Sir Robert Peel et M. Guizot

Sir Robert Peel et M. Guizot
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 7 (p. 140-164).


SIR ROBERT PEEL
ET
M. GUIZOT


Séparateur


La vie de sir Robert Peel écrite par M. Guizot, voilà un titre significatif[1] : il réunit deux des plus grands noms contemporains de deux monarchies constitutionnelles. La belle figure de sir Robert Peel, le tableau entier du développement anglais de son temps n’avaient encore été retracés nulle part, même en Angleterre, avec ce degré de précision et de grandeur. Aussitôt traduit en anglais que publié en français, ce beau livre a déjà passé le détroit ; il va entretenir et fortifier la cordiale entente entre les honnêtes gens et les esprits sérieux des deux pays. M. Guizot continue, comme écrivain, les traditions de sa diplomatie ; il ne pouvait donner une preuve plus éclatante de sa sympathie pour la grande nation libre et de sa parfaite connaissance de tout ce qui la touche. De leur côté, tous les hommes de quelque valeur en Angleterre accueilleront, je n’en doute pas, avec respect et reconnaissance, cet éloquent hommage, et les nuages qu’un malentendu passager avait élevés achèveront de disparaître.

Pour nous. Français, cette publication contient un enseignement de plus, en ce qu’elle suscite une comparaison entre le sujet et l’historien, sir Robert Peel et M. Guizot, ou pour mieux dire entre les deux nations qu’ils ont servies avec des destinées bien différentes.

À quelque parti qu’on appartienne, on n’aura pas lu, sans un profond sentiment de tristesse, une page comme celle-ci : « Sage et glorieux conseiller d’un peuple libre, ainsi, le lendemain de sa mort, on qualifiait sir Robert Peel dans son pays. J’ajouterai : aussi heureux que glorieux, heureux dans ses derniers jours comme dans le cours de sa vie, malgré l’accident lamentable qui l’a si fatalement terminée. Pendant quarante ans, il a été debout dans l’arène politique, toujours combattant et le plus souvent vainqueur. La veille de sa mort, il était encore debout, mais en paix, à sa place dans le parlement, répandant sans combat sur la politique de son pays les lumières de sa sagesse, et jouissant avec sérénité de son ascendant accepté de tous. » Pas un mot de plus ; ce n’était pas nécessaire. Le contraste est assez frappant et parle assez haut. Heureux en effet sir Robert Peel ! heureux tous les hommes publics de cette calme et libre Angleterre ! heureuse surtout la nation elle-même qui sait conserver et honorer jusqu’au bout ses serviteurs éprouvés !

Voyez comment se forme un premier ministre dans ce pays-là. Un manufacturier du comté de Lancastre fait une fortune de soixante millions ; il a un fils qui annonce d’heureuses dispositions, il se promet de bonne heure d’en faire un homme d’état. Rien n’est épargné pour l’éducation du futur ministre, soit au collège, soit à l’université, soit dans le monde. Dès son enfance, il entend traiter autour de lui toutes les questions qui touchent à la grandeur et à la prospérité nationale. A vingt et un ans, il entre dans la chambre des communes ; il s’y distingue par des qualités plus solides que brillantes, un esprit réfléchi, une grande aptitude au travail, une réserve digne, mais froide ; à vingt-quatre ans, il occupe un grand poste dans le gouvernement. Dès ce moment, il entre au pouvoir et en sort tour à tour, selon les vicissitudes de l’opinion, qui tantôt se rapproche de lui et tantôt s’éloigne, mais toujours conservant son siège au parlement, traitant de près les grandes affaires, exprimant librement son jugement de tous les jours, étudiant, discutant sans cesse, et gagnant pas à pas une influence prépondérante. Trente-deux ans après son entrée dans la chambre des communes, il devient le chef du gouvernement ; cette autorité qu’il a conquise en trente-deux ans, il ne la perd pas un jour ; il s’en sert pour imposer à son propre parti deux ou trois grandes mesures qui lui répugnent profondément, mais qui n’en sont pas moins nécessaires. Renversé du pouvoir par les ressentimens qu’il a provoqués, il attend paisiblement que les faits lui donnent raison, il assiste avec un légitime orgueil au développement de prospérité qui est son ouvrage, voit peu à peu les hommages revenir vers lui de toutes parts, et quand il meurt, l’Angleterre entière prend spontanément le deuil ; la reconnaissance universelle écrit sur son tombeau ces mots qui sont le plus beau couronnement d’une vie humaine : sage et glorieux conseiller d’un peuple libre !

À côté de cette existence radieuse et sereine, plaçons celle d’un premier ministre français. Né protestant dans un pays catholique, un enfant n’ouvre les yeux que pour apprendre qu’il appartient à un culte persécuté ; à sept ans, il voit monter son père sur l’échafaud révolutionnaire ; il fuit, et va faire ses premières études hors de France, à Genève, dans les tristesses et les souffrances de l’exil. Dès que l’ordre se rétablit un peu dans sa patrie bouleversée, il y rentre, mais sans fortune, sans amis, sans secours, forcé de travailler pour vivre. Dix ans lui suffisent pour sortir de cette obscurité et se faire un nom malgré les obstacles de tout genre qu’un gouvernement sans publicité met à toute renommée qui n’est pas militaire. L’empire tombé, il ne peut prendre part que de loin aux affaires publiques ; la législation lui interdit l’entrée des chambres avant l’âge de quarante ans : il remplit cet intervalle en occupant avec éclat une chaire d’histoire, on la lui ferme. Il devient enfin député, c’est pour assister à une révolution qu’il aurait voulu prévenir. Loin de perdre courage, il s’attache au nouveau gouvernement, travaille sans relâche pendant dix-huit ans à fonder l’alliance de l’ordre et de la liberté, de la démocratie et de la loi, et déploie dans ce pénible labeur des qualités incomparables, une intégrité de caractère, une hauteur d’éloquence, une fermeté de vues, généralement reconnues et admirées. Un beau matin, tout s’écroule sous ses pieds, il est forcé de reprendre le chemin de l’exil, et n’en revient que pour passer ses derniers jours à l’écart délaissé par son pays, qui lui doit ses plus belles années, et témoin douloureux et impuissant de révolutions nouvelles.

Cette histoire n’est pas seulement celle de M. Guizot. J’en pourrais citer bien d’autres. Comparez par exemple la fin du duc de Wellington et celle du maréchal Soult : l’un respecté, écouté comme un oracle, déifié en quelque sorte de son vivant ; l’autre insulté impunément par l’émeute victorieuse et allant mourir dans l’oubli.

Je sais bien que, pour s’excuser, l’ingratitude publique jette la faute sur nos hommes éminens, qui n’auraient pas su mériter la popularité, mais il me paraît bien difficile d’admettre que tous les personnages politiques de la nation anglaise aient raison et que tous les nôtres aient tort. Je ne vois pas que les uns soient plus exempts que les autres des faiblesses humaines. Sir Robert Peel a passé sa vie entière à se démentir, à appuyer le lendemain ce qu’il avait vivement combattu la veille. Je ne veux en faire aucun reproche à sa mémoire ; il a eu raison de changer, quand il a vu qu’il se trompait. Je dis seulement qu’une pareille conduite eût été impossible en France et lui eût bien vite attiré la déconsidération universelle. Est-ce par la valeur de ses services qu’on voudra expliquer son succès ? Je ne vois pas en quoi ils dépassent ceux que nous a rendus dans le même temps notre gouvernement. Ceux-ci ne sont pas de la même nature, mais à des besoins différens il faut des satisfactions différentes. Chacun des deux peuples a sa marche et son génie à part ; le cadran ne marque jamais la même heure des deux côtés du détroit, et nous ne pouvons nous avancer parallèlement vers le même but qu’en nous arrêtant à d’autres étapes.

Toutes les nations modernes ont une cause commune, le progrès matériel et moral du plus grand nombre, le triomphe définitif de la liberté et de l’égalité parmi les hommes. Sir Robert Peel a puissamment servi cette grande cause en Angleterre : c’est là sa gloire, et d’autant plus belle qu’il était né dans d’autres rangs ; mais a-t-il plus fait pour la démocratie anglaise que M. Guizot pour la démocratie française ? J’en doute fort. S’il y a un reproche à faire au gouvernement de 1830, c’est plutôt d’avoir été trop vite en fait de liberté démocratique, et de n’avoir pas proportionné les institutions à l’éducation politique de la nation. Quel est en définitive celui des deux pays qui a encore le plus de privilèges ? Sir Robert Peel aurait-il pu jamais, dans ses momens de plus grande audace, concevoir seulement la pensée de toucher à la pairie héréditaire ? La réforme qui a supprimé les bourgs pourris ne l’a-t-elle pas eu pour constant adversaire ? N’était-il pas lui-même, par son immense fortune, par son titre de baronet, par ses alliances, par ses amitiés, par toutes les distinctions de sa vie, un personnage aristocratique malgré son origine plébéienne, tandis que M. Guizot le protestant, le professeur, le journaliste, le bourgeois, c’était la démocratie vivante ? Prenez le plus démocrate des Anglais et le plus aristocrate des Français, il y a gros à parier que le premier aura plus de préjugés aristocratiques que le second.

