précédé de quelques années. En voulant mettre à la disposition de ses élèves un livre de classe, Hamilton non-seulement donna un Reid plus complet, pour les ouvrages, la correspondance, la biographie, mais il l’accompagna de notes nombreuses et concises qui éclaircissent, développent, rectifient bien des points. La précision et le savoir y contrôlent le laisser-aller de l’auteur original, plus judicieux que rigoureux. De plus l’éditeur y a joint sept dissertations qui formeraient la matière d’un ouvrage. Celles sur le sens commun, la connaissance intuitive et représentative, la perception, la sensation, sont les fondemens de toute une philosophie ; mais telle est la bizarre répugnance de l’écrivain pour rien terminer, que la septième dissertation n’est pas finie. Le volume a été publié incomplet, et il restera tel. J’en avertis les bibliophiles, qui doivent en prendre leur parti et le faire relier comme si de rien n’était.

On devait espérer que sir William Hamilton aurait laissé d’autres travaux dignes d’être livrés au public, ne fussent-ils que commencés. On était sûr au moins que ses leçons avaient été écrites ; il n’était pas à craindre que rien de ce qui pouvait achever de le faire bien connaître restât dans l’oubli. Il a laissé des disciples fidèles à sa mémoire. Trouveront-ils dans ses papiers des richesses inconnues ? On en doute ; mais ils ont trouvé ses leçons, et ils les publient. Une de ses dernières occupations avait été la surveillance d’une belle édition de Dugald Stewart en dix volumes ; mais il s’était presque borné à la faire correcte et complète, et réservait pour le dernier volume la biographie et des observations sur la philosophie de Stewart, et sur sa connexion avec l’école écossaise et la doctrine du sens commun. La mort ne lui a pas permis de finir sa tâche. Un de ses disciples s’en est chargé, car non-seulement il a retiré la philosophie écossaise de l’abandon où elle allait tomber sans lui, mais par son enseignement il a reformé une école écossaise qui compte aujourd’hui plus d’un représentant digne de continuer la tradition. Au premier rang il faut placer le révérend Henri Mansel, connu par ses travaux sur la logique, par un essai sur la doctrine de Kant, et qui doit porter dans l’enseignement de l’université d’Oxford la nouveauté d’une philosophie formée à la fois par l’étude directe de l’esprit humain et la connaissance comparative des grands systèmes de l’Europe moderne. M. Alexandre Fraser, qui a été un des disciples favoris de Hamilton, qui l’a secondé et suppléé dans ses leçons, lui a succédé dans sa chaire, et, sans compter le recueil des articles qu’il a donnés au North-British Review) et qui forment un remarquable volume d’essais philosophiques, il a publié une introduction à la philosophie rationnelle historiquement et systématiquement considérée, qui est comme le programme d’un vaste et solide enseignement. Le révérend John Cairns, ministre à Berwick, ne nous est connu que par quelques opuscules détachés, mais qui attestent la justesse et la pénétration d’un penseur, et l’introduction qu’il a jointe à son édition du Discours sur la Lumière naturelle de Culverwell est l’œuvre d’un excellent critique. M. John Veitch, un des élèves affectionnés de sir William, et son fidèle assistant dans les leçons de ses dernières années, a écrit à sa place une intéressante biographie de Dugald Stewart pour le dixième volume des œuvres complètes. Il s’y montre le continuateur intelligent et libre des doctrines de ses maîtres, et, dans une traduction de Descartes, il a, dit-on, apprécié avec sagacité la méthode et l’œuvre du fondateur de l’école française. On espère le voir bientôt appelé à porter dans la chaire de logique de l’université d’Aberdeen ou de Saint-Andrews l’esprit sévère et mesuré qu’il a puisé dans les exemples et les leçons du régénérateur de l’école écossaise. Enfin M. Baynes, que nous avons déjà nommé, et qui a donné à l’Ecosse une traduction de l’Art de penser de Port-Royal, paraît s’être attaché particulièrement à poursuivre cette œuvre de réformation de la logique qui a tant occupé les dernières années de sir William Hamilton.

