Sir Robert Peel/Texte entier

Sir Robert Peel
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 3 (p. 233-276).

I

Il y a bientôt six ans, au moment de la mort de sir Robert Peel, j’éprouvai un vif désir de lui rendre un hommage public, et de faire pressentir quelles seraient, selon moi, sa physionomie propre et sa place parmi les hommes qui ont gouverné leur pays ; mais il est difficile de parler des morts, même des meilleurs, en présence des sentimens qui éclatent autour de leur cercueil, et quand il semble qu’eux-mêmes soient encore là et entendent les paroles dont ils sont l’objet. Un hommage sérieux n’est rendu avec convenance qu’un peu loin de la tombe, quand les passions amies ou ennemies se sont calmées, sans que l’indifférence ait encore commencé. J’avais de plus un motif personnel de réserve. La dernière fois qu’il avait pris la parole dans la chambre des communes, le 17 juin 1850, douze jours à peine avant l’accident qui a causé sa mort, sir Robert Peel, en rappelant la misérable querelle qui s’était émue, sept ans auparavant, entre la France et l’Angleterre, à propos des affaires de Taïti, m’avait fait l’honneur de parler de moi dans des termes dont je devais être et dont j’étais trop touché pour que ma sympathie parût tout à fait désintéressée. J’ajournai donc mon désir. J’y reviens aujourd’hui sans scrupule. Sir Robert Peel est entré dans l’histoire, et nulle part sa mémoire n’a plus de droits que dans cette enceinte[1]. Ce qui est l’étude de votre vie, messieurs, était la pratique de la sienne. Des vérités que vous travaillez à répandre, il a fait des lois pour son pays. Vous voulez fonder les sciences politiques ; il les a fait pénétrer dans le gouvernement.

Non que sir Robert Peel fût un théoricien, un philosophe gouverné par des idées générales et des principes rationnels. C’était au contraire un esprit essentiellement pratique, consultant à chaque pas les faits comme le navigateur consulte l’état du ciel, cherchant surtout le succès, et prudent jusqu’à la circonspection. Mais s’il n’était pas le serviteur des principes, il n’était pas non plus leur détracteur ; il respectait la philosophie politique sans l’adorer, ne la croyant ni souveraine, ni vaine, et également étranger à la folle confiance de ceux qui prétendent régler toutes choses selon le vent qui souffle dans leur esprit, et à l’impertinence de ceux qui se donnent les airs de mépriser l’esprit humain, comme s’ils en avaient eux-mêmes un autre.

« Sage et glorieux conseiller d’un peuple libre : » ainsi, le lendemain de sa mort, on le qualifiait dans son pays. J’ajouterai : aussi heureux que glorieux, heureux dans ses derniers jours comme dans le cours de sa vie, malgré l’accident lamentable qui l’a si fatalement terminée. Pendant quarante ans, sir Robert Peel a été debout dans l’arène politique, toujours combattant et le plus souvent vainqueur. La veille de sa mort, il était encore debout, mais en paix, à sa place dans le parlement, répandant sans combat, sur la politique de son pays, les lumières de sa sagesse, et jouissant avec sérénité de son ascendant accepté de tous. Il est mort pleuré à la fois de sa souveraine et du peuple, et respecté, admiré des adversaires qu’il avait vaincus comme des amis qui avaient vaincu avec lui.

Dieu accorde rarement à un homme tant de faveurs. Il avait comblé sir Robert Peel, à sa naissance, des dons de l’esprit comme de la fortune. Il l’avait placé dans un temps où ses grandes qualités ont pu s’employer avec succès à de grandes choses. Après le succès, il l’a rappelé à lui soudainement, sans déclin de force ni de gloire, comme un noble ouvrier qui a fait sa tâche avant la fin du jour, et qui va recevoir sa récompense suprême du maître qu’il a bien servi.

Quel temps que celui où sir Robert Peel est entré dans la vie politique ! Nos pères, qui ont vu l’aurore de ce temps, le croyaient déjà bien grand, et s’applaudissaient orgueilleusement de sa grandeur. Elle a infiniment dépassé leur attente. L’ébranlement imprimé en 1789 aux sociétés humaines s’est étendu, aggravé, transformé, renouvelé au-delà de toute prévoyance, de toute imagination. Chacune des générations qui se sont succédé depuis cette époque s’est crue au terme de la crise, et toutes ont été forcées de reconnaître qu’elles n’en avaient pas soupçonné la puissance ; toutes ont repris, bon gré mal gré, leur course vers un avenir inconnu. Et nous-mêmes, après soixante ans de métamorphoses et d’épreuves, relancés tout à coup sur cet océan d’où l’on ne voit plus de terres, pouvons-nous dire aujourd’hui, à, l’abri de notre nouvelle relâche, vers quels abîmes ou vers quels ports nous poussera encore ce grand vent de 1789, tant de fois assoupi et jamais épuisé ?

C’est une redoutable épreuve, quand on entre dans la vie à une telle époque, que le choix à faire entre les principes et les partis en présence. Tant de belles vérités et tant d’odieuses erreurs si confusément mêlées, tant de nouveautés généreuses et tant de traditions respectables, l’esprit d’ordre et l’esprit de liberté, ces deux grandes forces morales, aveuglément aux prises, la sympathie légitime pour le progrès de l’humanité et la juste défiance de son orgueilleuse faiblesse : que de séductions et d’alarmes, que d’entraînemens et de perplexités pour les grands esprits et les nobles cœurs !

Ils se partagent inévitablement entre les deux principes, le mouvement et la résistance. Ce fut en 1789 la fortune de l’Angleterre que, depuis plus d’un siècle, ces deux principes s’y étaient incorporés et organisés dans deux grands partis politiques portés et exercés tour à tour au gouvernement de leur pays. L’exercice contrôlé et contesté du pouvoir enseigne la sagesse, et c’est en gouvernant les autres qu’on apprend le mieux à se gouverner soi-même. Nous avions en France, en 1789, des amis passionnés et des adversaires alarmés de la liberté et du progrès social, les uns et les autres également livrés, sans expérience ni mesure, à leurs désirs ou à leurs terreurs. L’Angleterre avait des whigs et des tories accoutumés à se régler eux-mêmes en combattant leurs rivaux : C’est la liberté politique qui l’a préservée de la révolution.

Robert Peel eut en naissant sa part de cet heureux privilège de son pays ; il fut dispensé de choisir lui-même sa foi et son drapeau. Il naquit tory. Non qu’il appartînt à l’une de ces grandes familles où les opinions et les devoirs politiques se transmettent héréditairement comme une portion des biens et de l’honneur de la maison. Il était issu d’une ancienne famille bourgeoise et saxonne établie d’abord dans le comté d’York, puis dans celui de Lancaster, et adonnée tour à tour à l’agriculture et à l’industrie. Son grand-père commença et son père acheva, dans la fabrication des étoffes de coton, une fortune immense ; et lorsqu’en 1790 le premier sir Robert Peel entra pour la première fois dans la chambre des communes, élu par cette même petite ville de Tamworth qui, depuis cette époque, y a constamment envoyé le père, le fils et le petit-fils, il était l’un des plus riches comme des plus habiles manufacturiers de l’Angleterre. Aussi honnête que riche, il prit en haine comme en effroi le mouvement révolutionnaire, s’engagea avec passion dans le parti qui le combattait, et mit au service de M. Pitt sa fortune et sa vertu, ses terreurs et son courage. Le 11 décembre 1792, il provoqua dans la ville de Manchester un grand meeting de maîtres et d’ouvriers pour former une association vouée au maintien de l’ordre légal et constitutionnel : « Il est temps, dit-il dans cette réunion, que le peuple sorte de sa léthargie, car il y a des incendiaires dans le pays. » Ce peuple conservateur commit, en se dispersant, quelques désordres qui furent vivement dénoncés dans la chambre des communes par un jeune aristocrate libéral, lord Howick, depuis lord Grey. M. Peel soutint les ouvriers ses amis, et sommé de nommer les incendiaires qu’il avait indiqués, il s’en défendit en disant : « Je n’ai fait que crier ; Dieu sauve le roi ! » La grande majorité de la population de Manchester se rallia autour de lui, « et cette ville, dit l’un des biographes de son fils, qui avait eu d’abord deux partis, les pittistes et les foxistes, n’en eut guère plus qu’un, qui s’appela les royalistes. »

Ce n’était pas assez, pour M. Peel, de faire de son fils un tory ; son ambition et sa confiance portaient plus loin : « Il avait, a dit de lui le démagogue Cobbett, le pressentiment qu’il fonderait une famille. » Ce bourgeois enrichi par le travail et l’économie savait faire, pour sa cause, de grands sacrifices, et poursuivre avec patience ses désirs d’élévation pour ses enfans. Il donna un jour 10 000 livres sterling (250 000 francs) dans une souscription ouverte pour soutenir la politique de M. Pitt, et voua pour ainsi dire dès l’enfance son fils à être non-seulement un partisan comme lui, mais un continuateur de M. Pitt, un autre grand ministre au service des principes et des intérêts conservateurs de son pays. Que de sentimens divers et combattus auraient agité M. Peel, s’il eût entrevu dans l’avenir son fils aussi grand, aussi puissant qu’il l’eût jamais osé prétendre, mais faisant souvent de son pouvoir un bien autre usage que son père ne l’eût souhaité ! Frappant exemple des combats que se livrent, au sein des familles comme dans l’état, l’esprit de tradition et l’esprit de liberté, et aussi des mécomptes qui peuvent s’unir, dans le cœur d’un père, aux plus éclatantes satisfactions de l’orgueil paternel !

De très bonne heure le jeune Peel donna lieu de penser que l’ambition et la confiance de son père ne seraient point déçues. Dans tout le cours de son éducation, au collége de Harrow comme à l’université d’Oxford, ses travaux et ses succès firent présager pour lui une brillante destinée. « Peel, l’orateur et l’homme d’état, était mon camarade de classe, dit lord Byron dans ses Mémoires ; nous étions bien ensemble… Il y a toujours eu sur son compte, parmi nous tous, maîtres et écoliers, de grandes espérances qu’il n’a point trompées. Dans les études classiques, il m’était très supérieur ; pour déclamer et comme acteur, j’étais au moins son égal. Hors de l’école et dans notre vie libre, je me mettais toujours dans de grands embarras, lui jamais. Dans l’école, il savait toujours sa leçon, moi rarement ; mais quand je la savais, je la savais presque aussi bien que lui. En instruction générale, en histoire, etc., je crois que je lui étais supérieur, comme à la plupart des garçons de mon temps. » À l’université d’Oxford, lorsqu’il subit les examens exigés pour les grades, le jeune Peel obtint un honneur presque sans exemple, dit-on, le premier rang dans les études mathématiques et physiques aussi bien que dans les études classiques. Dès qu’il sortit de l’université, son père, qui ne voulait pas perdre un jour de l’avenir auquel il aspirait pour lui, s’assura la vacance électorale du bourg de Cashel, dans le comté de Tipperary, en Irlande, et Robert Peel, à peine âgé de vingt et un ans, entra en 1809 dans la chambre des communes.

II

À peine il y siégeait, et déjà l’avenir qu’on présageait pour lui était un sujet de sarcasmes ; un pamphlet courut, intitulé Testament et dernières volontés d’un patriote, qui s’amusait à donner aux hommes publics les qualités qu’il leur croyait nécessaires : « Je donne et lègue, disait-il, ma patience à M. Robert Peel ; il en aura besoin avant de devenir premier ministre d’Angleterre, et, en cas que cela lui arrive, ma patience fera retour au peuple anglais, qui en aura grand besoin à son tour. » Il y avait prétexte à cette dédaigneuse ironie ; le premier ministre prédit avait débuté avec un talent et un succès un peu froids. Les maîtres de la politique et de l’éloquence, Pitt, Fox, Burke, n’étaient plus là ; mais, dans le parlement et hors du parlement, le public, encore tout ému de leurs grandes luttes, restait passionné et difficile ; leurs seconds, Grattan, Sheridan, Tierney, Romilly, Windham, Canning surtout, occupaient encore brillamment la scène. Brougham venait d’y entrer. Plus judicieux qu’énergique et plus lucide que chaud, Robert Peel n’emporta point du premier coup, dans l’esprit des spectateurs, son renom et son rang.

Les hommes de gouvernement et d’affaires le devinèrent mieux. M. Perceval, alors premier ministre, s’empressa de se l’attacher comme sous-secrétaire d’état au département des colonies. Deux ans après, en 1812, lord Liverpool, devenu chef du cabinet, le fit d’abord principal secrétaire pour l’Irlande, puis en 1821 ministre de l’intérieur, et M. Peel occupa ce poste jusqu’à la chute du cabinet Liverpool, en 1827. Il fut ainsi, pendant dix-sept ans et dès ses premiers pas dans la vie publique, le constant défenseur et le membre actif du gouvernement.

Les douze premières années de cette époque jusqu’au suicide de lord Castlereagh, marquis de Londonderry, en 1822, furent le règne le plus complet du parti tory, de tories bien plus rigides que ne l’avait jamais été M. Pitt, leur maître. Des esprits superficiels s’en sont étonnés. La paix et les gouvernemens pacifiques étaient rétablis en Europe ; les périls extérieurs ou intérieurs dont l’Angleterre s’était vue menacée n’existaient plus ; les causes qui l’avaient portée à tendre fortement les ressorts du pouvoir s’étaient évanouies ou grandement atténuées ; il semble que le pouvoir eût dû se relâcher ; mais les effets survivent longtemps aux causes. Si le régime tory ne paraissait plus au même point indispensable, le parti tory n’en était pas moins le parti victorieux et dominant, partout en possession de la prépondérance et puissamment organisé pour la conserver. C’est le parti naturel du gouvernement ; le pouvoir va, par sa propre pente, aux hommes qui l’aiment et le soutiennent avec le plus d’ardeur. L’Angleterre d’ailleurs demeurait intimement unie aux monarchies absolues du continent ; ses conseillers avaient contracté avec les leurs, dans les rudes épreuves de la coalition, ces liens de pensées, d’intérêts et d’habitudes que créent des combats et des succès communs ; sa politique extérieure pesait sur sa politique intérieure, et lord Castlereagh était plus enclin à s’assimiler au prince de Metternich qu’à s’en distinguer. Pour le malheur de l’esprit de liberté renaissant, l’esprit révolutionnaire renaissait aussi, répandant son venin dans les institutions comme dans les âmes, et tenant partout les gouvernemens sur le qui-vive. Pendant ces douze années de paix, l’Angleterre vit chez elle le pouvoir plus inquiet, plus immobile, plus inaccessible à toute réforme et à toute innovation libérale, qu’il ne l’avait été au cœur de la guerre, pendant ses plus grands efforts et ses plus grands dangers.

Robert Peel s’associa sans hésitation à cette politique, et partout, dans l’administration de l’Irlande comme dans les débats du parlement, il la soutint avec une conviction sincère, mais comme on soutient l’ordre établi, la loi du pays, la nécessité actuelle, plutôt que par attachement à des principes systématiques et fixes. La discussion publique, ardente et sans cesse renouvelée, entraîne les hommes, soit du gouvernement, soit de l’opposition, au-delà de leur sentiment réel ; les paroles dépassent non-seulement les intentions, mais les actes mêmes, et les spectateurs, trompés par ces apparences, ne font plus entre les acteurs aucune distinction ; ils attribuent à tous ceux qui servent sous le même drapeau les mêmes idées, les mêmes passions, les mêmes desseins. Comme l’intraitable chancelier lord Eldon, M. Peel défendait la domination exclusive de la race anglaise et de l’église anglicane en Irlande ; il devenait dans cette lutte l’adversaire en titre de M. O’Connell et l’objet de ses plus fougueuses invectives, et sir James Mackintosh pouvait dire en 1817, à l’occasion d’un grand débat sur l’émancipation des catholiques : « Peel a fait un discours de peu de mérite, mais élégant, clair, et si bien prononcé qu’il a été applaudi avec excès. Il est un grand exemple de ce que vaut la mécanique de l’art oratoire quand elle s’unit à beaucoup d’éducation et d’étude. Il remplit maintenant l’important emploi d’orateur de la faction des intolérans. » Quand on relit aujourd’hui le discours de M. Peel, on ne s’étonne pas de cette dure parole, tant son langage contre l’émancipation des catholiques est positif et d’accord avec les préjugés de leurs adversaires. Et pourtant, en y regardant de près, on sent qu’il n’y a derrière ce langage, dans la pensée même de l’orateur rien d’absolu ni d’irrévocable. C’est au nom d’un principe moral, la liberté religieuse, qu’on réclame l’émancipation des catholiques ; c’est au nom d’un danger social, d’un danger anglais que M. Peel la repousse ; il la regarde comme actuellement impossible, non comme essentiellement illégitime ; que le danger cesse ou qu’il y ait plus de danger à repousser l’émancipation qu’à l’accorder, M. Peel pourra céder. On l’accusera de se démentir, et il n’aura pas bonne grâce à s’en plaindre ; mais pour lui-même et dans son âme il n’aura point renié un principe ni trahi sa foi.

Dans la pratique des affaires, M. Robert Peel s’efforçait d’adoucir en Irlande le dur régime dont il défendait le maintien. Détestant la violence brutale, quels qu’en fussent les auteurs ou les victimes, il établit, dans les comtés troublés par des séditions que d’ordinaire l’oppression était seule chargée de réprimer, des magistrats spéciaux et une police régulière qui réussit si bien que presque partout en Irlande ses agens sont encore appelés des peelers. Dans l’administration de la justice et dans les questions de personnes, il essayait d’être envers les catholiques plus impartial que ne voulait le permettre l’esprit de faction orangiste. Il témoigna pour l’éducation populaire en Irlande un vif et constant intérêt, favorisant l’établissement des écoles, des colléges catholiques, et saisissant l’occasion des débats élevés à ce sujet pour parler du peuple irlandais avec une bienveillante estime qui n’entrait guère dans le langage habituel de ses maîtres. Les amis de l’Irlande, les patrons de l’émancipation s’en montraient touchés, et en 1817 le plus éloquent d’entre eux, M. Plunkett, en adressant spécialement à M. Peel son discours, lui disait : « Si je choisis l’honorable membre pour mon adversaire, je puis l’assurer que je le fais avec tout le respect dû à ses talens, à ses travaux, à son intégrité, et à l’élévation de ses principes comme homme d’état et comme homme. Nul homme d’état, je le sais, n’aura probablement plus d’influence sur cette question, et il n’y a point d’homme dont l’adhésion à ce que j’appellerai des préjugés sans fondement doive faire plus de mal à mon pays. » La courtoisie sérieuse et sincère est douce de la part d’un digne adversaire, et M. Peel était courtois à son tour ; mais le séjour de l’Irlande lui devint insupportable : triste condition que d’avoir à chaque instant sous les yeux le spectacle des abus et des maux qu’on défend. Une circonstance inattendue permit à M. Peel de s’en affranchir ; en 1817, la représentation de l’université d’Oxford à la chambre des communes devint vacante. M Canning en sollicitait vivement l’honneur, mais Canning était le défenseur éclatant de l’émancipation des catholiques ; le ministère et l’église anglicane lui opposèrent M. Peel, qui fut élu sans difficulté, et peu de mois après ce succès qui l’engageait de plus en plus dans la cause du torisme anglais en Irlande, il quitta son poste de principal secrétaire à Dublin, et revint en Angleterre s’adonner tout entier aux luttes du parlement.

Il fut bientôt appelé à une épreuve qui devait être, à plusieurs reprises, l’épreuve éclatante de sa vie et en former le principal et original caractère ; il eut à se séparer de ses opinions et de ses amis, et cette fois l’ami avec lequel il entra en dissentiment était son père. Depuis 1797, la banque d’Angleterre était autorisée à ne pas échanger à vue ses billets contre des espèces, et le premier sir Robert Peel avait énergiquement soutenu cette mesure de M. Pitt, motivée, disait-on, par les besoins de la circulation, mais qui, en quelques années, amena dans la quantité des billets en circulation un accroissement, et dans leur valeur réelle une dépréciation considérable. En 1811, un comité de la chambre des communes, présidé par M. Horner et soutenu par M. Ricardo, proposa de prescrire à la banque, au bout de deux ans, l’échange au pair de ses billets en espèces ; mais malgré le talent du rapporteur, l’éloquence de Canning et le progrès du bon sens public en cette matière, le cabinet de lord Liverpool, s’appuyant sur l’indomptable obstination des vieux amis de M. Pitt, fit rejeter les propositions du comité, et le jeune Peel vota, comme son père, avec le gouvernement. La question fut reprise en 1819 ; Horner était mort, et Robert Peel fut élu à sa place président du comité. Le 24 mai, au moment où il se disposait à faire à la chambre son rapport pour lui proposer la reprise des paiemens de la banque en espèces, son père se leva, et présentant à la chambre une pétition des négocians de Londres contre cette proposition : « Je combattrai ce soir, dit-il, quelqu’un qui me tient par des liens bien proches et bien chers. C’est mon sentiment que j’ai un devoir à remplir. Je respecte ceux qui remplissent aussi le leur et le font passer avant toute autre considération. Quelques personnes se sont étonnées que, dans un autre lieu, j’ai prononcé le nom de M. Pitt. J’ai certainement pour lui une profonde déférence. Je l’ai toujours regardé comme le premier homme du pays. Nous avons tous notre penchant personnel ; je ne querellerai pas ceux qui préfèrent quelque autre nom. Je me rappelle que, lorsque la personne si intime et si chère à laquelle je viens de faire allusion était un enfant, j’ai dit quelquefois à quelques amis que l’homme qui servait son pays comme le faisait M. Pitt était, dans le monde entier, celui qui méritait le plus d’être admiré et imité. Je pensais alors que, si Dieu me conservait la vie et celle de mon cher enfant, je le présenterais un jour à mon pays pour marcher dans cette voie. Aujourd’hui je ne dirai de lui que ceci : quoique, dans cette circonstance, il dévie du droit chemin, son esprit et son cœur sont droits, et j’espère qu’ils l’y ramèneront. » Le père se rassit ; le fils se leva : « Bien des difficultés, dit-il, m’ont assiégé dans l’examen de cette question ; une surtout m’a été bien pesante, la nécessité de me refuser à une autorité devant laquelle je me suis toujours incliné depuis mon enfance et à laquelle je porterai toujours le plus profond respect. Mon excuse aujourd’hui, c’est qu’un grand devoir public m’est imposé, un devoir dont je ne puis m’affranchir, quels que soient mes sentimens personnels. J’avouerai sans détour, comme sans honte et sans remords, que par suite des enquêtes et des discussions auxquelles j’ai assisté, mes idées sur la question dont il s’agit ont subi un grand changement. J’ai voté, en 1811, contre les résolutions proposées par M. Horner, et maintenant, quoique je diffère toujours beaucoup avec lui sur d’autres grandes questions politiques, je rends hommage à sa sagacité supérieure en cette matière ; ses idées doivent inspirer pour son caractère le plus grand respect, et rendent sa perte à jamais regrettable pour le pays. »

La chambre adopta les propositions de son comité ; la banque devança elle-même de deux ans l’époque fixée pour la reprise de ses paiemens en espèces, et les premières bases de l’autorité de M. Peel en matière de finances furent posées. Un certain nombre de propriétaires fonciers, grevés d’hypothèques par suite de récens emprunts, se plaignirent seuls ; Peel avait, disaient-ils, sacrifié l’intérêt de la propriété territoriale à celui du capital mobilier : symptôme précoce de l’accusation qui devait être élevée un jour contre lui dans une occasion bien plus grave et avec bien plus de passion.

Trois ans s’étaient écoulés depuis son retour d’Irlande ; il avait, durant ce temps et sans occuper aucun emploi, constamment soutenu le cabinet. Lord Liverpool sentait le besoin de fortifier son administration un peu usée ; lord Sidmouth, ministre de l’intérieur, bien plus usé lui-même, voulait se retirer ; M. Peel le remplaça dans cet important département, à la grande satisfaction du parti tory, qui le regardait comme son meilleur défenseur. Il avait naguère, dans un nouveau débat sur l’émancipation des catholiques, persisté à la repousser, et les tories lui en savaient d’autant plus de gré qu’il avait échoué avec eux dans sa résistance. Porté par l’éloquence de M. Canning et par le flot montant de l’opinion, le bill d’émancipation avait passé dans la chambre des communes, et n’était venu tomber, dans la chambre dès lords, que devant une assez faible majorité. La timidité de ses adversaires en faisait encore mieux pressentir le succès prochain ; M. Peel l’avait combattu avec une répugnance visible : « Je sais, avait-il dit, que nous n’avons à choisir qu’entre des difficultés. Selon moi, les raisons pour maintenir l’exclusion l’emportent sur les raisons pour l’abolir ; mais quelle que soit la décision de la chambre, je m’y soumettrai pleinement, et je ferai tous mes efforts pour lui concilier les protestans. » Devenu ministre de l’intérieur, il se montra bientôt encore plus doux ; il ne combattit que faiblement la rentrée des lords catholiques dans la chambre des pairs ; il admit que les catholiques d’Angleterre fussent investis des mêmes droits électoraux dont jouissaient les catholiques d’Irlande ; il fut hautement favorable, et sans aucune vue de propagande protestante tyrannique ou astucieuse, à toutes les mesures qui avaient pour objet le progrès, en Irlande, de l’éducation populaire : « Mes opinions sur la question catholique, dit-il, n’ont jamais influé sur mes vœux pour l’éducation en général ; j’aime mieux le peuple catholique éclairé qu’ignorant, et je voudrais étendre le bienfait de l’éducation à tous les partis, quelle que soit leur foi religieuse. » Cette modération libérale donnait de l’humeur à ses amis tories, et ses adversaires whigs s’en prévalaient pour mettre en doute que sa résistance officielle à leurs motions fût sérieuse. Peel se défendait de l’une et de l’autre attaque avec une vivacité sincère et embarrassée, également blessé de la méfiance et de la tyrannie de son parti, qu’il ne voulait ni trahir, ni servir aveuglément.

Il avait, pour échapper aux ennuis de cette situation, une ressource qu’il embrassa avec ardeur ; il se fit libéral et réformateur dans les questions que l’esprit de parti n’avait pas inscrites sur son drapeau. Deux whigs justement honorés, sir Samuel Romilly et sir James Mackintosh, avaient plusieurs fois provoqué, dans les lois pénales de l’Angleterre, de salutaires réformes ; mais ils appartenaient à l’opposition, leur politique générale était suspecte, les ressorts encore très tendus du pouvoir repoussaient l’adoucissement de la législation. Les efforts de ces réformateurs philosophes ne réussirent guère qu’à ouvrir la perspective des réformes et à les rendre possibles un jour par d’autres mains que les leurs. Peel était à peine depuis six mois ministre de l’intérieur, quand sir James Mackintosh proposa à la chambre des communes de déclarer « que dans sa prochaine session elle prendrait en sérieuse considération les moyens d’augmenter l’efficacité des lois criminelles en en diminuant la rigueur, ainsi que les mesures propres à fortifier la police et à rendre les peines de la transportation et de l’emprisonnement plus morales et plus exemplaires. » L’avocat-général de la couronne, sir Robert Gilford, combattit la motion ; mais au moment où la chambre était près de voter, M. Peel annonça qu’il proposerait lui-même, dans trois jours, un bill pour régler la discipline des prisons ; les questions de la transportation, de la police et du régime pénal en général se présenteraient naturellement alors, et il avait à ce sujet des vues qu’il demanderait à la chambre la permission de lui soumettre : « Si dans le cours de la session prochaine, dit-il, l’honorable et savant auteur de la motion veut entrer dans les détails de cette matière, il ne trouvera pas en moi un opposant décidé d’avance à le combattre. » La chambre applaudit à ce langage. La motion de sir James Mackintosh fut adoptée comme gage de réformes prochaines et poursuivies de concert ; les questions de législation pénale sortirent de l’arène des partis pour devenir l’objet d’une étude calme et libre ; les faits furent recueillis de toutes parts, les idées mûrirent dans tous les camps, et moins de quatre ans après ce mouvement d’un généreux accord, M. Peel proposa successivement cinq bills, destinés d’une part à simplifier, coordonner et éclaircir, de l’autre à rendre plus humaines les lois pénales de l’Angleterre, notamment celles qui réprimaient les attentats contre les propriétés et celles qui entraînaient la peine de mort. La sincérité sérieuse, l’esprit pratique et décidé qui présidèrent à ce travail, le succès qu’il obtint quand les lois nouvelles furent mises à l’épreuve de l’application, firent à M. Peel un grand honneur. Un peu d’humeur jalouse se mêlait aux éloges des whigs, ses anciens adversaires, qui le voyaient recueillir les fruits de leurs longs efforts ; mais l’approbation publique étouffait ces petits froissemens des amours-propres, et c’était, en parlant de M. Peel, le mot souvent répété des whigs réformateurs : Quoniam talis es, utinam noster esses !

III

M. Peel cependant n’était que médiocrement satisfait, et n’avançait guère vers ce premier poste dans le gouvernement de l’état, but suprême de son ambition comme des présages de son père et de ses amis. Auprès de lui siégeait et grandissait à vue d’œil un rival plus brillant et plus populaire, M. Canning, qu’en 1822, après le suicide de lord Castlereagh, lord Liverpool avait appelé à sa place dans le cabinet, comme ministre des affaires étrangères. Ce choix ne s’était pas fait sans obstacle. Bien qu’entré d’abord dans les affaires sous le patronage de M. Pitt et au service de sa politique, M. Canning n’inspirait aux tories ardens et constans que peu de confiance. Esprit libre et mobile, plein d’élan et peu troublé des scrupules de principes ou de traditions, habile à démêler quelle part il fallait faire aux vœux libéraux du public pour gagner sa faveur, il était bien plus propre au mouvement qu’à la résistance, et le novateur flexible se laissait toujours entrevoir derrière le conservateur éloquent. Partisan déclaré d’ailleurs de l’émancipation des catholiques, il était, à ce titre seul, vivement repoussé par le torisme protestant. Le roi George IV le repoussait aussi avec antipathie pour avoir été l’un des favoris de la reine Caroline, sa femme, et pour n’avoir pas voulu plus tard se prêter au procès qui avait étalé les scandales du ménage royal. Lord Liverpool, convaincu que le cabinet ne pouvait se passer du talent et de l’influence de M. Canning, s’était efforcé, mais en vain, de le faire agréer au roi : « Je m’en charge, » lui dit le duc de Wellington, accoutumé à traiter George IV avec un respect rude et inflexible auquel le roi intimidé finissait toujours par céder. Il céda en effet, et M. Canning entra dans le cabinet, imposé aux tories par la nécessité, et au roi par le chef des tories, au nom de la nécessité.