Il en est des peuples comme des rois : ce n’est pas en les flattant qu’on les sert le mieux. M. Guizot a eu souvent maille à partir avec les idées démocratiques ; il n’en est pas moins le représentant de ces idées dans ce qu’elles ont de plus noble et conséquemment de plus puissant. Toute sa vie, il a voulu donner à la démocratie française ce qui lui manque le plus, l’esprit de sagesse et de gouvernement. Si elle l’avait écouté, elle ne serait pas où elle en est. Au lieu de faire avancer les idées démocratiques dans le monde, la révolution de février les a fait reculer ; elles reprendront leur cours sans aucun doute, mais elles portent pour le moment la peine de leurs excès et de leurs fautes. La monarchie de 1830 avait fait bien autrement leurs affaires. Au moment où cette monarchie est tombée, toute l’Europe, étonnée de voir un tel développement de liberté se concilier avec tant d’ordre, de richesse et de lumières, avec un tel respect des personnes et des propriétés, perdait rapidement ses craintes, et de toutes parts les rois se montraient prêts à donner des constitutions à leurs peuples. On sait ce que la révolution a fait de cette tendance universelle, qui avait pour chef le plus haut représentant de l’autorité sur la terre, un pape réformateur.

Le premier grand acte politique de sir Robert Peel a été l’émancipation des catholiques irlandais : il n’y a sans doute rien de pareil dans les dix-huit ans de notre monarchie parlementaire ; mais la raison en est fort simple, c’est qu’il n’y avait pas lieu. Depuis longtemps, Dieu merci, toutes les incapacités religieuses sont éteintes en France. Quand je cherche dans mes souvenirs ce qu’on peut le mieux comparer à cette tardive réparation d’une iniquité séculaire, je trouve la loi du 28 juin 1833 sur l’instruction primaire, conçue et proposée par M. Guizot. Si ce n’est pas tout à fait la même chose, c’est peut-être plus et mieux, car s’il s’agit d’un côté de six millions de catholiques à doter de droits politiques, il s’agissait de l’autre d’arracher vingt millions de Français aux ténèbres de l’ignorance.

La seconde grande mesure de sir Robert Peel est l’établissement de la taxe sur le revenu, ou income-tax. On ne peut encore rien signaler de semblable dans l’administration financière de la France à la même époque, et pour le même motif. Quand Peel a pris cette grave résolution, les finances anglaises avaient été mises par l’administration whig dans un état fâcheux et inquiétant. Pour combler le déficit, on pouvait difficilement accroître les impôts ordinaires ou la dette publique dans un pays qui avait épuisé toutes les inventions fiscales, et dont la dette est déjà si lourde ; il fallait donc avoir recours à la ressource des temps de détresse, et ce qu’il y a de plus remarquable dans l’adoption de cette taxe exceptionnelle, c’est que, si le ministre n’a pas hésité à la proposer, les chambres n’ont fait aucune difficulté pour la voter, bien qu’elle portât uniquement sur les revenus supérieurs à 3,750 francs. En France, la même nécessité n’existait pas ; il n’aurait pu être question d’une taxe sur le revenu que pour remplacer quelques-uns des impôts existans, et certes, si les circonstances eussent été les mêmes en Angleterre, sir Robert Peel n’y aurait jamais songé. Il a pu profiter de son income-tax pour faire des remaniemens d’impôts : ce n’était là qu’un détail partiel ; la mesure en elle-même avait pour but non de transformer, mais d’accroître les recettes publiques, afin de rétablir dans le budget l’équilibre rompu. Ajoutons que la taxe sur le revenu, réduite aux classes aisées, rapporterait infiniment moins en France qu’en Angleterre, et aurait bien d’autres inconvéniens chez une nation tourmentée par l’esprit révolutionnaire que dans le pays de l’ordre légal.

Il faut être possédé de la rage de l’imitation pour regretter qu’on n’ait pas importé chez nous ce que nos voisins n’ont subi que par force, ce qui a toujours soulevé et soulève en ce moment même parmi eux de violentes réclamations. Il peut arriver, si les dépenses publiques suivent la même progression, que la taxe sur le revenu soit quelque jour établie en France ; ce sera un mal qu’il faudra savoir accepter pour en éviter un plus grand, ce ne sera jamais un bien. Rien n’est plus inutile et plus dangereux que les innovations financières, tant qu’elles ne sont pas indispensables. La véritable tendance, dans un pays bien ordonné, doit être beaucoup plus de réduire des impôts que d’en créer. Félicitons-nous d’avoir échappé jusqu’ici à la taxe sur le revenu, et ne l’acceptons que comme un exemple à suivre le plus tard possible. Quoi qu’il arrive dans l’avenir, le gouvernement de 1830 aura toujours la gloire d’avoir laissé les finances dans un état assez florissant pour que la république ait pu ajouter un milliard, et l’empire un milliard et demi à la dette nationale, sans que cette taxe soit devenue nécessaire.

La troisième loi qui a illustré la carrière politique de sir Robert Peel est son fameux acte de 1844 sur la banque. Cette matière est toute spéciale, délicate et difficile. Qu’il me suffise de dire que les jugemens, même en Angleterre, sont divergens. Les économistes radicaux n’approuvent pas l’acte de 1844, qu’on a été obligé de suspendre en 1847, et accusent sir Robert Peel d’avoir sacrifié en cette occasion le principe de liberté à la manie de réglementation ; les hommes pratiques le louent au contraire d’avoir préféré la prudence à la théorie.

En France, l’organisation des banques a suivi dès l’origine des règles analogues. Ce qu’a fait sir Robert Peel n’était pas à faire. Je n’examine pas la question de savoir s’il aurait fallu faire autre chose : il en est peu de plus obscures. Somme toute, le système adopté a réussi, et c’est surtout en fait de crédit que le mieux peut devenir l’ennemi du bien. Puisqu’en Angleterre, où les banques fonctionnent depuis deux cents ans, où l’esprit de précision et de calcul est général, un économiste aussi éminent que sir Robert Peel a cru devoir en venir à des mesures restrictives, il serait peut-être téméraire de condamner l’excès de précaution dans un pays comme le nôtre, où les banques sont beaucoup plus jeunes et où l’exagération du crédit a fait autrefois tant de victimes. La banque de Law, les assignats, voilà des souvenirs peu encourageans ; les idées de papier-monnaie avec émission illimitée, qui reparaissent de temps en temps et qui dénotent une si incroyable ignorance des faits les plus élémentaires, ne sont pas de nature à rassurer sur les conséquences possibles d’une plus grande liberté. Dans tous les cas, l’exemple de sir Robert Peel est beaucoup plus favorable que contraire au principe de réglementation et de centralisation. Ce principe une fois admis, on peut encore signaler dans notre système quelques imperfections, mais que l’expérience a jusqu’à un certain point justifiées, et qui ne peuvent donner lieu qu’à des réformes secondaires, dont l’opportunité est la meilleure règle.

J’arrive à la dernière, à la plus importante des grandes mesures qui ont signalé l’administration de sir Robert Peel, l’abolition des droits sur les grains et sur les denrées alimentaires en général. Tout le monde sait que M. Guizot n’a pas fait de la science économique l’objet de ses études spéciales ; assez illustre à d’autres égards pour ne pas prétendre à une aptitude encyclopédique, il a toujours laissé à d’autres, dans les cabinets qu’il a formés, le gouvernement des intérêts matériels, se réservant ce qui lui convenait le mieux, la conduite des intérêts moraux. Il n’en a pas moins tracé, dans sa biographie de sir Robert Peel, le récit le plus complet qui ait paru de ce qui a amené la réforme des douanes en Angleterre. Il est vrai que, dans ce grand mouvement d’opinion qui a fini par entraîner le premier ministre, tout n’est pas exclusivement économique ; le triomphe d’une idée juste et féconde a été obtenu par une de ces crises majestueuses qui mettent en jeu toutes les forces vives des peuples libres, et dont M. Guizot excelle à peindre et à démêler les ressorts. C’est surtout le côté politique de la question qu’il s’est attaché à décrire, et avec raison ; quiconque n’y voit que le côté économique ne la connaît qu’à moitié.