Il nous reste à parler de ses leçons, qui viennent de paraître, et que nous devons aux soins réunis de MM. Mansel et Veitch. Cette édition est très bien faite ; elle a demandé un travail ingrat et utile. Dans ses leçons, Hamilton, selon son usage, citait beaucoup, et, contre son usage, il indiquait rarement la source de ses citations. Il mentionnait les diverses opinions des philosophes, en ne donnant souvent que leurs noms. Les renvois exacts aux originaux ou les preuves de ses assertions historiques ont été ajoutés par les éditeurs, et la rectification de quelques légères erreurs de fait ou de texte n’a pas été négligée. Ce point est important, car, grâce à ces informations précises, les leçons de Hamilton pourraient tenir lieu, sur les principales questions de la psychologie, d’une histoire de la philosophie, ou tout au moins d’un catalogue raisonné des divers systèmes dont elle offre le tableau. C’est en effet le mérite original de sir William d’avoir, grâce à son immense lecture, restitué les antécédens de mainte doctrine qu’on croyait nouvelle, qui l’avait paru à son second ou à son troisième inventeur, et il a rendu aux inventeurs véritables, quelquefois même assez obscurs, la part d’honneur bu de responsabilité qui leur revenait. On apprend en le lisant à devenir un peu plus modeste pour la science des temps modernes, et surtout à reconnaître, ce dont on aurait pu se douter par avance, que, l’esprit humain étant aussi vieux que le monde, la philosophie est née plus tôt et s’est continuée plus constamment qu’on ne l’a pensé en général depuis Bacon et Descartes. Dès que ces deux juges impitoyables du passé eurent dit, comme le juge de la comédie :

… Je prétends
Qu’Aristote n’a point d’autorité céans,


on a sans hésiter exécuté la sentence, et on l’a étendue par voie de jurisprudence à tout ce qui avait pensé ou écrit depuis Aristote. Locke, Kant, et bien d’autres, n’ont rien changé à ce dédaigneux système d’oubli inauguré par nos maîtres, et Reid, obligé de revenir sur le passé pour établir la nouveauté de sa doctrine, en renonçant à l’oubli, n’a pas, si on l’ose dire, renoncé à l’ignorance. Du moins cite-t-il, juge-t-il ses prédécesseurs avec une légèreté souvent inexacte, qui ne laisse guère soupçonner une connaissance directe des originaux. Tout a changé sous ce rapport en Écosse avec Hamilton, ainsi qu’en France avec M. Cousin, et comme ils ont fait, chacun de son côté, sans se concerter, sans se copier, cette révolution dans la manière d’étudier, ils l’ont faite chacun à sa manière et suivant le tour de son esprit : M. Cousin en remontant toujours aux grands chefs d’école et en donnant l’exemple ou le conseil d’une interprétation fidèle de leurs œuvres et de leurs idées ; Hamilton au gré d’une érudition curieuse, minutieuse, capricieuse comme toute érudition, et pour laquelle aucun auteur, aucun livre, aucun système, aucun détail n’était insignifiant. On peut même remarquer que, sans négliger les ouvrages et les écrivains de génie, surtout Aristote, qui est évidemment son maître dans l’antiquité, il a recueilli plus de choses précieuses dans la foule que dans l’élite, et il a réparé envers des inconnus l’injustice des siècles.

Ce mérite de Hamilton est un des mérites de son livre. Nous en signalerons un autre : c’est la simplicité, la lucidité et la solidité de l’exposition. Quoiqu’il s’adressât surtout à de jeunes auditeurs, il n’a évité aucune des grandes questions qui rentraient dans son sujet. Les théories profondes et subtiles qui se trouvaient sur son chemin, il n’a cherché ni à les écarter ni à les amoindrir, et il a su donner à la science toute la facilité qu’elle comporte, sans la rendre futile ou superficielle. Sa manière d’écrire même n’est pas devenue brillante ni fort animée, mais elle a pris plus d’aisance et d’agrément. Il s’est un peu départi de cette gravité et de cette brièveté qui rendent l’accès de ses premiers écrits difficile pour les lecteurs ordinaires, et qui semblent toujours supposer qu’on n’a pas un instant à perdre et qu’on entend à demi-mot. Le ton de ses leçons est moins tendu que celui de ses autres ouvrages, et je suis persuadé qu’elles seraient lues aisément, comme un traité élémentaire, par quiconque voudrait y apporter l’intelligence et l’attention nécessaires à ces sortes d’études.