Sa situation y fut difficile et désagréable. Le roi se vengeait de l’avoir subi en lui témoignant son mauvais vouloir. Il ne l’invitait point à sa cour, et ne consentait même à le voir que rarement, une ou deux fois par mois, quand les affaires l’exigeaient absolument. Les collègues de M. Canning ne se montraient guère envers lui plus gracieux ni plus confians ; ils contestaient ses propositions, s’appliquaient à entraver ou à énerver sa politique extérieure, et lui faisaient souvent sentir qu’il était, au milieu d’eux, isolé et suspect. Avec le duc de Wellington lui-même, qui l’avait fait accepter, ses relations n’étaient pas meilleures : c’étaient celles d’une reconnaissance obligée en face d’une protection un peu hautaine et d’une méfiance mutuelle. M. Canning ressentait vivement ces désagrémens et ces embarras ; mais il connaissait aussi sa force et savait en user. Adroit en même temps qu’indispensable, et aussi aimable dans la vie privée que puissant dans les débats publics, il prit de sa position incertaine un soin intelligent et assidu. Il avait des amis dévoués, quelques-uns bien en cour, et qui l’aidèrent à rentrer en bons termes avec le roi. Au sein du parlement et parmi le public, il chercha et trouva dans l’opposition libérale la faveur qui lui manquait dans le parti du gouvernement. Par ses discours, par ses mesures, en reconnaissant les républiques de l’Amérique espagnole, en protestant avec éclat, bien que sans action, contre l’entrée de l’armée française en Espagne, il changea bientôt, plus tôt peut-être qu’il n’en eût eu envie s’il n’en avait pas eu besoin, la politique extérieure de l’Angleterre, et la fit passer du camp de la résistance et de l’ordre européen dans celui du mouvement et de la liberté. Il déployait en même temps dans les questions étrangères à son département, en matière de finances surtout, une étendue et une souplesse d’esprit, une facilité à tout comprendre et à tout embellir en l’exposant, une élégance et un éclat de talent qui, de jour en jour, relevaient plus haut dans le sentiment public, et faisaient de lui le chef réel de ce cabinet, au sein duquel il vivait comme un collègue péniblement subi et toléré.

Ce voisinage coûtait cher à M. Peel. Bien plus accrédité dans son parti et plus considéré en général que M. Canning, il n’avait ni, comme orateur, cette splendeur et cet entraînement, ni, comme homme, ce charme, cette séduction de caractère et de succès qui valaient à son rival l’admiration publique et des amis passionnés. On rendait justice à M. Peel, à sa capacité zélée et laborieuse, à sa solide connaissance des questions et des faits, à son jugement sûr et pratique ; on le regardait comme un excellent ministre de l’intérieur, mais on ne parlait plus de lui comme d’un chef nécessaire et prochain du gouvernement. Il ne descendait pas, mais M. Canning montait rapidement au-dessus de lui. Quelques personnes allaient jusqu’à croire que M. Peel acceptait lui-même ce fait et se résignait au second rang. On pouvait le dire, car, ni dans sa conduite, ni dans ses discours, rien ne trahissait de sa part la jalousie et l’humeur. Outre la rectitude et l’équité naturelles de son esprit, qui ne lui permettaient pas de méconnaître les mérites et les succès même d’un rival, il était d’une fierté susceptible et réservée, et n’avait garde d’engager par amour-propre des luttes douteuses, ou de se mettre en avant avec un empressement prématuré. Il subit dignement et modestement les désagrémens de sa situation à côté de M. Canning, blessé peut-être et attristé plus d’une fois dans son âme, mais contenu, patient et persévérant, comme il convient, sous un régime libre, à l’ambition honnête et sensée.

La dissolution du parlement en 1826 vint aggraver ses difficultés et ses ennuis. L’émancipation des catholiques fut, dans les élections, la question dominante, et passionna plus que jamais les esprits. Adversaires ou partisans de la mesure, tous s’y portèrent comme à une lutte décisive. Dans les attaques dont les Irlandais et le clergé catholique furent l’objet, l’insulte se mêla à la violence : « Des étrangers de langage, de religion et de race ! » dit sir John Copley, depuis lord Lyndhurst. Le Times appela les prêtres « des bandits en surplis. » Dans le comté de Waterford, le chef des tories anglicans, lord George Beresford, réclama presque comme un droit exigible, non comme un acte libre, les votes de ses tenanciers. « La flèche du mépris, dit un proverbe oriental, perce l’écaille de la tortue ; » les plus humbles paysans irlandais s’offensèrent, les protestans libéraux s’indignèrent. L’un d’entre eux, M. Villiers Stuart, héritier des comtes de Grandison, opposa sa candidature à celle de lord George Beresford. « J’aime à voir, dit-il, des tenanciers reconnaissans de la protection et des bontés généreuses de leur seigneur ; mais la reconnaissance a ses bornes comme la générosité. Une nation ne peut pas faire litière de son honneur, ni une femme de sa vertu, ni un franc tenancier de son suffrage. Ainsi appuyé d’en haut par un noble élan d’équité morale, le sentiment national et religieux l’emporta en Irlande sur l’autorité et la tradition. Quelques fermiers et quelques prêtres, qui persistèrent à soutenir la cause de leur patron tory, furent honnis de toute la population. L’un de ces derniers, parcourant le comté de Waterford pour recueillir la contribution populaire qui faisait son salaire, ne rapporta que 3 shellings, au lieu de 50 ou 60 livres sterling qu’il avait coutume de recevoir. M. Villiers Stuart fut élu. Plusieurs comtés suivirent cet exemple. En Angleterre et en Écosse, les catholiques gagnèrent peu de voix ; mais ils avaient conquis en Irlande leur liberté électorale, et dans le parti libéral des trois royaumes un vif mouvement de sympathie et d’espérance. Saisis d’inquiétude, les tories protestans serrèrent leurs rangs, se préparant à redoubler leur résistance. Le duc d’York, très malade, écrivit au roi son frère pour le conjurer de résister aussi, en formant un cabinet exclusivement protestant et bien décidé à repousser les prétentions des catholiques et de leurs amis. Lord Liverpool et lord Wellington, à qui George IV communiqua la lettre de son frère, ne s’en laissèrent point émouvoir, et, tout en se montrant résolus à combattre l’émancipation, ils remirent à leur tour au roi un mémoire pour le détourner de tout cabinet exclusif et de tout engagement irrévocable. On dit même que, dans l’intimité, M. Peel dit dès lors à lord Liverpool qu’à son avis c’était un vain effort de prolonger encore la lutte, et qu’il lui offrit de se retirer du cabinet jusqu’à ce que, par une concession plus ou moins étendue, la question eût été réglée.

Non-seulement il ne sortit point du cabinet, mais quand le débat sur l’émancipation des catholiques recommença dans le nouveau parlement, il fut, contre eux, plus rude et plus absolu qu’il n’avait encore été. Le duc d’York venait de mourir ; la cause du torisme anglican semblait très affaiblie. « Quelque vifs que soient mes regrets, dit M. Peel, en perdant de tels appuis, j’ai du moins cette consolation, qu’une occasion m’est donnée de montrer mon ferme attachement aux principes que j’ai adoptés ; si mes opinions sont impopulaires, j’y persiste cependant quand l’influence qui pouvait leur prêter force s’est évanouie, et quand il est, je crois, impossible de supposer que je les soutiens dans des vues de faveur ou de grandeur personnelle. » Ce langage ne rencontra pas une pleine confiance ; c’était au contraire une idée assez répandue que M. Peel, voyant M. Canning grandir de jour en jour dans le parti libéral, voulait, de son côté, s’assurer la forte adhésion des tories pour arriver un jour, par leur aide, à la tête du gouvernement. M. Canning, avec sa finesse éloquente, ne manqua pas d’exploiter contre son rival cette prévoyance soupçonneuse : « Mon honorable ami, dit-il, le secrétaire d’état de l’intérieur a dit qu’aux difficultés et aux troubles de l’Irlande il fallait opposer beaucoup de fermeté et de décision. La décision et la fermeté sont des qualités admirables, mais elles deviennent des vertus ou des vices selon l’emploi qu’on en fait. Je ne veux pas attribuer dans cette occasion à ces mots le sens défavorable qui semble en général s’y attacher ; si je le faisais, je ne porterais certes nulle envie à la main qui serait chargée de mettre en pratique un tel système. »

Quelles que fussent à ce moment les vues de M. Peel, un incident inattendu vint lui enlever toute chance de pouvoir ; le 18 février 1827, lord Liverpool fut frappé d’apoplexie ; il fallut chercher au cabinet un autre chef. On tâtonna pendant six semaines : s’arrêterait-on dans la voie nouvelle que M. Canning avait ouverte, ou s’y engagerait-on plus avant ? Roi, ministres et parlement, tories, whigs et indifférens, tous étaient perplexes, les uns pressés de résoudre la question à leur profit, les autres essayant de l’ajourner. Les tories auraient voulu donner à lord Liverpool le duc de Wellington pour successeur ; mais que le commandant en chef de l’armée devînt en même temps chef du gouvernement, les maximes constitutionnelles repoussaient cette idée. Dans la même matinée, le roi appela séparément, pour les consulter, le duc de Wellington, M. Peel et M. Canning. Au fond il détestait Wellington, comme on déteste un homme de qui on se sent méprisé et avec qui on est forcé de compter. M. Peel, qu’il estimait, lui plaisait peu ; il le trouvait dépourvu des manières de cour. Canning avait beaucoup gagné dans sa faveur. Aucun des trois ne tira le roi d’embarras. On proposa de laisser les ministres choisir eux-mêmes et entre eux leur chef, comme cela s’était pratiqué ou à peu près pour lord Liverpool ; mais c’était enlever à la couronne le droit de choisir, au moins en apparence, son premier ministre, pour le remettre à une coterie aristocratique. George IV ne goûta point cet expédient ; M. Canning n’en voulait pas davantage, sachant bien qu’il ne serait pas choisi ; il déclara qu’il se retirerait. Par dignité personnelle ou par scrupule constitutionnel, M. Peel fit la même déclaration. Forcé de se prononcer, le roi se résolut enfin à suivre l’impulsion du public, et chargea M. Canning de reconstruire le cabinet. À l’instant, ses collègues tories, le duc de Wellington, le chancelier lord Eldon, les lords Bathurst, Westmoreland, Melville, Bexley et M. Peel, donnèrent leur démission. M. Canning s’efforça, mais sans succès, d’en retenir quelques-uns ; un seul, lord Bexley, consentit à rester. Le roi, piqué de cette conduite fort légitime des tories, qu’il traitait de manœuvre contre le libre exercice de sa prérogative, donna carte blanche à M. Canning pour chercher où il voudrait de nouveaux collègues. Canning à son tour promit au roi de laisser dormir la question catholique et de gouverner en général d’après les mêmes erremens que lord Liverpool. On s’entend aisément quand on se contente de concessions et de promesses que de part et d’autre on espère éluder. Canning, en liberté, réunit promptement un cabinet formé de libéraux et de tories modérés ou insignifians, et de quelques amis personnels. Les whigs, bien sûrs qu’il dériverait rapidement vers eux, lui promirent leur appui, et M. Peel, sortant des affaires avec tous les hommes considérables de son parti, entra pour la première fois dans l’opposition.

Quatre mois s’étaient à peine écoulés, et M. Canning, après avoir langui quelques jours chez le duc de Devonshire, son ami, à l’ombre des beaux cèdres et sur les beaux gazons de Chiswick, mourait au sein de son triomphe, sans avoir encore rien fait de ce pouvoir conquis avec tant d’efforts ; aucun grand succès oratoire n’avait même marqué son court passage. Attaqué dans la chambre des pairs par lord Grey avec une violence altière et méprisante, il n’y avait été que faiblement défendu par des amis inhabiles ou intimidés, et il en était blessé à ce point qu’il eut, dit-on, un moment l’idée de sortir de la chambre des communes et de se faire nommer pair, pour aller venger, dans la chambre des lords, sa politique et son honneur. Amis ou adversaires de M. Canning, tous ressentirent et témoignèrent à cette brusque mort une vive émotion. Quiconque aime à regarder en haut s’attriste de voir disparaître un des astres qui brillent au ciel. Les débris du cabinet de M. Canning lui survécurent quelques mois, ralliés autour de lord Goderich ; mais leur insuffisance devint bientôt évidente, et le 8 janvier 1828, en admettant dans leurs rangs quatre des collègues de M. Canning, les tories rentrèrent au pouvoir, ayant à leur tête le duc de Wellington comme chef du cabinet, et M. Peel comme chef (leader) de la chambre des communes, en qualité de ministre de l’intérieur.

IV

Presque à l’instant une double fermentation se manifesta, l’une intérieure et sourde, l’autre extérieure et bruyante. Les amis de Canning restés dans le ministère, Huskisson surtout, le plus important alors comme le plus libéral, se sentirent mal à l’aise ; les tories se méfiaient d’eux, les whigs les traitaient avec froideur ; lady Canning, dans sa douleur passionnée, leur reprochait amèrement d’avoir fait alliance avec ceux qu’elle appelait les meurtriers de son mari. Les désagrémens de leur situation sociale faussaient et embarrassaient leur situation politique. Parmi les tories eux-mêmes, quelque humeur perçait au sein de la victoire ; plusieurs, et des plus considérables, pressentaient dans le cabinet l’esprit de concession. L’homme qui eût été pour eux, contre ce péril, la plus sûre garantie, le vieux chancelier lord Eldon, n’était pas rentré dans le gouvernement ; lord Lyndhurst y avait été appelé à sa place. On s’en étonnait, on se demandait pourquoi lord Eldon n’était pas ministre, et à cette question, qui lui fut un jour adressée à lui-même, lord Eldon répondait avec une sincérité malicieuse : « Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas ministre. » Sans décomposer encore le parti vainqueur, ces mécontentemens personnels, ces inquiétudes mal contenues le travaillaient péniblement.

Au dehors, une opposition à la fois violente et habilement organisée éclatait. Sous M. Canning, les catholiques irlandais n’avaient point fait de bruit, espérant en lui et attentifs à ne pas embarrasser, par les alarmes du public, la bienveillance du pouvoir ; mais dès qu’ils virent le gouvernement retombé aux mains des tories, ils rengagèrent passionnément la lutte ; l’Association catholique recommença ses assemblées populaires, ses harangues, ses adresses, ses pamphlets, ses souscriptions, tout son ardent et adroit travail, en Irlande tantôt pour exciter, tantôt pour discipliner le peuple, en Angleterre tantôt pour intimider ses ennemis, tantôt pour encourager et recruter ses partisans. Deux hommes inégalement et diversement puissans, mais tous deux puissans, O’Connell et Moore, marchaient en tête de cette croisade pour l’émancipation de leur foi et de leur race : O’Connell, lutteur politique robuste et audacieux, légiste inventif et rusé, infatigable dans son éloquence tour à tour brillante ou vulgaire, entraînante ou divertissante, et dévoué avec une passion sans scrupule à la cause qui faisait à la fois sa gloire et sa fortune ; Moore, poète patriote et mondain, pathétique et satirique, aussi populaire dans les salons de Londres qu’O’Connell dans les meetings d’Irlande, chantant ses mélodies pendant qu’O’Connell exhalait ses invectives ; tous deux, par leurs efforts communs sur des théâtres séparés, ralliant au service d’un même dessein la population grossière et le monde élégant, les passions fougueuses et les idées élevées l’ambition des hommes et la sympathie des femmes, les paysans celtes et les aristocrates saxons, les prêtres catholiques et les whigs philosophes. La grandeur de l’effet répondit à l’ardeur de l’effort : O’Connell fut élu, dans le comté de Clare, à cette chambre des communes dont la loi lui interdisait l’entrée ; l’Irlande se levait et s’arrêtait à sa voix, tantôt se précipitant jusqu’aux dernières limites de l’ordre légal, tantôt docile et prompte à y rentrer. En Angleterre, dans les diverses classes de la société laïque et au sein même de l’église anglicane, les sentimens et les pressentimens favorables aux catholiques gagnaient chaque jour du terrain. Aussi obstiné dans ses alarmes que sincère dans sa foi, le torisme protestant luttait toujours, mais en se sentant et se laissant voir affaibli ; les réunions orangistes de l’Irlande soutenaient mollement le combat contre les meetings de l’Association catholique, et dans la chambre des pairs lord Eldon lui-même perdait confiance : « Nous combattrons, écrivait-il, mais nous serons dans une misérable minorité ; ce qu’il y a de désastreux, c’est que plusieurs évêques sont contre nous. »

Les deux chefs du cabinet, Wellington et Peel, observaient avec une attention perplexe ce progrès agité des esprits. Peut-être n’avaient-ils pas encore pris leur résolution définitive ; mais à coup sûr ils la pressentaient, et ne s’en dissimulaient pas la gravité. La question qu’ils avaient à résoudre n’était pas, quoiqu’on essayât souvent de lui donner cet aspect, une question de liberté religieuse. Grâce au progrès de la raison publique au sein de la civilisation chrétienne, la libre pratique des croyances et des cultes dissidens, protestans ou catholiques, n’était plus en question ; c’était l’égalité des droits politiques entre les diverses croyances religieuses qu’on réclamait. Il s’agissait de séparer la société civile de la société religieuse, de déclarer que, dans l’ordre politique, il n’y avait à tenir nul compte des croyances religieuses des citoyens, et c’était au sein d’une société dont tout l’établissement politique, royauté, parlement, législation, était exclusivement protestant, que cette déclaration devait éclater et devenir loi. « Si votre principe est correct, disait lord Eldon, si les opinions religieuses ne sont de rien dans la politique, le roi de la Grande-Bretagne n’a aucun droit de siéger sur ce trône, car il n’y siège qu’en vertu de certaines opinions religieuses particulières. » Si ce n’eût été là qu’un argument philosophique, Wellington et Peel en auraient été probablement peu touchés ; mais l’argument exprimait un fait puissant, ancien, légal, national, et ils hésitaient à y porter atteinte. Ils hésitaient d’autant plus que jusque-là ils avaient eux-mêmes, au nom du droit et de la sûreté de l’état, défendu et maintenu ce grand fait. Rude tâche que d’avoir à se désavouer soi-même pour changer la constitution de son pays ! Dès que la discussion s’engagea, l’ironie insultante contre les personnes se mêla à la lutte des principes : lord Eldon avait présenté à la chambre des lords une pétition des tailleurs de Glasgow contre l’émancipation. — Qu’ont à faire en ceci les tailleurs ? demanda lord King. — Rien de plus simple, reprit lord Eldon : vous ne pouvez pas prétendre que les tailleurs aiment les gens qui retournent leur habit !

Avant d’adopter ouvertement cette grande et amère détermination, les ministres prirent deux mesures qui semblaient l’ajourner encore, mais qui, au fond, la préparaient : ils proposèrent un bill pour relever les dissidens protestans des incapacités politiques que faisait peser sur eux l’exigence d’un serment contraire à leur foi, et ils saisirent avec empressement une occasion d’écarter du cabinet les quatre amis de Canning qui y siégeaient encore, M. Huskisson, lord Palmerston, lord Dudley Stuart et M. Charles Grant, pour les remplacer par d’anciens tories. Ils se montraient ainsi préoccupés du désir de rallier tous les protestans et de rétablir dans le gouvernement l’unité de principes et de desseins. Le bill favorable aux dissidens passa, dans les deux chambres, à une forte majorité ; mais l’opposition ne se méprit point sur sa portée : « Plus tôt ou plus tard, dit lord Eldon, peut-être cette année même, certainement l’an prochain, la concession aux dissidens sera suivie des mêmes concessions aux catholiques. Cela est inévitable, quoique en ce moment la politique convenue soit de s’en défendre. » Quand le cabinet fut tout entier tory, quand le vice-roi d’Irlande, lord Anglesey, qui s’était prononcé avec éclat en faveur des catholiques, eut été rappelé et remplacé par le duc de Northumberland, tory décidé, quand le duc de Wellington et M. Peel se crurent en mesure d’affirmer que l’émancipation des catholiques n’était pas une concession arrachée par l’opposition aux dissensions intérieures et à la faiblesse du pouvoir, mais un acte nécessaire, commandé par la paix publique, ils se résolurent à la proposer au parlement.

Ce ne fut pas sans peine qu’ils obtinrent l’assentiment du roi : non que George IV fût, comme son père George III, un prince sérieux et consciencieux, résistant avec conviction et par devoir ; mais c’était une tradition, à la fois royale et populaire, que la sûreté de sa maison tenait à celle de l’établissement protestant. Il était d’ailleurs grand comédien, et prenait plaisir à cacher sous des démonstrations emphatiques son insouciance ou sa faiblesse. Il eut l’air de chercher à former un autre cabinet. N’y réussissant pas, il fit venir lord Eldon : « Que puis-je faire ? sur quoi puis-je me replier ? Ma situation est misérable. Si je dorme mon consentement, j’irai aux eaux et de là à Hanovre ; je ne rentrerai plus en Angleterre. La nation verra que je ne voulais pas de ce bill. » Au fond, c’était uniquement à cela qu’il tenait. Quand ses ministres insistaient péremptoirement, il s’emportait ou pleurait, pour bien constater qu’ils lui forçaient la main. Aussi peu émus de ses larmes que de ses colères et se fiant peu à ses paroles, ils lui demandèrent, pour la présentation du bill, son autorisation écrite. Il la leur donna enfin, et, le 5 mars 1829, M. Peel proposa solennellement, dans la chambre des communes, l’abolition des incapacités politiques et civiles qui pesaient sur les catholiques.

« Je sais, disait-il, que je parle devant une chambre dont la majorité est disposée à voter en faveur de cette mesure par des motifs plus élevés que ceux sur lesquels je veux me fonder… Je m’abstiendrai de toute discussion sur les droits naturels ou sociaux de l’homme. Je n’entrerai dans aucune recherche sur les théories de gouvernement. Je me renfermerai dans l’examen pratique de l’état actuel des affaires, préoccupé, non de ce qui peut se dire, mais de ce qu’il y a à faire dans une si pressante difficulté. Pendant bien des années, je me suis efforcé de maintenir l’exclusion qui éloignait les catholiques romains du parlement et des grandes charges de l’état. Je ne pense pas que ce fût un effort inique ni déraisonnable. J’y renonce, convaincu qu’on n’y peut plus persister utilement. À mon avis, les moyens efficaces manquent aujourd’hui pour une telle lutte. Je cède à une nécessité morale que je ne puis surmonter. Cette nécessité existe-t-elle ? Y a-t-il, pour l’établissement même que je veux défendre, plus, de péril dans une résistance obstinée que dans une concession accompagnée de certaines précautions ? C’est la tout ce que je me propose de démontrer. »

Telles furent en effet, pour M. Peel, les limites du débat. Il n’en sortit que pour sa défense personnelle. On lui adressait deux cruels reproches, la versatilité et la peur. Il les repoussa avec un bon sens franc et fier : « Je ne saurais, dit-il, acheter l’appui de mes honorables amis en promettant de persister en tout temps et à tout risque, comme ministre de la couronne, dans les opinions et les argumens que j’ai pu soutenir devant cette chambre. Je me réserve positivement le droit de régler ma conduite selon l’exigence du moment et l’intérêt du pays… C’est ce qu’ont fait tous les hommes d’état dans tous les pays et dans tous les temps, et j’exprimerai ma pensée par des paroles bien plus belles que je ne saurais les trouver moi-même, par ces paroles de Cicéron : « Ce que j’ai appris, ce que j’ai vu, ce que j’ai lu dans les écrits célèbres, ce que m’ont enseigné les hommes les plus sages comme les plus illustres, et de cette république et des autres cités, c’est qu’il ne convient pas que les mêmes personnes soutiennent constamment les mêmes avis, mais bien les avis que commandent l’état des affaires, la disposition des temps et l’intérêt de la paix publique[2]. » Et quant au reproche de céder à la peur, « je ne connais, dit M. Peel, point de motif de conduite plus ignominieux que la peur ; mais il y a une disposition plus dangereuse encore peut-être, quoique moins basse, c’est la peur d’être soupçonné d’avoir peur. Quelque vil que soit un lâche, l’homme qui s’abandonne à la crainte d’être traité de lâche ne montre guère plus de courage. Les ministres de sa majesté ne sont point et n’ont point été effrayés de l’Association catholique ; ils auraient étouffé sans peine toutes ses tentatives d’intimidation… Mais il y a des craintes qui ne répugnent nullement au caractère de l’homme le plus ferme, constantis viri ; il y a des choses qu’il ne saurait voir sans les craindre. On ne doit pas voir sans crainte la désorganisation et la désaffection qui règnent en Irlande, et celui qui affecterait de ne les point craindre ne ferait preuve que d’insensibilité au bonheur ou au malheur du pays. »

L’issue du combat n’était pas douteuse : Peel ne l’avait engagé que sous l’empire de la nécessité et avec la certitude du succès ; mais ses adversaires, n’ayant rien à ménager, ne se refusèrent contre lui aucune des armes, aucun des cruels plaisirs de la guerre. En changeant de politique, il s’était loyalement démis de son siége dans la chambre des communes comme représentant de l’université d’Oxford, non sans quelque espoir secret de le reprendre par une nouvelle élection ; il succomba dans la lutte. On lui rappela plusieurs fois avec une dérision poignante son opposition contre M. Canning, ce glorieux rival à qui il venait maintenant ravir et sa politique et l’honneur du triomphe. Une caricature fut répandue avec profusion qui représentait Canning sortant de son tombeau et poursuivant Wellington et Peel de cette fière parole : « Je suis vengé ! » Un grossier ennemi alla jusqu’à donner à entendre que M. Peel n’avait changé d’opinion que pour conserver les avantages de sa place : « Bon Dieu ! s’écria Peel indigné, je ne discuterai certainement pas avec un homme qui peut mettre l’abandon des avantages d’une place quelconque en balance avec l’amer sacrifice que j’ai fait. » Et quand le débat toucha à sa fin, le cœur blessé de ce souvenir de Canning tant de fois évoqué contre lui : « Un mot encore, dit-il, et j’ai fini… Plusieurs des honorables membres m’ont prodigué, pour avoir enfin réglé cette grande question, des éloges que je ne mérite pas ; ce n’est pas à moi qu’en appartient l’honneur ; il appartient à M. Fox, à M. Grattan, à M. Plunkett, et à un illustre ami qui n’est plus… Je n’essaierai pas de cacher à la chambre les pénibles sentimens que m’ont causés dans ce débat tant d’amères allusions à sa mémoire… J’ai vécu avec M. Canning jusqu’au jour même de sa mort dans la plus affectueuse intimité, et, je le dis dans la pleine sincérité de mon cœur, plût à Dieu qu’il fût vivant pour recueillir la moisson qu’il a semée ! Je dirai de lui ce qu’il a dit un jour lui-même de feu M. Perceval : plût à Dieu qu’il fût ici et qu’il jouît au milieu de nous de sa victoire !

Tuque tuis armis, nos te poteremur, Achille[3]. »

Malgré les douleurs de la lutte, cette grande mesure heureusement accomplie laissa dans l’âme de M. Peel un profond sentiment de patriotique joie et de juste orgueil : « Je vois, dit-il peu de temps après, dans l’état de notre pays, les élémens, pour un avenir prochain, de la paix religieuse et de la prospérité nationale. Les hautes classes de la société marchent rapidement vers l’oubli des vieilles haines, et leur exemple se répand dans tout le grand corps social. Je déplore profondément la perte de cette confiance qu’une partie des membres de cette chambre ont retirée au gouvernement de sa majesté ; je prévois clairement les conséquences que peuvent entraîner les combinaisons des partis, et pourtant je ne saurais racheter leur confiance par l’expression d’un regret sur ce qui s’est passé. Je le dis sans aucun sentiment d’hostilité ou d’amertume : j’ai pleinement connu, dès le premier jour, les douloureux résultats que devait avoir pour moi, et personnellement et dans mon caractère public, l’émancipation des catholiques ; mais si les mêmes circonstances se reproduisaient, si j’avais de nouveau à ce sujet, et avec encore plus de réflexion et de sacrifice, une résolution à prendre, j’annoncerais ce soir même à la chambre une motion pour lui proposer cette mesure. »

Il proposa et mena à bien, durant la même époque, deux autres réformes moins grandes et moins difficiles, et qui furent pourtant très contestées. Il fit substituer à la prohibition absolue des blés étrangers le système de l’échelle mobile, c’est-à-dire d’un droit variable sur les grains importés du dehors, selon le prix des grains à l’intérieur. Il établit dans Londres et aux environs ce régime de surveillance et de police municipale qui est maintenant adopté dans presque toutes les villes d’Angleterre.

En accomplissant la première de ces réformes, et quoiqu’elle fût un pas dans les voies de la liberté commerciale, il ne prévoyait guère sans doute jusqu’où elle le conduirait un jour, car il eût probablement apporté dans ses paroles un peu plus de réserve qu’il ne le faisait en disant : « Dans l’état actuel de notre société, à raison de l’immense capital employé à la culture du sol, et aussi par égard pour d’autres intérêts publics, la chambre ne peut appliquer en cette matière aucun principe abstrait et rigoureux. Il y a d’ailleurs de grands faits qu’il faut prendre en considération. Dans une monarchie limitée comme celle-ci, il importe de soutenir les intérêts qui soutiennent si puissamment le gouvernement et l’état. Je serais désolé d’acheter une réduction dans le prix du pain au risque de faire tort à ces intérêts fondés et en possession qui sont essentiels à la sûreté de l’ordre social. » Contraints d’agir et de parler tous les jours, les plus prudens ministres ne réussissent pas toujours à ne rien faire et à ne rien dire qui ne convienne également aux besoins du présent et aux chances de l’avenir.

Malgré son utilité évidente, le bill qui établissait la nouvelle police municipale rencontra, parmi les aveugles adorateurs du passé, une fougueuse opposition. Un cabinet militaire voulait, disait-on, introduire en Angleterre la police despotique des états du continent, avec son espionnage domestique. Des journaux accrédités se lamentèrent de voir l’ancien régime des hommes du guet (watchmen) impitoyablement aboli. Une adresse fut présentée au roi George IV pour le conjurer d’ouvrir les yeux, d’invoquer le nom de l’Éternel et de rallier autour de lui son peuple, car un complot était formé pour renverser la maison de Hanovre et porter au trône le duc de Wellington, à l’aide des catholiques irlandais qui s’enrôleraient dans la nouvelle police. Les peuples ont tour à tour des terreurs et des espérances également puériles et folles.

Tout réussissait au cabinet : il gagnait de grandes batailles parlementaires, il accomplissait de grandes réformes sociales, et pourtant, au lieu de se fortifier, il s’affaiblissait ; il ne triomphait qu’à l’aide de ses anciens adversaires ; il perdait, en triomphant, une partie de ses anciens amis. L’hésitation et la confusion pénétraient dans ces puissans partis politiques, si longtemps disciplinés et fidèles sous leur drapeau. Les whigs marchaient avec un sourire ironique à la suite de Wellington et de Peel ; parmi les tories, les uns s’éloignaient d’eux avec tristesse ou avec colère ; les autres les suivaient avec inquiétude : « Peel n’a pas de reins, disait-on ; il ne sait pas faire tête à ceux qui le poussent. » M. Peel semblait lui-même quelquefois un peu embarrassé de sa situation ; soit nécessité, soit dessein, il ne poursuivait pas vigoureusement, dans l’administration de l’Irlande, les conséquences libérales de l’émancipation des catholiques ; il laissait aux orangistes tout leur pouvoir ; il prenait soin que le duc de Wellington demeurât bien, aux yeux du public, le chef du cabinet, comme pour se mettre à couvert sous un nom plus imposant que le sien. Le pouvoir était inerte et chancelant au milieu de ses triomphes.