Au point de départ, quelque versé qu’il fût dans la science de l’économie politique, sir Robert Peel était fortement opposé à la réforme des corn laws. Il avait souvent rappelé, dans la chambre des communes, ces paroles de M. Huskisson, un des premiers et des plus illustres promoteurs des idées de liberté commerciale : « Je n’ai nul désir de mettre en vigueur des principes nouveaux quand les circonstances n’en provoquent pas l’application ; une expérience déjà longue des affaires publiques m’a appris et chaque jour m’apprend encore qu’en présence des intérêts si vastes et si complexes de ce pays, les théories générales, quelque incontestables qu’elles soient abstractivement, ne doivent être appliquées qu’avec une extrême circonspection, en tenant compte de l’état actuel de la société, et avec de grands ménagemens pour tous les établissemens qui se sont formés dans son sein. » En rappelant ces sages idées d’un réformateur habile et heureux, sir Robert Peel expliquait sa propre conduite : il avait soin de mettre en pratique les principes économiques toutes les fois que les circonstances lui paraissaient favorables ; mais dès qu’il s’agissait des lois sur les grains, il s’arrêtait. Représentant du parti agricole et tory, qui croyait son existence engagée dans le maintien de ces lois, il ne s’attribuait pas le droit de faire violence à des intérêts considérables, qui lui étaient confiés, tant que la nécessité- la plus manifeste ne l’y avait pas autorisé.

M. Guizot raconte à merveille comment cette nécessité a fini par se montrer. La grande association populaire connue sous le nom de ligue contre les lois sur les grains a commencé à Manchester en 1838 ; il ne lui a pas fallu moins de dix ans pour arriver à ses fins. Elle a eu pourtant, presque dès le premier jour, 25,000 adhérens, une souscription publique de 1,250,000 fr. et un de ces hommes qui font réussir les idées en les personnifiant, Richard Cobden. M. Guizot fait de ce grand agitateur un portrait excellent : il le montre aussi habile que résolu, aussi modéré qu’énergique, constamment appliqué à contenir la ligue dans ses limites et à en écarter toute passion étrangère qui aurait pu lui nuire en l’exagérant, tour à tour caressant et menaçant, patient et impérieux, n’ayant qu’un but et y marchant toujours, pas à pas ou en courant, suivant les circonstances, mais sachant s’y arrêter sans le dépasser, d’une éloquence vive, familière, pittoresque, naturelle, et cependant toujours appropriée avec art à l’auditoire et au moment, caractère et talent essentiellement anglais, qui n’ont malheureusement que très-peu d’analogues sur le continent. Malgré un pareil chef et les collaborateurs éminens qui se pressaient autour de lui, malgré ses immenses sacrifices pécuniaires, ses innombrables meetings, ses bruyantes clameurs, malgré la légitimité de sa cause et son infatigable activité, la ligue avait dans la grande propriété un adversaire si opiniâtre, si fortement retranché dans la constitution britannique, qu’elle eût probablement échoué ou du moins vu ajourner longtemps son succès sans la maladie des pommes de terre et la mauvaise récolte de 1845, qui lui apportèrent le formidable auxiliaire de la famine.

C’est cette lugubre perspective qui a pu seule décider sir Robert Peel. Encore fallut-il, pour lui arracher définitivement son adhésion, que le chef du parti whig, lord John Russell, qui avait jusqu’alors partagé son hésitation, eût fait dans une lettre publique une éclatante profession de foi en faveur de la libre importation. Dès ce moment, la victoire de la ligue n’était plus douteuse ; l’aristocratie se divisait, toute la partie whig passait à l’ennemi ; les tories, livrés à eux-mêmes, ne pouvaient plus tenir. On sait quelles crises précédèrent la décision suprême. Sir Robert Peel propose à ses collègues de céder ; la plupart refusent, il donne sa démission. La reine appelle lord John Russell, celui-ci ne peut parvenir à former un cabinet. Peel rentre aux affaires après avoir bien constaté à tous les yeux la sincérité d’une conviction qui n’a pas reculé devant le sacrifice du pouvoir, propose le bill, et, malgré l’opposition désespérée des plus obstinés, le fait triompher par une majorité composée en grande partie de ses anciens adversaires ; 106 voix seulement le suivent parmi les tories, mais ces 106 voix, c’est l’appoint nécessaire. Le grand parti qui a dirigé si longtemps et si glorieusement les destinées du pays est dissous des propres mains de son chef, mais l’Angleterre est sauvée.

Cette conduite peut être sévèrement jugée dans les deux sens opposés. Les uns accusent sir Robert Peel d’avoir trop résisté, en présence de la famine imminente, par orgueil et égoïsme de caste ; les autres le blâment d’avoir abandonné et trahi les siens, ceux qui l’avaient fait ce qu’il était, et d’avoir par-là changé les bases du gouvernement britannique. Le récit de M. Guizot rétablit la vérité ; un grand combat s’est livré longtemps dans l’âme de Peel, il a lutté tant qu’il a pu, et ne s’est décidé que devant l’évidence. Dans les deux cas, il a fait son devoir ; c’est son parti qui a eu tort de ne pas le suivre tout entier jusqu’au bout. Quand un tel homme prend une telle résolution, il a droit à être écouté. Ceux de ses anciens amis qui l’ont quitté en l’insultant se sont montrés d’autant plus aveugles que, comme le fait remarquer M. Guizot, ils auraient été hors d’état, si on les avait mis en possession du pouvoir, de refuser ce qu’il accordait. « C’est l’une des fautes les plus communes de l’opposition, dit-il non sans quelque retour sur d’autres que des Anglais, de réclamer avec passion ce qu’elle ne tenterait pas d’accomplir. » Les animosités des vieux tories saisirent avec avidité la première occasion de se satisfaire, et deux mois à peine après le succès du bill sur les corn-laws, Peel tombait abattu par eux. Qu’y ont-ils gagné ?

Whigs et radicaux se sont montrés plus habiles. Bien qu’ils pussent revendiquer l’honneur de la réforme, ils se sont plu à en faire hommage à sir Robert, par esprit de calcul autant que par justice. Quand le premier ministre vint présenter le bill à la chambre des communes, au lieu des témoignages d’une joie insolente de la part des vainqueurs, il rencontra les marques d’une respectueuse déférence. « L’honorable baronet, dit un des chefs de la ligue, M. Bright, vient de prononcer un des plus beaux discours qu’on ait entendus dans cette enceinte. » — « La gloire de cette mesure, dit lord John Russell, revient au ministre qui l’a proposée. » Noble et sérieux langage, digne d’un peuple qui sait être libre ! Je ne connais rien de plus frappant, sous ce rapport, que la fin de la ligue. En concédant la libre introduction, Peel avait cru devoir y mettre quelques restrictions temporaires qui avaient été acceptées. Votée en principe en avril 1846, la liberté ne devait être complète que le 31 janvier 1849. Tout le monde attendit patiemment jusque-là malgré la souffrance universelle causée par la disette. La veille au soir, deux mille per- sonnes se réunirent en banquet à Manchester, berceau de la ligue, et quand minuit sonna, le président annonça que « le bon temps était venu. » Puis cette grande assemblée, qui venait de vaincre, après dix ans d’efforts, l’aristocratie des propriétaires du sol, se sépara paisiblement, contente et fière de son succès, et n’en demandant pas d’autre.

Le « bon temps, » comme on disait, était-il en effet venu ? Oui sans doute, si l’on s’arrête à ce qui est actuellement possible ; non, si l’on se jette dans les rêves. Au moment où ces paroles solennelles étaient prononcées, un huitième de la population irlandaise mourait de faim, et en Angleterre la détresse sévissait dans plus d’un district populeux. Même aujourd’hui, après sept ans de free trade, tous les maux sont loin d’être guéris, le terrible problème de la misère n’est pas résolu : tant qu’il dure, on n’a pas le droit de se dire satisfait. Néanmoins un progrès immense a été obtenu, une grande injustice abolie ; aucun monopole artificiel n’élèvera désormais le prix de la viande et du pain, et l’Angleterre achète tous les ans à l’étranger, afin de combler l’insuffisance de sa propre production, pour 500 millions de vivres, qu’elle paie en produits manufacturés, combinaison doublement féconde pour ses classes ouvrières. De plus, on sait, à n’en pas douter, que si quelque jour un moyen aussi sûr de venir en aide à ceux qui souffrent se découvre, on est en mesure de l’imposer par les mêmes voies, quelles que soient les oppositions. Cela suffit : on se garde bien de compromettre par des exigences chimériques ces résultats positifs. C’est donc avec un admirable bon sens que la ligue, en se séparant, a voté à son chef, M. Cobden, une récompense nationale de 75,000 livres sterling, ou 1,875,000 fr., et que plus tard, après la mort de Peel, une souscription à deux sous a été ouverte pour lui ériger un monument au nom des pauvres.