Mais qu’y trouvera ce lecteur attentif et intelligent ? Il faut bien le lui dire sans entreprendre une complète analyse de l’ouvrage. Hamilton était professeur de logique et de métaphysique. Ce double titre semblerait être d’ancienne date, car, s’il était possible autrefois d’associer ensemble ces deux sciences à cause de certains rapports qui unissent la logique et la métaphysique d’Aristote, il serait étrange aujourd’hui d’aller choisir dans le vaste champ de la philosophie, pour en faire l’objet exclusif d’un cours unique, d’une part la science formelle des lois de la pensée considérée dans son activité propre et dans son travail sur ses connaissances, en dehors de ses moyens de connaître et des acquisitions de l’expérience, de l’autre la science de l’être en lui-même, autant que la raison peut le concevoir à l’aide de ses propres principes et des notions qu’elle doit à l’observation. Il y a entre ces deux sciences des lacunes qui ne peuvent être comblées que par la science même de l’esprit humain, et en général il est devenu impossible, sans ce préalable obligé, de philosopher en aucune chose. Personne n’est plus de cet avis qu’un Écossais, personne n’en était plus que Hamilton. On sait que, dans l’usage, le mot de métaphysique devient quelquefois le nom de toute la philosophie, comme le mot de géométrie le nom de toutes les mathématiques. On peut très pertinemment appeler Laplace un grand géomètre, quoique je ne sois pas sûr qu’il ait dans sa vie écrit deux pages de géométrie proprement dite. Qu’on soit donc averti que, dans ces deux volumes intitulés Leçons de Métaphysique, il n’est pas question de métaphysique, ou il ne s’en rencontre qu’incidemment, et quand le sujet le requiert. Hamilton a usé de la latitude de la dénomination de métaphysique pour enseigner ce que, dans une autre chaire, avaient enseigné Stewart et Brown, et enseignaient encore Wilson et M. Macdougall. Ce n’est pas qu’il eût exclu de son cadre la métaphysique proprement dite : il devait un jour comprendre dans son cours, avec la psychologie, l’ontologie, ce qui est le nom de guerre de la métaphysique ; mais ce jour n’est jamais venu : il s’est borné à la science des phénomènes de la pensée et à celle de ses lois. La première est l’objet des deux volumes qui paraissent ; la seconde, ou la logique, le sera des deux qu’il reste à publier. Dans ceux même qui nous sont livrés, n’espérons pas trouver tout ce que nous aurions droit d’attendre. L’auteur a partagé son sujet ou plutôt l’âme humaine en trois divisions empruntées à Kant : la connaissance, le sentiment, l’action[7]. La dernière partie, qui devait comprendre la morale ou du moins tout ce qui s’y rapporte dans les phénomènes de l’âme, n’a jamais été traitée ; la seconde ne l’a été qu’assez succinctement dans six leçons. La première en contient quarante, et c’est un traité de la connaissance. Après tout, ce n’est pas moins que le sujet de la Critique de la Raison pure.

Malgré le haut prix de cet ouvrage, il ne faut cependant pas nous dissimuler que nous n’avons pas la pensée dernière et l’œuvre définitive de sir William Hamilton. On citerait des questions qu’il a plus copieusement traitées dans ses Discussions de philosophie et dans les dissertations annexées à son édition de Reid. S’il a fait des découvertes, elles sont là. Par des motifs difficiles à deviner, dont sa santé est probablement un, dont son goût pour les fragmens et sa répugnance à finir est un autre, Hamilton, nommé professeur il y a vingt-quatre ans, a écrit pendant les deux premières années de son cours chacune de ses leçons la veille du jour où il devait la faire ; depuis lors, c’est-à-dire depuis 1838, il a répété le même cours sans y faire de changemens notables, et c’est celui qu’on imprime. C’est donc bien un cours, ce n’est pas un livre. C’est un cours excellent ; c’est un livre imparfait qui a des parties éminentes.