La révolution de 1830 en France vint mettre au jour cette situation et en presser les conséquences. Au premier bruit qui en parvint à Londres, quand on n’y savait encore que les ordonnances de juillet : « Que faut-il penser de ceci ? » demanda quelqu’un au duc de Wellington. — C’est une nouvelle dynastie, répondit le duc. — Et quel parti prendrez-vous ? — D’abord un long silence, puis nous nous concerterons avec nos alliés pour agir. » Le duc de Wellington pressentait bien l’avenir de la France, et mal sa propre conduite dans son pays. Quand l’événement fut accompli et complètement connu, une sympathie vive et générale éclata en Angleterre ; des hommes prudens s’inquiétaient, des tories rigoureux blâmaient ; mais le sentiment public tenait peu de compte des scrupules et des alarmes. C’étaient les principes, c’étaient les exemples de la révolution de 1688 que venait de pratiquer la France ; l’Angleterre applaudit avec enthousiasme ; le mouvement national l’emporta sur les dissidences de parti et sur les inquiétudes du pouvoir. À ce moment même, les embarras du cabinet Wéllington-Peel avaient redoublé ; il servait un nouveau roi, Guillaume IV venait de monter sur le trône ; il attendait un nouveau parlement ; trois jours avant la révolution de juillet, la chambre des communes avait été dissoute. Le duc de Wellington ne put « ni garder un long silence, ni attendre pour se concerter avec ses alliés. » Il s’empressa de reconnaître la nouvelle monarchie française, acceptant, devant la nouvelle chambre des communes qu’élisait l’Angleterre, la responsabilité de la nouvelle politique où l’entraînait cette adhésion.

Il en sentit bientôt tout le poids. Peu avant la mort de George IV, M. O’Connell avait proposé, dans la chambre des communes, la réforme parlementaire la plus radicale, les parlemens triennaux, le suffrage universel, le scrutin secret. Une immense majorité avait repoussé sa proposition, mais la réforme était restée à l’ordre du jour ; une motion de lord John Russell demandant à la chambre de déclarer « qu’il convenait d’élargir les bases de la représentation nationale » avait réuni 117 suffrages contre 213, et dans le cours de l’automne, M. Peel et le duc de Wellington lui-même, se promenant à travers le pays, entre autres à Manchester et à Birmingham, ne s’étaient point montrés résolus de tout repousser à ce sujet. Le nouveau parlement à peine réuni, la question reparut, poussée avec bien plus d’ardeur. Le 2 novembre 1830, dans le débat de l’adresse en réponse au discours du trône, lord Grey, tout en désavouant les idées radicales, déclara qu’il regardait une réforme dans le système électoral comme aussi inévitable que juste, et somma le gouvernement de s’y préparer. Le duc de Wellington se leva : « Quant à moi, dit-il, je ne connais aucun système de représentation meilleur ni plus satisfaisant que celui dont jouit l’Angleterre ; ce système possède et mérite de posséder la pleine confiance du pays. J’irai plus loin : si le devoir m’était imposé en ce moment de former une législature pour un pays quelconque, surtout pour un pays à grandes richesses de toute sorte comme le nôtre, je ne pense pas que je parvinsse jamais à former une législature comparable à celle-ci, car la sagesse humaine n’atteint pas du premier coup à une institution si excellente… Je ne suis donc point prêt à proposer la mesure à laquelle a fait allusion le noble lord. Non-seulement je n’y suis pas prêt, mais je déclare que, tant que j’occuperai un poste dans le gouvernement de mon pays, je m’opposerai à cette mesure quand d’autres la proposeront. »

Ni l’opposition dans les chambres, ni le public au dehors, ni probablement la plupart des membres mêmes du cabinet ne s’attendaient à une déclaration si péremptoire. L’irritation des partisans de la réforme fut extrême et se répandit rapidement parmi le peuple. Le roi Guillaume IV devait aller dîner le 9 novembre dans la Cité. On annonça de toutes parts que des démonstrations violentes éclateraient, que le duc de Wellington serait gravement insulté, peut-être menacé ; on s’inquiéta pour la sûreté du roi lui-même. Les événemens de Paris enflammaient ou alarmaient encore les esprits ; la fermentation populaire et le trouble du pouvoir croissaient d’heure en heure. Le cabinet chancelant ne voulut pas accepter la responsabilité de la sédition ni de la répression que la promenade royale à travers les rues pouvait entraîner. Une proclamation annonça la veille qu’elle n’aurait pas lieu, non plus que le dîner de la Cité. Pendant deux jours, les deux chambres retentirent à ce sujet d’interpellations, d’explications et de débats. Le duc de Wellington se défendit avec quelque embarras, M. Peel le soutint loyalement, en essayant d’ouvrir quelques perspectives de conciliation ; mais les whigs, qui touchaient à la victoire, n’avaient garde de souffrir qu’elle fût ajournée. Le 15 novembre, une proposition du chancelier de l’échiquier, pour la liste civile du nouveau règne, fut rejetée par 233 suffrages contre 204, et le lendemain 16, le duc de Wellington et M. Peel annoncèrent dans les deux chambres que le cabinet se retirait, et que le roi avait chargé lord Grey de former une administration.

Dans le public et parmi les vainqueurs eux-mêmes, plusieurs auraient voulu séparer M. Peel des vaincus et le gagner à la cause de la réforme. Il n’y était pas, disait-on, absolument contraire ; le duc de Wellington l’entraînait dans son égoïste entêtement, et la haine des ultra-tories ne lui pardonnait pas l’émancipation des catholiques. M. Peel repoussa toutes ces insinuations, et tomba sans hésiter avec ses collègues. Il ne se taisait pas cependant sur les causes de leur chute, et se préparait à ne se conduire désormais que selon sa propre pensée et pour le grand avenir qui lui était depuis si longtemps prédit : « Depuis un an, disait-il le lendemain même de sa retraite, le gouvernement trébuche et ne marche pas. Nous nous sommes aliéné les tories sans nous concilier les whigs. La chute du cabinet était infaillible. Le duc, par sa déclaration contre toute réforme, a accéléré la catastrophe. Le chef de l’administration ne doit jamais laisser pénétrer ses secrets. On peut tout faire, mais on ne peut pas tout dire. Supposez qu’un ministère soit opposé à toute réduction de taxes, on peut agir sur ce principe et ne point réduire les taxes ; mais qu’on le dise formellement une seule fois, le cabinet est renversé. Pour moi, ma conduite est tracée : je ne suis l’ennemi que des radicaux. Le gouvernement l’est également ; en cela, je le soutiendrai. Pour le reste, j’attends la profession de foi politique des ministres ; je saurai alors si je leur suis, ou non, opposé. »

V.

Il ne tarda guère à le savoir. Proposé le 1er mars 1831 par lord John Russell, le bill de réforme parlementaire, à travers de laborieuses complications et de violens orages, absorba pendant dix-sept mois, jusqu’à l’adoption définitive en août 1832, l’attention passionnée du public comme des chambres et durant tout ce temps, dans toutes les phases de cette grande lutte, M. Peel, devenu sir Robert Peel depuis la mort de son père, combattit sans relâche la mesure. Il la combattit comme née sous de mauvais auspices, comme excessive en soi et dénaturant la constitution du pays, comme soutenue par de mauvais moyens. C’était, dit-il, une réforme soulevée en Angleterre par le vent révolutionnaire venu de France, et dont on poursuivait le triomphe en fomentant parmi le peuple les idées, les passions, les pratiques révolutionnaires : « Notre jugement est troublé par ce qui vient de se passer chez nos voisins… J’admets que leur résistance à un exercice illégal de l’autorité a été juste ; mais considérez quels effets a sur la prospérité nationale, sur l’industrie, sur le bonheur des familles, la résistance populaire, même juste… Ne vous laissez pas entraîner par cette excitation momentanée ; ne la prenez pas pour votre seul guide. Tout ce que je vous demande, c’est du temps pour délibérer sur une question si grave… Quand le peuple anglais reprendra son ferme bon sens, il vous reprochera d’avoir sacrifié la constitution du pays au désir d’exploiter une explosion de sentimens populaires… Vous n’ajoutez pas à l’édifice social une construction nouvelle pour satisfaire aux progrès de ceux qui l’habitent ; vous renversez l’ancien édifice pour lui en substituer un nouveau… Je combattrai ce bill jusqu’au bout, parce que je le crois fatal à notre heureuse forme de gouvernement mixte, fatal à l’autorité de la chambre des lords, fatal à cet esprit de suite et de prudence qui a valu à l’Angleterre la confiance du monde, fatal à ces habitudes, à ces pratiques de gouvernement qui, en protégeant efficacement la propriété et la liberté des personnes, ont donné au pouvoir exécutif de l’état une vigueur inconnue à tout autre temps et dans tout autre pays… Aucun intérêt personnel ne dicte ma conduite, je n’ai point de bourg à défendre ; je n’ai contracté aucune obligation envers les possesseurs de l’influence que cette mesure veut détruire… Je demande qu’on ne me range point parmi les hommes qui tentent de déprécier les classes moyennes de la société dans notre patrie ; je suis moi-même issu de ces classes et fier de leur appartenir. Et bien loin de faire peu de cas de leur intelligence et de leur influence, je vous dis, à vous qui parlez sans cesse d’en appeler au peuple, que si ces classes moyennes ne montraient pas plus de prudence, de jugement et de modération que leurs gouvernans, je désespérerais des destinées de mon pays… Si le bill proposé par les ministres est adopté, il introduira parmi nous la pire et la plus vile sorte de despotisme, le despotisme des démagogues, le despotisme du journalisme, ce despotisme qui a poussé des contrées voisines naguère heureuses et florissantes sur le bord de l’abîme. »

Ce n’était pas dans le seul parti tory que fermentaient ces alarmes ; l’un des hommes les plus éclairés et les plus considérés de l’Angleterre, whig de principes et spectateur aussi désintéressé qu’attentif de ce grand débat, m’écrivait le 4 mai 1831 : « Le cours des choses humaines pousse depuis longtemps les nations de l’Europe occidentale vers la démocratie ; c’est le fruit de la diffusion des richesses et des lumières ; mais je ne vois pas pourquoi il était nécessaire d’accélérer dans l’ordre social un changement qui eût pu être judicieusement réglé, et qui, graduellement amené, n’eût pas été accompagné des maux que j’en redoute aujourd’hui. Tout le monde admet ici qu’une réforme dans notre parlement, bien moindre que celle que nous jettent à pleines mains nos ministres, eût été reçue de la partie modérée de la nation avec reconnaissance et même avec quelque surprise. » Parmi les défenseurs même du bill de réforme, quelques-uns, et des plus éminens, se montraient touchés de ces inquiétudes, et cherchaient à la mesure d’autres motifs pour la justifier pleinement : « S’il ne s’agissait en ceci que de la réforme des institutions, disait sir James Mackintosh, je pourrais me joindre au cri tant répété qu’on va trop loin, ou du moins trop vite, plus loin et plus vite que ne le conseillerait une sage politique ; mais la réforme actuelle est surtout un moyen de regagner la confiance nationale, et je fais moins de cas du plan même que de l’esprit qui l’anime et s’y révèle… Les classes supérieures de la société, en se confiant avec éclat au peuple, peuvent raisonnablement se promettre qu’à son tour le peuple se confiera en elles. Pour atteindre ce but, il faut non-seulement qu’elles soient, mais qu’elles paraissent libéralement justes et généreuses. La confiance ne s’achète que par la confiance. »

Contre une mesure à ce point contestée, l’opposition semblait avoir des chances de succès. Beaucoup de tories s’en flattaient, et dirigés par un homme d’un esprit vigoureux, net, précis, pratique, et d’une volonté aussi persévérante que passionnée, M. Croker, ils s’efforçaient de saisir dans le débat tous les incidens qui pouvaient infliger au cabinet whig un échec grave, déterminer sa chute, ramener les tories au pouvoir, et les mettre ainsi en état, soit de faire échouer la réforme, soit de substituer au bill proposé par lord John Russell une mesure moins fatale à leur parti ; mais sir Robert Peel n’entrait point dans ce dessein ; au fond, il ne le croyait pas praticable. L’impulsion populaire en faveur du bill était réellement très forte ; les esprits les plus élevés, les orateurs les plus éloquens de l’Angleterre invoquaient la réforme avec une conviction passionnée, et comme encore plus indispensable qu’irrésistible : « Regardez loin de vous, autour de vous, partout, s’écriait M. Macaulay ; tout présage à ceux qui s’obstinent dans une vaine lutte contre l’esprit du temps une défaite assurée. La chute du plus superbe trône du continent retentit encore à nos oreilles ; le toit d’un palais anglais donne un triste asile à l’héritier exilé de quarante rois ; de tous côtés nous voyons les anciennes institutions renversées, les grandes sociétés bouleversées. Maintenant, pendant que le cœur de l’Angleterre est encore sain, pendant que les anciens sentimens, les anciennes institutions conservent encore chez nous un pouvoir et un charme qui peuvent s’évanouir Bientôt, dans ce moment encore propice, dans cette heure de salut, prenez conseil, non des préjugés, non de l’esprit de parti, non du honteux orgueil d’une obstination fatale, mais de l’histoire, de la raison, des siècles passés, des redoutables symptômes de l’avenir. Rajeunissez l’état ; sauvez la propriété divisée contre elle-même ; sauvez la multitude livrée à ses ingouvernables passions ; sauvez l’aristocratie compromise par son pouvoir impopulaire ; sauvez la plus grande, la plus belle société, la plus admirablement civilisée qui ait jamais vécu, des calamités qui peuvent en quelques jours ravager ce riche héritage de tant de siècles de sagesse et de gloire. Le danger est immense ; le temps est court. Si ce bill doit être rejeté, je prie Dieu qu’aucun de ceux qui concourent à le faire rejeter ne regrette un jour amèrement et vainement son vote au milieu de la ruine des lois, de la confusion des rangs, de la spoliation des richesses et de la dissolution de l’ordre social. »

Ces sombres pronostics, ce puissant langage portaient quelque trouble dans l’âme de Peel. En général, quand il se trouvait en face de l’opinion populaire, il était plus enclin à s’en exagérer qu’à s’en dissimuler la force, et même en lui résistant il se flattait peu de la vaincre. À peine sorti d’ailleurs des embarras et des amertumes que lui avait fait subir l’émancipation des catholiques, il ne se sentait ni en état ni en goût de recommencer sitôt la même manœuvre, et de se faire encore une fois, au nom de la nécessité, l’exécuteur d’une politique qu’il avait longtemps combattue. Son vrai et intime désir était que la question de la réforme parlementaire fût vidée par ses adversaires, et qu’il pût rentrer en lutte avec eux dans une arène déblayée d’un si périlleux écueil. Près du terme de ce grand débat, il fut appelé à manifester clairement sa pensée. Triomphant dans la chambre des communes, le bill était près d’échouer dans la chambre des lords ; pour le faire passer, lord Grey demandait au roi la faculté de créer autant de pairs qu’il le jugerait nécessaire ; sinon, le cabinet whig se retirait. Guillaume IV accepta cette retraite, et entra en pourparlers avec les tories pour qu’ils reprissent le pouvoir, mais sous la condition d’acquitter la parole du roi envers le peuple en présentant un bill de réforme équivalent, pour les points essentiels, à celui des whigs. Plus hardi dans l’action et moins préoccupé des difficultés de situation ou de principes que sir Robert Peel, le duc de Wellington était prêt à accepter. Peel refusa : « On lui offrait, dit-il, le poste qui, dans la vie politique, est regardé comme l’objet le plus élevé de l’ambition ; mais lui, qui venait de combattre obstinément et dans son principe même le bill de réforme, pouvait-il se lever, comme ministre, pour recommander l’adoption d’une mesure semblable ? J’ai refusé sur-le-champ, par l’impulsion du moment. Une mûre réflexion n’a fait que confirmer en moi cette impulsion ; ni l’autorité, ni l’exemple d’aucun homme ni d’aucune réunion d’hommes ne pourraient me déterminer à accepter le pouvoir dans de telles circonstances et à de telles conditions. » Devant ce refus péremptoire de Peel, toute espérance des tories s’évanouit ; le cabinet whig se reforma ; la plupart de ses adversaires, en s’absentant, à la demande du roi, de la chambre des pairs, laissèrent passer le bill de réforme. La question ainsi vidée, le parlement fut dissous ; les élections donnèrent aux réformateurs whigs ou radicaux une immense majorité, et le 5 février 1833 sir Robert Peel rentra dans la nouvelle chambre des communes, à la tête d’une petite armée de vaincus qui s’empressèrent de serrer autour de lui leurs rangs, tristes, mais bientôt dociles et disciplinés sous sa direction, par nécessité autant que par choix.

VI.

Dès l’ouverture de la session, dans le débat de l’adresse, sir Robert Peel s’empressa d’indiquer la conduite qu’il se proposait de tenir : « C’est mon devoir, dit-il, d’appuyer la couronne, et l’appui que je donne m’est commandé par des principes parfaitement indépendans et désintéressés. Je n’ai nul autre dessein que de défendre les lois, l’ordre, la propriété et la moralité publique. Ce que je fais ce soir indique ce que je ferai désormais en toute occasion. Qu’on ne dise pas que j’agis ainsi par le désir de rentrer au pouvoir. Je sens qu’entre moi et le pouvoir il y a un abîme plus profond peut-être que pour tout autre membre de cette chambre… Je serais heureux de donner mon appui aux honorables chefs du gouvernement actuel à raison de ma confiance en eux comme hommes publics ; je regrette de dire que je ne le fais point par ce motif. Je leur donne mon appui parce qu’ils sont les ministres de la couronne et qu’ils en ont besoin. Je ne voudrais pas manquer de respect à la chambre ; mais, je dois le dire, le grand changement qu’on a apporté dans sa constitution impose aux hommes qui sont disposés à s’unir à moi dans la vie publique un changement de conduite… Quand la chambre des communes était divisée en deux grands partis, l’un en possession, l’autre en dehors du pouvoir, mais tous deux fermes et confians dans leurs principes, il était naturel et juste que les derniers adoptassent la conduite la plus propre à renverser leurs adversaires… Les circonstances sont changées et je ne me sens plus en droit de pratiquer ce qui a pu être la tactique légitime et nécessaire des partis. Aussi longtemps que je verrai le gouvernement disposé à défendre contre toute innovation téméraire les droits de la propriété, l’autorité des lois, l’ordre de choses établi et régulier, je croirai de mon devoir, sans tenir aucun compte des sentimens de parti, de me ranger de son côté… Et en disant cela, je n’admets nullement la justesse des insinuations qui représentent le parti avec lequel j’ai l’honneur de marcher comme ennemi de toute réforme. Je me suis opposé à votre réforme parlementaire parce que j’avais dans la chambre, telle qu’elle était alors constituée, la ferme confiance qu’elle saurait admettre toutes les réformes utiles, graduelles et sûres. Je n’ai jamais été opposé à ces réformes-là… Mais je l’avoue franchement, je crains que la chambre qui siége maintenant ne soit trop portée à croire que tout est mal dans ce qui est établi et ancien ; je ne doute point des bonnes intentions de la majorité, mais je crains que la plupart de ses membres n’arrivent ici avec cette impression que les institutions sous lesquelles ils ont jusqu’ici vécu sont pleines d’abus à réformer, et qu’ils n’aient une confiance trop présomptueuse dans nos moyens d’y porter remède… Trois mois ne se passeront pas, j’en suis convaincu, qu’ils ne se voient déçus dans leurs espérances ; il est absolument impossible qu’elles soient satisfaites… J’ai appris avec satisfaction que les ministres de sa majesté, disposés à réformer tous les abus réels, étaient en même temps résolus de s’en tenir à la constitution de la chambre des communes telle qu’elle est faite maintenant, et de repousser toute expérience qui pourrait jeter de nouveau le trouble dans l’esprit public. Je suis décidé à les soutenir dans cette résolution. »

Pendant deux ans et deux sessions du parlement, en 1833 et 1834, aucun incident ne vint troubler sir Robert Peel dans cette ligne de conduite, et il y persista avec autant de succès que de constance. Les grandes questions se pressaient à la porte et dans l’enceinte des chambres : pour l’Angleterre, la réduction des impôts, la réforme des corporations municipales, l’introduction du scrutin secret dans les élections ; pour l’Irlande, la réforme de l’église anglicane et de la distribution de ses richesses, les mesures de répression contre les désordres sanglans dont l’Irlande était encore le théâtre, même la révocation de l’union des deux royaumes et le retour à leurs parlemens séparés. Je ne rappelle ici que les grandes affaires. Toutes les idées, tous les desseins qui, depuis quinze ans, avaient été dans les salons, dans les journaux ou dans les chambres, l’objet des conversations, des écrits et des discours de l’opposition whig ou radicale, étaient maintenant à l’ordre du jour, comme autant de propositions formelles qui demandaient à devenir des lois. Sur toutes ces questions, à mesure qu’elles se présentaient, sir Robert Peel était prêt et apportait dans les débats un avis positif, une vaste et exacte connaissance des faits, cette éloquence tempérée qui réussit à convaincre sans se faire passionnément admirer, et cette autorité peu expansive, mais sûre d’elle-même, qui conquiert la confiance quand même elle n’entraîne pas la sympathie. Il ne se renfermait point dans les principes absolus des vieux tories ni dans les prérogatives extrêmes du pouvoir, il ne repoussait point toute innovation : il se montrait au contraire préoccupé de l’état nouveau de la société et de la nécessité de lui donner les satisfactions morales et les prospérités matérielles auxquelles elle aspirait ; mais il défendait résolument, contre toute atteinte directe ou indirecte, la propriété publique ou privée, les droits et les lois en vigueur, la couronne, l’église, toutes les bases de l’ordre social et de l’ordre national, inscrivant hautement sur son drapeau cette maxime qu’à tout prendre les institutions de l’Angleterre étaient bonnes, la société anglaise bien réglée, et que toute innovation, plutôt suspecte, à ce titre, que favorable, était tenue de subir de fortes épreuves de discussion et de temps avant de se faire admettre aux dépens du régime établi. « Je repousse le scrutin secret, disait-il, parce qu’il rendrait cette chambre plus démocratique qu’elle n’est déjà, et je la crois assez démocratique, aussi démocratique que le comportent les principes de notre constitution et le maintien de la juste autorité des autres branches de la législature. On dit que le scrutin secret annulerait l’influence de la propriété foncière. J’affirme que, si l’influence de la propriété foncière était annulée, la sécurité de toute propriété et la stabilité de tout gouvernement disparaîtraient en même temps. Il est absurde de dire qu’un homme qui possède dix mille livres sterling de revenu ne doit pas avoir, dans la législature du pays, plus d’influence que celui qui ne possède qu’un revenu de dix livres. Pourtant l’un et l’autre ne votent qu’une fois. Comment cette injustice, cette inégalité choquante peut-elle être redressée sinon par l’exercice de l’influence ? Comment le gouvernement éviterait-il de tomber dans la démocratie pure si l’influence n’appartenait qu’au nombre ? J’ai aussi, contre le scrutin secret, une autre raison : après le grand changement fait l’an dernier dans notre système électoral, un autre changement non moins grave serait un acte de déraison. N’y aura-t-il donc, dans ce système, plus de fixité ? Ne nous laissera-t-on pas le temps de juger les effets du changement déjà accompli ? Tant que je n’aurai pas de fortes preuves de quelque vice dans le système aujourd’hui en vigueur, je m’opposerai à tout changement nouveau. Par cette continuelle série d’expériences sur nos institutions, nous renversons l’un des plus solides appuis du gouvernement, nous tarissons l’une des plus pures sources du pouvoir légitime, car nous détruisons le respect et l’attachement pour l’ordre établi. Quand je n’aurais que ce seul motif, je repousserais la proposition. »

Ce bon sens éclairé, conservateur par droiture d’esprit et intelligence morale plutôt que par intérêt et par tradition, ne donnait pas pleine satisfaction aux idées ni aux passions des vieux tories, et ils suivaient Peel avec quelque inquiétude, mêlée parfois de quelques murmures, comme un défenseur indispensable, non comme un représentant vrai et un guide assuré. En Irlande surtout, les orangistes ne se laissaient pas contenir ni diriger par sa prudente équité, et ils lui causaient souvent, par la violence de leur langage et de leur conduite envers les catholiques, autant de déplaisir que d’embarras. Il était ainsi, de ce côté, le chef d’un parti dont il n’était pas, ni par son origine, ni par le fond de ses idées, ni par ses goûts. En revanche, son renom et son crédit dans le gros de la nation, au sein des classes moyennes, dans le clergé, la magistrature, le barreau, l’industrie, le commerce, s’étendaient et s’affermissaient à vue d’œil. De jour en jour, on prenait plus de confiance dans l’honnêteté prudente de ses vues, dans son habileté financière et administrative, dans son intelligence des intérêts nationaux et sa sympathie pour les sentimens publics. Attentif et prévoyant, il ne laissait échapper aucune occasion de rendre, soit à ces classes en général, soit à leurs représentans considérables, quelque important service. En accomplissant l’émancipation des catholiques, il avait offensé bien des membres de l’église anglicane d’Irlande ; mais il défendait si fermement, contre les dissensions et les hésitations du cabinet whig, l’inviolabilité des biens de cette église et de leur destination pieuse, qu’elle oubliait sa rancune et prêtait à Peel tout son appui. Un juge intègre et honoré à Dublin, le baron Smith, qui avait fait devant le grand jury une sortie un peu âpre contre les agitateurs, séides d’O’Connell, fut violemment dénoncé et attaqué dans la chambre des communes par O’Connell lui-même. Les whigs intimidés le livraient presque à la vengeance de leur tyrannique, mais nécessaire allié. Peel prit hautement sa défense, défendant aussi dans sa personne l’indépendance des magistrats et le sentiment du public anglais, indigné qu’O’Connell imposât son joug au cabinet. Chaque incident, chaque question grossissait et ralliait ainsi autour de sir Robert Peel ce nouveau parti d’ordre et de gouvernement qui soutenait les principes du pouvoir sans l’exercer, repoussait les invasions de l’esprit démocratique sans avoir un aristocrate pour chef, et tenait à honneur de s’appeler le parti conservateur, autant pour se distinguer du vieux parti tory que pour inscrire son nom sur son drapeau.

Cependant le cabinet whig était en proie aux plus fâcheux embarras et à un visible déclin. Pendant ses longues années d’opposition, il avait promis ou laissé espérer, en fait de réformes et de progrès, beaucoup plus qu’il ne pouvait faire, et maintenant qu’il était au pouvoir, on exigeait de lui bien plus encore qu’il n’avait promis. Il n’y a guère de pire condition pour un gouvernement que d’être aux prises avec des espérances à la fois ardentes et vagues, et nuls peuples ou nuls partis ne sont si difficiles à gouverner que ceux qui veulent immensément, sans bien savoir quoi. Si le cabinet de lord Grey n’avait eu pour mission que la réforme parlementaire, il eût pu se reposer avec orgueil : il avait accompli cette œuvre, et bien plus encore. En Irlande, il avait profondément modifié, dans l’intérêt des catholiques, la condition de l’église anglicane, et reporté sur les propriétaires protestans la plus large part du fardeau des dîmes. En Écosse, il avait réformé les principaux abus du régime municipal. L’Inde et la Chine avaient été ouvertes au commerce libre. À l’éternel honneur de l’Angleterre, il avait aboli l’esclavage dans ses colonies. C’était là, à coup sûr, pour quatre années, une ample moisson de réformes. Mais ce cabinet était né d’un grand souffle d’opinion et d’ambition démocratique suscité par la révolution de France. Il était poussé et soutenu par une école de réformateurs philosophes, les radicaux disciples de Bentham, amis sincères de la justice et de l’humanité, mais logiciens rigoureux et impatiens, qui voyaient à peu près partout, dans la société et les institutions anglaises, des innovations pressantes et systématiques à réaliser. Il ne pouvait se passer de l’appui d’O’Connell, qui, à son tour, ne pouvait se dispenser de complaire aux passions de ses compatriotes, opprimés depuis tant de siècles, et trop grossiers, trop ignorans, trop irrités, trop misérables, pour comprendre et accepter les lenteurs nécessaires de la réparation. Assailli par ces exigences sans mesure et sans terme, compromis par ces alliances, dont s’offensait l’orgueil ou s’inquiétait le bon sens anglais, le cabinet whig hésitait, avançait, s’arrêtait, accordait, se rétractait ; mais ni ses concessions alternatives ne réussissaient à satisfaire ses alliés divers, ni la haute considération de ses deux chefs dans les deux chambres, lord Grey et lord Althorp, ne suffisait pour arrêter le cours de son déclin.