J’ai souvent entendu reprocher au gouvernement de 1830 de n’avoir fait aucune réforme économique analogue. L’aurait-il pu ? À plusieurs reprises, notamment lorsqu’il a été question de l’union douanière avec la Belgique, il a été arrêté par une coalition d’intérêts contraires, et si cette grande mesure n’a pas été prise, ce n’est pas sa faute. D’immenses progrès matériels ont été accomplis par lui malgré une opposition acharnée qui défigurait ses actes, calomniait ses intentions, contrariait par tous les moyens l’effet de ses meilleures lois, et dont la plus grande victoire est d’avoir retardé pendant près de dix ans l’exécution des chemins de fer. Tout se discutait avec fureur dans ce temps-là et s’enlevait en quelque sorte pied à pied ; chaque matin, il fallait recommencer le combat qu’on avait gagné la veille. Si les ministres s’étaient engagés plus avant pour la liberté commerciale, ils se seraient fait battre infailliblement. La haine de l’Angleterre, ce grand cheval de bataille de l’opposition, s’en serait donné à cœur joie, et on aurait aisément persuadé à bon nombre de badauds que des ministres prévaricateurs avaient vendu leur pays à l’étranger. On brave ces accusations quand il le faut, c’est le devoir de tout homme public ; mais quand ce n’est pas absolument nécessaire, quand on a mille autres affaires plus pressées sur les bras, quand on est sûr d’avance de succomber et de compromettre par une tentative inopportune de plus grands intérêts, on a raison de s’abstenir. Ce n’est pas là ce qui a fait tort à la monarchie ; on peut même dire avec raison que si elle avait voulu ajouter ce progrès-là à tous les autres, elle aurait succombé plus tôt. La gloire de sir Robert Peel reste donc entière, sans qu’il en rejaillisse aucune défaveur sur les hommes d’état français ses contemporains. Départ et d’autre, on a fait ce qu’on a pu, ce qu’il y avait de mieux à faire. Pour accomplir la réforme douanière, qui était alors le principal besoin du peuple anglais, sir Robert Peel a été forcé de négliger des améliorations secondaires ; de même en France, pour mener à bien d’autres entreprises plus immédiatement utiles malgré la résistance des partis hostiles, on a dû ajourner ce qui n’aurait donné que des embarras sans résultat.

Allons plus loin, et supposons que, par un tour de force sans exemple dans les pays constitutionnels, le gouvernement eut enlevé cette réforme dont personne ne voulait : qu’y eût-il gagné ? Croit-on qu’elle eût suffi pour satisfaire le peuple ou ceux qui parlaient en son nom ? Certainement nous aurons quelque jour une liberté commerciale plus complète, nous avons déjà, grâce à la cherté, la libre introduction des céréales et des autres denrées alimentaires. Voit-on que les conséquences en aient été bien subites pour les classes populaires ? Ce qui est fait n’a répondu ni aux craintes des uns ni aux espérances des autres ; le bien produit, quoique réel, est peu sensible ; ce qui reste à faire aura des effets analogues, du moins en commençant. Les mesures utiles ont rarement un caractère révolutionnaire. Il a fallu sept ans au free trade anglais pour porter toutes ses conséquences actuelles, et bien que l’Angleterre fût infiniment plus préparée que nous à en tirer parti, ces conséquences elles-mêmes, si grandes qu’elles soient, ne répondent pas aux exigences de nos utopistes. Il faut tout l’esprit pratique des Anglais pour s’en contenter.

L’amélioration de la condition matérielle et morale du plus grand nombre est une œuvre immense, conséquemment lente, progressive, qui ne doit jamais être interrompue, mais qu’on retarde en voulant trop la précipiter. Ce n’est pas ainsi que la conçoivent et surtout que la concevaient en 1847 de fanatiques espérances. Tout est froid et impuissant auprès de pareilles illusions. Il n’y a que l’expérience, avec ses terribles leçons, qui puisse ramener au vrai, elle ne suffit même pas toujours. Après tous les avortemens de 1848, que de rêveurs croient encore à la possibilité d’une subversion sociale ! À plus forte raison, quand l’épreuve n’était pas encore faite. Un peu plus ou un peu moins de travail, un peu plus ou un peu moins de bien-être, qu’était-ce qu’une pareille misère auprès des promesses indéfinies qui devaient avoir un si douloureux réveil ?

Dira-t-on qu’à défaut de la liberté commerciale, le gouvernement devait faire autre chose pour le peuple ? Je le veux bien, à la seule condition qu’on me dise quoi. Je souhaite de toute mon âme qu’on invente de plus rapides moyens de faire du bien au peuple ; les formes de gouvernement n’ont de valeur qu’autant qu’elles permettent de mieux servir la plus sacrée des causes, celle de tous. Malheureusement je ne vois pas ce qu’on a trouvé de sérieux depuis. Le suffrage universel lui-même n’a pas eu jusqu’ici la puissance de résoudre le problème. Tout ce qui a été fait de quelque valeur dans ces dernières années, comme les caisses de retraite pour la vieillesse, avait été préparé et annoncé dans le discours du trône de décembre 1847 ; ce discours avait même indiqué une mesure qui n’a pas encore été prise, et qui pourrait avoir de grands effets pour la production agricole, et conséquemment pour l’alimentation publique, une loi sur les biens communaux. Les deux plus grands établissemens qui existent dans l’intérêt de la classe ouvrière, les caisses d’épargne et l’institution des prud’hommes, ont pris leur principal développement sous la monarchie constitutionnelle. Tout ce qui a été essayé de ce qu’elle avait refusé a tourné contre le but qu’on se proposait. Il n’en faut pas conclure sans doute qu’il en sera toujours ainsi : en pareille matière, on n’est jamais bien sûr d’être arrivé aux dernières limites du possible ; tout ce qu’on peut affirmer, c’est que, jusqu’à présent, rien de nouveau n’apparaît à l’horizon.

Ce n’est pas que la science de l’économie politique soit impuissante. Elle seule propose, à mon sens, les moyens les plus sûrs ; mais on n’en veut pas, on n’en a jamais voulu, et les plus intéressés à les faire prévaloir sont les premiers à les repousser. De tous les grands gouvernemens, le gouvernement anglais est le seul qui ait jusqu’ici fait passer les principes de l’économie politique dans la pratique des affaires ; aussi est-il un des meilleurs. Le mérite en revient moins au pouvoir qu’à la nation tout entière. Quand un ministre anglais parle le langage de la science économique, il est sûr d’être compris par ceux qui l’écoutent. En France, c’est le contraire. L’économie politique est née en France, comme presque toutes les grandes découvertes modernes, mais elle y a été traitée dès sa naissance comme la vapeur ou l’application de la mécanique à l’industrie. Quand Turgot a voulu, sous Louis XVI, la faire entrer dans l’administration, on sait comment il a été reçu. La république et l’empire ne l’ont pas moins honnie que l’ancien régime. La restauration est le premier de nos gouvernemens qui ne l’ait point regardée absolument comme une ennemie ; elle a fondé la chaire de J.-B. Say, mais avec des précautions et des réserves, et plutôt comme hommage à la liberté des opinions que comme aveu de son importance. La monarchie de 1830 est la seule qui ait osé donner à l’économie politique son véritable nom, qui ait créé l’enseignement de son plus illustre représentant parmi nous, Rossi, et qui ait essayé de l’appliquer dans quelques détails. Cette tendance n’a été suivie ni par le public ni par les chambres. Après la révolution de février, l’antipathie s’est reproduite de plus belle ; non-seulement le gouvernement provisoire a voulu supprimer toutes les chaires où elle s’enseignait, mais le plus grand succès oratoire dans l’assemblée nationale républicaine a été obtenu à ses dépens, et la seule loi que le corps législatif impérial ait jusqu’ici refusé de voter avec empressement est précisément la seule qu’elle ait inspirée.