On croit apercevoir au début un peu d’incertitude, non assurément sur le fond des principes, mais sur la façon d’entrer en matière et de triompher soit des préventions, soit de la froideur, soit de l’inexpérience philosophique du monde au milieu duquel il prenait la parole. Ainsi dix leçons qu’il emploie à établir ce que c’est que la philosophie dans sa nature, dans ses causes, dans sa méthode, ses divisions, sa définition, enfin sa langue, sont comme une lente et hésitante préparation à quelque chose d’équivoque et de mystérieux, et quoique fort élémentaires à certains égards, elles commencent par une revendication de l’utilité de la philosophie qui semble adressée à un adversaire présent et silencieux. La place élevée et nécessaire de la science dans l’éducation est établie par des faisons fortes, mais peu populaires de leur nature, et enfin un dernier privilège est réclamé pour elle, celui de faire connaître les seuls phénomènes propres à fonder une preuve légitime de l’existence de Dieu et de l’immortelle spiritualité de l’âme. Il y a évidemment là une réponse indirecte aux défiances des sectes environnantes ; mais la démonstration, un peu plaquée dans cet endroit, est au moins prématurée, car elle procède par un ordre d’idées qui ne peuvent être comprises sans un certain usage de la psychologie, et elle suppose une critique des autres preuves de la théologie naturelle qui n’est pas unanimement acceptée, et qui appartient à la doctrine particulière du professeur. Ces préliminaires une fois franchis (et ils contiennent sur les termes du langage philosophique d’excellentes discussions trop négligées par d’autres écrivains), l’auteur arrive à cette division kantienne des phénomènes de l’âme que nous avons indiquée. Qui dit phénomènes dit quelque chose de relatif. On n’apparaît, on ne se manifeste qu’à un témoin, et c’est au nom de ce témoin, c’est pour ce témoin même que parle le philosophe. Ce témoin, l’homme, l’esprit, l’âme, le moi enfin, connaît ce qui se passe en lui et hors de lui ; c’est là une croyance naturelle, universelle, qui est le fait même donné par la réalité à l’observation scientifique. Connaître suppose une puissance de connaître, et, s’il y a plusieurs manières de connaître, il y a plusieurs facultés cognitives. L’idée même de la connaissance suppose une relation entre ce qui connaît et ce qui est connu. Rien donc ne nous est connu que relativement à nos moyens de connaître. Nous ne connaissons que dans la mesure et dans les conditions de nos facultés, et nous ne connaissons que ce qui est connaissable par elles, c’est-à-dire que toute notre connaissance est relative, et que toute notion se limite pour un esprit limité. Les objets ne sont pour nous qu’en tant qu’ils sont connus ; nous bornons leur existence à ce qui est accessible à nos moyens de connaître. Puisqu’il y a des phénomènes internes et des phénomènes externes, il y a quelque chose au dedans et quelque chose au dehors, l’un et l’autre connus comme série distincte de phénomènes et de qualités, l’un et l’autre inconnus comme substances dans lesquelles est supposée l’inhérence de ces qualités ou de ces phénomènes. Nous pouvons les appeler le moi et le non-moi, l’esprit et la matière, mais nous n’en savons rien de plus. La substance inconnue de chacune des deux séries de phénomènes n’est qu’une inférence que nous ne pouvons nous refuser à tirer de l’existence des phénomènes connus. La distinction des deux substances est uniquement tirée de l’incompatibilité qu’il semble y avoir entre les deux séries de phénomènes, qui ne peuvent par aucun artifice se réunir en une. Hamilton insiste extrêmement sur cette idée de la relativité de nos connaissances. Il va jusqu’à dire que l’homme

Rerum ignarus imagine gaudet.

Cependant, cela dit, comme Reid, qui, après avoir pris ses précautions contre le dogmatisme philosophique, s’abandonne aux croyances du dogmatisme naturel, Hamilton n’engendre plus aucun doute sur la réalité de l’objet de la conscience et de l’objet de la perception. Ici il est bien du parti de la philosophie du sens commun.