Quand la situation commune est si difficile, les embarras de personnes ne manquent jamais d’éclater. Les dissidences d’opinion, les inégalités d’allure, les incompatibilités d’humeur portèrent bientôt le trouble dans le cabinet. Le gendre de lord Grey, lord Durham, esprit élégant, cœur généreux, mais enfant gâté de la fortune aristocratique, de l’encens domestique et de la faveur populaire, donna le premier l’exemple du dégoût ; il sortit du cabinet pour cause de santé, dit-on, mais plus vraisemblablement parce qu’à son avis on n’allait ni assez vite ni assez loin dans les voies libérales. Quelques mois après, et pour des motifs plus sérieux, quatre ministres plus importans, lord Stanley, sir James Graham, le duc de Richmond et le comte de Ripon se retirèrent également : pas plus que sir Robert Peel, ils ne voulaient consentir à détourner de leur destination primitive et purement religieuse l’excédant des revenus de l’église d’Irlande pour l’appliquer à l’éducation publique. Deux mois plus tard, une autre question irlandaise, le bill de répression contre les désordres et les violences en Irlande, amena une retraite bien plus grave ; le chef du cabinet réformateur, lord Grey, fier, susceptible, esprit plus élevé que clairvoyant, inhabile à se défendre des petites menées qu’il était incapable d’ourdir, prompt d’ailleurs à la lassitude et à l’ennui, crut son honneur blessé et sa situation faussée par quelques démarches de quelques-uns de ses collègues et quelques démêlés intérieurs du cabinet ; il donna sa démission. Au lieu de se retirer avec leur chef selon l’usage, les ministres restèrent et prirent un autre chef, lord Melbourne. Ainsi radoubé avec plus d’adresse que d’éclat, le cabinet whig continuait de vivre languissamment lorsqu’au mois de novembre 1834, la mort de lord Spencer appela à la chambre des pairs son fils aîné, lord Althorp, chef de la chambre des communes, où il était très difficile à remplacer. Lord Melbourne se rendit à Brighton pour soumettre au roi les nouvelles combinaisons que cet incident rendait nécessaires. Guillaume IV ne les approuva point, se plaignit de quelques-uns de ses conseillers et déclara son intention de remettre le pouvoir en d’autres mains. Toujours de sang-froid et de bonne grâce dans toutes les situations, lord Melbourne se chargea de porter lui-même au duc de Wellington la lettre par laquelle le roi l’invitait à former un nouveau cabinet, et le lendemain 15 novembre, à la grande surprise du public, le Times annonça la nouvelle en ces termes : « Les ministres whigs sont dehors ; c’est la reine qui a tout fait. »

C’est la manie des politiques peu sérieux d’imputer leurs revers à quelque cause cachée et inattendue. La reine Adélaïde était ardemment tory ; mais ni son influence, ni le penchant semblable, quoique plus incertain, du roi, n’auraient amené la chute du cabinet whig, si sa décadence ne l’avait préparée. Appelé à Brighton pour lui succéder, le vieux chef des tories, le duc de Wellington, donna un grand exemple de modestie à la fois et de puissance ; « Ce n’est pas à moi, dit-il au roi, c’est à sir Robert Peel que votre majesté doit demander de former un cabinet, et qu’il appartient de le diriger. Dans la chambre des communes sont la difficulté et la prépondérance ; c’est son chef qu’il faut à la tête du gouvernement. Je servirai sous lui, dans le poste qu’il plaira à votre majesté de me confier. » Le roi n’objecta point ; mais Peel était absent : depuis un mois, il était parti avec sa famille pour l’Italie. Lord Wellington offrit, en attendant son retour, de se charger de la responsabilité du gouvernement tout entier, et, de concert avec lord Lyndhurst, il fit en effet pendant trois semaines ce qu’il avait offert, conduisant seul plusieurs départemens ministériels, et attaqué par les rigoristes constitutionnels pendant que le public admirait en souriant sa confiante hardiesse et son infatigable empressement à servir le roi et l’état. Rejoint à Rome par les lettres qui le rappelaient, sir Robert Peel arriva à Londres le 9 décembre 1834, et accepta sans hésiter sa difficile mission. Souhaitant vivement d’ôter dès l’abord à son cabinet toute couleur d’exclusion et de réaction, il fit tous ses efforts pour y faire entrer lord Stanley et sir James Graham, membres naguère du cabinet whig, et qui avaient tous deux soutenu la réforme parlementaire. Ils refusèrent. Réduit à tenter de gouverner sous la nouvelle constitution du parlement, avec les seules forces du parti qui l’avait combattue, Peel manifesta immédiatement, dans une adresse à ses électeurs de Tamworth, ce qu’il pensait de sa situation et la conduite qu’il se proposait de tenir :

« Je n’accepterai jamais le pouvoir, dit-il, à la condition de me déclarer apostat des principes qui ont réglé jusqu’ici mes actions. En même temps je n’admettrai jamais que j’aie été, avant ou après le bill de réforme, le défenseur des abus et l’ennemi des réformes judicieuses. J’en appelle avec confiance à la part que j’ai prise dans la grande question du système monétaire, dans l’amélioration de nos lois criminelles, du jugement par jurés, et aux opinions que j’ai professées et suivies en tout ce qui touche à l’administration du pays… Quant au bill même de réforme, je répéterai ici la déclaration que j’ai faite quand je suis rentré dans cette chambre comme membre du parlement réformé ; je considère ce bill comme la solution définitive et irrévocable d’une grande question constitutionnelle, solution à laquelle aucun ami de la paix et du bonheur de notre pays ne doit porter atteinte, soit directement, soit par des moyens détournés. S’agit-il de l’esprit du bill de réforme et de ma disposition à l’adopter et à le développer comme règle de gouvernement ? Si, par l’adoption de l’esprit du bill de réforme, on entend que nous devons vivre dans un tourbillon d’agitations incessantes, que les hommes publics ne peuvent se soutenir dans l’opinion publique qu’en épousant les impressions populaires de chaque jour, en promettant de redresser immédiatement tout ce qui sera dénoncé comme un abus, en abandonnant ce grand appui du gouvernement, plus efficace que la loi ou la raison même, le respect des droits anciens et des autorités consacrées par le temps ; — si c’est là l’esprit du bill de réforme, je n’essaierai même pas de l’adopter. Mais si l’esprit du bill de réforme implique seulement un examen attentif de nos institutions civiles et ecclésiastiques, examen entrepris dans une disposition bienveillante et pour arriver, en maintenant fermement les droits acquis, au redressement des abus prouvés et des griefs réels, — je puis dans ce cas, pour mes collègues et pour moi, m’engager à agir dans cet esprit et avec cette intention. »

Il se mit sur-le-champ à l’œuvre : la chambre des communes fut dissoute. Les élections donnèrent au parti conservateur cent voix de plus qu’il n’en avait dans la chambre précédente. Les deux partis essayèrent leurs forces sur le choix de l’orateur ; le candidat du nouveau cabinet, M. Manners Sutton, fut battu à dix voix de majorité. Loin de regarder cet échec comme insurmontable, Peel se montra, dans la discussion de l’adresse, plein d’ardeur et bien résolu à poursuivre la lutte : « C’est mon devoir, dit-il, mon premier et suprême devoir, de garder le poste qui m’a été remis, et de répondre à la confiance que je n’ai pas cherchée, mais que je ne pouvais décliner. Je vous adjuré de ne pas condamner sans entendre, de recevoir du moins les mesures que je proposerai de les améliorer, si elles sont défectueuses, de les étendre, si elles restent au-dessous de votre attente… Je vous fais de grandes offres, qui ne devraient pas être légèrement rejetées. Je vous offre la perspective d’une paix durable, le retour de la confiance d’états puissans, qui sont disposés à saisir cette occasion de réduire leurs armées et d’éloigner les chances de collisions hostiles. Je vous offre un budget réduit, des améliorations dans notre jurisprudence civile, la réforme de la loi ecclésiastique, le règlement de la question des dîmes en Irlande, leur commutation en Angleterre, l’abolition des abus réels dans l’église, et le redressement des griefs dont les dissidens ont droit de se plaindre… Je vous offre aussi la meilleure chance d’accomplir ces changemens de concert avec les autres pouvoirs de l’état, et de rétablir ainsi entre eux cette harmonie qui assure le maintien des anciennes institutions sans en exclure le perfectionnement. Vous pouvez rejeter mes offres, vous pouvez refuser de les écouter, vous pouvez préférer de faire les mêmes choses par des moyens plus violens ; mais si vous agissez ainsi, le temps est prochain où vous vous apercevrez que le sentiment populaire, sur lequel vous comptiez, vous a abandonnés. Vous n’aurez alors d’autre alternative que d’invoquer notre aide, de replacer le gouvernement dans les mains auxquelles vous voudriez l’arracher aujourd’hui, ou de recourir à cette pression du dehors, à ces moyens de compulsion et de violence qui rendront vos réformes vaines et scelleront l’arrêt de mort de la constitution britannique. »

Les faits répondirent aux paroles : plusieurs des mesures que Peel venait d’indiquer furent immédiatement proposées ; mais les whigs, irrités contre la couronne et sûrs de leur force dans la chambre étaient décidés à l’arrêter dès les premiers pas. Ils avaient pour alliés les haines invétérées de l’Irlande, les passions intraitables des orangistes, O’Connell, qui regardait Peel comme son plus personnel ennemi, les ultra-tories, qui le compromettaient en le soutenant, et les radicaux, trop opposés à l’esprit général de sa politique pour se contenter de ses concessions. À travers les propositions du cabinet, lord John Russell s’empressa de jeter la question sur laquelle sir Robert Peel ne pouvait et ne voulait à aucun prix transiger, l’appropriation à l’éducation publique de l’excédant des revenus de l’église d’Irlande. En vain Peel s’efforça de faire ajourner ce débat et d’obtenir pour les réformes qu’il avait proposées la priorité ; après huit jours de discussion ardente, trois votes successifs constatèrent la force supérieure de l’opposition et mirent le cabinet dans une insurmontable minorité. Le lendemain 8 avril, Peel prit la parole : « Je dois annoncer à la chambre, dit-il, qu’après le vote d’hier soir nous nous sommes unanimement sentis obligés, moi et mes collègues, de déclarer au roi que, dans notre conviction, c’était notre devoir de remettre à sa disposition les charges que nous tenions de lui. Nous n’avons pris cette résolution, je n’hésite pas à le dire, qu’avec une extrême répugnance… Et j’ai la confiance que la grande majorité de cette chambre me fera l’honneur de croire que cette répugnance ne provient que d’un principe politique. Je suis profondément convaincu que, lorsque dans une grande crise un homme public se charge de gouverner les affaires de son pays, il contracte l’obligation de persévérer dans cette tâche aussi longtemps qu’il le pourra avec honneur. Aucune indifférence pour la vie publique, aucun dégoût des fatigues et des ennuis qu’elle impose, aucune considération d’agrément personnel, aucune tristesse de la vie privée n’autorisent un homme public à quitter, sans motif impérieux, le poste où son souverain l’a placé ; mais en même temps il y a un grand mal à donner au pays le spectacle d’un gouvernement qui ne trouve pas dans la chambre des communes l’appui nécessaire pour conduire sûrement les affaires du pays et pour exercer sur les actes de cette chambre elle-même une influence que sa confiance seule peut donner. À ce spectacle de faiblesse, il y a des limites qu’il ne faut pas dépasser. Après tout ce qui est arrivé depuis le commencement de la session, le jour est venu, je pense, où nous devons nous décharger de la responsabilité qui pèse sur nous… J’ai voulu donner cette explication brièvement et de façon à ne point susciter de sentimens amers. Toute ma vie politique s’est passée dans la chambre des communes, et c’est la aussi que j’en passerai le reste ; quelles que soient les luttes des partis, je m’appliquerai toujours, pour mon compte, à vivre en bons et honorables termes avec la chambre, que j’y sois en majorité ou en minorité. Dans aucune circonstance, quelque pressantes que puissent être ses difficultés, je ne conseillerai jamais à la couronne de renoncer à la force morale qu’elle puise dans une scrupuleuse fidélité aux principes et à la pratique, à l’esprit et à la lettre de la constitution du pays. Cette constitution veut, je pense, qu’après une loyale épreuve un cabinet ne persiste pas à conduire les affaires publiques contre l’opinion décidée de la majorité de la chambre des communes. C’est sous l’empire de cette conviction, profondément enracinée dans mon âme, que je quitte mon poste, en regrettant sincèrement la nécessité qui me contraint à abandonner en ce moment le service du roi. »

La chambre entière écoutait dans un silence plein d’émotion et d’estime. Lord John Russell se fit un devoir de déclarer que le ministre qui se retirait s’était conduit avec la plus honorable fidélité à l’esprit de la constitution, et après quatre mois d’une lutte, où le vaincu avait grandi bien plus, que les vainqueurs, le cabinet whig, sous la présidence de lord Melbourne, et sans le concours de lord Grey, ni de lord Spencer, ni de lord Brougham, reprit le gouvernement de l’Angleterre.

Il le garda six ans encore, et pendant ces six ans, sir Robert Peel garda aussi l’attitude qu’il avait adoptée après la réforme du parlement, décidé dans toutes les questions, actif dans tous les débats, critiquant sans ménagement le cabinet whig, défendant, contre lui et ses alliés, Irlandais ou radicaux, les principes permanens de la société et de la monarchie anglaise, mais ne cherchant ni à l’entraver ni à le renverser, et bien plus occupé d’étendre, d’éclairer, de discipliner le nouveau parti conservateur que pressé de prendre en main le pouvoir. Plus impatiens que lui, ses amis se plaignaient quelquefois de cette longanimité sans résultat et sans terme, et sir Robert crut devoir s’en expliquer publiquement. Une occasion naturelle se présenta. Peu après l’avènement de la reine Victoria, en mai 1838, jaloux de donner à leur chef un témoignage solennel de leur adhésion, et au public une éclatante manifestation de leur force, les membres conservateurs de la chambre des communes, au nombre de 313, offrirent à Peel, dans Merchant Tailors Hall, un grand dîner politique où devait en même temps se cimenter l’alliance, enfin déclarée, de lord Stanley et de sir James Graham avec sir Robert et son parti. Peel exposa nettement dans cette réunion sa politique et ses motifs, surtout les motifs de la réserve, en apparence si stérile, qu’il gardait dans une opposition pourtant si décidée. « Il y a, dit-il, quelque impatience parmi nous. Voyant la force que nous possédons, on regrette que nous n’en fassions pas un plus actif usage. La conduite qu’une opposition doit tenir dépend en partie des principes qu’elle professe. Nos amis impatiens doivent se rappeler que notre nom même implique une certaine contradiction ; nous sommes une opposition conservatrice, nos principes sont ceux qui prévalent en général dans le gouvernement. Ils ne nous permettent pas cette latitude d’action qui peut convenir à une opposition conduite par des principes contraires. Une opposition qui professe que les institutions de ce pays sont un grief, que la société anglaise est un chaos d’abus, a contre le gouvernement un double motif et un double moyen d’attaque. Elle est mécontente de son système, elle censure ses actes, et en même temps elle n’hésite pas à fomenter le mécontentement populaire contre les institutions du pays. Le devoir au contraire que nous imposent à nous nos principes, c’est de maintenir les anciennes institutions du pays. Nous n’avons aucun désir d’élever l’autorité de la chambre des communes au-dessus de la prérogative de la couronne, ni aucun dessein de miner les privilèges de la chambre des lords ; nous avons au contraire à cœur de les défendre. Le vaste champ d’opposition ouvert à ceux qui cherchent à réduire nos établissemens publics nous est fermé, car nous voulons que les établissemens maritimes et militaires du pays conservent leur vigueur et leur efficacité. Il ne nous appartient pas d’enflammer l’humeur populaire par la peinture exagérée des abus publics. Nous ne pouvons pas non plus prêter notre aide à la couronne pour mutiler les libertés du peuple… Je conjure ceux de nos amis qui souhaiteraient une action plus décisive de se rappeler par quelle voie, à quelles conditions nous avons acquis la force que nous possédons aujourd’hui : c’est par la modération, par la prudence, en ne nous écartant jamais de nos principes… J’espère que nous ne nous laisserons jamais entraîner, en vue de quelque avantage momentané, à nous allier avec les hommes dont les principes sont contraires aux nôtres. J’espère que nous n’abandonnerons jamais notre devoir dans la chambre des communes, uniquement pour créer au gouvernement des embarras, en le laissant se débattre seul contre ses ennemis ou ses périls. C’est ma ferme conviction qu’en remplissant fidèlement nos fonctions législatives, en blâmant les ministres quand il y a lieu de les blâmer, en amendant leurs mesures quand il y a lieu de les amender, dussions-nous les sauver ainsi de quelques embarras, nous nous assurerons de jour en jour de nouveaux droits à l’estime publique et de nouvelles forces dans le parlement. »

Il y avait dans ce langage autant de bon sens pratique que de sens moral : unies avec persévérance, la modération et la probité politiques servent un parti autant qu’elles l’honorent. Le parti conservateur suivit les conseils de sir Robert Peel, et son progrès continu prouva de plus en plus que chef et soldats méritaient le pouvoir qu’ils savaient attendre et qu’ils ne recherchaient que si honnêtement.

Pour la seconde fois, les impatiens se crurent un moment au but de leurs vœux. Dans la session de 1839, la décadence du cabinet whig devint visible et rapide. Sur la législation des grains, sur l’état de l’Irlande, sur les embarras suscités à la Jamaïque par l’abolition de l’esclavage, les ministres n’obtinrent que des succès si près d’être des échecs, que le 7 mai, soit découragement, soit dessein de mettre l’opposition à l’épreuve, ils donnèrent leur démission. La reine fit appeler le duc de Wellington, qui, de même qu’en 1835, l’engagea à s’adresser à sir Robert Peel. Sir Robert se déclara prêt à former un cabinet et en indiqua sur-le-champ les principaux membres. La reine les agréa tous, se montrant décidée à soutenir loyalement ses nouveaux conseillers ; mais, avec la même franchise, elle témoigna qu’elle regrettait les anciens et croyait n’avoir eu qu’à se louer de leurs services. Les whigs avaient entouré son enfance ; depuis qu’elle était sur le trône, lord Melbourne, par l’aménité de son caractère, par l’impartiale liberté de son jugement, par les agrémens de son esprit, tranquillement moqueur et gai, et par des soins à la fois respectueux et presque paternels, lui avait inspiré une confiance et un goût voisins de l’affection. Peel et ses amis en conçurent quelque inquiétude, et pensèrent qu’en prenant le pouvoir ils avaient besoin de prouver qu’eux aussi ils possédaient l’entière confiance de la reine. Peel lui demanda à disposer des principales charges de sa maison. Ce ne fut pas, à ce qu’il paraît, de sir Robert, mais du duc de Wellington lui-même que vint la première idée de cette exigence. La jeune reine en fut choquée : c’était, lui dirent les whigs, une prétention exorbitante et que n’autorisaient point les précédens. On ajoutait que de grandes dames du parti conservateur en avaient parlé comme d’un triomphe sur la reine, disant qu’elles sauraient bien, quand elles formeraient sa cour, la contenir dans les limites constitutionnelles mieux que ne faisaient les whigs. L’impertinence est quelquefois une arme utile, mais plus souvent un dangereux plaisir. Le lendemain du jour où sir Robert avait formé sa demande, il reçut de la reine ce billet :

« La reine, ayant réfléchi sur la proposition que lui a faite hier sir Robert Peel d’éloigner les dames de sa chambre, ne peut consentir à un procédé qu’elle croit contraire à l’usage, et qui répugne à ses sentimens. »

Sir Robert répondit par une longue lettre respectueuse, sensée et constitutionnellement vraie, mais un peu lourde et sans élégance comme sans complaisance. Évidemment il convenait mieux au parlement qu’à la cour. La négociation fut rompue et devint dans les chambres l’objet d’un débat. Les conservateurs, Wellington comme Peel, maintinrent leur prétention ; les whigs soutinrent le refus de la reine, se déclarant prêts à en accepter la responsabilité. Ils reprirent aussitôt le pouvoir, et sir Robert Peel reprit de son côté, pour deux ans encore, son rôle d’homme de gouvernement dans l’opposition.

Je le trouvai dans cette situation en 1840, quand le roi Louis-Philippe me fit l’honneur de m’envoyer à Londres comme son ambassadeur. Je le vis assez souvent durant ma mission, et nous causâmes librement de toutes choses, de la France, de l’Angleterre, de l’Europe, des rapports des états entre eux comme de l’état intérieur des sociétés. En fait de politique extérieure, et notamment sur la question turco-égyptienne, qui nous occupait alors, il me parut plus curieux que décidé, animé d’un grand esprit de justice et de paix, mais n’ayant sur ce genre d’affaires que des notions peu précises et peu arrêtées, comme un homme qui n’en a pas fait l’objet habituel de ses réflexions et de ses résolutions. Je remarquai plus d’une fois l’empire, mêlé de sympathie et de crainte, qu’exerçaient sur son esprit notre grande révolution de 1789, les idées et les forces sociales qu’elle a mises en jeu. Il ne partageait à ce sujet ni les maximes ni les passions des anciens tories, et au fond de son âme, malgré toutes ses réserves morales, politiques et nationales, ce grand conservateur anglais était lui-même un enfant bien plutôt qu’un ennemi de ce nouvel ordre social qui demeure puissant et fécond en dépit de ses fautes, de ses revers, de ses mécomptes et de ses ténèbres ; mais ce qui me frappa surtout dans la conversation de sir Robert Peel, ce fut sa constante et passionnée préoccupation de l’état des classes ouvrières en Angleterre, préoccupation morale autant que politique, et dans laquelle, sous un langage froid et un peu compassé, perçait l’émotion de l’homme aussi bien que la prévoyance de l’homme d’état ; « Il y a là, disait-il sans cesse, trop de souffrance et trop de perplexité ; c’est une honte comme un péril pour notre civilisation ; il faut absolument rendre la condition de ce peuple du travail manuel moins dure et moins précaire. On n’y peut pas tout, bien s’en faut ; mais on y peut quelque chose, et on y doit faire tout ce qui se peut. » Dans l’activité de sa pensée et le loisir de sa vie, c’était évidemment là, pour lui, l’idée dominante de l’avenir.

Cet avenir approchait. Depuis ses deux restaurations de 1835 et 1839, le cabinet whig s’usait à durer sans grandir. Dans les sessions de 1840 et de 1841, il recommença à chanceler, et l’on put pressentir pour lui une nouvelle chute. Les attaques de l’opposition devinrent plus pressantes ; Peel ne se refusait plus à l’ardeur de ses amis. Les whigs ne tardèrent pas à s’apercevoir que ses coups étaient plus rudes et seraient peut-être bientôt mortels. Ils essayèrent de l’intimider ou de l’affaiblir en lui prédisant les embarras qui l’attendaient dans l’exercice du pouvoir : « Si, avec les meilleures et les plus pures intentions, dit M. Macaulay, le très honorable baronet venait à entreprendre le gouvernement de ce pays, il reconnaîtrait qu’il lui serait très facile de perdre la confiance du parti qui l’y aurait élevé, et très difficile de gagner celle que possède heureusement le gouvernement actuel, la confiance du peuple irlandais. » C’était par l’Irlande surtout que les whigs se flattaient de se maintenir et de paralyser leur redoutable adversaire. Ils le sommèrent de s’expliquer nettement à ce sujet, et aussi sur toutes ses vues, tous ses principes de conduite, s’il arrivait au pouvoir. Peel accepta sans hésiter le défi. « On demande deux choses, dit-il : l’une, que celui qui va voter qu’il n’a pas confiance dans le gouvernement actuel expose avec précision les motifs de son vote ; l’autre, que ceux qui peuvent être considérés comme les successeurs probables des hommes qu’ils attaquent établissent d’après quels principes ils se proposent de conduire les affaires de ce pays. J’admets la pleine justice de la première de ces exigences. La seconde n’est peut-être pas, en droit strict, aussi parfaitement légitime ; mais je m’y rendrai très volontiers. Mes réponses à toutes les questions seront complètes et sans réserve. Je sais trop le peu de fond qu’il faut faire sur l’appui des partis qui ne connaissent pas bien les idées du chef qu’ils soutiennent, j’ai trop d’expérience de ces engagemens solennels contractés pour renverser un pouvoir et violés quand le but est atteint, j’ai trop peu d’envie d’obtenir, sous de faux semblans ou par un silence menteur, une confiance trompeuse, pour ne pas accepter avec joie cette occasion de déclarer franchement, sur tous les points que vous avez posés, mes opinions et mes desseins. »

Il commença par résumer les motifs de son opposition, s’adressant tour à tour à ses plus éminens adversaires, à lord Howick, à M. Macaulay, à lord John Russell, plus incisif, plus ironique qu’il n’avait coutume de l’être ; puis, revenant à lui-même, il passa en revue toutes les questions, toutes ses opinions sur la réforme, sur les privilèges des chambres, sur la loi des pauvres, la loi des grains, l’émancipation des catholiques, l’administration de l’Irlande, maintenant ce qu’il avait dit, indiquant ce qu’il croirait devoir faire si le pouvoir était dans ses mains, explicite et positif sur les points les plus délicats, entre autres sur la législation des céréales, au-delà peut-être de la nécessité et certainement de la prudence, évidemment entraîné par l’autorité naturelle de son caractère et par le sentiment de sa grande situation. « J’ai fini, dit-il après avoir parlé plus de deux heures ; j’ai accompli le dessein pour lequel je me suis levé ; j’ai dit par quels motifs je refuse ma confiance au gouvernement actuel ; j’ai déclaré quelle marche je me proposerais de suivre sur les grandes questions d’intérêt public qui divisent l’opinion publique. Je ne saurais répondre à la question que vous me posez : — Quels principes, prévaudront si un gouvernement nouveau vient à se former ? — Mais ce dont je puis répondre, c’est que si les principes que je professe ne prévalent pas, je ne ferai point partie de ce gouvernement. Il se peut qu’en professant mes principes je perde la confiance de quelques personnes qui, par méprise, ont été jusqu’ici disposées à me suivre. Je regretterai profondément cette confiance ; mais j’aime infiniment mieux la perdre que la conserver à un titre faux. Il se peut que les principes que je professe ne puissent être mis en pratique, et qu’un gouvernement qui le tenterait ne trouve pas dans la chambre des communes l’appui nécessaire. Pourtant je ne les abandonnerai pas, je ne chercherai pas à compenser la perte de confiance que je pourrai subir d’un côté de la chambre par le moindre effort pour me concilier la faveur de l’autre. Je persévérerai dans la conduite que j’ai tenue depuis l’adoption du bill de réforme, content du pouvoir réel que je ne cesserai pas d’exercer, indifférent, en ce qui me touche moi-même, au pouvoir officiel, prêt à m’en charger si on me le demande, quelles qu’en soient les difficultés, refusant de l’accepter à des conditions incompatibles avec mon honneur personnel, et dédaignant de le posséder au même titre que ceux qui l’exercent aujourd’hui. »

Le vote de non-confiance dans le cabinet whig fut rejeté encore ce jour-là à une majorité de 21 voix ; mais le coup était porté : dans la session suivante, le 27 mai 1841, le même vote, proposé par sir Robert Peel lui-même, fut adopté par 312 voix contre 311. Le cabinet, décidé à épuiser toutes les chances, obtint de la reine la dissolution de la chambre des communes. Les élections le condamnèrent. Ouvert le 24 août 1841, le nouveau parlement, dans le débat de l’adresse, donna, aux conservateurs contre les whigs, 91 voix de majorité. Le 30 août, le cabinet whig remit entre les mains de la reine sa démission, et, trente-deux ans après son entrée dans la chambre des communes, sir Robert Peel, accomplissant l’attente de son père et des compagnons de sa jeunesse, prit effectivement en main le gouvernement de son pays.

SIR ROBERT PEEL

DEUXIÈME PARTIE.


VII.

Sir Robert Peel arrivait au pouvoir sous les auspices les plus brillans et pourtant précaires, avec des forces éclatantes, mais aussi avec des faiblesses cachées[4]. Son triomphe était aussi légitime que complet : le cabinet whig n’avait succombé à aucun accident, à aucune manœuvre ; il s’était usé lentement, au grand jour de débats solennels, et retiré devant le vote positif et réfléchi du parlement. Le cabinet que Peel venait de former comptait dans son sein les hommes les plus illustres par la gloire, par le rang, par la capacité, par la considération : dans la chambre des pairs, le duc de Wellington, sans fonction spéciale ; lord Lyndhurst, aussi habile dans la discussion politique que dans l’administration de la justice ; lord Aberdeen, d’un esprit aussi conciliant qu’élevé, prudent, patient, équitable, et mieux instruit que personne des intérêts et des traditions diplomatiques de l’Europe ; lord Ellenborough, le plus brillant des orateurs tories ; — dans la chambre des communes, lord Stanley, que le noble chef retiré des whigs, lord Grey, regardait, me dit-il en 1840, comme l’héritier le plus direct de la grande école oratoire de Pitt et de Fox ; sir James Graham, administrateur éminent, raisonneur fécond et animé, plein de ressources dans les débats ; — autour d’eux, un groupe d’hommes jeunes encore et déjà très distingués, laborieux, éclairés, convaincus, dévoués : M. Gladstone, lord Lincoln, M. Sidney Herbert, sir William Follett ; — derrière cet état-major politique, une majorité nombreuse, formée par dix ans de lutte, contente et fière de son récent triomphe ; et à la tête de ce puissant parti et de ce grand cabinet, sir Robert Peel, chef incontesté, éprouvé, accepté de tous, entouré de la considération publique, investi de l’autorité du caractère, du talent, de l’expérience, de la victoire. Jamais peut-être premier ministre n’avait réuni dès son avènement autant d’élémens et de gages d’un gouvernement sûr et fort.

Mais il était appelé à la plus difficile des œuvres, à une œuvre essentiellement incohérente et contradictoire. Il fallait qu’il fût à la fois conservateur et réformateur, et qu’il fît marcher avec lui, dans cette double voie, une majorité incohérente elle-même, et dans laquelle dominaient, au fond, des intérêts, des préjugés, des passions immobiles et intraitables. L’unité manquait à sa politique et l’union à son armée. Sa situation et sa mission étaient également complexes et embarrassées ; c’était un bourgeois chargé de soumettre à de dures réformes une puissante et fière aristocratie, un libéral sensé et modéré, mais vraiment libéral, traînant à sa suite les vieux tories et les ultrà-protestans. Et ce bourgeois, devenu si grand, était un homme d’un naturel concentré et peu sympathique, de manières froides et gauches, habile à diriger et à dominer une assemblée, mais peu propre à agir sur les hommes par l’attrait de l’intimité, de la conversation, des communications expansives et libres, plus tacticien que missionnaire, plus puissant par les argumens que sur les âmes, plus redoutable pour ses adversaires qu’aimable pour ses partisans.

Mieux que lui-même peut-être, ses adversaires se rendaient compte, avec la sagacité de l’esprit de parti, des difficultés qui l’attendaient, et ils n’avaient garde de les lui aplanir. Ministres encore à l’ouverture du parlement, et appelés à rédiger, comme leur testament, le discours de la couronne, les whigs eurent grand soin d’y bien définir la double tâche qu’ils n’avaient pu accomplir eux-mêmes, mais qu’ils imposaient à leur successeur. Ils dirent aux chambres : « Les dépenses extraordinaires qu’ont entraînées les événemens du Canada, de la Chine et de la Méditerranée, et la nécessité de tenir sur pied des forces suffisantes pour protéger nos vastes possessions, nous obligent à chercher les moyens d’accroître le revenu public. Sa majesté désire ardemment que ce but soit atteint de la façon la moins onéreuse pour son peuple, et, après mûre délibération, il lui a paru que votre attention devait se porter sur la révision des droits qui frappent les produits étrangers. Vous aurez à examiner, d’une part, si quelques-uns de ces droits ne sont pas à la fois improductifs pour le trésor public et vexatoires pour le commerce ; d’autre part, si le principe de la protection n’a pas reçu une extension également nuisible au revenu de l’état et aux intérêts du peuple. Sa majesté désire aussi que vous preniez en considération les lois qui règlent le commerce des grains. Vous aurez à voir si ces lois n’aggravent pas les fluctuations naturelles des moyens de subsistance, si elles n’entravent pas le commerce, ne dérangent pas le cours de la circulation monétaire, ne diminuent pas le bien-être et n’accroissent pas les privations du grand corps de la nation. »

Prenant ainsi, en se retirant, tous leurs avantages, les whigs chargeaient sir Robert Peel de réparer leurs fautes et d’acquitter leurs promesses. Il était condamné à relever le pouvoir et à réformer les lois, à combler le déficit et à soulager le peuple.