Les vérités économiques font leur chemin par leur force propre ; je ne suis nullement inquiet de leur avenir. Elles triompheront des folles théories des uns, des préoccupations égoïstes des autres, de l’irréflexion de tous. Il faut cependant avouer qu’elles ont peu d’attrait pour le génie français ; nous serons probablement, nous sommes déjà le dernier peuple du monde à les reconnaître. Cette incapacité singulière s’explique par bien des causes ; l’erreur de quelques économistes français, qui ont gâté par leurs écarts la cause qu’ils prétendaient défendre, y est pour quelque chose : ce n’est pas assez, il faut des motifs plus sérieux et plus profonds ; je crois les trouver dans l’histoire nationale qui nous a donné l’habitude d’idées opposées, et surtout, car l’histoire elle-même a ses causes, dans notre goût pour l’extraordinaire, l’imaginaire, l’idéal, l’inconnu, qui nous a fait de tout temps délaisser la réalité pour courir après des ombres. Comment s’étonner alors que le gouvernement le plus éclairé n’ait pas été plus fidèle aux principes économiques ? Il faut plutôt lui savoir gré de ce qu’il a pu faire, ayant l’opinion publique contre soi ; il faut surtout le louer d’avoir essayé de préparer l’avenir en répandant la semence de la science. Au moment de la révolution de février, la chambre des pairs était saisie d’un projet de loi qui instituait dans chaque faculté de droit une chaire d’économie politique ; que pouvait-on de plus ?

Il y a dans notre organisation générale, au point de vue économique, un vice capital, l’excès de centralisation. La monarchie de 1830 n’en a pas été exempte, mais on ne peut raisonnablement lui attribuer la plus grande part de responsabilité. Elle a trouvé la centralisation établie par tous les gouvernemens qui l’avaient précédée ; l’ancien régime en a été le premier inventeur, ainsi que vient de le démontrer M. de Tocqueville ; la révolution l’a fortifiée, l’empire l’a constituée, la restauration l’a continuée. Depuis la chute du gouvernement constitutionnel, le même fait a survécu en grandissant toujours ; la seconde république a renchéri sur la monarchie, et le second empire, malgré une tentative apparente en sens contraire, sur la république. Voilà qui mérite réflexion. Il semble que notre constitution sociale et notre caractère national nous retiennent fatalement dans cette ornière. Le régime parlementaire, qui s’y est laissé tomber comme les autres, avait du moins suggéré un correctif, l’influence des électeurs sur les députés et des députés sur les ministres. On a prétendu que c’était le mal. Hélas ! c’était un remède, un fort mauvais remède, j’en conviens, mais le seul qu’on ait imaginé jusqu’ici. Depuis que cette influence n’existe plus, les localités sont tout à fait sans défense contre l’arbitraire administratif ; on en a fini avec ces importuns intérêts de clochers dont on s’est tant moqué, comme si la France n’était pas un composé de clochers, comme si tous ces clochers, si petits qu’ils soient, n’abritaient pas des intérêts respectables, des contribuables qui acquittent leur part des charges publiques, et qui ont bien le droit d’attendre quelque chose en échange. On leur oppose les intérêts généraux, c’est très bien, pourvu qu’ils soient véritablement généraux, et combien en est-il qui méritent ce titre ?

Au surplus, si l’économie politique a une grande importance dans la direction des peuples modernes, elle n’est cependant pas tout : il y a des intérêts qui passent avant les siens. Je ne sais qui a dit : « La morale est la première des sciences, l’économie politique est la seconde. » Voilà la vérité. Avant tout, il faut s’attacher à faire passer dans les esprits les grands principes de morale universelle, le respect de tous les droits, la fidélité à tous les engagemens, l’esprit de sacrifice ou tout au moins de modération et de tempérance, le sentiment du devoir. Telle est l’harmonie établie par Dieu entre les divers besoins de l’homme, que, même au point de vue des intérêts matériels, la pratique de ces lois suprêmes est la condition première de toute prospérité ; il n’y a pas d’aisance possible pour un peuple qui n’aime pas avant tout la paix et la justice, et qui s’abandonne sans aucun frein à ses grossiers appétits. Rien ne détruit le sentiment du juste et du bien comme l’esprit de révolution ; c’est aussi à l’esprit de révolution que M. Guizot a fait la guerre, bien convaincu que tout nous serait donné par surcroît, si nous pouvions nous délivrer de cet ennemi, et l’expérience n’a que trop prouvé combien il avait raison. En Angleterre au contraire, où l’esprit de révolution n’existe pas, les satisfactions économiques viennent au premier rang. Cette différence essentielle entre le ministre anglais et le ministre français se manifeste surtout par la nature de leur éloquence : la parole de Peel était claire, méthodique, compendieuse, nourrie de faits et de chiffres, celle de M. Guizot noble, dogmatique, nourrie d’idées générales et de sentimens élevés.

J’ai entendu faire un autre genre de reproche aux ministres français quand on les compare aux grands pouvoirs britanniques en général. « Voyez, dit-on, l’attitude de la chambre des lords, du ministère et de la couronne en présence d’un grand mouvement d’opinion qu’ils ne partagent pas ; ils résistent tant qu’ils peuvent, mais ils savent céder à temps. C’est ce qu’a fait sir Robert Peel dans les occasions les plus solennelles ; c’est ce que n’a pas su faire le ministère présidé par M. Guizot lors des banquets pour la réforme. S’il avait, lui aussi, cédé à propos, la révolution de février n’aurait pas eu lieu. » On me permettra de n’en rien croire ; l’analogie n’a aucune exactitude. Le moment où en Angleterre la couronne et la chambre des lords ont l’habitude de céder était loin d’être arrivé ; il faut, pour que cette heure suprême sonne, que des élections aient donné à la mesure discutée la majorité dans la chambre des communes ; alors seulement les résistances fléchissent devant la volonté légalement manifestée du pays. Si nous avions été en Angleterre, les partisans de la réforme auraient borné leurs prétentions à conquérir la majorité dans la chambre des députés, et cette majorité une fois conquise, la réforme aurait passé, même contre l’avis du roi, du ministère et de la chambre des pairs.

Qui peut encore s’imaginer qu’il s’agît sérieusement, dans la fameuse campagne des banquets, de l’admission de ce que l’on appelait alors les capacités sur les listes électorales, et de l’exclusion de quelques catégories de fonctionnaires de la chambre élective ? Le petit détachement de l’opposition constitutionnelle pouvait en être là, le gros de l’armée avait toute autre chose en vue ; il y a bien paru au résultat final. En Angleterre, on obtient généralement ce qu’on veut ; mais on ne veut que ce qu’on demande. En France, on ne s’est pas arrêté après le renversement du ministère, parce qu’on voulait davantage. Le ministère tombé, on a parlé d’abdication ; l’abdication signée, on a proclamé la république. Rien de pareil ne s’est jamais vu et ne se verra probablement jamais chez nos voisins. Les ministres anglais cèdent toujours, dit-on ; ce n’est pas exact. Sir Robert Peel n’a point cédé pour la réforme électorale de 1832 ; il l’a combattue avec acharnement jusqu’au bout, même après les élections de 1830, qui avaient amené une majorité réformiste, et il n’a point fallu moins de dix-huit mois au ministère whig et aux communes pour vaincre la chambre des lords, appuyée sur une minorité éloquente et tenace dans l’autre chambre. Sans l’élan donné aux opinions démocratiques par notre révolution de juillet, le reform bill, si juste qu’il fût, ne l’aurait pas emporté.

À mon avis, le ministère français avait raison de refuser ce qu’on appelait ici la réforme, non à cause de la chose en elle-même, tout à fait insignifiante, mais à cause de ce qu’elle cachait. Admettons cependant qu’il ait eu tort, comme sir Robert Peel avait certainement tort en repoussant l’abolition des bourgs pourris ; il était encore plus que sir Robert en droit de résister, puisqu’il avait avec lui le roi et la majorité des deux chambres, c’est-à-dire l’orthodoxie constitutionnelle. L’analogie tourne donc contre ceux qui l’invoquent. La vérité est qu’il ne faut pas comparer un pays véritablement constitutionnel, où tout se passe avec bonne foi, dans les limites de l’ordre établi, avec un pays révolutionnaire, où les institutions libres n’ont jamais été prises au sérieux, et où l’on n’invoque le nom de la loi qu’autant qu’on peut s’en faire une arme commode pour satisfaire ses passions ou ses fantaisies. S’il n’avait été question que de la réforme, on aurait bien pu attendre quelques mois. Il était évident pour tous que l’opposition gagnait du terrain dans la chambre des députés ; quelques-uns de ces symptômes avant-coureurs de la dissolution des majorités s’étaient produits, des amendemens au projet d’adresse indiquant des intentions de séparation étaient sortis du parti conservateur, le ministère commençait à se diviser, une partie de la famille royale, à quoi bon le taire aujourd’hui ? inclinait vers la réforme, M. Guizot lui-même l’avait en quelque sorte annoncée à la tribune, le roi vieux et fatigué n’opposait plus qu’une résistance facile à vaincre. Il ne fallait qu’un peu de patience, on n’en eut pas. Les dissensions de la majorité, l’affaiblissement du roi, les tiraillemens intérieurs du ministère, tout ce qui annonçait la victoire prochaine de l’opposition, au lieu de désarmer les agresseurs, n’eut d’autre effet que de les encourager à pousser leur sape plus avant, et ils n’eurent point de trêve qu’ils n’eussent jeté la France dans le chaos.