Nous ne connaissons que parce que nous savons que nous connaissons. En français, on est obligé d’appeler conscience[8] cette faculté ou plutôt ce fait qui n’est que par abstraction distinct de la connaissance, car il est en partie le fait de la connaissance même. C’est le fait par lequel le moi s’attribue tous les actes de connaissance externe ou interne qui se passent en lui. Ce n’est pas une faculté spéciale, comme l’ont cru Reid et Stewart ; c’est la condition générale, c’est la forme constante de l’exercice ou même de l’existence de toutes nos facultés. La preuve, c’est qu’on ne peut, même dans l’abstraction, supposer la conscience en acte sans que cet acte soit en même temps celui de telle ou telle de nos facultés. La conscience vide n’est pas ; elle est successivement la connaissance, le souvenir, la perception, etc., en tant que nous en avons conscience. Quand nous percevons une chose, il serait aussi exact de dire que nous en avons conscience ; car dans l’acte de perception, l’objet perçu, la perception, et la conscience sont indivisibles. Ici Hamilton enchérit, s’il est possible, sur la doctrine caractéristique de l’école écossaise, en montrant que tout acte de connaissance proprement dite par nos facultés directes est un acte de connaissance immédiate, et que la réalité de l’objet connu et de l’acte de connaissance forment un tout solidaire qu’il faut accepter ou rejeter tout entier. Je n’aurais rien à objecter aux excellentes analyses psychologiques par lesquelles il justifie sa thèse, si, après s’être élevé si fortement contre la pensée d’ériger la conscience en faculté spéciale, après être allé jusqu’à dire que la conscience est une et indivisible, comprenant toutes les modifications, tous les phénomènes du sujet pensant, et qu’elle est à l’esprit ce que l’étendue est à la matière, il n’admettait plus tard que l’âme peut être modifiée sans en avoir conscience, et que l’expérience y fait saillir des effets dont la cause originaire lui échappe. Je ne conteste pas, je suis au contraire persuadé que certaines choses se passent en nous sans nous ; mais s’il en est ainsi, s’il apparaît dans le moi des phénomènes qui supposent des connaissances qui n’ont laissé aucune trace, il faut admettre que nos facultés connues se sont exercées accidentellement à notre propre insu, que nous pouvons n’avoir pas toujours conscience de leurs actes, ou bien il faut supposer tout un ordre de facultés occultes, de facultés sans conscience, qui font leur œuvre concurremment avec les facultés de conscience, et ne se témoignent que de loin en loin par leurs résultats. Je crois que l’observation directe pourrait prouver que la conscience, comme élément de tout acte mental, est une quantité intensive très variable et qui peut tomber au-dessous de toute valeur appréciable, et conséquemment être comme si elle n’était pas. Cette considération ôterait toute importance à la question de savoir si la conscience est ou n’est pas une faculté spéciale, car les facultés ne sont que des abstractions, des suppositions. Tous les actes de notre être mental sont complexes. Lui seul, cet être, il est et il agit ; et s’il peut agir parfois en telle sorte qu’il manque de la conscience de son action, il devient presque indifférent de considérer celle-ci comme une faculté spéciale, puisqu’elle peut s’effacer dans l’action de nos facultés connues, ou faire place à des puissances mystérieuses dont elle n’a aucune idée. Il me semble que le moi, toujours en mouvement, comme parle Platon, conformément à toutes les lois de sa nature, n’imagine pas toujours autant qu’il perçoit, ne raisonne pas toujours autant qu’il se souvient, en un mot se manifeste inégalement dans ses diverses propriétés. Pourquoi donc aurait-il toujours une conscience également distincte de tous ses actes ? Or c’est une loi du monde de l’expérience externe que les faits qui s’y passent peuvent, sans périr absolument, s’atténuer à ce point que pour nous la valeur en soit comme nulle. Tout minimum est sensiblement égal à zéro. N’en pourrait-il pas être de même dans le monde de l’expérience interne ?

Quoi qu’il en soit de cette observation, il reste que sir W. Hamilton a, dans neuf leçons consécutives, tracé de la conscience un admirable tableau, qui peut être cité comme un modèle d’observation psychologique. L’acte de conscience que l’on appelle connaissance suppose divers moyens de connaître, et produit en nous des notions diversement obtenues ; c’est ce qu’on exprime en disant qu’il y a plusieurs espèces de facultés cognitives. Les plus simples, les plus usuelles, les plus essentielles, en ce qu’elles nous mettent directement en rapport avec les existences, sont celles que Hamilton appelle présentatives, parce qu’elles nous rendent immédiatement présente la réalité. Ce sont la perception et la conscience de soi[9], l’une qui nous révèle le dehors, l’autre le dedans. Dans les idées du savant professeur, la première pourrait aussi bien s’appeler la conscience du non-moi, et la seconde la perception du moi ; mais les deux précédentes appellations ont prévalu, et avec raison. C’est ici que Hamilton se montre vraiment Écossais. Tout en relevant certaines erreurs de Reid, tout en montrant qu’il a mal pris la pensée de plusieurs des philosophes qu’il condamne, et qu’il a obscurci ou affaibli la sienne, ne se faisant pas une juste idée de la connaissance immédiate, le disciple prouve parfaitement que le maître a bien établi ce qu’il a cru établir, qu’il l’a établi par d’excellentes raisons, exprimées sans une rigoureuse exactitude. En un mot, il rectifie et il confirme la théorie de Reid. Cette théorie, c’est le réalisme ou le dualisme naturel, ou la croyance du genre humain à la réalité de l’existence de ce qui sent et de ce qui est senti érigée en doctrine par l’observation et l’analyse. Je réunirai encore ces neuf leçons aux neuf précédentes pour en faire une théorie générale des fondemens de la connaissance qui, pour la solidité, la justesse, l’exactitude, la critique des systèmes et le choix des autorités, n’a pas peut-être de supérieure. Le réalisme naturel y devient, autant qu’il peut l’être, un réalisme scientifique. Il y a là une conciliation de l’esprit de Kant et de la doctrine de Reid qui me paraît devoir être regardée comme la base définitive de la philosophie écossaise.