VIII

Avant de se mettre en marche vers ce double but, il employa cinq mois à étudier les faits et à préparer ses mesures. Impatiens de reprendre le rôle toujours facile de l’opposition, les whigs se plaignaient de ses lenteurs ; Peel leur répondait avec une poignante ironie : « Si je suis coupable de n’avoir encore rien proposé sur la législation des grains un mois après mon entrée au pouvoir, que faut-il penser d’un ministère qui, pendant cinq ans, jusqu’en mai 1841, a gouverné sans exprimer à ce sujet une opinion arrêtée et unanime ? Si vous êtes à ce point convaincus que les lois sur les grains infligent au pays des maux effroyables, qu’elles sont la cause de la détresse commerciale et des souffrances qui pèsent, dans quelques districts, sur les classes ouvrières, pourquoi avez-vous laissé s’écouler cinq ans sans proposer un remède à ces maux ? Pourquoi avez-vous fait, entre vous, de cette question une question libre ?… J’en conviens : après avoir été dix ans en dehors du pouvoir, je crois raisonnable de ne pas changer en quelques semaines cette législation, d’examiner tous les renseignemens recueillis avant moi, de me rendre compte de tous les faits, de tous les avis… Que ne mettez-vous la chambre en demeure de s’expliquer sur la confiance que je lui demande ? Elle a été élue d’après votre conseil et sous vos auspices ; consultez-là sur ce qu’elle pense de la conduite que je tiens. » Les whigs n’avaient garde de soumettre à la chambre une telle question ; ils savaient trop quelle serait sa réponse. Le parlement fut prorogé sans que sir Robert eût exposé ses plans. La session se rouvrit, le 3 février 1842, avec un mouvement et un éclat inaccoutumés. La reine venait d’accoucher du prince de Galles ; un vif sentiment monarchique animait le pays et les chambres ; elles votèrent au prince Albert, comme à la reine elle-même, des adresses de félicitation affectueuse. Le roi de Prusse, le premier des souverains protestans du continent, l’ancien et naturel allié de l’Angleterre, était venu à Londres comme parrain du jeune prince. Il assistait à la séance royale. Quoique fortuits et passagers, les incidens heureux, les élans de joie publique profitent au pouvoir qui les voit naître. Après un débat de pure forme, les adresses en réponse au discours du trône furent votées, dans l’une et l’autre chambre, sans aucun dissentiment. Elles annonçaient que des mesures seraient incessamment proposées pour le rétablissement de l’équilibre entre les dépenses et les revenus de l’état, pour la révision du tarif des douanes, des lois sur les grains, sur les banqueroutes, sur l’enregistrement des listes d’électeurs, sur la juridiction des cours ecclésiastiques, et pour apporter à la détresse de certains districts manufacturiers tout le soulagement qu’on pouvait attendre de la législation. Toute hésitation et toute lenteur cessèrent en effet dans la marche du cabinet ; il mit immédiatement les chambres à l’œuvre, et pendant plus de six mois, du 3 février au 12 août 1842, sir Robert Peel fut constamment sur la brèche, soit pour exposer et discuter ses plans sur les grandes questions à l’ordre du jour, soit pour faire face à toutes les attaques de l’opposition et à tous les incidens du gouvernement.

Le moyen qu’il adopta pour remettre l’équilibre dans les finances de l’état, l’établissement d’une taxe (income-tax) sur tous les revenus fonciers, mobiliers ou professionnels, au-dessus de 150 liv. sterl. (3,750 fr.), rencontra une forte opposition, et n’a pas cessé d’être, surtout en France, parmi les économistes et les financiers, l’objet de critiques aussi vives que les inquiétudes qui les inspirent. Dans un temps aussi enclin que le nôtre aux passions démocratiques, je devrais plutôt dire aussi craintif devant leurs prétentions ou leurs attaques, un impôt qui ne frappe que les classes riches, et n’excite ainsi point d’effervescence populaire, est trop tentant pour qu’on n’en redoute pas l’abus. L’assiette de la taxe sur les revenus est de plus évidemment sujette à une incertitude, à une inquisition, à un arbitraire, à des fraudes qui la rendent particulièrement suspecte et désagréable. Ces objections sont moins fortes en Angleterre qu’elles ne seraient ailleurs. Il y a là, dans toutes les carrières où s’exerce l’activité humaine, beaucoup plus de grandes fortunes faciles à connaître et à atteindre. Les garanties de légalité, de liberté, de publicité, je dirai même de moralité dans les rapports des citoyens avec l’état, y sont plus sûres et plus efficaces. D’ailleurs la taxe sur les revenus n’y était pas nouvelle ; M. Pitt l’avait proposée et fait voter en 1798 au taux de 10 pour 100 ; sir Robert Peel ne demandait que 3 pour 100. Il tint absolument à sa demande ; c’était à ses yeux une question d’honneur national aussi bien que de prudence administrative. « J’ai acquitté mon devoir comme ministre de sa majesté, dit-il en terminant l’exposé de son plan ; j’ai proposé, avec tout le poids du gouvernement, ce que je crois nécessaire pour le bien public. Je vous laisse maintenant à accomplir le devoir qui vous est propre, le devoir d’examiner mûrement et d’accepter ou de rejeter définitivement les mesures que je vous propose. Nous vivons dans une ère solennelle pour les sociétés humaines. C’est la pente naturelle des hommes d’exagérer la grandeur des crises qui les frappent et des événemens auxquels ils assistent. Pourtant on ne saurait nier, je crois, que l’époque où la Providence nous a placés, nous et nos pères, l’époque qui s’est écoulée depuis la première explosion de la première révolution française, ne soit l’une des périodes les plus mémorables de l’histoire du monde. La conduite que l’Angleterre a tenue durant ce temps attirera les regards, et, j’en ai la confiance, l’admiration de la postérité. Cette période se divise en deux parts presque égales : vingt-cinq ans d’une lutte continue, la plus redoutable où se soient jamais engagées les forces d’un peuple, et vingt-cinq ans d’une profonde paix européenne, rare fortune dont la plupart d’entre nous ont joui, et que nous avons due aux sacrifices accomplis pendant les années de guerre. Un temps viendra où d’innombrables millions d’hommes nés de notre sang, mis par notre vaste colonisation en possession d’une grande partie de notre globe, vivant sous des institutions issues des nôtres, parlant notre langue, un temps viendra, dis-je, où ces in nombrables millions d’hommes se rappelleront avec orgueil les exemples de courage et de constance qu’ont donnés nos pères pendant la terrible époque de la guerre… On comparera leur conduite avec celle que nous aurons tenue nous-mêmes pendant les années de la paix. Je m’adresse aujourd’hui à vous, au sein de cette paix qui dure de puis vingt-cinq ans ; je vous expose les difficultés et les charges financières qui pèsent sur vous. J’ai l’espérance, la ferme confiance que, fidèles à l’exemple de vos pères, vous regarderez ces difficultés en face, et que vous ne refuserez pas de faire des sacrifices pareils à ceux qu’ils ont faits pour maintenir le crédit public. Pensez-y bien ; ceci n’est pas une difficulté accidentelle : il y a dans les hautes classes de la société de grands progrès de jouissance et de bien-être, de prospérité et de richesse ; au milieu de ces progrès existe un mal grave, un désordre dans les finances de l’état qui a été croissant depuis sept ans, et en face duquel vous vous trouvez aujourd’hui. Si vous avez, comme je crois que vous l’avez, le courage et la constance de ceux qui vous ont été donnés en exemple, vous ne consentirez pas à rester les bras croisés, regardant ce mal s’accroître tous les ans. Vous n’adopterez pas le misérable expédient d’aggraver pendant la paix, au milieu de ces progrès de prospérité et de richesse, le fardeau qu’aura à supporter la postérité… Votre conduite serait en trop grand contraste avec celle de vos pères, pressés par des embarras bien plus pesans que les vôtres. En présence d’une sédition dans leurs flottes, d’une rébellion en Irlande, de cruels désastres au loin, avec des fonds publics au-dessous de 52, vos pères, avec un redoublement de vigueur et aux applaudissemens du pays, se sont soumis à une taxe sur le revenu de 10 pour 100. Vous ne vous exposerez pas à une si injurieuse comparaison… Au moment où je vous remets la responsabilité, vous vous montrerez dignes de votre mission, dignes de représenter un grand peuple… L’empire de l’opinion prévaut de plus en plus sur l’empire de la force physique ; la bonne foi, le bon renom sont de plus en plus pour tous les peuples, surtout pour le peuple anglais, le plus sûr moyen de maintenir sa grandeur. Vous ne manquerez pas au devoir que vous ont légué vos pères ; vous ne ternirez pas un nom qui est votre plus glorieux héritage. »

Les chambres pensèrent et sentirent comme le ministre qui les honorait en s’y confiant ; le grand parti qui marchait sous sa conduite, propriétaires, capitalistes, négocians, manufacturiers, aristocrates et riches de toute sorte, accepta le fardeau qu’il lui imposait, et l’ordre fut rétabli dans les finances de l’état.

Au début et en apparence, la seconde des mesures que proposa sir Robert Peel était moins grave ; elle consistait dans la révision du tarif des droits imposés à l’entrée des produits étrangers. « Les principes d’après lesquels nous avons procédé en général, dit Peel (je dis en général, car il y a quelques articles qui font exception), sont ceux-ci. Nous avons voulu d’abord supprimer toute prohibition absolue, et abaisser les droits d’un effet prohibitif. Nous avons ensuite grandement réduit les droits sur les matières premières employées dans nos manufactures ; dans certains cas, le droit devient purement nominal et moyen de statistique plutôt que source de revenu ; presque dans aucun cas, le droit sur les matières brutes ne s’élève au-dessus de 5 pour 100. Je propose que, sur les objets qui sont en partie manufacturés, les droits soient effectivement réduits et ne dépassent jamais 12 pour 100. Enfin, sur les objets qui sont complètement le produit du travail manufacturier, les droits ne s’élèveront presque jamais au-dessus de 20 pour 100. » Douze cents articles étaient compris dans le tarif ; les droits furent réduits sur sept cent cinquante articles, et ces réductions, en y ajoutant celles dont le café et les bois de construction furent également l’objet, devaient entraîner pour le trésor une perte évaluée à 1,040,000 livres sterling (26,000,000 de francs). « Beaucoup de partisans déclarés de la liberté du commerce penseront, dit Peel, que je ne suis pas allé assez loin : sur le principe général de la liberté du commerce, il n’y a plus maintenant, je crois, grande différence d’opinion, et tout le monde est d’accord qu’il faut acheter au plus bas et vendre au plus haut prix possible ;… mais quand on traite avec des intérêts si grands et si variés, on ne saurait procéder toujours par une exacte application du principe. Les vrais amis du principe général doivent penser qu’il ne serait pas sage de proposer des changemens tels qu’il en résultât des maux particuliers assez graves pour soulever une grande clameur et exciter une vive sympathie. Je pense à cet égard comme un homme d’état éminent qui n’est plus, et avec qui j’avais le bonheur d’agir en 1825. M. Huskisson proposa, à cette époque, dans la politique commerciale et coloniale de ce pays, quelques réformes bien moins étendues que celles que j’ai l’honneur de soumettre à la chambre. Il dit en les présentant : « Je n’ai nul désir de mettre en vigueur des principes nouveaux quand les circonstances n’en provoquent pas l’application ; une expérience déjà longue dans les affaires publiques m’a appris, et chaque jour m’apprend encore qu’en présence des intérêts si vastes et si complexes de ce pays, les théories générales, quelque incontestables qu’elles soient abstractivement considérées, ne doivent être appliquées qu’avec une extrême circonspection, en tenant grand compte des relations actuelles de la société, et avec de grands ménagemens pour tous les établissemens qui se sont formés dans son sein. » Ce sont là, reprit Peel, de justes, profondes et sages idées, et elles nous ont dirigés, moi et mes collègues, dans la révision de notre tarif… Je regrette que, de nos réformes, il puisse résulter un peu de souffrance pour quelques intérêts ; si nous y avions renoncé par ce seul motif, nous nous serions condamnés à un ajournement indéfini de ces questions. J’ai la confiance que le bien général que produiront nos mesures sera une ample compensation à quelques dommages individuels, et qu’elles accroîtront grandement la demande des produits de notre industrie, ainsi que les moyens, pour le peuple, de se procurer les nécessités et les commodités de la vie. Nous faisons ces propositions dans un moment de grands embarras financiers ; mais en agissant ainsi, nous donnons à l’Europe un bon exemple : nous déclarons que nous ne chercherons pas à améliorer nos finances en élevant les droits à l’importation ; nous comptons sur d’autres moyens pour remplir notre trésor. J’espère que notre exemple agira sur les nations étrangères ; mais quand même elles ne le suivraient pas, cela ne devrait point nous décourager, car c’est toujours l’intérêt de ce pays-ci d’acheter à bon marché ce dont il a besoin, soit que les autres pays veuillent, ou non, en faire autant dans leurs rapports avec nous. Non-seulement ces principes nous seront immédiatement profitables, mais en les pratiquant nous en déterminerons tôt ou tard l’application générale, source assurée d’avantages mutuels, et pour nous et pour ceux qui seront assez sages pour agir comme nous. »

Pendant que Peel parlait, au moment où il exprimait son assentiment au principe général de la liberté du commerce, un vif mouvement d’approbation s’éleva dans la chambre ; il s’interrompit : « Je comprends, dit-il, ce mouvement ; je ne veux pas engager en ce moment une discussion sur la loi des grains, mais je soutiens, et j’en ai plus d’une fois donné les raisons, qu’il y a là une exception à la règle générale. Je sais que ces messieurs de l’opposition se plaindront des limites dans lesquelles, pour cette importante matière, j’ai renfermé l’application du principe de la liberté. Je persiste à croire qu’il serait inopportun d’aller aussi loin qu’on voudrait me pousser. Si j’apportais dans la loi des grains des changemens plus étendus que ceux que j’ai naguère soumis à la chambre, je ne ferais qu’accroître les souffrances et les alarmes du pays. Nous avons fait, je pense, tout ce que comportent, dans les circonstances actuelles, de si graves intérêts. »

Il avait en effet, dès les premiers jours de la session, abordé cette difficile matière et proposé, dans la législation des céréales, les seules réformes qu’il eût alors dessein d’y apporter. Elles étaient, à vrai dire, peu considérables ; il maintint le système de l’échelle mobile des droits à l’importation des grains étrangers, en le modifiant dans un sens libéral, soit par le changement des bases d’après lesquelles devaient être fixées les moyennes des prix, soit par l’abaissement de la protection accordée, sur les divers degrés de l’échelle, aux blés indigènes. Le maximum de la protection, qui était de 27 shellings spar quarter, quand le blé indigène était au-dessous de 60 shellings le quarter, fut réduit à 20 shellings, et seulement quand le blé était au-dessous de 51 shellings. Ces modifications ne satisfaisaient aucun des partis opposans ; les whigs, par l’organe de lord John Russell, proposèrent la substitution d’un droit fixe de 8 shellings par quarter à l’échelle mobile ; M. Villiers, M. Cobden et les radicaux réclamèrent la complète abolition de tout droit sur les grains ; M. Christopher, au nom des partisans ardens de la protection, demanda qu’à tous les degrés de l’échelle mobile les droits fussent plus élevés. Sir Robert Peel fit rejeter, après de longs débats, toutes ces propositions, et maintint fermement celle du cabinet, sans confiance passionnée, sans illusion, sans charlatanisme, offrant son plan comme la transaction la plus équitable entre les intérêts en présence, mais ne s’en promettant et n’en promettant à personne ni la conciliation définitive de ces intérêts, ni la cessation de la détresse des classes ouvrières dans certaines parties du pays. « Je me fais un devoir, dit-il en commençant, de déclarer qu’après avoir consacré à cette question toute l’étude et toute l’attention dont je suis capable, je ne puis recommander la proposition que j’ai à faire en vous donnant l’espérance qu’elle atténuera effectivement et immédiatement la détresse commerciale. J’admets la réalité de cette détresse, je déplore les souffrances qu’elle cause, je sympathise avec les classes condamnées à de si dures privations ; mais je ne saurais attribuer la détresse, autant du moins que le supposent quelques personnes, à l’influence des lois sur les grains… Elle tient, selon moi, à d’autres causes qui suffisent à l’expliquer. » Il apporta la même sincérité dans la discussion, dans l’appréciation de la valeur pratique de ses mesures, évidemment perplexe, quoique décidé, et très combattu dans son âme entre son ardent désir d’améliorer le sort des classes ouvrières et les ménagemens qu’il voulait garder, non-seulement par prudence parlementaire, mais par justice et nécessité permanente, envers la propriété foncière et l’agriculture nationale. « Il est impossible, dit-il, de ne pas sentir que ceux qui demandent la complète abolition des lois sur les céréales peuvent faire appel à des argumens qui leur donnent de grands avantages ; ils peuvent se récrier contre une taxe sur le pain, sur la nourriture du peuple ; ils peuvent dire que cette taxe est établie pour la protection ou au profit d’une classe particulière… Je persiste pourtant dans l’opinion qu’il est de la plus grande importance, pour les intérêts de ce pays, qu’en fait de subsistances vous y demeuriez, autant que cela se peut, indépendans des secours étrangers. Je ne veux pas dire absolument indépendans, ce qui est impossible ; rien ne serait plus nuisible que de faire naître par les lois cette impression qu’on veut rendre ce pays absolument indépendant de tout secours étranger ; ce que je dis, c’est qu’il importe infiniment, dans un pays où le blé est la principale nourriture du laboureur, que si nous avons recours à des blés étrangers, ce soit uniquement pour combler un déficit accidentel, non pour en tirer le fond permanent de notre subsistance Les droits que je propose sont à coup sûr un abaissement considérable de la protection jusqu’ici accordée au cultivateur indigène, et pourtant, s’il y regarde bien, il verra qu’il peut supporter cette réduction et qu’il est encore efficacement protégé Je n’entends protéger spécialement aucune classe ; la protection ne peut être soutenue d’après ce principe ; elle doit être d’accord avec le bien général de toutes les classes du pays. Je ne me croirais pas l’ami des agriculteurs, si je demandais pour eux une protection dans l’unique dessein de maintenir leurs revenus Je désavoue expressément toute intention semblable. Je crois et mes collègues croient qu’il importe infiniment à notre pays, à toutes les classes de la société dans notre pays, que la principale source de leur alimentation réside dans l’agriculture nationale, et nous croyons en même temps que toute augmentation de prix sur les grains, imposée pour atteindre à ce but, doit être réclamée non comme une prime particulière pour l’agriculture, mais comme une mesure avantageuse au pays tout entier… Telle est la proposition que le gouvernement de sa majesté soumet à la chambre… Le moment me paraît bon pour régler cette question. Il n’y a pas au dehors assez de blé disponible pour alarmer ceux qui redoutent un excès d’importation. Pendant le temps qui s’est écoulé depuis la clôture du parlement, et au milieu de la détresse commerciale, les esprits sont restés sur cette délicate matière, aussi modérés, aussi calmes qu’on pouvait le désirer. Quelque fermentation a pu paraître çà et là, quelques tentatives ont pu être faites pour enflammer le peuple ; mais, je dois en convenir, l’attitude et la conduite du gros de cette nation, notamment des classes les plus frappées par la détresse commerciale, leur donnent droit à la sympathie et au respect. Aucun obstacle violent n’entravera la solution de la question ; elle est pleinement dans le domaine de la loi. J’ai la confiance qu’acceptée, ou non, tout entière et telle qu’elle est, la proposition que j’ai l’honneur de soumettre à la chambre aura pour effet d’amener quelque arrangement satisfaisant et définitif. »

C’était trop espérer et de la sagesse générale des hommes et de sa propre sagesse : quoique adoptées sans amendemens et à de fortes majorités, les propositions de sir Robert Peel, loin d’amener pour cette grande question un arrangement satisfaisant et définitif, ne furent qu’un nouveau pas dans la lutte. Dès qu’il eut manifesté l’intention de réduire les droits protecteurs de l’échelle mobile, une scission commença dans son parti et jusque dans son cabinet ; le duc de Buckingham, qu’il y avait appelé comme le plus dévoué représentant des intérêts agricoles, se retira, et dans la chambre des communes 104 conservateurs votèrent pour l’amendement qui réclamait des droits plus élevés que ceux de la proposition ministérielle. M. Villiers et M. Cobden réunirent 90 voix en faveur de la complète abolition des lois sur les céréales. Le système du droit fixe, soutenu par les whigs, rallia 226 suffrages contre 349, fidèles à celui de l’échelle mobile. Quelque complète que fût pour le gouvernement la victoire, ce n’étaient pas là, surtout à l’entrée de la carrière, des oppositions ni des symptômes d’avenir à dédaigner. Au terme de la session de 1842, l’avant-veille de la prorogation du parlement, lord Palmerston se chargea de mettre en lumière cette situation et d’en faire éclater, sous les pas du cabinet victorieux, les embarras et les périls : « Certainement, dit-il, le jour où nous sommes sortis des affaires et où nos adversaires ont pris le pouvoir, ce jour a été pour le parti tory un jour d’exultation et de triomphe. C’était certainement un jour qui leur assurait, pour de longues années, le maintien de ce système de monopole et de droits restrictifs auquel ils étaient attachés, et qu’ils jugeaient bon pour l’intérêt public comme pour leur propre intérêt ; mais, ô vanité de la sagesse humaine ! que la vue des hommes les plus sagaces est courte ! Avant que peu de mois se fussent écoulés, les chants de triomphe des tories se sont changés en cris de lamentation. Les hommes qu’ils avaient choisis comme leurs plus fermes champions, les défenseurs qu’ils avaient armés pour leur cause, ceux-là même ont tourné contre eux leurs armes, et leur ont porté sans pitié des coups qui, s’ils ne sont pas mortels aujourd’hui, amèneront infailliblement bientôt la ruine complète du système favori des tories. Grand a été leur désappointement et amères leurs plaintes. Nous ne les avons pas beaucoup entendues dans cette chambre, et pour cause ; mais dans toutes les autres maisons de Londres, dans tous les clubs, dans toutes les rues ont retenti les colères de ces pauvres gens se disant victimes de la plus cruelle déception. Il est vrai qu’ils ont été cruellement déçus ; mais par qui ? Ce n’est point par l’honorable baronet dont ils ont fait leur chef ; c’est par eux-mêmes, c’est à eux-mêmes qu’ils doivent s’en prendre du mécompte que leur cause la conduite du gouvernement de sa majesté. Pourquoi, pendant les dix longues années qu’ils ont passées marchant à la suite de leurs chefs dans l’opposition, n’ont-ils pas pris la peine de s’assurer des opinions de ces chefs sur ces questions d’une importance à leurs yeux vitale ?… Ce que sont réellement ces opinions, nous avons eu, dans la session actuelle, pleine liberté et occasion de l’apprendre ; elles nous ont été exposées sans détour sans équivoque, et je dois dire que les plus zélés avocats de la liberté commerciale n’auraient pu manifester des doctrines plus libérales, des principes plus élevés et plus justes. Personne ne peut supposer que nos honorables adversaires aient hérité de nous ces principes en prenant nos places, ou qu’ils les aient trouvés enfermés dans les boîtes rouges dont nous leur avons remis les clés… Encore moins peut-on croire que ces opinions, ces doctrines aient été, pour les chefs tories, le résultat d’études profondes auxquelles ils se sont livrés depuis leur entrée au pouvoir en septembre dernier ; nous savons par expérience ce que sont les labeurs obligés des ministres ; nous savons que le torrent des affaires roule sur eux à toute heure de tous les jours, comme les flots de la Tamise, et les emporte irrésistiblement Non, ce n’est pas entre le 3 septembre, jour de leur avènement, et le 3 février, jour de l’ouverture de cette session, que les ministres de sa majesté ont eu le loisir d’étudier les ouvrages d’Adam Smith, de Ricardo, de Mac Culloch, de Mill et de Senior ; évidemment les idées qu’ils ont exprimées dans cette chambre étaient le fruit de longues études et d’anciennes méditations, d’études et de méditations poursuivies pendant ces dix années du loisir que permet l’opposition même la plus active. Nos honorables adversaires sont arrivés au pouvoir imbus de ces excellens principes, dont la manifestation, de leur part, a excité tant d’admiration de notre côté de la chambre, tant de surprise et d’alarme sur d’autres bancs… Les mesures qu’ils nous ont proposées sont loin sans doute de répondre et aux besoins du pays, et à nos désirs, et aux principes mêmes sur lesquels elles se fondent ; mais il n’en est pas moins vrai que, depuis que nous avons un gouvernement tory, nous avons fait un grand pas dans la bonne voie, assez grand pour nous remplir d’espoir dans l’avenir, et pour nous décider à essayer de nous contenter, dans le présent, de ce que nous avons déjà obtenu. »

Peel ressentit vivement un coup si bien porté, et il le repoussa avec hauteur et rudesse envers ses adversaires, avec ménagement et douceur envers ses amis. Prenant sur-le-champ la parole après lord Palmerston, « le noble lord, dit-il, devrait voir avec un peu plus de tolérance les changemens d’opinion : il a été, pendant vingt ans, le partisan zélé de Perceval, de Castlereagh, de Canning ; jusqu’en 1827, jusqu’à la mort de M. Canning, cet adversaire décidé et invariable de toute réforme parlementaire, le noble lord a fidèlement suivi et servi M. Canning. En 1830, à l’avènement du comte Grey, l’avocat décidé et invariable de la réforme, le noble lord a aussi fidèlement suivi et servi le comte Grey Pendant la vie de M. Canning, n’avait-il donc rien vu dans les circonstances du temps, dans le progrès des événemens, qui indiquât la nécessité prochaine de grands changemens constitutionnels ? N’avait-il rien observé qui lui apprît qu’il était prudent de devancer les demandes populaires et d’écarter, par des concessions opportunes et limitées, la nécessité d’innovations dangereuses ? Fallait-il absolument, pour amener et justifier son changement d’opinion, quelque grand coup soudain et imprévu, comme la révolution de 1830 en France ? Je puis croire et je crois à la pureté de ses motifs ; mais je crois aussi que, de sa part, il y a mauvaise grâce à étaler tant d’intolérance et de violence contre les changemens d’opinion dans l’esprit d’autrui… Il insinue que j’ai trompé mes amis par l’étendue et l’importance des modifications que j’ai apportées dans les lois sur les grains ; je suis accoutumé à entendre, de la part de ses amis à lui, un reproche tout contraire : ils disent que ces modifications ne sont ni étendues ni importantes, que la loi nouvelle ne vaut pas mieux que l’ancienne, qu’il y a mécompte et déception, non pas pour les agriculteurs, mais pour le grand corps des consommateurs. Ces deux accusations ne peuvent être vraies l’une et l’autre ; au fait, ni l’une ni l’autre n’est vraie ; je n’ai trompé personne, je n’ai pratiqué dans le gouvernement point de principes que je n’eusse professés dans l’opposition. Que me disiez-vous alors ? Que mes partisans ne me soutenaient qu’à contre cœur et sans conséquence, qu’ils blâmaient ma modération, mon penchant pour la liberté commerciale. Quand j’ai pris le pouvoir en 1835, n’ai-je pas fait une déclaration publique des principes d’après lesquels je voulais agir ? En quoi m’en suis-je écarté en 1842 ?… Le noble lord dit que je n’ai pas pris ces principes dans les boîtes rouges des derniers ministres. Il n’a jamais rien dit de plus vrai. Le dernier cabinet n’a pas laissé la moindre trace de ses intentions en fait de liberté commerciale et d’abaissement des tarifs : elles ont pu être excellentes, mais nous n’en avons rien découvert… Ce n’est qu’au jour même de votre chute, comme des pénitens consternés, que vous vous êtes souvenus des principes que vous aviez oubliés ou négligés aux jours de votre force, et vous avez discrédité ces principes mêmes en essayant de les faire servir, non pas au bien public, mais au salut d’une administration en ruine… Le noble lord explique l’inaction du cabinet dans ses dernières années par un argument qu’il croit triomphant ; ils n’étaient pas, dit-il, assez forts, ses collègues et lui, pour faire prévaloir leurs principes ; ils étaient entravés, annulés par l’opposition. Alors pourquoi restiez-vous au pouvoir ? pourquoi préfériez-vous vos places à vos principes ? Pourquoi ne proposiez-vous pas ce que vous jugiez bon, en renvoyant au parlement la responsabilité du rejet ? J’ai le droit de vous faire cette question. En 1835, ai-je renoncé à la taxe sur la drèche parce que mes partisans me menaçaient de la repousser ? Non ; je les ai réunis, je leur ai dit que le maintien de la taxe sur la drèche était nécessaire au maintien du crédit public, que je m’opposerais à ce qu’elle fût abolie, et que je me retirerais si j’étais battu. J’ai résisté, et résisté efficacement… Vous me disiez l’an dernier que je serais un instrument dans les mains d’autrui, et qu’on me refuserait le pouvoir de pratiquer mes principes. J’ai déclaré alors, comme je le déclare aujourd’hui, que le pouvoir, ses privilèges, son éclat, ne sont rien à mes yeux si ce n’est comme instrument de bien public. S’il faut posséder le pouvoir par tolérance et ne le garder qu’à la condition d’abandonner mes propres opinions pour obéir à celles d’autrui, je ne le garderai pas. Mon dédommagement pour tous les sacrifices que le pouvoir impose, c’est l’espoir de cette honorable renommée qu’on n’acquiert qu’en suivant fermement la route qui, selon notre jugement toujours faillible, conduit au bonheur du pays… Ce n’est pas en s’asservissant aux volontés d’autrui, en recherchant la faveur momentanée des majorités, qu’on arrive à ce but, seul digne de nos efforts. Malgré tout ce qu’a dit le noble lord, malgré les rumeurs qu’il a recueillies sur les secrets mécontentemens de mes amis, j’ai l’orgueilleuse satisfaction de savoir que je conserve leur confiance, tout en réclamant le droit d’agir selon ma propre pensée. C’est leur généreux appui qui, de l’ouverture à la clôture de cette session, m’a mis en état de surmonter toutes les difficultés et de faire triompher toutes les mesures que j’ai proposées. Des nuances diverses, des mécontentemens accidentels ont pu se produire ; mais je demeure convaincu que ma conduite dans le pouvoir ne m’a fait perdre, chez mes amis, rien de cette adhésion confiante qui m’encourageait dans les arides régions de l’opposition. Après l’approbation de ma conscience et l’honneur de mon nom dans l’avenir, leur estime et leur cordial soutien sont la plus haute récompense que puissent me valoir mes travaux. »

Ce n’était pas uniquement par prudence et pour raffermir son parti ébranlé que Peel tenait ce langage ; sa confiance était sincère et jusqu’à un certain point fondée ; comme il le rappelait, il avait plus d’une fois, en face de ses adhérens, proclamé ses principes et revendiqué son indépendance ; malgré des dissidences et des humeurs évidentes, le gros du parti lui était resté et lui restait fidèle. Nécessaires les uns aux autres, d’accord sur les principes fondamentaux du gouvernement, infailliblement vaincus dès qu’ils seraient désunis, le chef et la plupart des soldats marchaient ensemble sans s’interroger, ne faisant rien pour se tromper mutuellement, mais évitant de se détromper, et couvrant leurs dissentimens et leurs mécomptes de leurs concessions ou de leur silence. Rare exemple d’intelligence et de modération patienté dans une situation incurablement fausse, qui ne pouvait durer sans s’aggraver en s’éclaircissant, mais qui, grâce à ces vertus politiques, pouvait et devait durer encore longtemps ! Dans le parlement, le jour commençait à se faire sur ce péril ; dans le pays, deux faits considérables, la ligue contre la loi des grains et l’état de l’Irlande, vinrent presser le cours des événemens et contraindre sir Robert Peel à marcher plus vite sur la pente où il s’était placé.