Tout ceci n’est depuis longtemps que de l’histoire ; j’en parle pour mon compte avec le désintéressement et le sang-froid de l’historien. Nous ne reverrons plus ce que nous avons vu, la roue tourne, le monde change, et, pour emprunter le beau langage de M. Guizot lui-même, « relancés de nouveau sur cet océan d’où l’on ne voit plus de terres, nul ne peut dire aujourd’hui, à l’abri de notre nouvelle relâche, vers quels abîmes ou vers quels ports nous poussera encore ce grand vent de 1789, tant de fois assoupi et jamais épuisé. » La monarchie constitutionnelle s’enfonce peu à peu dans l’oubli ; l’âge arrive pour les principaux acteurs de ce drame, la mort moissonne largement parmi eux ; une nouvelle génération occupe la scène, qui ne comprend presque plus le langage du passé, et qui ne sera bientôt plus comprise elle-même. Il n’est bon de réveiller ces souvenirs, déjà vieux, que parce qu’ils ne sont pas sans quelques enseignemens pour l’avenir, quel qu’il soit. Ce n’est pas le bon gouvernement qui nous a manqué, ce n’est pas davantage l’élasticité des institutions, c’est l’habitude et le bon emploi de la liberté politique. Le 8 avril 1835, sir Robert Peel, venant expliquer devant la chambre des communes pourquoi le ministère avait cru devoir donner sa démission, ajouta : Nous n’avons pris cette résolution, je n’hésite pas à le dire, qu’avec une extrême répugnance. Supposez un pareil mot prononcé dans une assemblée française, et vous verrez quel immense éclat de rire fera retentir les voûtes, quelle pluie de quolibets tombera le lendemain sur le malencontreux orateur. Cette déclaration fut cependant reçue comme elle était faite, gravement et simplement, par la majorité qui avait rendu nécessaire la retraite ministérielle, et qui comprenait très bien que le ministère tînt à ses opinions, comme elle tenait aux siennes. Voilà la liberté.

Ceux qui croient qu’il n’y a d’autre moyen d’être libre que de tout jeter par les fenêtres seront fort surpris s’ils lisent (mais ils ne liront pas) les détails que donne M. Guizot sur les rapports de la couronne avec les ministres en Angleterre. On y voit comment le respect le plus profond, le loyalisme le plus absolu, peuvent se concilier avec la plus inébranlable fermeté et l’indépendance la plus fière. J’aime surtout le portrait piquant qu’il fait de George IV, ce grand comédien qui prend plaisir à cacher sous des démonstrations emphatiques son insouciance ou sa faiblesse, tandis que ses ministres, aussi peu émus de ses larmes que de ses colères et se fiant peu à ses paroles, lui imposent humblement ce qu’ils ont résolu ; il y a là toute une scène d’un excellent comique en même temps que d’un intérêt sérieux et profond. Je n’ai pu la lire sans me souvenir d’une autre scène, d’un genre tout opposé, quoique identique quant au sens, dont j’ai été témoin. C’était au mois de février 1848, peu de jours avant la révolution. Un membre de l’opposition venait de prononcer à la chambre des députés des paroles injurieuses pour les princes fils du roi ; M. Guizot lui répondit sur-le-champ, avec une verve et une hauteur de raison véritablement sans égales. Jamais peut-être pareille explosion d’éloquence n’avait éclaté à cette tribune que tant de talens ont illustrée, jamais la vraie doctrine constitutionnelle n’avait été exprimée avec cette vigueur ; c’est, je crois, la dernière fois que M. Guizot a parlé à la tribune, il y a dignement fini, et son langage méritait d’autant plus l’admiration, que la plupart de ces princes si noblement défendus lui étaient peu favorables.

Pour en revenir à la biographie de sir Robert Peel, M. Guizot y a traité avec un détail et un soin particuliers toute la partie relative à la politique extérieure du cabinet dirigé par cet illustre chef. Cette préférence se comprend aisément quand on songe qu’à la même époque M. Guizot était de son côté chargé de conduire les affaires extérieures de son propre pays, et qu’il a eu en cette qualité des rapports fréquens et considérables avec le gouvernement anglais. Outre la parfaite exactitude qu’un pareil narrateur peut seul porter dans l’exposé des faits, ce tableau d’une période diplomatique déjà loin de nous a aujourd’hui un intérêt présent, en ce que l’alliance anglaise, si souvent reprochée au roi Louis-Philippe comme un acte de trahison, est devenue plus étroite et plus active sous un autre gouvernement. Il est curieux de voir quels obstacles cette alliance, depuis si intime, a rencontrés dans d’autres temps, comment elle était comprise de ceux qui l’ont inaugurée, et pourquoi elle avait fini, en 1847, par une déplorable rupture, pour se renouer plus tard, au grand étonnement du monde, avec l’héritier de Napoléon.

M. Guizot a été pendant toute sa vie le représentant d’une politique essentiellement pacifique ; que ce soit un tort ou un honneur, c’est un fait. « J’ai vécu, dit-il, sous l’éclat des plus grands spectacles de force et de guerre auxquels ait assisté le monde, j’en ai ressenti autant que nul autre spectateur le patriotique et orgueilleux plaisir ; mais au milieu de nos triomphes et de l’enivrement national, le sacrifice de tant de vies, les douleurs de tant de familles, l’épuisement de la France, la perturbation continuelle de l’Europe, les droits des princes et les droits des peuples traités avec un égal dédain, la victoire ne servant qu’à étendre de plus en plus la guerre, point de stabilité au sein d’un ordre sans liberté, cet interminable enchaînement de violences et de chances terribles me choquait profondément. » Le roi Louis-Philippe aimait la paix encore plus que son ministre ; lui aussi avait vécu au milieu de la guerre, les douleurs qu’elle inflige aux hommes pour des motifs souvent si légers et des combinaisons si vaines révoltaient son humanité et son bon sens. La paix était à ses yeux la vraie conquête de la civilisation, il mettait à la conserver son devoir d’homme et de roi.

Ces dispositions avaient trouvé dans le cabinet anglais une louable et sincère sympathie. Le ministre des affaires étrangères du cabinet de sir Robert Peel, lord Aberdeen, partageait sur les bienfaits de la paix les idées de son chef, avec une science plus complète de l’Europe et une plus spéciale habitude des questions extérieures. Ces deux hommes, lord Aberdeen et M. Guizot, chargés des intérêts réciproques des deux plus puissantes nations du monde, se connaissaient et s’estimaient personnellement. De là cette cordiale entente dont on a tant parlé dans le temps, soit pour s’en féliciter, soit pour s’en plaindre, et qui a eu de si heureux effets pour la prospérité des deux peuples et de tous les peuples par l’influence de la paix et de la justice, arborées comme règles de la politique internationale, sur la civilisation universelle. Lord Palmerston, ministre des affaires étrangères du cabinet précédent, avait blessé la France en s’alliant avec la Russie, l’Autriche et la Prusse, pour étouffer en Orient la puissance naissante du pacha d’Egypte contre l’opinion hautement professée de notre gouvernement. Cet acte de mauvais voisinage avait réussi ; la France, obligée d’abandonner le pacha ou de tirer l’épée pour le défendre contre toute l’Europe, n’avait pas cru devoir courir les chances d’une guerre générale pour un pareil motif, mais en avait conservé un amer ressentiment. Les nations ne sont pas obligées de distinguer entre les différens ministres des pays étrangers ; c’est à l’Angleterre qu’on s’en prenait en France de l’acte de lord Palmerston ; sir Robert Peel et lord Aberdeen le savaient, et, bien qu’ils n’eussent pris aucune part au traité du 15 juillet 1840, ils comprirent qu’il était de leur devoir d’en effacer autant que possible la pénible impression.