Les trois classes de facultés qui suivent sont les facultés conservatives ou la mémoire, reproductives ou l’association et la réminiscence, représentatives ou l’imagination. Cette partie offre certainement des idées justes et plus d’une page remarquable, mais elle n’égale pas la précédente en perfection ; elle est évidemment beaucoup moins travaillée. L’auteur s’est mis moins en frais de perspicacité et de rigueur. Il semble répéter la science plutôt que la faire lui-même. Le défaut d’originalité se laisse apercevoir, et l’esprit est moins satisfait. Les sept leçons suivantes, qui terminent la description des facultés cognitives, sont fort supérieures ; elles traitent de deux classes de facultés qui, selon Hamilton, ne donnent pas la connaissance proprement dite, laquelle résulte du jeu et du concours de celles qui ont été précédemment analysées. Une fois cependant que celles-ci ont donné aux objets de la connaissance toutes les formes et, si j’ose ainsi parler, toutes les façons de l’esprit humain, il reste un nouveau travail à faire, un travail de combinaison et de séparation, qui a pour forme générale la comparaison. Les facultés qui se mettent à l’œuvre, et que l’auteur appelle élaboratives, sont celles qu’avant lui on appelait discursives ; c’est l’abstraction, le jugement, le raisonnement. Elles constituent proprement la pensée, ou ce que Kant nommait l’entendement. La pensée ainsi considérée, et séparée des connaissances proprement dites, est une sorte de mécanisme abstrait, un système d’opérations qui a des lois formelles, et ces lois sont assez importantes pour être l’objet d’une science entière, la logique. On conçoit que, devant en faire le sujet de la seconde partie de son cours, Hamilton se soit borné ici à des généralités dans lesquelles il a su néanmoins introduire des vues neuves, dignes de l’homme qui a promis un nouveau progrès à cette science immuable, la logique.

Enfin, une sixième catégorie de facultés se présente. Jusqu’ici toutes les connaissances, quoique relatives à la nature prédéterminée de l’esprit humain et comme marquées à son empreinte, ont pu être regardées comme intégralement dérivées de l’expérience. Cependant il y a, dans leur acquisition et leur emploi même le plus simple, des conditions, des notions qui ne peuvent être légitimées ni même suggérées par l’expérience seule, et qui s’incorporent tellement à la connaissance même des réalités qu’il faut en rapporter l’origine à l’esprit humain pris en soi. En d’autres termes, l’étude de la conscience nous atteste des facultés régulatives qui constituent pour quelques philosophes la raison proprement dite, le nous des anciens, le locus principiorum des scolastiques. C’est cette autorité propre au moi, et en vertu de laquelle il soumet tout, perceptions, souvenirs, raisonnemens, et les existences mêmes, à certains principes qu’il puise en lui-même et qu’il pose comme les lois des choses. Ces principes sont reconnaissables à un trait qui n’a été distinctement et définitivement marqué que par Leibnitz. Ils sont nécessaires. Cette partie de la science ne fait que de naître, car admise avec certitude, mais avec confusion par Reid, acceptée plutôt par lui comme une croyance que comme une idée, elle n’a été encore traitée scientifiquement que par le philosophe de Kœnigsberg. C’est du moins l’opinion de sir William Hamilton.

Ce qu’il en dit est important, mais fort loin d’être complet. Il n’y a ajouté que deux choses, l’une toute en l’honneur de l’école écossaise. Il a cherché et même réussi à prouver que chez tous les philosophes, et ils sont nombreux, qui ont invoqué le sens commun pour juge des questions philosophiques, cet appel s’adressait, sous un nom populaire, à ce juge-législateur plus dignement qualifié par les noms de raison, de verbe, de vérité. Ainsi le titre de philosophie du sens commun ne serait que l’équivalent modeste de ce que l’école de Platon aurait décoré d’une appellation plus sublime. Il y a du vrai dans cette idée, que sir William a peut-être un peu affaiblie par l’abondance exagérée des autorités qu’il y veut rallier.