IX

Dans le comté de Lancaster, près de Manchester, une ville manu facturière de second ordre, peuplée pourtant de 50,000 habitans, Bolton, avait été jetée par la crise commerciale dans la plus cruelle détresse. Sur cinquante établissemens de manufacture, trente étaient fermés ; plus de 5,000 ouvriers ne savaient où trouver ni presque où chercher leur subsistance. Les désordres et les crimes, comme les misères, allaient croissant dans cette ville désolée avec une effroyable rapidité. Près du quart des maisons n’avaient plus d’habitans ; les prisons en regorgeaient. Des enfans mouraient de faim dans les bras de leurs mères ; des pères abandonnaient leurs femmes et leurs enfans, essayant de les oublier, puisqu’ils ne pouvaient les nourrir. Le parlement faisait des enquêtes sur l’étendue et les causes de cette détresse. Bolton avait pour représentant à la chambre des communes le docteur Bowring, économiste intelligent, actif, expansif, infatigable, appliqué sans relâche à mettre et remettre ces faits sous les yeux de la chambre, en les invoquant pour la cause de la liberté commerciale, dont il était l’un des plus zélés défenseurs, et soutenu dans son ardeur philanthropique par son goût pour le plaisir de faire du bruit en faisant du bien. Le mal persistait ; nul remède n’arrivait. Un vieux médecin, le docteur Birney, annonça un jour à Bolton qu’il ferait le soir, dans la salle de spectacle, une leçon sur la loi des grains et ses effets. Une grande foule se réunit, la salle était pleine ; mais quand l’orateur voulut prendre la parole, il se troubla et s’embarrassa à ce point qu’il lui fut impossible de poursuivre. Le désappointement et l’humeur, dans ce public déjà si triste, se tournèrent en irritation. Un violent désordre était près d’éclater. Un jeune chirurgien, M. Paulton, s’élança sur le théâtre, et improvisa tout à coup contre la loi des grains, et sur les souffrances qu’elle infligeait aux classes ouvrières, une éloquente invective. L’assemblée l’écouta et l’applaudit avec passion. On lui demanda de recommencer, dans une autre séance, son populaire discours. Il recommença en effet, apportant à l’appui de ses idées de nouveaux faits, de nouveaux raisonnemens, de nouveaux motifs de colère. Le docteur Bowring se trouvait en ce moment à Manchester, où, parmi les principaux manufacturiers, un comité venait de se réunir pour étudier la détresse publique et les moyens d’y porter remède. Entendant parler de M. Paulton et de ses improvisations, il le fit engager à venir à Manchester et à entretenir le comité de ses vues. Aussi approuvé et goûté à Manchester qu’à Bolton, M. Paulton reçut du comité la mission de parcourir les principaux districts manufacturiers de l’Angleterre, pour les échauffer d’un même zèle dans un même dessein. La chambre de commerce de Manchester adopta presque à l’unanimité une pétition demandant au parlement l’abolition complète et immédiate de la loi des grains. Les fabricans, négocians, marchands et ouvriers de la ville signèrent, au nombre de plus de vingt-cinq mille, une sorte de déclaration de guerre à cette loi, et pour rendre ce mouvement efficace en le transformant en action continue, les manufacturiers formèrent une association permanente vouée à la poursuite de leur but, instituèrent, sous le titre de Circulaire contre la Taxe sur le Pain, une publication périodique, organe de leurs opinions et de leurs conseils, choisirent des commis-voyageurs intellectuels chargés de la répandre en la commentant, et ouvrirent, pour subvenir aux frais de l’œuvre, une souscription qui s’éleva aussitôt à 50,000 livres sterling (1,250,000 francs ).

Ainsi commença contre la loi des grains l’organisation régulière de la passion publique, au service d’un intérêt et d’une idée.

Une idée n’est rien sans un homme. Sur-le-champ il s’en trouva un pour l’institution naissante. Richard Cobden, manufacturier en toiles peintes, établi depuis peu d’années à Manchester, s’y était promptement distingué par son esprit pénétrant, droit, fécond, et par son éloquence vive, claire, naturelle, hardie, aussi bien que par son honnêteté et ses succès industriels. Il était riche et populaire, et quoique les jalousies locales l’eussent empêché d’être envoyé à la chambre des communes par Manchester même, il y siégeait au nom de Stockport, ville voisine, qui l’avait élu son représentant. À peine entré dans l’association, Cobden comprit que, si Manchester en demeurait le principal théâtre et les manufacturiers de Manchester les principaux acteurs, elle serait de peu d’effet. Ce mélange d’instinct et de réflexion prompte qui caractérise les esprits puissans et les missions vraies lui apprit que, pour réussir, il fallait que l’association de particulière devînt générale, de provinciale nationale, et qu’elle eût pour centre de publicité et d’action le grand centre du pays et de son gouvernement, c’est-à-dire Londres. C’était d’ailleurs pour lui-même le sûr moyen de jouer dans cette œuvre le premier rôle. À Manchester, il avait des rivaux plus riches et plus influens que lui ; à Londres, et comme membre du parlement, il devenait naturellement l’organe et le chef de l’association. Il s’employa donc vivement à en transporter le siège à Londres, au milieu du grand mouvement politique et des partisans déjà célèbres de la liberté commerciale. Des relations s’établirent entre eux et le comité de Manchester ; des réunions se tinrent, où le but et les principes de l’association, ses conditions et ses moyens de succès, furent débattus et proclamés dans une sphère plus élevée et plus étendue que celle où elle avait pris naissance. Dans une de ces réunions, M. Cobden venait de décrire l’organisation de la ligue hanséatique et d’autres confédérations analogues formées dans le moyen âge pour résister à l’oppression des puissances du temps et protéger les classes labo rieuses : « Pourquoi ne formerions-nous pas aussi une ligue ? s’écria un des assistans. — Oui, reprit Cobden, une ligue contre la loi des grains. » L’adhésion fut générale et vive ; elle se répandit rapidement au dehors, partout où le mouvement venu de Manchester avait pénétré, et l’association qui déclarait la guerre à la loi des grains eut dès-lors un nom éclatant, un chef populaire, de l’unité et de la grandeur.

La ligue rencontra dès ses premiers pas un dangereux écueil ; avant elle s’était formée une autre association bien autrement ambitieuse, celle des chartistes, qui n’aspiraient à rien moins qu’à changer, n’importe à quel prix, l’état civil comme l’état politique de l’Angleterre, sa société comme sa constitution ; révolutionnaires aussi étourdis qu’arrogans, qui, entre autres fautes capitales, commettaient celle de copier en paroles des révolutions étrangères. C’était la prétention des chartistes de dominer dans toutes les assemblées populaires, et d’y faire d’abord proclamer leurs principes et leurs projets. Ils avaient naguère, dans un grand meeting tenu à Leeds, violemment rompu avec les radicaux, qui ne voulaient pas réclamer absolument et sans transaction le suffrage universel ; ils repoussèrent avec la même violence la ligue pour la liberté commerciale, qui tenait à se renfermer dans son modeste dessein ; ils se refusèrent avec elle à toute entente ainsi limitée, portèrent le trouble dans ses réunions, et finirent par jeter les manufacturiers, ses chefs, dans la plus cruelle perplexité, en donnant aux ouvriers le conseil de quitter les ateliers et de cesser tout travail, assurés, disaient-ils, que, lorsque toute source de production et de revenu serait ainsi tarie, le gouvernement serait contraint de capituler et de se soumettre aux conditions que les classes ouvrières voudraient lui dicter. Un tel conseil devait trouver aisément crédit dans les districts manufacturiers que désolait la détresse. Tout travail y cessa en effet ; les ouvriers oisifs se promenèrent, en masses bruyantes, dans les rues et aux environs des villes, commettant ça et la des désordres graves sur le lieu même, mais peu menaçans en général. Par calcul comme par instinct, la ligue contre la loi des grains demeura étrangère à ce mouvement, qui compromettait à la fois et les intérêts actuels de ses chefs et le but lointain qu’ils poursuivaient. On essaya bien d’en rejeter sur eux la responsabilité, au moins indirecte, et probablement les prétextes ne manquaient pas à ce reproche, car dans les grandes agitations publiques tous les novateurs sont solidaires, et prêtent, dans les premiers momens, le souffle de leurs passions aux désordres que la plupart d’entre eux sont loin de vouloir. Au fond, M. Cobden et ses amis déploraient une perturbation que les souffrances populaires et les folies chartistes avaient seules soulevée, et lorsqu’au bout de peu de semaines elle cessa devant quelques mesures de répression et par son propre affaissement, ils furent à coup sûr des premiers et des plus sincères à s’en réjouir.

Rentrés par le retour de l’ordre dans leur liberté d’action, ils reprirent leurs réunions publiques : elles avaient commencé dans la salle de spectacle de Bolton ; elles s’établirent dans celles de Drury-Lane et de Covent-Garden, à Londres ; le théâtre fut arrangé en salon ; une petite estrade y fut dressée pour les orateurs ; une foule nombreuse de tout rang, de tout état, de tout sexe, remplissait le parterre, les loges, les galeries, et les économistes les plus distingués venaient là périodiquement attaquer le régime protecteur et réclamer la liberté commerciale au nom des principes et des intérêts, de la science et de la charité. Nous avons quelque peine à concevoir et nous ne supporterions pas en France le degré de violence auquel s’emportaient quelquefois les orateurs. Dans l’état de notre société et de nos mœurs, les points d’arrêt sont trop rares et les moyens de résistance conservatrice trop faibles pour que parmi nous de telles attaques contre l’ordre établi et les lois en vigueur se puissent déployer sans péril. Nous l’avons trop oublié dans nos élans vers la liberté ; nous voulons le torrent et nous détestons les digues, ce qui a cette conséquence déplorable que, lorsque l’inondation et ses ravages éclatent, nous n’y savons d’autre remède que de tarir les sources mêmes, sauf à languir et à dépérir ensuite de sécheresse et de soif. La chaire chrétienne elle-même ne se permettrait pas aujourd’hui, dans nos églises et au nom de la charité envers les pauvres, les tableaux que les apôtres de la liberté commerciale présentaient, dans Covent-Garden, au public anglais. « Voulez-vous, disait là un jour M. W.-J. Fox, qui entra bientôt dans la chambre des communes, voulez-vous mettre en lumière les plus pernicieux, les plus mortels effets de la loi sur les grains ? Cela pourrait se faire dans cette salle, mais non pas en y réunissant l’auditoire que j’y vois aujourd’hui. Allez dans les impasses, les ruelles, les cours obscures, les greniers et les caves de cette métropole ; réunissez leurs misérables et affamés habitans ; amenez-les ici, dans ces loges, dans ce parterre, dans ces galeries, avec leur chétive apparence, leurs joues creuses et pâles, leurs regards inquiets, peut-être des passions amères et sombres perçant sous leurs traits : vous aurez là un spectacle qui troublerait le cœur le plus ferme et amollirait le plus dur, un spectacle devant lequel je voudrais amener ici le premier ministre, et je lui dirais : « Voyez, délégué de la majesté royale, chef des législateurs, conservateur des institutions, regardez cette masse de misères ; voilà ce que vos lois et votre pouvoir, s’ils ne l’ont pas créé, n’ont pas su prévenir, ni guérir, ni adoucir ! » Je sais ce qu’on nous répondrait, si cette scène pouvait se réaliser ; on nous dirait : « Il y a toujours eu des pauvres en ce monde ; il y a beaucoup de maux que les lois ne créent pas et ne peuvent guérir ; quoi qu’on fasse, la misère existera toujours ; c’est la mystérieuse dispensation de la Providence. » Je dirais à mon tour au premier ministre : « Hypocrite ! ne vous servez pas de cet argument ; vous n’en avez pas encore le droit. Délivrez l’industrie de toute entrave, retirez de la coupe de la pauvreté le dernier grain du poison du monopole ; accordez au travail tous ses droits, ouvrez à un peuple industrieux tous les marchés du monde : si après tout cela il y a encore de la pauvreté, vous aurez acquis le droit, peu digne d’envie, de blasphémer contre la Providence. »

Quand une idée s’est ainsi transformée en passion et en vertu, quand la part de vérité qu’elle contient efface et fait disparaître à ce point les objections qu’elle suscite et les autres vérités qui la limitent, on ne délibère plus, on ne discute plus ; on ne veut plus qu’agir ; on marche, on se précipite. La ligue fit les plus rapides progrès ; dans la plupart des comtés et des villes, en Écosse comme en Angleterre, des meetings se réunirent, des déclarations de principes furent publiées, d’abondantes souscriptions recueillies en sa faveur. Un siège vint à vaquer dans la chambre des communes parmi les représentans de la Cité ; M. James Pattison, porté au nom de la liberté commerciale, fut élu contre M. Th. Baring, candidat conservateur. Le plus considérable des banquiers de Londres, M. Samuel Jones Lloyd, se prononça pour les novateurs. Le Times, qui jusque-là avait fait peu de cas du mouvement, changea d’allure et déclara solennellement : « La ligue est un grand fait. » Le fonds de 50,000 livres sterl., produit de la première souscription, était épuisé ; on résolut de former un nouveau fonds de 100,000 livres sterl. (2,500,000 fr.), et dans le premier meeting tenu à Manchester, les souscriptions s’élevèrent immédiatement à 13,700 livres sterl, (342,500 fr.) Enfin une accession nouvelle et peu attendue apporta à la ligue un grand accroissement de crédit ; on tint dans les campagnes, notamment dans le comté de Dorset, des meetings de laboureurs, ces favoris de la protection, et ils y racontèrent leur propre détresse, presque égale à celle des ouvriers dans les manufactures : « Je suis protégé, s’écria, dit-on, un paysan, et je meurs de faim ! »

Peel suivait d’un œil à la fois bienveillant et inquiet ce grand mouvement ; ami des principes que soutenait la ligue, il était choqué de l’excès de ses paroles comme de l’impatience de ses prétentions, et plus préoccupé des embarras prochains qu’il en prévoyait que de la force qu’un jour peut-être il en pourrait tirer. La détresse publique, qui ne cessait point, le désolait ; il persistait à penser, comme il l’avait dit en prenant le pouvoir, que la loi des grains n’en était pas la seule, ni même la principale cause. Ni la nouvelle loi qu’il avait fait rendre à ce sujet, ni ses mesures pour l’abaissement des tarifs n’amenaient encore de grands et évidens résultats. Le revenu public était en souffrance ; l’atteinte déjà portée au système protecteur et le péril bien plus grave dont le menaçait la ligue redoublaient la colère des tories exclusifs ; leurs attaques contre Peel, contre « sa trahison déjà consommée et ses obscurs desseins, » devenaient de jour en jour plus rudes. Il en était plus irrité qu’intimidé ; mais dans ce trouble des partis, en présence de tant de passions ennemies ou compromettantes, de tant de problèmes et de faits encore incertains, il jugeait plus sage de ralentir que de presser sa marche dans la voie difficile où il était engagé.

Un cruel incident vint ajouter à cette disposition de son esprit un sentiment de tristesse personnelle : comme il se promenait avec son secrétaire intime, M. Drummond ; un homme inconnu, un Écossais, Daniel Mac Naughten, arrivé naguère de Glasgow à Londres, se rencontra sur leur chemin, et demanda à des passans si ce n’était pas la sir Robert Peel. Peu de jours après, le 21 janvier 1843, M. Drummond, en traversant la place de Charing-Cross, fut atteint et tué d’un coup de pistolet tiré par Mac Naughten, qui l’avait pris pour sir Robert. Il fut clairement établi dans le procès qu’aucune idée, aucune passion politique n’était mêlée à ce crime, et que la préoccupation insensée d’une prétendue persécution, dont il se croyait la victime et sir Robert Peel l’auteur, avait seule poussé l’assassin. Il fut enfermé dans une maison de fous ; mais l’impression qu’avait reçue sir Robert de ce malheur était profonde et ne tarda pas à se manifester.

Le 2 février 1843, le jour même de l’ouverture de la session et dans le débat de l’adresse, il s’empressa de déclarer hautement la politique expectante qu’il se proposait de suivre dans la grande question dont le pays était agité. « J’ai fait, dit-il, l’an dernier, dans les lois qui régissent notre commerce, et avec l’aide de mes collègues et de mes amis, des changemens plus considérables que n’en avait tenté aucune autre époque. Si j’avais eu en vue d’autres changemens étendus et prochains, je les aurais proposés d’un seul coup, dans le cours de la dernière session. Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? J’ai exposé alors les principes généraux qui réglaient ma conduite, j’adhère toujours à ces principes : si j’avais de nouvelles réformes à proposer, elles y seraient conformes ; mais je n’ai autorisé personne à penser que je ferais chaque année de grandes innovations… Je ne puis oublier que, dans ce pays, la protection a été la règle, et que sous cette règle se sont créés de nombreux et considérables intérêts. Si, en introduisant de meilleurs principes, vous agissez trop vite, si vous créez des souffrances au moment même où vous vous efforcez d’amener des améliorations, vous courez le risque de retarder le progrès des bons principes même… Je tromperais donc les honorables membres, si je les induisais à attendre, dans la session actuelle, les importantes innovations auxquelles ils ont fait allusion. Je ne veux pas entrer maintenant dans la défense de la loi des grains : nous aurons sans doute d’autres occasions de la discuter ; mais puisqu’on me demande de m’expliquer à ce sujet, je dois déclarer que le gouvernement de sa majesté n’a point le dessein de proposer de tels changemens. »

Devant une déclaration si positive, l’agitation fut vive dans la chambre ; les partisans de la liberté commerciale n’avaient pas suscité au dehors un tel mouvement, et avec un tel succès, pour n’obtenir au dedans que l’inaction. Leurs attaques devinrent pressantes ; M. Cobden les rendit personnelles. Après avoir soutenu que le peuple agricole souffrait de la loi sur les grains autant que le peuple manufacturier, et de la loi nouvelle autant que de l’ancienne, il interpella directement sir Robert Peel. « Quel autre remède avez-vous que le nôtre pour mettre fin à la détresse publique ? Vous avez agi selon votre propre jugement ; vous êtes responsable des conséquences de votre acte ;… en faisant passer votre loi, vous avez refusé d’écouter les manufacturiers ; la responsabilité de votre mesure retombe sur vous… L’honorable baronet dit que c’est son devoir de décider avec indépendance et d’agir sans tenir compte d’aucune influence, d’aucune instance, et moi je dis à l’honorable baronet que c’est le devoir de tout membre honnête et indépendant de le déclarer individuellement responsable de l’état actuel du pays ;… je lui dis que toute la responsabilité de ce déplorable et dangereux état pèse sur lui. » À ce mot de responsabilité, et de responsabilité personnelle, si âprement et tant de fois répété, sir Robert Peel prit la parole avec une émotion visible : « L’honorable membre vient de redire ici très énergiquement ce qu’il a dit plus d’une fois dans les conférences de la ligue, qu’il me regarde comme individuellement, personnellement responsable de la détresse et des souffrances du pays. Quelles que puissent être les conséquences de ces insinuations, jamais aucune menace, soit au dedans, soit au dehors de cette enceinte, ne me fera tenir une conduite que je considère… » Il ne put achever sa phrase ; amis ou adversaires de Peel, beaucoup de membres se demandaient ce qu’il voulait dire et pourquoi il était si ému. On comprit que l’image de M. Drummond poursuivait sa pensée, et que cette responsabilité de la détresse publique, rejetée avec tant d’insistance sur sa tête, le frappait comme une provocation à l’assassinat. À l’instant M. Cobden se récria, protestant avec véhémence contre un si injuste soupçon ; non-seulement les radicaux ses amis, mais les whigs, lord John Russell entre autres, l’en défendirent comme d’une indignité dont il n’avait pu concevoir l’idée, et à la fin de la séance il renouvela lui-même sa protestation, évidemment sincère, et désolé qu’un pareil sens eût pu être un moment attribué à ses paroles. Sir Robert accepta son désaveu, mais sans abandon et gardant un air de froide méfiance. Courageux jusqu’à l’obstination, il était en même temps d’une extrême susceptibilité nerveuse et enclin aux suppositions les plus amères : amertume excusable et presque clairvoyante dans cette circonstance. La passion se rassure trop par l’innocence de ses intentions sur les effets de ses emportemens ; on ne sait pas ce que des paroles prononcées sans mauvais dessein peuvent contenir de venin fatal qui ira enflammer les esprits ardens et pervers, toujours en fermentation obscure dans les régions inconnues de la société.


X

Un autre fardeau bien plus lourd à porter que la loi des grains et bien plus impossible à écarter, l’Irlande, pesait incessamment sur sir Robert Peel. Après l’émancipation des catholiques, il s’était flatté que cette plaie de son pays et de son gouvernement touchait à la guérison. Sans le proclamer, il avait toujours présent à l’esprit le plan qu’avait conçu M. Pitt, lorsqu’en 1800 il avait accompli l’union des deux royaumes. L’émancipation des catholiques, un traitement fixe assuré par l’état au clergé catholique, des établissemens d’instruction publique fondés pour donner à ce clergé, dans le pays même, l’éducation qu’il ne recevait pas du tout ou qu’il allait encore chercher sur le continent, par ces trois mesures coordonnées l’union de l’Irlande avec l’Angleterre devait devenir vraie et efficace. Sir Robert Peel avait exécuté la première, et si personne n’osait encore proposer la seconde, la troisième était depuis longtemps commencée. En 1795, M. Pitt avait fait instituer à Maynooth, dans le comté de Kildare, un collège spécialement destiné à l’éducation des prêtres catholiques, et depuis cette époque, sous tous les cabinets, tories ou whigs, et malgré les réclamations des ultra-protestans, le parlement avait voté chaque année, pour cette institution, une allocation peu considérable, mais importante par le principe qu’elle consacrait. Le 20 septembre 1841, trois semaines à peine après la formation du cabinet conservateur, l’opposition au vote annuel de ce fonds s’étant renouvelée, sir Robert Peel s’en expliqua hautement : « Depuis trente ans, dit-il, que je fusse ou non dans le pouvoir, j’ai voté pour le don au collège de Maynooth, sans ressentir à ce sujet aucun scrupule religieux ; je me fais donc un devoir de proposer aujourd’hui cette allocation à la chambre. « Elle fut votée par 99 voix contre 23, et le bon vouloir persévérant du premier ministre pour le clergé catholique de l’Irlande fut constaté en même temps que la résistance obstinée qu’il devait rencontrer.

À en juger par les apparences, sa situation dans les questions d’Irlande ressemblait à celle où il se trouvait en Angleterre pour les questions économiques : dans l’un et l’autre cas, il avait pour adversaires les deux partis extrêmes, — là les ultra-protestans et les masses catholiques, — ici les conservateurs intraitables du système protecteur et les avocats populaires de la liberté commerciale, sir Robert Inglis et M. O’Connell comme le duc de Buckingham et M. Cobden ; mais au fond la différence des deux situations était immense, et la difficulté des deux tâches incomparable. En Angleterre, la question des céréales n’avait en soi rien d’insoluble, et devait évidemment finir soit par une transaction, soit par l’adoption d’un principe nouveau, plus ou moins fâcheux pour certains intérêts, mais qui ne bouleversait point l’état. Sir Robert Peel avait d’ailleurs affaire là, soit dans le camp de la protection, soit dans celui de la liberté, à des adversaires intelligens, expérimentés dans les luttes politiques, que la passion, même violente, ne frappait pas d’un complet aveuglement, et capables dans la victoire de quelque mesure, dans la défaite de quelque résignation. En Irlande, il avait à refaire toute la société en défaisant toute son histoire ; avec des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des sujets, divers de race, de religion, de langue, et après des siècles de guerre ou d’oppression, il fallait former et former promptement une nation de citoyens égaux et libres, gouvernés comme leurs voisins d’Angleterre ou d’Ecosse. Et à chaque pas dans ce travail surhumain, sir Robert Peel était aux prises d’un côté avec les intérêts et les passions de son propre parti, de l’autre avec les haines, les préjugés, l’ignorance invétérée d’un peuple, et en outre avec l’hostilité personnelle d’un chef populaire, longtemps avocat puissant d’une bonne cause, maintenant charlatan au service d’un désir insensé. Pendant que l’aristocratie protestante anglo-irlandaise, laïque et ecclésiastique, défendait âprement sa domination, O’Connell réclamait avec fracas, au nom du peuple irlandais, ce qu’en aucun cas, à aucun prix, Peel ne pouvait accorder, la destruction de la grande œuvre de Pitt, le rappel de l’union des deux royaumes.

Pendant les sessions de 1843 et 1844, trois grands débats dans les deux chambres, prolongés pendant plusieurs jours, amenèrent l’un et l’autre parti à manifester pleinement, par l’organe de leurs simples soldats comme de leurs chefs, tout ce qu’ils avaient dans l’âme sur l’état et le gouvernement de l’Irlande. Les monumens de cette lutte solennelle nous restent ; en les étudiant avec soin, je suis demeuré confondu, pour les Irlandais du fol aveuglement des espérances, pour les Anglais, whigs ou tories, de l’inconcevable légèreté des promesses. Dans le premier de ces débats, il s’agissait d’un bill proposé par lord Eliott, principal secrétaire d’Irlande, pour établir quelques mesures de police, la plupart depuis longtemps déjà usitées, sur la possession des armes à feu dans ce pays, désolé par les violences et les assassinats. Lord Cléments, député du comté de Leitrim, dans le Connaught, prit le premier la parole : « Ce bill est diabolique… Que dirait le noble lord qui le propose si je proposais pour l’Angleterre une mesure semblable ? Nous sommes mécontens en Irlande, très mécontens. Il nous faut la législation anglaise ; il faut que cette chambre nous la donne. Si nous ne devons pas l’obtenir, plus tôt nous le saurons en Irlande, mieux cela vaudra… Ce que nous demandons, nous le disons nettement, hardiment : nous demandons que vous gouverniez en Irlande comme en Angleterre, ni plus ni moins. Donnez-nous cela ; sinon nous demeurerons mécontens, très mécontens, et en perpétuelle agitation. » Deux mois plus tard, un homme éminent, le plus éloquent des représentans de l’Irlande après O’Connell, M. Sheil, avec plus de mesure, tenait sur le même sujet le même langage : « Le peuple irlandais, disait-il, se demandera pourquoi les législatures des deux pays doivent être unies, si les législations sont différentes, et comment il se peut que de fortes majorités adoptent pour l’Irlande un bill que, pour l’Angleterre, au milieu des circonstances les plus extrêmes, aucun ministre n’oserait proposer. » L’année suivante, O’Connell lui-même exprimait la même idée d’une façon encore plus explicite et plus absolue : « L’union, disait-il, devait être l’identification des deux îles ; il ne devait y avoir dans l’une point de droits, point de privilèges qui ne devinssent communs à l’autre ; la franchise électorale devait être la même, l’organisation des corpo rations municipales la même, tous les droits civiques les mêmes. Le comté de Cork ne devait pas plus différer de celui de Kent que l’Yorkshire ne diffère du Lancashire. Voilà ce que devait être l’union, voilà ce que se proposait M. Pitt. » C’était la en effet l’idée qu’en avait conçue le peuple irlandais ; la complète et prompte jouissance des droits, des lois, des libertés, de la prospérité de l’Angleterre, telle était, à ses yeux, la conséquence nécessaire de l’union des deux royaumes ; on l’irritait quand on la lui faisait attendre ; on l’avait trompé s’il ne la possédait pas.

Il n’y a, en politique, point de plus grande faute, et en morale politique point de tort plus grave, que d’exalter sans mesure les espérances déjà si promptes des peuples, et d’ouvrir devant leur imagination, comme leur prochaine conquête, des perspectives dont ils n’atteindront peut-être jamais le terme, et dans lesquelles, en tout cas, ils ne marcheront qu’à pas lents. Ce fut là, à commencer par M. Pitt, la faute, le tort, l’erreur de tous les cabinets anglais envers l’Irlande. Je dis l’erreur, car il y avait dans leur pensée et dans leur conduite une large part de sincérité. Les troubles de l’Irlande devenaient pour eux un sérieux péril ; ses misères pesaient sur eux comme un remords. Animés d’un ardent désir d’y mettre un terme, ils partageaient les illusions qu’ils se plaisaient à répandre. Ils se trompaient eux-mêmes, comme ils trompaient les Irlandais, sur la valeur de leurs mesures et l’efficacité de leurs promesses. On n’abolit pas en un jour des siècles d’iniquité et de tyrannie ; on ne régénère pas un peuple par quelques lois. Plus l’Angleterre prodiguait à l’Irlande les espérances, plus l’Irlande s’irritait de ses mécomptes. Accusés tour à tour de l’avoir abusée et tour à tour contraints de la réprimer, les tories et les whigs étaient tour à tour l’objet de ses colères. O’Connell avait naguère appelé les whigs vils, brutaux et sanguinaires ; il avait attaqué lord Grey comme sir Robert Peel, et les meetings qu’il convoquait pour réclamer le rappel de l’union avaient commencé sous le ministère de lord Melbourne.