Par la nature de son gouvernement et encore plus par l’extrême liberté de discussion qu’elle peut supporter sans danger, l’Angleterre a ce privilège, qu’elle produit en même temps des représentans de toutes les opinions comme de toutes les conduites, et qu’elle peut passer de l’un à l’autre, suivant les circonstances. Le même pays renferme à la fois un Nelson qui brûle Copenhague par le plus odieux des attentats et un Wilberforce qui consacre sa vie entière à l’affranchissement des pauvres noirs. Une opposition analogue, quoique moins tranchée, peut être signalée entre lord Palmerston et lord Aberdeen : autant l’un avait été avec nous dédaigneux et agressif, autant l’autre s’est montré amical. Dans les diverses difficultés qui se sont élevées entre les deux pays, de 1841 à 1846, c’est toujours l’Angleterre qui a cédé, comme la plus sage, la plus libre dans son action, et surtout comme ayant quelque chose à nous faire oublier. Ce n’est pas ainsi que l’injuste passion du temps a jugé les faits, c’est ainsi que l’impartiale postérité les jugera. J’en choisis pour preuve la plus éclatante de ces affaires, celle qui a fait le plus de bruit et qu’on ne rougit pas de rappeler de temps en temps pour réveiller des haines posthumes, la fameuse affaire Pritchard.

Je suppose que, dans une île quelconque de l’Océan, à Taïti par exemple, des missionnaires français eussent importé notre religion, notre langue et nos mœurs, qu’ils eussent en partie civilisé des sauvages et gagné sur eux, par la seule influence de la prédication, une autorité incontestée ; je suppose que le commerce français en eût profité pour faire de cette île une importante relâche dans des mers lointaines et dangereuses, qu’un consul français y eût été établi et y exerçât le gouvernement de fait, du libre consentement des naturels ; je suppose qu’un beau jour, un amiral anglais s’y fût présenté avec des forces navales, qu’il eût, de son autorité privée et sous un prétexte insignifiant, proclamé la souveraineté de l’Angleterre, débarqué des troupes et pris possession du pays ; je suppose enfin que le consul français eût protesté, qu’il eût essayé d’exciter les indigènes à la résistance, que le commandant anglais l’eût mis en prison et qu’on l’eût ensuite embarqué de force pour le ramener en France : quel accueil eût-on fait ici à cette violation de tous les droits, de tous les usages suivis par les nations civilisées, à cette insulte en pleine paix ?

Telle est pourtant la relation exacte de ce qui s’est passé à Taïti, avec cette seule différence qu’il faut mettre l’un des deux pays à la place de l’autre et réciproquement. La foi religieuse, l’honneur national, s’émurent vivement en Angleterre à cette nouvelle ; sir Robert Peel exprima, dans la chambre des communes, le juste sentiment du public en déclarant qu’un grossier outrage avait été commis sur le consul britannique, et qu’on en demanderait réparation. On sait cependant quelle issue a eue cette affaire. La France est restée maîtresse de Taïti, et le consul expulsé n’a reçu qu’une indemnité dérisoire, qui même, dit-on, n’a jamais été payée. Il n’existe peut-être pas de contestation internationale où les torts aient été plus complètement d’un côté et où la partie lésée se soit montrée plus accommodante. En présence du mouvement d’opinion que d’incroyables clameurs avaient suscité en France, sir Robert Peel et lord Aberdeen ont eu certainement raison de ne pas insister, de ne pas rompre l’alliance pour un si petit sujet, mais il faut se sentir bien sûr de son pays pour faire de pareilles concessions ; à leur place, lord Palmerston eût couru aux armes, et cette fois il aurait eu le droit pour lui. Nous avons établi là un précédent que nous regretterons quelque jour.

M. Guizot rappelle en peu de mots les deux autres grandes questions où s’est également manifestée la bonne volonté du cabinet anglais. Le traité sur le droit de visite réciproque en pleine mer pour la recherche des nègres esclaves, ayant excité chez nous des susceptibilités, a été annulé et remplacé par un autre. L’empire du Maroc ayant un moment paru inquiéter nos possessions d’Afrique, une guerre heureuse lui a été faite sur mer et sur terre, malgré l’ombrageuse jalousie des Anglais de Gibraltar. Ni l’une ni l’autre de ces deux affaires n’est comparable à celle de Taïti, Le droit de visite avait des inconvéniens réels, quoique fort exagérés par la mauvaise foi ; l’intérêt bien entendu des deux peuples commandait de l’abolir, pour couper court aux collisions qui pouvaient en sortir à tout moment. Pour le Maroc, la France était dans son droit en repoussant une agression, et les Anglais n’avaient rien à y voir. Sir Robert Peel et lord Aberdeen n’ont fait, dans les deux cas, que reconnaître la vérité. À leur place encore, lord Palmerston se serait fâché, mais il aurait eu tort.

Sur un dernier point, l’affaire de Cracovie, M. Guizot trouve sir Robert Peel en défaut ; il le dit, et même assez vertement. Sir Robert avait mal compris un passage de la protestation de la France lors de l’attentat commis sur cette petite république par les puissances voisines, il y avait vu ce qui n’y était pas ; M. Guizot rétablit le texte, qui lui donne tout à fait raison, mais j’aurais autant aimé qu’il fût un peu moins vif dans les termes en redressant cette erreur. Peel ne s’occupait que rarement d’affaires étrangères, il était plus qu’un autre excusable de se tromper ; l’intention était toujours bonne, honnête et sensée, c’est l’essentiel.

Cependant le libre jeu des institutions constitutionnelles avait amené en Angleterre un revirement ministériel. Sir Robert Peel avait quitté le pouvoir, lord Aberdeen l’avait suivi ; le nouveau cabinet avait lord Palmerston pour ministre des affaires étrangères. C’était au mois de juillet 1846. Dès ce moment, l’alliance devient moins intime, elle se refroidit peu à peu et finit par se rompre. Lord Palmerston affecte dans plusieurs occasions, en Grèce, en Portugal, en Italie, en Suisse, un ton de hauteur et de prépotence qui choque le gouvernement français ; quelques paroles aigres sont échangées. Une question délicate entre toutes, celle du mariage de la reine d’Espagne, amène enfin le choc que tout préparait. Tant que lord Aberdeen avait dirigé la politique anglaise, cette question avait été traitée en commun, avec une confiance et une sincérité parfaites ; il avait été convenu qu’aucune des deux nations n’y chercherait un moyen d’établir en Espagne une influence prépondérante : l’Angleterre s’engageait à n’y point porter un prince de la maison de Cobourg, la France à n’y point porter un prince de la maison d’Orléans. À l’arrivée de lord Palmerston, tout change, une défiance réciproque succède aux épanchemens confidentiels ; le gouvernement anglais entreprend un travail actif pour assurer la main de la reine d’Espagne au prince de Saxe-Cobourg ; la France, justement blessée, répond par un travail en sens contraire, et un double mariage lui donne l’avantage.

Sans doute, quels que fussent les torts de lord Palmerston, il aurait été plus sage de n’en tenir nul compte et de lui donner un autre genre de leçon, une leçon de réserve et de scrupule. Les mariages des princes n’ont pas de nos jours l’importance qu’ils avaient autrefois. Si le ministre anglais ne méritait aucun égard, la nation anglaise en méritait davantage ; elle pouvait s’offenser, elle s’est en effet offensée de ce qu’elle a regardé comme un manque de foi. L’union d’un fils du roi avec l’héritière de la couronne d’Espagne risquait d’amener des embarras continuels et de devenir une cause permanente de division. Un gouvernement plus libre dans ses mouvemens aurait pu suivre cette politique prévoyante ; le nôtre ne le pouvait pas. Le mariage de la reine Isabelle avec le candidat anglais aurait été pour nous un échec fatal. L’opposition, qui guettait l’événement pour le blâmer et le calomnier, quel qu’il fût, aurait eu trop beau jeu à parler de honte et de décadence. Le sentiment national, exalté jusqu’à la folie par de perfides déclamations, en eût été profondément froissé. Puisque la plus grande démonstration de puissance que la France eut donnée depuis longtemps n’a pu empêcher la catastrophe de février, la démonstration contraire l’eût précipitée, et le gouvernement royal aurait succombé sous l’humiliation d’une défaite, au lieu de tomber le lendemain d’un triomphe.

Je sais bien que l’opposition, qui n’aurait pas eu de pitié pour un échec, n’a pas eu plus de ménagement pour un succès : elle eût tonné dans un cas contre la France chassée d’Espagne, perdant à jamais le fruit d’une politique séculaire, contre l’Angleterre grandissant jusqu’aux nues, tandis que notre pays descendait jusqu’aux abîmes ; elle a tonné dans l’autre contre la politique personnelle, contre le roi sacrifiant l’intérêt national à un intérêt de famille et la désastreuse ambition de Louis XIV ressuscitée. Tout était également faux dans les deux thèmes ; mais puisqu’on a trouvé faveur pour le second, combien n’eût-on pas réussi avec le premier !