L’autre point est capital pour lui, « Si j’ai fait quelque chose en philosophie, dit-il quelque part, c’est d’avoir entrepris d’expliquer le phénomène des contradictions de la raison pure, en montrant qu’elles ne prennent naissance que lorsque l’intelligence dépasse les limites de son exercice légitime. » Or elle les dépasse, selon lui, toutes les fois qu’elle oublie qu’elle ne peut connaître ni même penser l’inconditionnel ou l’absolu. C’est pourquoi il a appelé quelquefois sa philosophie la philosophie du conditionnel. L’idée fondamentale en est exposée dans ses Discussions. Dans ses leçons, il la suppose plutôt qu’il ne la développe, et cela nous dispense d’en rendre compte. Il la fait connaître cependant, lorsqu’il en déduit, dans un travail étendu, l’origine du principe de cause et d’effet. C’est une théorie importante, qui demanderait à elle seule un examen développé. Nous nous abstenons ; mais nous ne craignons pas assez de nous compromettre pour ne pas dire qu’elle nous paraît dénaturer le sens et détruire la validité du principe de causalité. Ce principe ne serait plus une idée nécessaire, mais une idée qui nous est nécessaire, ce qui est bien différent. Il aurait pour origine une infirmité de la raison. Il faut enfin ajouter qu’une des conséquences de cette doctrine, c’est que Dieu ne peut être ni connu ni pensé. On ne peut que croire en Dieu, ce qui cependant est assez difficile, si l’idée de Dieu a perdu toute valeur. Enfin c’est encore une conséquence, et Hamilton en convient à demi, qu’il n’y a de croyance en Dieu que par une révélation, et que la théologie naturelle est sans fondement. On voit que nous n’avons pas à chercher bien loin la source où a puisé M. Mansel.

Nous ne dirons rien des leçons consacrées à la description de la sensibilité sous toutes ses formes et dans toutes ses affections, parce qu’au milieu d’idées saines et de justes observations nous n’y trouvons pas une théorie complète et satisfaisante. Le grand mérite de l’ouvrage qui nous occupe est d’être la psychologie de la connaissance. Aussi n’y faut-il pas chercher une science entière de l’âme. C’est, pour parler un langage technique, une phénoménologie de l’esprit ; ce n’est pas une anthropologie.

La supériorité de sir William Hamilton se reconnaît tout entière dans ces deux volumes : cependant il y ajoute très peu de chose aux parties originales de sa philosophie, et il faudra les prendre comme un livre d’enseignement, non comme un recueil de découvertes ; mais, sous le premier rapport, ce livre mériterait d’être traduit et mis dans les mains de ceux qui étudient la philosophie, soit dit sans offenser la mémoire de M. Fortoul. Ce qu’on y retrouve, ce qu’on y admire, comme dans tous les écrits de l’auteur, c’est le caractère éminemment spéculatif de son esprit. Malgré sa fidélité au sens commun, malgré sa défiance raisonnée des hypothèses et des systèmes, il ne cherchait dans la philosophie que la philosophie. La vérité lui plaisait pour elle-même ; il s’inquiétait peu de savoir si elle pouvait plaire, à qui elle pouvait servir. Les conséquences sociales, les traditions d’école, les croyances reçues, les idées de nationalité, toutes ces considérations moyennes qui déterminent les opinions humaines n’altéraient pas la pureté de l’idée qu’il s’était faite de la science, et il y consacrait toutes les forces de son puissant esprit, sans se demander où elle le mènerait, sans se souvenir de ce qu’une théorie fait rarement oublier à une intelligence britannique, l’utilité. C’était là un trait distinctif de l’esprit de Hamilton, un trait rare dans notre siècle et dans son pays. Puis il y joignait cette originalité, qu’au lieu d’imiter la plupart des spéculatifs, qui pensent tout trouver par la contemplation et rien par le savoir, il n’aimait pas à penser à aucune chose sans connaître tout ce qu’on en avait pensé. Son rationalisme cherchait les autorités. Il ne s’embarquait dans la dialectique qu’avec le lest de l’érudition. Il avait une philosophie tout à la fois d’archéologue et de penseur.