Frappé de sa propre impuissance comme de celle de ses prédécesseurs, Peel s’en exprimait avec une tristesse profonde. « L’honorable membre, disait-il en répondant à M. Sheil, se montre surpris du calme et de l’apathie avec lesquels je vois, assure-t-il, l’état actuel de l’Irlande. Je puis l’assurer que je vois l’état actuel de l’Irlande avec la douleur et l’anxiété la plus amère. J’ai fait tout ce que je pouvais. J’avais espéré une atténuation graduelle des difficultés et des animosités suscitées par les sentimens religieux. J’avais espéré un rapprochement progressif entre les protestans du nord et les catholiques du midi de l’Irlande. J’avais cru voir, dans les rapports des honorables membres de cette chambre entre eux et dans leurs bons sentimens mutuels, un meilleur étal ; des esprits et l’influence de ces lois qui ont relevé les catholiques de toute incapacité politique, et les ont mis avec nous sur le pied d’une parfaite égalité. Notre commerce avec l’Irlande allait croissant… J’espérais que le rétablissement de la tranquillité attirerait dans ce pays des capitaux qui s’emploieraient en entreprises utiles pour sa prospérité L’agitation si déplorablement ranimée en Irlande a déçu toutes mes espérances. »

Le mal devint bientôt plus grave que des espérances déçues. L’agitation prépara ouvertement la sédition. De telles masses de population accoururent aux meetings convoqués pour réclamer le rappel de l’union, qu’on les appela des meetings-monstres, prenant plaisir à étaler leur force, et se flattant que le cabinet en serait intimidé. Le 15 août 1843, cinq cent mille hommes, dit-on, se réunirent à Tara, lieu jadis célèbre, où se faisait, avant l’invasion anglaise, l’élection des anciens rois d’Irlande, et qui avait été naguère, dans la grande insurrection irlandaise, en 1798, le théâtre d’une défaite des insurgés. O’Connell se montra là plus hardi et plus confiant qu’il n’avait jamais paru. « N’en doutez pas, dit-il, l’accablante majesté de votre nombre passera en Angleterre et aura là son effet. Le duc de Wellington a commencé par nous menacer. Il parlait de guerre civile ; il n’en dit plus un mot à présent. Il fait faire des meurtrières dans les vieilles fortifications. C’est bien là le fait d’un vieux général ; comme si nous voulions aller nous casser la tête contre des murailles ! J’apprends avec plaisir qu’on a dernièrement importé chez nous une grande quantité d’eau-de-vie et de biscuit. J’espère que les pauvres soldats en auront quelque chose. Le duc de Wellington parle de nous attaquer ; j’en suis charmé. Je ne dirai pas le moindre mot blessant pour les braves soldats qui composent l’armée de la reine, et qui se conduisent si bien. Pas un de vous n’a une seule plainte à former contre aucun de ceux qui résident dans notre pays. Ils sont la plus vaillante armée du monde ; mais j’affirme ceci : s’ils nous faisaient la guerre, l’Irlande, animée comme elle l’est aujourd’hui, fournirait assez de femmes pour battre toutes les troupes de la reine… Voyez comme tout le peuple d’Irlande se lève pour le rappel de l’union ! Lorsque le 2 janvier dernier je me suis hasardé à dire que ceci serait l’année du rappel, ils ont tous ri de moi. Rient-ils maintenant ? C’est notre tour de rire. Je vous dis que dans un an le parlement sera à Dublin, dans College-Green… Oui, le parlement d’Irlande s’assemblera alors, et je défie tous les généraux vieux et jeunes, et toutes les vieilles femmes en pantalons, je défie toute la chevalerie de la terre de nous enlever notre parlement, quand nous l’aurons repris. »

Peu après ce meeting, et en réponse au discours par lequel la reine avait clos la session du parlement, O’Connell déclara à son tour par un manifeste que l’Irlande n’avait plus rien à espérer du gouvernement anglais pour le redressement de ses griefs, que les moyens légaux et constitutionnels étaient épuisés, et un nouveau meeting, qui surpasserait, dit-on, en nombre et en ardeur, tout ce qu’on avait encore vu, fut convoqué pour le 8 octobre suivant, à Clontarf, près de Dublin, où les Irlandais avaient jadis remporté une victoire sur les envahisseurs danois. Tout le programme de cette journée, la marche, l’arrivée, l’emplacement, la tenue des populations furent solennellement réglés d’avance, avec un air de précision militaire, comme s’il se fût agi, non d’un rassemblement populaire à haranguer, mais d’une armée à passer en revue la veille du combat.

À Dublin et à Londres, le gouvernement jugea que le jour était venu où sa patience devait être à bout. À Dublin, le vice-roi, lord Grey, et le chancelier, sir Edward Sugden, purs tories, dévoués aux principes et aux intérêts anglo-protestans, déclarèrent qu’il n’y avait pas moyen de tolérer de telles démonstrations, dussent-elles ne pas aboutir encore à des attaques. Le principal secrétaire d’Irlande, Jord Eliott, plus libéral et plus bienveillant pour les Irlandais, partagea leur avis. À Londres, sir Robert Peel avait un sentiment trop profond de la mission et de la dignité du pouvoir pour admettre qu’il pût se laisser à ce point braver et menacer : « Nous maintiendrons la loi, » répétait-il sans cesse à propos de l’Irlande ; il approuva sur-le-champ les propositions du conseil privé de Dublin. Par une proclamation publiée le 7 octobre, le meeting annoncé pour le 8 fut interdit ; le 14, M. O’Connell, son fils John et ses principaux affidés furent arrêtés comme prévenus de conspiration, de sédition et de rassemblement illégal, et les formalités de la mise en accusation aussitôt remplies, il fut décidé que le procès aurait lieu devant le jury de Dublin le 16 janvier 1844.

Sir Robert Peel avait vu éclater en 1843 toutes les difficultés de sa situation ; toutes les questions qui préoccupaient l’Angleterre étaient engagées sur sa tête ; il était aux prises avec tous ses adversaires. Il avait subi quelques échecs, laissé voir un peu de tâtonnement, gardé, dans quelques occasions importantes, une attitude un peu inerte et obscure. Ses ennemis étaient contens et moqueurs. Les journaux l’attaquaient avec insulte. Parmi les spectateurs impartiaux, plusieurs commençaient à douter de sa fortune et à parler de ses prochains périls. Ils se trompaient. Quoique la session de 1843 n’eût pas été pour lui aussi brillante ni aussi heureuse que celle de 1842, sa politique à l’intérieur, soit qu’elle fût active ou expectante, explicite ou réservée, était restée parfaitement la même, à la fois modérée et indépendante avec ses amis comme avec ses adversaires, éclairée et honnête, prudente et patiente sans timidité, préoccupée des intérêts du pays, non des fantaisies du public, comme il convient à un pouvoir sérieux et consciencieux dans un pays libre. Il avait continué à se montrer ce qu’il était réellement, le plus libéral entre les conservateurs, le plus conservateur entre les libéraux, et dans l’un et l’autre camp le plus capable de tous. Il s’était fermement établi dans la confiance de la reine et n’avait pas cessé de grandir dans celle du parlement et du pays. Sa politique extérieure, aussi digne d’estime et encore plus rare, ne contribuait pas moins à honorer son nom et à assurer son crédit.


XI

Quand je dis « sa politique extérieure, » mon langage n’est pas parfaitement exact ; sir Robert Peel n’avait pas, à proprement parler, une politique extérieure qui fût vraiment la sienne, dont il se rendît compte avec précision, qui se proposât tel ou tel plan spécial d’organisation européenne, et dont il poursuivît assidûment le succès. C’est la condition naturelle des pays libres que la politique intérieure, les questions d’organisation constitutionnelle ou de bien-être public, les grandes mesures d’administration et de finances tiennent dans leurs affaires le premier rang. À moins que l’indépendance nationale ne soit menacée, quand un peuple n’est pas un instrument entre les mains d’un maître, le dedans prime, pour lui, le dehors. C’est sur tout la condition de l’Angleterre, défendue par l’Océan des complications et des périls extérieurs : « Heureuse nation, disait M. de Talleyrand, qui n’a pas de frontières ! » Je ne me souviens pas qu’à aucune époque le poste de ministre des affaires étrangères ait été, en Angleterre, celui du premier ministre ; c’est au premier lord de la trésorerie que, par l’usage et ses raisons profondes, ce rang a été en général réservé. Sir Robert Peel était essentiellement un premier lord de la trésorerie, chef du gouvernement intérieur dans l’état et du cabinet dans le parlement.

Mais si la politique extérieure n’était pas sa pensée dominante ni sa principale affaire, il avait à ce sujet deux idées ou plutôt deux sentimens puissans et beaux : il voulait, entre les états, la paix et la justice. Et ces grandes paroles n’étaient pas uniquement pour lui un drapeau, un moyen d’agir sur l’esprit des hommes : il voulait la paix et la justice, dans les rapports de l’Angleterre avec les autres nations, sincèrement, sérieusement, comme une bonne et habituelle politique. Quoique très préoccupé de la grandeur de son pays, très accessible même, en fait de dignité et d’honneur national, aux impressions populaires, il ne formait pour l’Angleterre aucun dessein d’agrandissement, ne ressentait envers les peuples étrangers aucune jalousie égoïste, et n’avait au dehors aucune manie de domination, aucun penchant à déployer une influence importune et arrogante. Il respectait le droit et la dignité des autres états, des petits comme des grands, des faibles comme des forts, et ne regardait l’emploi de la menace ou de la force que comme une dernière extrémité, légitime seulement quand elle était absolument nécessaire. Je répète les mêmes mots parce qu’ils sont les plus simples et les plus vrais ; il voulait sérieusement, dans la politique étrangère de son pays, la paix et la justice, c’est-à-dire, pour exprimer ma pensée à son plus grand honneur, qu’il croyait la morale et le bon sens essentiels et praticables dans les relations extérieures comme dans le gouvernement intérieur des nations : lieu commun en apparence, que répètent des lèvres tous les politiques, mais auquel, en réalité, bien peu d’entre eux portent vraiment foi.

Par une bonne fortune rare, ou plutôt par une sympathie naturelle, sir Robert Peel avait placé, dans son cabinet, les affaires étrangères aux mains d’un homme animé des mêmes sentimens et plus propre que personne à les pratiquer. J’ai traité pendant cinq ans avec lord Aberdeen des rapports de nos deux patries, et de toutes les questions qui en sont nées durant cet intervalle, grande mortalis œvi spatium ; je ne vois pas pourquoi je me refuserais le plaisir de dire, de sa politique et de lui-même, ce que j’en pense, ce que j’en ai vu et éprouvé moi-même. Je ne fais nul cas des réticences et des modesties affectées ; retiré aujourd’hui bien loin du monde, je ne sens aucun embarras à dire tout haut ce que j’ai pensé, senti ou voulu quand j’étais mêlé à son mouvement, et j’accepte volontiers, dût-il en revenir à mes amis ou à moi quelque honneur, les occasions de mettre en lumière la politique que, de concert avec eux, j’ai essayé de faire triompher.

Lord Aberdeen avait, pour sir Robert Peel, deux inappréciables avantages : il appartenait au parti tory, à la plus brillante époque des tories, à leurs jours de victoire, et il ne partageait nullement leurs préventions, leurs passions, leurs traditions d’entêtement ou de haine ; esprit aussi libre que mesuré, aussi juste que fin, toujours prêt à comprendre et à admettre les changemens des temps, les motifs et les mérites des hommes ; aristocrate avec des formes simples, des sentimens libéraux et un caractère sympathique ; lettré sans prétentions littéraires ; très réservé dans la vie commune et plein de charme dans l’intimité, très anglais de principes et de mœurs, et pourtant très familier avec l’histoire, les idées, les langues, les intérêts des peuples du continent. Comme Peel, il voulait la paix et la justice dans les relations des états ; mieux que personne, il savait en discerner et en accepter les conditions, n’employer que les procédés et le langage propres à assurer leur empire, et en inspirant, aux hommes avec qui il traitait, foi dans sa modération et son équité, il les disposait à porter de leur côté, dans les affaires, les mêmes sentimens.

Entre ces deux hommes, la confiance devait être et fut entière : le grand seigneur écossais acceptait franchement et simplement la suprématie du fils du filateur anglais ; le chef parlementaire ne prétendait point diriger les affaires étrangères et imposer à son collègue ses vues, ses goûts, ses façons d’agir diplomatiques. D’accord sur le fond des choses, ils étaient sûrs de n’avoir point à défendre, l’un son autorité, l’autre son indépendance ; ils marchaient loyalement ensemble dans la même voie, chacun à son rang et avec sa mission. Sir Robert Peel n’avait pour aucune alliance, pour aucune amitié particulière sur le continent, une préférence marquée : il mettait un grand prix aux bons rapports avec la France, avec le roi Louis-Philippe et son gouvernement, et ne négligeait aucune occasion d’ex primer les sentimens, de tenir le langage propres à assurer cette situation ; mais il attachait aux bons rapports, avec l’Allemagne ou avec la Russie la même importance, et s’empressait également de le témoigner. Lord Aberdeen, tout en se maintenant dans les meilleurs termes avec toutes les puissances, avait surtout à cœur d’établir entre l’Angleterre et la France une intime entente, profondément convaincu que les deux peuples qui pourraient se faire le plus de mal sont aussi les plus intéressés à bien vivre ensemble, et que les grands intérêts humains, aussi bien que leurs intérêts nationaux, sont engagés dans leur pacifique accord.

Le cabinet conservateur, en arrivant aux affaires, trouvait la situation extérieure chargée de complications graves : en Asie, la guerre avec la Chine et dans l’Afghanistan ; — avec les États-Unis d’Amérique, trois controverses anciennes et récemment ravivées : au nord la délimitation des frontières, à l’ouest la possession de l’Orégon, sur les mers la répression de la traite ; — en Europe, la France depuis plus d’un an en état d’irritation contre l’Angleterre, et venant à peine de reprendre sa place dans le concert européen. Aux extrémités du monde, sir Robert Peel et lord Aberdeen avaient, par la guerre ou les négociations, de grandes et difficiles questions à résoudre, avec leur plus proche voisin la bienveillance et la confiance à rétablir.

Je doute que deux gouvernemens se soient jamais rencontrés plus sympathiques que ne l’étaient alors les cabinets de Londres et de Paris, soit dans leurs vues de politique générale, soit dans leurs dispositions mutuelles, et qui aient eu à subir, dans cette harmonie, de plus fréquentes et plus délicates épreuves. Comme sir Robert Peel et lord Aberdeen, le roi Louis-Philippe et son cabinet, en 1841, voulaient sincèrement et sérieusement la paix et la justice dans les relations des états. J’ai vécu sous l’éclat des plus grands spectacles de force et de guerre auxquels ait assisté le monde, j’en ai ressenti, autant que nul autre spectateur, le patriotique et orgueilleux plaisir ; mais au milieu de nos triomphes et de l’enivrement national le sacrifice de tant de vies, les douleurs de tant de familles, l’épuisement de la France, la perturbation continue de l’Europe, les droits des princes et les droits des peuples, traités avec un égal dédain, la victoire ne servant qu’à étendre de plus en plus la guerre, point de stabilité au sein d’un ordre sans liberté, cet interminable enchaînement de violences et de chances terribles me choquaient profondément. La France veut et mérite autre chose que d’être l’enjeu d’un grand homme adonné sans relâche à tenter les grands coups du sort. On peut le dire encore aujourd’hui, malgré la lutte redoutable qui a interrompu un moment cette heureuse fortune de l’Europe : nous jouissons depuis plus de quarante ans des bienfaits de la paix ; en voici un qui est trop peu remarqué. Deux révolutions ont éclaté chez nous dans ce laps de temps ; elles n’y ont point ramené l’étranger, qui y était venu deux fois en quinze mois contre l’empereur Napoléon Ier. Malgré ses alarmes, ni en 1830, ni même en 1848, l’Europe ne s’est sentie dans la nécessité de nous faire la guerre ; en 1815, peuples et rois n’avaient pas cru pouvoir vivre en sûreté à côté de Napoléon. Impossible avec lui, la politique pacifique et modérée est devenue après lui et demeure encore aujourd’hui, sous l’héritier de son nom et de son pouvoir, la politique européenne. Ce sera la gloire du roi Louis-Philippe d’avoir, au milieu d’une vive recrudescence révolutionnaire, hautement proclamé et constamment pratiqué cette politique. On en attribue tout le mérite à sa prudence et à un habile calcul d’intérêt personnel. On se trompe : quand on a fait la part, même large, de l’intérêt et de la prudence, on n’a pas tout expliqué ni tout dit. L’idée de la paix dans sa moralité et sa grandeur avait pénétré très avant dans l’esprit et dans le cœur du roi Louis-Philippe ; les iniquités et les souffrances que la guerre inflige aux hommes, souvent par des motifs si légers ou pour des combinaisons si vaines, révoltaient son humanité et son bon sens. Parmi les grandes espérances sociales, je ne veux pas dire les belles chimères, dont son époque et son éducation avaient bercé sa jeunesse, celle de la paix l’avait frappé plus que toute autre, et demeurait puissante sur son âme. C’était à ses yeux la vraie conquête de la civilisation, un devoir d’homme et de roi ; il mettait à remplir ce devoir son plaisir et son honneur, plus encore qu’il n’y voyait sa sûreté. Il se félicita de l’avènement du cabinet conservateur à Londres comme d’un gage non-seulement de la paix, mais d’une politique équitable et tranquille, seul gage à son tour de la vraie et solide paix.

Trois affaires, le droit de visite pour la répression de la traite, l’occupation de Taïti et la guerre du Maroc, ont troublé et failli compromettre gravement, de 1841 à 1846, nos rapports avec l’Angleterre. Je n’ai garde d’en reproduire ici le récit et la discussion ; je ne veux que caractériser l’esprit dans lequel les deux cabinets les ont traitées de concert et en ont étouffé le péril.

C’est un lieu commun, longtemps répété et probablement encore admis par bien des gens, que, dans son ardeur à introduire et à étendre le droit de visite pour la répression de la traite, l’Angleterre tenait bien plus au droit de visite qu’à la répression de la traite, et se proposait bien plutôt d’assurer sa prépondérance maritime que de tarir les sources de l’esclavage. Étrange ignorance de l’histoire, et bien frivole appréciation du caractère du peuple anglais ! L’égoïsme national y tient, il est vrai, une grande place : son intérêt le préoccupe plus souvent que l’enthousiasme ne le gagne ; il démêle et poursuit, avec une sagacité froide et même dure, tout ce qui peut servir sa prospérité ou sa puissance ; mais quand une idée générale, une conviction morale s’est établie dans son âme, il en accepte sans hésiter les conséquences onéreuses, en recherche le succès avec une passion persévérante, et peut faire pour l’obtenir les plus grands sacrifices. Ce trait caractéristique de l’Angleterre éclate dans l’histoire de ses croyances religieuses, de ses institutions politiques, et même de ses idées philosophiques. Il n’y a point de peuple plus attaché à son intérêt quand son intérêt le préoccupe, plus dévoilé à sa foi quand il a une foi.

L’abolition de la traite et de l’esclavage est, depuis près d’un siècle, en Angleterre, une vraie foi, une partie intégrante de la foi chrétienne, une passion morale, née d’abord au sein d’une minorité, mais qui ne s’est pas reposée un seul jour tant qu’elle n’a pas conquis la majorité et soumis les esprits même qu’elle n’a pas conquis. Elle a poursuivi son but à travers tous les obstacles, tous les efforts, tous les sacrifices. Sans doute le plaisir de l’orgueil national et la satisfaction de certains intérêts ont pu se mêler et se sont mêlés à ce généreux dessein ; mais le sentiment moral en a été le véritable auteur, et c’était bien réellement pour parvenir à l’abolition de la traite, non pour entraver misérablement, en retardant çà et là quelques navires, le commerce de ses rivaux, que le gouvernement Anglais, dominé et poussé par le peuple anglais, a mis longtemps à l’établissement du droit de visite tant d’ardeur et d’obstination.

Pendant mon ambassade à Londres, dix jours après la signature du traité du 15 juillet 1840 sur les affaires d’Égypte, lord Palmerston réunit au Foreign-Office les représentans d’Autriche, de France, de Prusse et de Russie, et nous invita à signer, pour la répression de la traite, un traité par lequel les trois puissances du Nord acceptaient les conventions conclues à ce sujet, en 1831 et 1833, entre la France et l’Angleterre, et qui de plus apportait dans l’exercice du droit de visite quelques modifications. Cette négociation avait été entamée, suivie et amenée à ce point par mes prédécesseurs. J’en rendis compte à M. Thiers, alors chef du cabinet, qui me répondit : « Je vais consulter sur l’affaire de la traite des nègres. Je crains aujourd’hui de faire traité sur traité avec des gens qui ont été bien mal pour nous. » M. Thiers avait raison : ce n’était pas au moment où le cabinet anglais venait de se séparer de nous avec un si mauvais procédé qu’il convenait de lui donner une nouvelle marque de confiance et d’intimité.

Un an après, à la fin de 1841, le cabinet whig était tombé. Le traité du 15 juillet 1840 ne subsistait plus ; les affaires de l’Égypte et de Méhémet-Ali étaient terminées ; la convention du 13 juillet 1841, en réglant, quant au passage des détroits, les relations des cinq grandes puissances avec la Porte, avait fait rentrer la France dans le concert européen. Sir Robert Peel et lord Aberdeen avaient remplacé lord Melbourne et lord Palmerston, et nous témoignaient les dispositions les plus amicales. Ils me demandèrent de signer le nouveau traité, depuis longtemps préparé, pour la répression plus efficace de la traite. Je n’hésitai point. Aucun motif de convenance et de dignité ne nous commandait plus d’en retarder la conclusion. Nous aussi, nous voulions la répression de la traite. Nous avions, depuis dix ans, accepté, pour y parvenir, l’exercice réciproque du droit de visite. Ni les plaintes auxquelles il avait donné lieu, ni les modifications qu’y apportait la nouvelle convention, ne me parurent assez graves pour nous faire délaisser l’œuvre morale qui nous l’avait fait accepter et l’intimité politique qui s’y rattachait. Le 20 décembre 1841, M. de Sainte-Aulaire, depuis quelques mois seulement ambassadeur du roi à Londres, signa le nouveau traité.

On sait quels orages attira sur moi cet acte. Je n’ai nul droit de m’en plaindre. La lutte où je me vis engagé, à cette occasion, dans les chambres aboutit à deux résultats qui semblaient difficiles à concilier. Je réussis dans mes efforts, car les cabinets de Paris et de Londres demeurèrent intimement unis malgré les efforts de l’opposition pour les diviser, et le but que l’opposition avait poursuivi contre moi devint un succès pour moi ; d’accord entre les deux cabinets, le droit de visite fut aboli.

Je ne veux pas donner le change sur ma pensée : à considérer les choses en elles-mêmes et abstraction faite des exigences d’une situation créée par les passions des hommes, je n’ai pas pris alors et je ne prends pas davantage aujourd’hui l’abolition du droit de visite pour un succès. Généralement et sincèrement pratiqué, c’était, je crois, le moyen le plus efficace de réprimer la traite, et la répression de la traite valait bien les inconvéniens et les ennuis, d’ailleurs exagérés, du moyen ; mais le prince de Metternich disait avec raison : « Le vice de ce mode d’action, c’est qu’il n’est praticable qu’entre, je ne dis pas seulement des gouvernemens, mais des pays vivant dans la plus grande intimité, étrangers à toute susceptibilité, à toute méfiance réciproque, et animés du même sentiment au point de passer de bon cœur l’éponge sur les abus. » Cette identité, de sentiment, cette égalité de zèle n’existaient point, entre la France et l’Angleterre, pour la répression de la traite, et loin qu’il n’y eût entre les deux peuples point de susceptibilités ni de méfiances, le traité du 15 juillet 1840 avait ranimé en France toutes celles que la sympathie de l’Angleterre pour la France, après les événemens de 1830, avait assoupies. Je ne pense pas que le soulèvement qui éclata en 1842 contre le droit de visite, appliqué à la répression de la traite, fût juste, ni politique, ni même parfaitement spontané et naturel ; l’art de l’opposition le fomenta, et la faiblesse de beaucoup de conservateurs l’accepta fort au-delà de la vérité. Ce fut pourtant bientôt, on ne saurait le nier, une de ces impressions contagieuses contre lesquelles le raisonnement, la prudence, les notions même de droit et d’équité demeurent sans pouvoir. La surprise fut grande dans le cabinet anglais à cette explosion de méfiance avouée et d’hostilité mal déguisée contre l’Angleterre. Sir Robert Peel et lord Aberdeen étaient étrangers au tort qu’avaient eu envers nous leurs prédécesseurs ; la cause de notre mécontentement avait disparu ; ils s’appliquaient avec empressement à en effacer la trace ; ils avaient peine à comprendre l’amertume des soupçons, la vivacité des alarmes que des traités en vigueur depuis dix ans excitaient tout à coup parmi nous. Et quand je me prévalais de cet état des esprits pour me refuser à la ratification du nouveau traité : « Prenez garde, disaient-ils, ce sont là des motifs qui peuvent avoir pour vous une valeur déterminante, mais qu’il ne faut pas nous appeler à apprécier, car ils sont très injurieux pour nous, et nous ne pouvons avec dignité les voir se produire sans les ressentir vivement. On est par venu à persuader en France que nous sommes d’abominables hypocrites, que nous cachons des combinaisons machiavéliques sous le manteau d’un intérêt d’humanité. Vous vous trouvez dans la nécessité de tenir grand compte de cette clameur, et nous faisons suffisamment preuve de bon caractère en ne nous en montrant pas offensés ; mais si vous venez, à la face de l’Europe, nous présenter officiellement ces inculpations comme le motif déterminant de votre conduite, nous ne pouvons nous dispenser de les repousser, car notre silence impliquerait une sorte d’adhésion. »

Une autre pensée préoccupait aussi les ministres anglais : engagés au même moment dans une négociation avec les États-Unis sur le concert à établir entre les deux nations pour la répression de la traite, ils s’étaient flattés que, si l’Europe entière acceptait le traité du 20 décembre 1841 sur le droit de visite, l’Amérique aussi finirait par y adhérer, et que, la traite devenant alors à peu près impossible, ils auraient l’honneur d’atteindre le grand but que l’Angleterre poursuivait avec tant d’ardeur. Non-seulement par notre refus de ratifier le traité ils perdaient cette espérance, mais l’idée leur vint que nous ne refusions cette ratification que de concert avec les États-Unis, et en nous unissant secrètement à eux pour faire échouer, dans l’ancien et dans le nouveau monde, les desseins de l’Angleterre. C’était surtout dans l’esprit naturellement inquiet et méfiant de sir Robert Peel que fermentaient ces soupçons ; les honnêtes gens, qui ne sont ni chimériques, ni dupes, tombent aisément dans des méfiances extrêmes, et les siennes apparaissaient quelquefois singulièrement au milieu du bon vouloir et du sincère désir d’entente cordiale qui ranimaient. Il fallut du temps et les épreuves que le temps amène dans les relations des hommes pour le convaincre que nous aussi nous étions sincères, qu’il pouvait avoir confiance en nous, même quand nos actes le contrariaient, et que, dans l’affaire du droit de visite entre autres, nous ne faisions que céder à une nécessité qu’il connaissait aussi bien que nous, la nécessité du respect pour les sentimens de nos chambres et de notre pays. Sir Robert avait d’ailleurs l’esprit trop juste et trop ferme pour ne pas mettre sa politique générale au-dessus de telle ou telle question particulière ; il voulait, entre l’Angleterre et la France, et pour toute l’Europe, la paix, la vraie paix, la politique tranquille et conservatrice : quand il se tint pour bien assuré que c’était là aussi, sans arrière-pensée, notre politique, et que nous avions, pour la maintenir dans notre pays, encore plus d’efforts à faire que lui dans le sien, il se résigna aux sacrifices qu’elle lui imposait envers nous, et après avoir accepté en 1842 notre refus de ratifier le traité du 20 décembre 1841 sur le droit de visite, il en vint à accepter, en 1845, l’abolition du droit de visite même et des conventions de 1831 et 1833, qui le consacraient.

Ce fut surtout à lord Aberdeen que cette politique éclairée, conciliante et vraiment indépendante des préventions de parti comme des humeurs populaires, dut son succès au sein du cabinet même comme dans les négociations. Les ennuis ne lui étaient pas épargnés : pendant qu’on m’accusait à Paris de condescendance servile envers l’Angleterre, on lui adressait à Londres le même reproche ; il était le complaisant ou la dupe du roi Louis-Philippe et de M. Guizot. Attristé quelquefois de ces absurdes imputations, il ne leur cédait jamais rien au fond, ne se décourageant jamais de la bonne politique, très réservé seulement dans le langage, et d’une patience infinie à préparer et à attendre les résultats, j’ai à cœur de donner une juste idée de la loyale intimité qui régnait entre nous, et de la façon dont nous traitions ensemble au milieu des embarras et des ombrages qui nous assiégeaient. J’extrais ce fragment d’une lettre que je lui adressais le 3 décembre 1844, à propos d’un soupçon qu’il m’avait exprimé sur un incident survenu en Espagne : « Ce que nous avons, je crois, de mieux à faire l’un et l’autre, c’est de mettre en quarantaine sévère tous les rapports, bruits, plaintes, commérages, qui peuvent nous revenir sur les menées secrètes ou les querelles de ménage de nos agens ; — pour deux raisons : la première, c’est que la plupart de ces commérages sont faux ; la seconde, c’est que, même quand ils ont quelque chose de vrai, ils méritent rarement qu’on y fasse attention. L’expérience m’a convaincu, à mon grand regret, mais enfin elle m’a convaincu que nous ne pouvions encore prétendre à trouver ou à faire soudainement passer dans nos agens la même harmonie, la même sérénité de sentimens et de conduite qui existent entre vous et moi. Il y a, chez nos agens dispersés dans le monde, de grands restes de cette vieille rivalité inintelligente, de cette jalousie aveugle et tracassière qui a longtemps dominé la politique de nos deux pays. Les petites passions personnelles viennent s’y joindre et aggravent le mal. Il faut lutter, lutter sans cesse et partout contre ce mal, mais en sachant bien qu’il y a la quelque chose d’inévitable, et à quoi, dans une certaine mesure, nous devons nous résigner. Nous nous troublerions tristement l’esprit, nous nous consumerions en vains efforts, si nous prétendions prévenir ou réparer toutes les atteintes, tous les mécomptes que peut recevoir çà et la notre bonne entente. Si ces atteintes sont graves, si elles compromettent réellement notre politique et notre situation réciproque, portons-y sur-le-champ remède, d’abord en nous disant tout, absolument tout, pour parvenir à nous mettre d’accord, vous et moi, ensuite en imposant nettement à nos agens notre commune volonté. Mais sauf de telles occasions, laissons passer, sans nous en inquiéter, bien des difficultés, des tracasseries, des humeurs, des mésintelligences locales, qui deviendraient importantes si nous leur permettions de monter jusqu’à nous, et qui mourront dans les lieux mêmes où elles sont nées si nous les condamnons à n’en pas sortir. »

Les deux visites de la reine d’Angleterre au château d’Eu, où elle amena lord Aberdeen, et celle du roi Louis-Philippe au château de Windsor, où je l’accompagnai, contribuèrent beaucoup à développer entre nous cette bonne intelligence générale, cette confiance prompte, cette harmonie préétablie, si la politique peut admettre cette belle expression de Leibnitz, qui sont presque impossibles à espérer quand les personnes ne se sont jamais rencontrées et unies dans la liberté des conversations longues et intimes. J’eus également à Windsor avec sir Robert Peel, et aussi avec le duc de Wellington, dont le grand jugement et l’autorité persistaient au milieu d’un déclin physique très apparent, de longs entretiens sur les questions qui nous préoccupaient, particulièrement sur le droit de visite, et malgré l’extrême réserve de leurs paroles, malgré l’incertitude, encore grande, de leurs intentions, je revins persuadé que le cabinet anglais ne tarderait pas à reconnaître lui-même qu’après les débats soulevés et au milieu des écueils à grand’peine évités depuis trois ans, le droit de visite n’était plus entre la France et l’Angleterre, pour la répression de la traite, qu’un mot vain, une arme inefficace, et pour les bons rapports des deux pays un continuel péril. Le duc de Broglie, en se chargeant d’aller suivre à Londres cette négociation, en détermina l’heureuse issue : il avait signé la convention de 1833 ; toute l’Angleterre savait avec quelle sincérité et quelle constance il était dévoué à l’abolition de la traite et de l’esclavage ; elle portait, et à son caractère en général, et à ses sentimens sur cette question en particulier, une entière confiance. Le docteur Lushington, chargé par le cabinet anglais de négocier avec lui, avait, dans l’opinion de son pays, des mérites et une autorité analogues ; ils surmontèrent, non sans travail, mais d’un commun et loyal effort, les difficultés, grandes encore, de la question ; les officiers de marine qui leur avaient été adjoints pour en étudier les détails pratiques, entre autres le capitaine Bouet pour la France et le capitaine Trotter pour l’Angleterre, y portèrent le même bon vouloir, le même désir de succès. Le 29 mai 1845 fut signé le traité qui substituait au droit de visite un nouveau mode de concert et d’action, entre la France et l’Angleterre, pour la répression de la traite, et ce nuage disparut de l’horizon.