Une fois mis au pied du mur par lord Palmerston, notre gouvernement ne pouvait faire que ce qu’il a fait. Tout a contribué à l’y contraindre, le gouvernement espagnol le premier, qui voulait à toute force ce qu’il appelait « un grand mariage, » l’appui de la France ou de l’Angleterre. Nous sommes encore loin du temps où les peuples verront leur intérêt et leur honneur où ils sont véritablement. Un seul moment, la vraie politique a prévalu, quand lord Aberdeen et M. Guizot étaient ministres ensemble ; mais que d’accusations ils ont soulevées l’un et l’autre des deux côtés du détroit ! À la première occasion, le vieil antagonisme des deux peuples a reparu. Un journal anglais affirmait dernièrement que Louis-Philippe était tombé parce qu’il avait déplu à l’Angleterre ; ce n’est pas tout à fait vrai, ce n’est pas non plus tout à fait faux. Lord Palmerston, battu en Espagne, a conspiré en France avec l’opposition révolutionnaire ; pourquoi le nier, puisqu’il l’avoue ? Tout le monde a pu voir, pendant la discussion de l’adresse en janvier 1848, l’ambassadeur d’Angleterre applaudir bruyamment, du haut de la tribune diplomatique, aux plus violentes attaques. Je ne crois pas seulement qu’il y ait beaucoup de quoi se vanter.

Le temps n’est pas venu d’apprécier en toute liberté le caractère actuel de l’alliance anglaise, la guerre et la paix qui en sont sorties. En attendant, M. Guizot a rendu un grand service au présent et à l’avenir non moins qu’au passé en saisissant l’occasion naturelle qui s’offrait à lui de rétablir la vérité sur une autre période de cette alliance, diversement méconnue par les deux parties.

Les dernières années de sir Robert Peel, de 1846 à 1850, n’offrent pas moins d’intérêt que sa carrière ministérielle. Bien qu’écarté du pouvoir par l’implacable rancune des tories, il ne cesse de prendre une part considérable aux affaires de son pays. La plupart des décisions prises par le cabinet whig sont inspirées et appuyées par lui. L’abolition du fameux acte de navigation, considéré depuis Cromwell comme le palladium de la marine anglaise, passe par son influence dans la chambre des communes, et finit par s’accomplir malgré la résistance des lords, appuyée sur le soulèvement de la population maritime, et il en est bientôt de la marine comme de la culture nationale ; au lieu de périr, elle grandit. La liquidation générale de la propriété irlandaise par les procédés sommaires d’une cour spéciale, cette résolution hardie, d’abord repoussée avec fureur par l’Irlande et acceptée ensuite comme un bienfait, lui est due également. Si d’autres hommes d’état anglais ont jeté plus d’éclat par leur talent, il n’en est aucun qui ait attaché son nom à un plus grand nombre d’améliorations positives ; mais ce qu’il faut lire surtout dans le récit de M. Guizot, c’est le tableau de l’émotion universelle causée par la mort de Peel. Je ne sais rien de plus douloureux et de plus touchant que cette attitude des médecins, qui, par un excès d’affection et de respect, n’osent pas le faire souffrir, même pour le sauver ; je ne sais rien de plus beau que cette affluence de toutes les classes à la porte du malade, les princes du sang royal, les plus grands seigneurs mêlés à la foule, le peuple accourant de toutes parts, hommes, femmes, enfans sur les bras de leurs mères, et écoutant dans un morne silence la lecture à haute voix des bulletins. Quel spectacle ! Le peuple anglais mérite ses destinées, car il sait être reconnaissant envers ceux qui le servent sans le flatter ; le nôtre n’aime malheureusement que ceux qui le flattent sans le servir.

M. Guizot définit en terminant le gouvernement actuel de l’Angleterre une démocratie servie par une aristocratie, définition parfaitement juste. Dans cette grande division du travail qui distingue la société anglaise, l’aristocratie est chargée du pouvoir, mais sous la surveillance et dans l’intérêt de la démocratie. La démocratie a autre chose à faire qu’à gouverner : elle se livre à l’agriculture, à l’industrie, au commerce, elle travaille et fait fortune ; mais en se déchargeant des soucis du gouvernement sur ceux dont la fortune est faite, et qui ont ce qui lui manque, l’indépendance et le loisir, elle ne les perd pas de vue et se tient en mesure de leur imposer ses volontés, quand elle juge à propos d’en avoir. Cette organisation unique au monde, qui approche beaucoup plus de la perfection qu’aucune autre combinaison connue, ne s’est pas formée tout d’un coup, par une constitution écrite sous la dictée d’une théorie : c’est le fruit de l’action insensible du temps. Sir Robert Peel y a contribué, il n’en est pas le principal auteur ; le plus grand pas, le pas décisif est la réforme parlementaire de 1832, le free trade n’est que le second. Le mouvement continu d’une nation libre et réglée y a eu plus de part que les hommes les plus influens. Pour un observateur superficiel, l’Angleterre change fort peu, les formes du gouvernement et de la société restent les mêmes, aucune révolution subite et radicale ne brise le fil des traditions. Pour quiconque regarde au fond des choses, il y a entre l’Angleterre de 1789 et celle d’aujourd’hui des différences non moins grandes, plus grandes peut-être et surtout plus utiles qu’entre la France de 1789 et la nôtre. Cette comparaison se fera quelque jour ; elle sera curieuse et instructive.

Le dirai-je cependant ? aux émotions pénibles que réveille ce grand et paisible tableau des progrès contemporains d’une nation voisine, quand nous nous tourmentons en agitations stériles, vient se mêler je ne sais quel sentiment de consolation amère. Si le succès est une consécration, l’adversité est une épreuve qui a bien aussi sa puissance. Le roi Louis-Philippe, odieusement calomnié quand il occupait le trône, n’aurait jamais été connu de la postérité, si l’émeute n’avait brisé la serrure de ses portefeuilles, publié ses papiers intimes et divulgué ses moindres secrets. De même, justice suffisante n’eût jamais été rendue à son gouvernement et à ses ministres sans la révolution qui a jeté sur eux et sur leurs adversaires sa sinistre lumière. Heureusement pour leur pays, cette épreuve manque aux ministres anglais ; leur vie en est plus douce, elle n’est pas aussi virile. Qu’est-ce que ces injures des journaux tories qui blessaient profondément la susceptibilité nerveuse de sir Robert Peel auprès des bouleversemens qui ont tant de fois ébranlé sans la vaincre l’âme sereine de M. Guizot ? Quand je vois, en 1849, le premier recevant dans son riche manoir de Drayton, au milieu des respects universels, la visite d’un roi, le second proscrit avec sa vieille mère et ses jeunes enfans et supportant sans se plaindre ce revers immérité, j’admire d’un côté les institutions et les mœurs ; de l’autre, l’homme me paraît plus éprouvé. Quand je lis aujourd’hui cette biographie écrite d’une main toujours ferme, sans envie et sans amertume, avec une foi impérissable dans des idées maintenant vaincues, je me demande si Peel, également frappé par la fortune, en aurait fait autant, et si l’historien ne se montre pas ici supérieur à son modèle. Nous payons assez cher cette supériorité pour n’avoir aucune mauvaise grâce à la revendiquer.

Il faut être doué d’un grand calme d’esprit et d’une grande force de conviction pour exprimer, comme le fait M. Guizot, dans l’état actuel de l’Europe, sa confiance dans l’avenir de la démocratie universelle. Il est vrai qu’il ne l’exprime pas sans réserve. La démocratie ne peut, dit-il, aspirer définitivement à la domination qu’à la condition de porter aux traditions du passé plus de respect, de donner aux impressions du présent moins d’empire, et de tenir plus de compte des besoins et des chances de l’avenir. Plus de mémoire et plus de prévoyance, voilà à ses yeux toute la question ; il espère qu’elle sera résolue à l’honneur des gouvernemens libres et de l’humanité. Comment ne pas partager cette noble espérance, quand elle émane d’un homme qui aurait, s’il le voulait, tant à se plaindre de la démocratie et de la liberté ? La fatalité qui veut que les hommes et les idées les plus funestes au peuple soient chez nous les plus populaires ne durera pas toujours ; les nations s’instruisent lentement, mais elles finissent par s’instruire, surtout quand l’expérience ne leur ménage pas ses leçons.


Léonce de Lavergne.
  1. L’étude sur sir Robert Peel, publiée par M. Guizot dans la Revue du 15 mai, 1er juillet, 1er août et 1er septembre 1856, vient d’être réunie en un volume in-8o, chez Didier.