On peut dire que sir William Hamilton a eu trois maîtres, Aristote, Reid et Kant. Sa naissance seule peut-être en a fait l’élève de Reid. Un Écossais ne pouvait guère avoir d’autre introducteur dans le temple de la science, et pour peu qu’il eût sa part de ce génie ferme et contenu qui caractérise sa nation, il devait naturellement adopter ces conclusions de bon sens dont Reid a fait les bases du traité d’alliance de la science des habiles avec l’opinion commune. On a vu que Hamilton a encore renchéri sur Reid, en étendant et en fortifiant l’autorité de la conscience, et sa doctrine n’est que celle de son maître, développée et démontrée avec plus de hardiesse et d’exactitude. Ce n’est pas de Reid cependant, c’est d’Aristote qu’il avait pris ce goût et ce talent pour la philosophie scientifique, cette foule de distinctions justes, d’observations profondes, de vues hardies, dont il a fait si heureusement usage pour apprécier, amplifier ou redresser la science un peu maigre du réalisme naturel. C’est l’étude d’Aristote ; et probablement de son immense rôle dans les destinées de la pensée humaine, qui le plongea dans les détails de l’histoire de la philosophie, et ce maître, un des plus dogmatiques qu’il y ait eu, l’aurait peut-être entraîné dans ses voies sans l’influence du criticisme. Rien mieux que l’exemple de Hamilton n’a constaté la liaison, d’abord peu apparente, qui subsiste entre la doctrine de Reid et celle de Kant. Hamilton pense comme Kant sans cesser de conclure comme Reid. C’est Kant qui lui apprend à contrôler sévèrement toutes les hypothèses, même nécessaires, de la raison, et à opposer une défiance systématique aux affirmations qu’aucune expérience ne justifie ; mais Kant n’exclut pas de la raison ce que la raison est obligée de penser. Pourvu qu’elle n’y croie pas absolument, il ne lui défend pas de s’y soumettre, et va même jusqu’à vouloir que le but pratique de certaines croyances leur serve de titre suffisant, quoiqu’il les accuse de contradictions et interdise à la raison de s’y fier. Ces principes reconnus nécessaires par Kant, ces connaissances expérimentales et celles que la raison y ajoute et qu’il veut bien trouver justifiées par les besoins de la conscience morale, Reid ne se déclare pas plus habile que lui à les établir comme des vérités absolues ; il reconnaît avec un sentiment modeste ce que Kant proclame avec un sentiment un peu contraire, qu’il ne saurait dire pourquoi la raison y devrait adhérer ; mais elle y adhère, et avec une certaine bonhomie, il fait comme elle, et s’inquiète peu de ne pouvoir réfuter le scepticisme, puisque le scepticisme ne persuade personne. Il n’y a pas, comme on le voit, d’opposition radicale entre les deux doctrines, et Hamilton a pu les concilier sans associer le pour et le contre, sans résoudre, à l’exemple des hégéliens, la contradiction dans l’identité. Qu’il en soit résulté la preuve que Reid ou plutôt sa doctrine n’était pas aussi exempte d’un certain levain de scepticisme qu’il le pensait, comme celle de Kant n’est pas tout à fait aussi négative qu’on a bien voulu le dire, c’est ce que nous ne contesterons pas, et nous ne défendrons pas non plus sir W. Hamilton d’avoir fait au doute, à la mise en suspicion de la raison par elle-même, une part assez grande pour que la solidité de quelques-unes de ses conclusions en puisse être ébranlée. Il s’est même moins préoccupé que ne l’aurait dû un esprit de la force du sien de la difficulté qu’il y aurait à concilier certaines réserves qu’il a faites touchant la validité absolue de nos connaissances avec la foi systématique qu’il ajoute au témoignage de nos facultés, et il y a dans sa doctrine un point faible, qu’il est singulier qu’il n’ait pas vu. S’il l’a vu et qu’il ne l’ait pas fortifié, il est sceptique, je veux dire qu’il a laissé une porte ouverte au scepticisme ; mais une porte mal gardée, un côté faible, ne décide pas toujours du sort d’une place forte, et s’il n’y a pas de places imprenables, il y en a qui n’ont jamais été prises. Peut-être en est-il de même de l’esprit humain. Il ne peut guère se soustraire à cette objection, qui pourrait familièrement se rédiger ainsi : « Mais après tout il n’est jamais sûr que vous ne puissiez vous tromper ! » Non, mais il ne se trompe pas toujours ; il est capable de certitude, et il est fait pour la vérité.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1856.
  2. Le tuteur est le répétiteur ou précepteur particulier d’un élève de l’université.
  3. Le successeur de Dugald Stewart et de Brown dans la chaire de philosophie morale à l’université d’Edimbourg.
  4. Dans une lettre que je traduis sur la version anglaise.
  5. Le premier est aujourd’hui archevêque de Dublin, le second est évêque de Hereford, le troisième est ministre secrétaire d’état pour les affaires de l’Inde. Ils ont commencé par écrire sur la logique.
  6. Sir William Hamilton, by T. S. Baynes, Edinburgh Essays, 1857.
  7. Les facultés cognitives, sensitives ou sensibles, et conatives.
  8. Les Anglais ont, pour exprimer ce que nous exprimons ici, le mot consciousness. Leur mot conscience signifie la conscience au sens moral, ou le discernement intime du bien et du mal.
  9. En français, on appelle cette self consciousness du nom plus général de conscience.