Dans l’affaire du droit de visite, c’était la France qui se montrait susceptible et réclamait un nouveau droit entre les deux états ; dans l’affaire de Taïti, ce fut l’Angleterre qui se crut offensée et en droit de demander une réparation. Non que le gouvernement anglais lui-même fût, à l’origine de cet incident, vivement intéressé dans la question : il avait, en 1827, sous le ministère de M. Canning, formellement refusé la possession de l’île de Taïti, que les chefs indigènes lui avaient offerte, et il n’avait ainsi nul droit à faire valoir contre l’établissement du protectorat français ; mais nous nous trouvions là en présence d’une autre puissance anglaise considérable, quoique sans titre politique, et avec laquelle sir Robert Peel et lord Aberdeen avaient grandement à compter.

C’est une assertion admise comme un fait, et incessamment répétée dans la plupart des journaux catholiques, que le protestantisme est en pleine décadence, qu’il ne compte plus guère dans son sein que des indifférens ou des esprits empressés de retourner au catholicisme, que partout enfin il se refroidit et se décompose, comme les morts. Curieux exemple de l’ignorance frivole où peut jeter la passion ! Je pourrais inviter les personnes qui se complaisent dans cette idée à aller en Angleterre et à voir de leurs propres yeux combien la foi et la pratique du christianisme protestant y sont vivantes, répandues, assidues ; je pourrais les promener en Hollande, en Allemagne, en Suède, aux États-Unis d’Amérique, en France même et leur montrer partout, parmi les protestans, la foi et la ferveur religieuse se ranimant et se propageant à-côté de l’incrédulité savante ou grossière, fanatique ou apathique, maladie dont à coup sûr, dans le monde chrétien, les états protestans ne sont pas seuls atteints ; mais je laisse la cette controverse de statistique religieuse, et n’y veux prendre qu’un fait auquel l’affaire de Taïti se lie intimement, et qui en explique seul la gravité.

J’ai sous les yeux les rapports et les budgets de trente-deux sociétés libres anglaises vouées à la propagation ou au maintien du christianisme protestant dans le monde. Je résume les moyens d’action et les travaux des six principales de ces associations pour l’année 1846, la dernière dont les faits et les chiffres me soient connus avec précision, et je trouve que ces six sociétés de missions protes tantes anglaises ont reçu pour leur œuvre, dans le cours de cette seule année, 548,725 livres sterling (13,718,125 francs), et qu’elles ont dépensé 527,408 livres sterling (13,185,200 francs). Elles avaient en activité à la même époque, dispersés sur toute la face du globe, 1752 missionnaires principaux, y compris 16 évêques, et sans compter plusieurs milliers d’aides-missionnaires, maîtres d’école, exhortans et autres ouvriers chrétiens de diverses qualifications[5]. Je sais avec certitude que depuis 1846 le chiffre des dépenses et le nombre des agens de cette œuvre générale des missions protestantes anglaises se sont notablement accrus.

C’était l’une des plus considérables et des plus actives entre ces associations pieuses, la Société des Missions de Londres, qui avait envoyé dans l’île de Taïti ses missionnaires. Ils y résidaient depuis longtemps, travaillant avec ardeur à la conversion et à la civilisation des indigènes. Je dis à la civilisation comme à la conversion. Quand les jésuites s’établirent au Paraguay, ils ne se contentèrent pas de prêcher et de convertir ; ils s’appliquèrent à civiliser le nouveau peuple chrétien en le gouvernant. En dépit des dissidences profondes et probablement aussi de l’antipathie qui les séparent des jésuites, les missionnaires protestans ont avec eux, au point de vue social, une remarquable analogie. En portant le christianisme chez les Indiens du Paraguay, les jésuites n’y vinrent pas en simples apôtres, uniquement préoccupés de planter la croix et de semer la parole divine dans un monde idolâtre ; c’était une société organisée, un essaim d’une congrégation ailleurs ancienne et puissante, une grande famille religieuse, selon leur propre langage, qui se transportait au milieu des peuplades sauvages pour les faire vivre sous la loi d’une autorité chrétienne, en même temps qu’elle leur prêchait la foi chrétienne. Avec dès principes très divers, les missions protestantes ont un semblable caractère : ce ne sont pas non plus des individus isolés, exclusivement voués à l’œuvre de l’apostolat chrétien ; ce sont des familles chrétiennes qui vont vivre au milieu des païens, et leur enseigner, avec l’autorité de l’exemple comme de la parole, les mœurs chrétiennes, les vertus domestiques chrétiennes, la civilisation chrétienne telle qu’elle s’est développée dans leur patrie. Eux aussi, ils racontent, ils prêchent l’Évangile, ils meurent, s’il le faut, pour l’Évangile ; mais, en attendant le succès ou la mort, ils vivent selon l’Évangile, dans toutes les relations naturelles des hommes, sous les yeux de ces peuples qu’ils veulent lui conquérir. Ce sont des maris, et des femmes, des pères et des mères, des parens et des enfans, des frères et des sœurs, des maîtres et des serviteurs chrétiens, en même temps que des missionnaires et des Anglais. Je déteste les comparaisons jalouses : personne ne respecte et n’admire plus que moi les missionnaires catholiques qui vont vivre et mourir seuls dans un monde ennemi, ayant pour unique affaire et pour unique joie la propagation de la foi chrétienne, et pour unique perspective, dans leur austère et solitaire travail, le salut de quelques pauvres âmes ignorées et la chance du martyre ; mais Dieu a des voies diverses pour ses serviteurs, et la famille missionnaire dans sa vertueuse activité n’est, à coup sûr, ni moins belle à ses yeux, ni moins utile à son service, que le prêtre missionnaire dans son pieux isolement.

Les missionnaires anglais étaient à Taïti de véritables magistrats moraux, puissans auprès de la population et de ses chefs, prédicateurs et réformateurs vénérés, jouissant à la fois des succès de la parole et des plaisirs de la domination. L’établissement du protectorat français leur devait être et leur fut très amer : c’était un péril pour leur foi, la chute de leur prépondérance et un échec, dans l’Océan Pacifique, pour le nom de leur patrie. Dès que la nouvelle en arriva à Londres, toutes les sociétés de missions s’émurent, tinrent des meetings, envoyèrent des députations au cabinet anglais, à l’ambassadeur de France, déclarant que leur œuvre était compromise dans toute l’Océanie, et demandant que le protectorat commun de l’Angleterre, de la France et des États-Unis d’Amérique remplaçât, dans Taïti, le protectorat exclusivement français. Onze des principaux patrons de ces sociétés, tous hommes considérables par le rang et le caractère, adressèrent à lord Aberdeen une lettre pressante à l’appui de ces réclamations[6]. L’un d’entre eux, sir George Grey, témoigna l’intention d’interpeller le cabinet dans la chambre des communes. Le mouvement devint bien plus vif encore quand on apprit, quelques mois après, que ce n’était plus du simple protectorat français qu’il s’agissait à Taïti, et que l’amiral Dupetit-Thouars avait pris pleine possession de l’île et de la souveraineté. Le parti des saints éclata ; les politiques les moins dévots et les plus amis de la France se montrèrent troublés ; sir George Grey interpella sir Robert Peel, qui répondit en éludant, mais avec une émotion péniblement contenue. Les diplomates étrangers eux-mêmes prirent l’affaire en vive sollicitude, la jugeant très grave : « Taïti, dit l’un d’eux, sera pour le cabinet anglais un plus gros embarras que l’Irlande. » Une extrême froideur, sinon une rupture entre la France et l’Angleterre, en paraissait la conséquence inévitable.

Le cabinet anglais était très agité. Avant même qu’il fût question de Taïti, à la seule nouvelle de notre occupation des Marquises, il avait vu percer, parmi ses amis, des symptômes d’humeur et d’inquiétude ; « ceci est une honte et un danger pour l’Angleterre, » avait dit à lord Aberdeen un homme sérieux. L’hostilité jalouse contre la France n’est plus en Angleterre un sentiment général et permanent, ni qui domine la politique ; mais ce sentiment vit toujours dans beaucoup de cœurs anglais, et s’y réveille aisément avec ses susceptibilités, ses aveuglemens et ses exigences. Sir Robert Peel, sans les partager, prêtait volontiers l’oreille à ces impressions, et en tenait grand compte. Un autre sentiment, la crainte d’être pris pour dupe, le préoccupait vivement lui-même. « Était-on bien sûr que l’amiral Dupetit-Thouars n’eût pas agi en vertu d’instructions secrètes du gouvernement français ? Ne l’avions-nous pas engagé nous-mêmes à saisir le premier prétexte pour transformer notre protectorat de Taïti en complète et souveraine possession ? Pourquoi avions-nous dans ces mers-là trois frégates ? Elles n’étaient assurément pas nécessaires contre les naturels de Taïti ; nous avions prévu sans doute un conflit plus sérieux. » Lord Aberdeen, pour maintenir entre les deux pays la politique de conciliation et de bonne entente, avait sans cesse à lutter, et contre ces impressions publiques, et contre ces méfiances intérieures ; il fallait non-seulement qu’il prévînt, de la part du cabinet, toute résolution, toute démarche brusque ou excessive, mais souvent aussi, et c’était là peut-être son plus difficile soin, qu’il arrêtât sur les lèvres du chef du cabinet les paroles de soupçon ou d’irritation que, dans les entraînemens ou les embarras de la discussion au sein de la chambre des communes, sir Robert était enclin à laisser échapper. »

Lord Aberdeen jugeait bien de la situation, et faisait preuve d’autant de sagacité que de prudence. Nous n’avions, et nous n’avions jamais eu, dans toute cette affaire, ni dessein secret, ni arrière-pensée, ni désir même au-delà de nos actes et de nos paroles. Nous voulions acquérir dans l’Océan-Pacifique un point qui pût être à la fois un lieu de déportation salubre et sûr, et une station de ravitaillement et de refuge pour notre marine marchande, sans nous engager dans les charges et dans les chances d’un grand établissement territorial. Le petit archipel des Marquises paraissait satisfaire à ces conditions ; il n’appartenait à nulle autre puissance ; l’amiral DupetitThouars reçut la mission de l’occuper. Il ne s’agissait nullement de Taïti dans ses instructions, et nous n’avions formé sur cette île, ni dans le présent, ni dans l’avenir, absolument aucun dessein. Quand nous apprîmes que, quatre mois après l’occupation des Marquises, l’amiral Dupetit-Thouars, à la suite d’incidens compliqués que je n’ai garde de reproduire ici, avait été amené à établir dans Taïti le protectorat français, nous prévîmes, non sans regret, qu’il en pourrait résulter dans nos rapports avec l’Angleterre quelques difficultés, mais nous ratifiâmes l’acte sans hésiter. De toutes nos raisons, je n’en rappelle qu’une, la raison décisive : le drapeau français venait d’être planté dans l’Océanie ; nous ne voulûmes pas qu’au moment même de son apparition il y reculât. Nous ne portions atteinte aux droits ni même aux prétentions d’aucun état ; le traité conclu par l’amiral Dupetit-Thouars, en établissant le protectorat, respectait la souveraineté et les droits intérieurs de la reine de Taïti. Nous dîmes hautement les motifs et les limites de notre résolution. Le cabinet anglais les comprit, et ne réclama point. Nous comprîmes à notre tour son déplaisir et ses embarras, et nous nous promîmes mutuellement la prudence et les ménagemens que se doivent, dans les affaires à la fois petites et délicates, de grands gouvernemens qui ne veulent ni faiblir l’un devant l’autre, ni se brouiller pour des misères.

Je dis des misères, et en maintenant ce mot, je l’explique je ne voudrais, à aucun prix, être soupçonné de méconnaître la grandeur des intérêts et des sentimens engagés dans cette question, des intérêts et des sentimens chrétiens. Protestant et ministre d’un roi catholique dans un pays de liberté religieuse, mais essentiellement catholique, je n’ai jamais cherché à surmonter les difficultés de cette situation qu’en l’acceptant tout entière, et en en remplissant tous les devoirs divers, mais, à mon sens, point opposés. J’ai gardé hautement ma foi en servant la politique de mon pays ; j’ai soutenu librement la politique de mon pays en gardant ma foi. Dans l’affaire de Taïti, l’épreuve était, pour moi, délicate : le catholicisme, le protestantisme et la politique étaient là en présence ; je me permettrai de rappeler textuellement ici quels principes j’ai invoqués pour concilier leurs droits, non pas après coup, mais au moment même de l’épreuve et pendant le combat : « Ce serait, disais-je le 10 juin 1843 et le 1er mars 1844 dans la chambre des députés, ce serait pour un gouvernement une entreprise insensée, je ne veux pas dire autre chose, que de se charger de faire de la propagande religieuse et d’imposer sa religion par la force, même aux païens… l’Angleterre ne le fait point. Il y a des missionnaires anglais uniquement préoccupés du désir de répandre le christianisme, et qui, spontanément, librement, à leurs risques et périls, sans aucune intervention du gouvernement anglais, vont promener leur activité et leur dévouement sur la face du monde pour y porter leur foi. Ils ont bien le droit de le faire ; ils ne sont pas le gouvernement de leur pays. Mais ils portent partout où ils pénètrent la foi, la langue, le nom, l’influence de leur pays, et leur gouvernement ; qui le sait, qui recueille le fruit de leur activité, leur gouvernement les suit de ses regards, les soutient, les protège partout où ils pénètrent. En cela, il fait aussi son devoir : à chacun sa tâche ; aux missionnaires libres la propagation de leur foi religieuse, au gouvernement la protection de ses sujets, même missionnaires, partout où ils vont. La France aussi a ses missionnaires ; avant que vous vous en occupassiez, des hommes sincères, courageux, dévoués, des prêtres catholiques, faisaient dans le monde, avec la langue et le nom français, ce que les missionnaires anglais font au nom de leur pays. Ils le faisaient précisément dans les parages qui nous occupent, dans les archipels de l’Océan-Pacifique ; ils travaillaient à conquérir à leur foi l’archipel des îles Gambier, l’archipel des Navigateurs, de la Nouvelle-Zélande et bien d’autres. Pourquoi le gouvernement français ne ferait-il pas pour les missionnaires français catholiques-ce que le gouvernement anglais fait pour les missionnaires anglais protestans ? Pourquoi ne les suivrait-il pas de ses regards, ne les couvrirait-il pas de sa protection… C’est l’histoire, la tradition, la situation naturelle de la France… Parce qu’heureusement la liberté des cultes s’est établie en France, parce que catholiques et protestans vivent en paix sur le même sol, sous la même loi, serait-ce une raison pour que la France délaissât son histoire, ses traditions, la religion de ses pères, pour qu’elle cessât de la protéger dans le monde ? Non, certainement non : la France a reçu chez elle la liberté religieuse ; elle la portera partout. Je ne vois pas pourquoi la France ne ferait pas dans l’Océanie, dans les établissemens français, ce qu’elle fait chez elle-même, sur son ancien territoire. Ce sera difficile, dit-on ; il y aura des embarras, des complications. C’est le métier des gouvernemens de faire des choses difficiles, de suffire aux complications qui se présentent… Nous avons promis et garanti, aux missionnaires anglais qui résident à Taïti, liberté, protection, sécurité, et je n’hésite pas à dire que le gouvernement anglais a pleine confiance dans notre parole ; mais cette parole que nous avons donnée, nous avons à la demander aussi pour nous. Ailleurs qu’à Taïti, dans la Nouvelle-Zélande par exemple, des missionnaires catholiques se sont établis ; un évêque français est à leur tête ; ils sont sous l’autorité anglaise : nous avons besoin qu’ils jouissent là de la même liberté, de la même sécurité que nous garantissons aux missionnaires anglais à Taïti… Partout dans cette Océanie la religion catholique et la religion protestante sont à côté l’une de l’autre ; toutes deux se propagent en même temps… C’est un beau spectacle que ces missions diverses travaillant paisiblement, librement, à la propagation de la foi chrétienne ; mais c’est un spectacle difficile, délicat, périlleux, qui ne peut durer qu’à la condition qu’il sera protégé par la bonne intelligence, par l’harmonie des deux grands gouvernemens sous l’empire desquels ces missions s’exercent. Le jour où cette bonne intelligence aura cessé, du milieu de cet océan il sortira des tempêtes ; ces missions religieuses, catholiques et protestantes, deviendront des principes de querelle, des causes de guerre. Si donc vous voulez que cette grande œuvre, aussi salutaire que belle, continue et réussisse, appliquez-vous à maintenir l’harmonie entre les deux puissans gouvernemens qui la protègent. Et quand ces deux gouvernement sont eux-mêmes d’accord sur ce point, quand ils se promettent l’un à l’autre, quand ils se donnent effectivement l’un à l’autre, dans les régions dont je parle, toutes les libertés, toutes les garanties dont l’œuvre que je rappelle a besoin, ne souffrez pas qu’il dépende de la volonté d’un homme, quelque honorable, quelque courageux, quelque dévoué à son pays qu’il soit, et ce n’est pas moi qui contesterai à l’amiral Dupetit-Thouars aucun de ces mérites, ne souffrez pas, dis-je, qu’il dépende de la volonté d’un seul homme de venir troubler un pareil spectacle, et rompre entre les deux grands pays qui le donnent la bonne intelligence et l’harmonie qui peuvent seules assurer sa durée et son succès. »

Mise franchement en pratique et adoptée par les chambres après de violens débats, cette politique eut dans le cabinet anglais l’effet que nous étions en droit d’en attendre. Dès qu’on sut que nous n’avions pas ratifié la prise de possession souveraine de Taïti, et que nous nous en tenions au protectorat accepté dix-huit mois auparavant par les indigènes, les humeurs et les méfiances se dissipèrent sir Robert Peel s’empressa de rendre hommage à notre loyale modération ; lord Aberdeen ne rencontra plus parmi ses collègues ni doute ni objection aux mesures qu’il se proposait de prendre pour éloigner de Taïti les agens qui pouvaient nous y susciter de nouveaux embarras. L’affaire semblait terminée.

Mais les affaires ne finissent pas si aisément ni si vite, lorsqu’après avoir traité avec la politique d’un gouvernement, on demeure encore en présence de la liberté et de la foi d’un peuple. Beaucoup plus préoccupées de leur œuvre que des principes du droit des gens et des ménagemens entre les états, les sociétés de missions anglaises ne se résignaient pas à voir Taïti passer sous l’empire d’une puissance étrangère et catholique. Nous promettions à leurs missionnaires liberté et protection ; mais elles doutaient de l’efficacité permanente de nos promesses. Elles perdaient à la fois la domination et la sécurité. Soit de propos prémédité, soit par entraînement, elles s’engagèrent dans un ardent travail pour faire échouer, à Taïti même, ce protectorat français dont elles n’avaient eu ni le droit ni le pouvoir d’empêcher l’établissement. Jusqu’à quel point leurs directeurs et leurs patrons à Londres entrèrent eux-mêmes dans ce dessein, je l’ignore et ne m’inquiète point de le savoir ; la passion qui animait ces sociétés n’avait nul besoin, pour agir, des ordres préalables ou du concours avoué de leurs chefs, et ne les attendait pas ; leurs agens et leurs amis, missionnaires attachés à leur service ou marins dévoués à leur cause, résistaient naturellement, spontanément, au protectorat français, et s’unissaient dans leurs efforts, publics ou secrets, isolés ou concertés, pour l’entraver ou le détruire. À Taïti, plusieurs des missionnaires anglais établis dans l’île, ou plus modérés, ou plus exclusivement préoccupés de leur tâche religieuse, et plus exempts de passion humaine, se tinrent en dehors de ces menées, déclarant hautement que, « comme ministres de l’Évangile de paix, c’était, à leurs yeux, leur impérieux devoir d’exhorter la population de ces îles au maintien de la paix et à la soumission envers le pouvoir de fait, soumission conforme à l’intérêt des Taïtiens, et surtout commandée par la loi de Dieu, qu’ils étaient, eux, missionnaires chrétiens, spécialement chargés d’inculquer. » Mais cette pieuse résignation de quelques hommes n’arrêtait point la lutte engagée contre l’établissement français. M. Pritchard, à la fois agent des missions et consul d’Angleterre à Taïti, était à la tête de cette lutte. Je ne connais point M. Pritchard, et ne veux commettre, sur lui et son caractère personnel, ni erreur ni injustice : ce qui est certain, c’est qu’appelé à rechercher avec quelque soin ce qu’il avait été et ce qu’il avait fait auparavant, je l’ai trouvé, dès 1836, résidant à Taïti, actif, remuant, influent, passionnément hostile contre toute intervention, toute action, contre la moindre apparition française et catholique dans l’île. Il en était absent en septembre 1842, quand l’amiral Dupetit-Thouars établit le protectorat ; il y revint le 26 février 1843, et dès qu’il y fut de retour, la fermentation anti-française, jusque-là faible et obscure, devint vive et continue. Quand les incidens de cette lutte décidèrent l’amiral Dupetit-Thouars, le 5 novembre suivant, à prendre dans Taïti la souveraineté au lieu du protectorat, M. Pritchard amena aussitôt son pavillon, et déclara qu’il cessait ses fonctions de consul, n’étant pas accrédité, à ce titre, par le gouvernement anglais, auprès d’une colonie française ; mais en abdiquant son caractère public, il n’en continua pas moins ses efforts pour susciter dans l’île, contre les autorités françaises, la résistance ou même la sédition, et au bout de quatre mois, le 3 mars 1844, en l’absence du gouverneur, appelé sur un point éloigné par un mouvement d’insurrection, le capitaine d’Aubigny, commandant provisoire à Papeiti, crut indispensable de faire brusquement arrêter M. Pritchard, et de l’enfermer dans un blockhaus, au secret. Rentré à Papeiti quelques jours après, M. Bruat, en rendant compte de cet incident, le 21 mars, au ministre de la marine, lui disait : « Dans l’agitation où se trouvait le pays, cette mesure était nécessaire ; mais je n’ai dû approuver ni la forme ni le motif de l’arrestation. Cependant la gravité des événemens était telle que je ne pouvais revenir sur ce qui avait été fait sans décourager notre parti et raffermir les révoltés. À mon arrivée, j’ai tout de suite fait transférer M. Pritchard du blockhaus à bord de la Meurthe, en donnant au commandant Guillevin l’ordre de le recevoir à sa table… J’ai écrit aussi au capitaine anglais du Cormoran pour l’engager à quitter Papeiti, où il n’avait aucune mission, et à emmener M. Pritchard, que j’ai promis de mettre à sa disposition dès que le bâtiment quitterait le port. »

Quand M. Pritchard arriva le 26 juillet en Angleterre, racontant lui-même son arrestation et probablement en atténuant les causes, mais non pas les ennuis, tous les sentimens suscités depuis l’origine de l’affaire de Taïti, et qui jusque-là s’étaient un peu contenus, firent explosion dans les clubs, dans les journaux, dans les salons, dans les chambres. Interpellé le 31 juillet par sir Charles Napier, sir Robert Peel répondit sur-le-champ, du moins selon le compte-rendu des journaux : « Nous avons reçu des rapports de Taïti, et comptant sur l’exactitude de ces rapports, que je n’ai aucune raison de mettre en doute, je n’hésite pas à dire qu’un grossier outrage, accompagné d’une grossière indignité, a été commis sur le consul britannique dans cette île. Le gouvernement de sa majesté a reçu cette nouvelle lundi, et nous avons saisi la première occasion pour faire au gouvernement français les communications que nous jugions commandées par les circonstances… Présumant que les nouvelles sont exactes, je pense que le gouvernement français fera la réparation que nous croyons que l’Angleterre a droit de demander. »

À la lecture des journaux qui rapportaient ces paroles, ma surprise fut grande et l’émotion dans nos chambres très vive. Nous n’avions reçu du gouvernement anglais aucune communication ; au moment où sir Robert Peel avait parlé, nous ne lui en avions encore fait aucune ; ni de part ni d’autre les faits n’avaient été examinés et contrôlés : comment avait-il pu s’exprimer avec une âpreté si précipitée et si inexacte ? Interpellé à mon tour dans l’une et l’autre chambre, je résolus de rester dans la plus complète réserve. « Il y a ici, répondis-je, des questions de fait et de droit à éclaircir entre les deux gouvernemens. Les questions de politique extérieure ont des phases diverses, et elles ne sauraient, à toutes ces phases indifféremment, entrer dans cette chambre. La porte ne leur en doit pas être ouverte toutes les fois qu’elles viennent y frapper. Il y a un moment où la discussion porte la lumière dans ces questions ; il y en a d’autres où elle y mettrait le feu. Il ne se peut pas que les tribunes de l’une et de l’autre chambre ressemblent à des journaux, qui, tous les matins, disent et discutent ce qu’ils savent sur les affaires pendantes entre les gouvernemens. Convaincu comme je le suis que, pour les intérêts généraux du pays, et pour la question même dont il s’agit, il y aurait des inconvéniens graves à la débattre en ce moment, je m’y refuse absolument. Quand elle aura suivi son cours naturel, quand l’opinion et la conduite du gouvernement du roi auront été mûrement arrêtées, quand les faits et les droits auront été éclaircis entre les deux gouvernemens, alors je serai prêt, je serai le premier à venir dire et discuter ici ce qu’a fait le gouvernement et quels ont été ses motifs. Jusque-là je garderai le silence. »

C’était évidemment la seule attitude sensée et utile. La clôture de notre session me la rendit plus facile qu’elle ne l’eût été quelques semaines plus tôt. Je n’ai garde de m’arrêter plus longtemps ici sur une affaire qui fit un bruit alors si grave et aujourd’hui si ridicule. Je ne saurais non plus convenablement raconter la délicate négociation à laquelle elle donna lieu entre lord Aberdeen et moi. Toutes ces vivacités, toutes ces difficultés, tous ces périls, accompagnement naturel d’un régime de liberté, et dont on s’arme si souvent contre ce régime, aboutirent à des résultats justes en soi, honorables pour les deux cabinets et salutaires pour les deux pays. Averti de l’inopportunité et de l’inexactitude de ses premières paroles, sir Robert Peel me fit dire qu’il ne reconnaissait comme correcte aucune des versions qu’en avaient publiées les journaux. Quand les faits eurent été bien éclaircis et débattus, le cabinet français main tint d’une part son droit d’éloigner de tout établissement colonial tout résident étranger qui troublerait l’ordre, d’autre part sa conviction que les autorités françaises à Taïti avaient eu de légitimes motifs de renvoyer de l’Ile M. Pritchard. Il reconnut en même temps qu’on avait usé envers lui de procédés inutiles et fâcheux, et il en exprima son improbation et son regret. Il offrit de lui accorder, à raison des dommages et des souffrances que ces procédés avaient pu lui faire éprouver, une indemnité dont le règlement fut remis aux deux amiraux français et anglais près de partir pour aller prendre dans l’Océan-Pacifique le commandement des deux stations. Le cabinet anglais, de son côté, ne contesta plus les principes ni les faits soutenus par le cabinet français ; il renonça à toute idée de faire reparaître M. Pritchard à Taïti et de nous demander le rappel de l’officier qui l’en avait éloigné. L’affaire reçut ainsi, non-seulement une conclusion officielle, mais une fin équitable et sincèrement acceptée comme telle des deux parts, en sorte que je pus dire avec vérité, le 21 janvier suivant, dans la chambre des députés : « On appelle cela de l’entente cordiale, de la bonne intelligence, de l’amitié, de l’alliance. Il y a ici quelque chose de plus rare, de plus nouveau et de plus grand que tout cela. Il y a aujourd’hui, en France et en Angleterre, deux gouvernemens qui croient qu’il y a place dans le monde pour la prospérité et pour l’activité matérielle et morale des deux pays, deux gouvernemens qui croient qu’ils ne sont pas obligés de regretter, de déplorer, de craindre leurs progrès mutuels, qu’ils peuvent, en déployant librement leurs forces de toute nature, s’entr’aider au lieu de se nuire. Et les deux gouvernemens qui croient qu’ils peuvent cela croient aussi qu’ils doivent le faire, qu’ils le doivent à l’honneur comme au bien-être de leur pays, à la paix et à la civilisation du monde. Et ce qu’ils croient possible et de devoir pour eux, ces deux gouvernemens le font réellement ; ils mettent ces idées en pratique, ils se témoignent, en toute occasion, un respect mutuel des droits, un ménagement mutuel des intérêts, une confiance mutuelle dans les intentions et dans les paroles. Voilà ce qu’ils font, et voilà pourquoi les incidens les plus délicats, les plus graves, n’aboutissent pas entre eux à la rupture, ni même au refroidissement des relations des deux pays. »

J’avais plein droit de tenir ce langage, car lord Aberdeen et la reine d’Angleterre elle-même le tenaient comme moi et avant moi. Lord Aberdeen écrivait le 6 septembre 1844 à lord Cowley : « Ma conviction est que le sincère désir que ressentent les deux gouvernemens de cultiver la meilleure et la plus cordiale entente rend presque impossible que des incidens de cette nature, s’ils sont vus sans passion et traités dans un esprit de justice et de modération, puissent aboutir autrement qu’à une issue amicale et heureuse. » Et le 5 septembre, en venant clore, au nom de la reine, la session du parlement, le lord-chancelier avait dit : « Sa majesté s’est trouvée naguère engagée dans des discussions avec le gouvernement du roi des Français sur des événemens de nature à interrompre la bonne entente et les relations amicales entre ce pays et la France. Vous vous réjouirez d’apprendre que, grâce à l’esprit de justice et de modération qui a animé les deux gouvernemens, ce danger a été heureusement écarté. »

Sans émouvoir le public anglais aussi profondément que l’avait fait notre occupation de Taïti, notre guerre avec le Maroc, qui éclata à la même époque, vint aggraver les embarras de la politique inter nationale. L’Angleterre s’accoutumait lentement et péniblement à croire que notre établissement en Algérie fût un fait accompli et définitif ; mais, tout en le regardant comme précaire, elle en redoutait fort l’extension, surtout vers l’ouest, aux dépens de l’empire marocain, en face de Gibraltar. Les vanteries frivoles provoquent les terreurs crédules. Cette trop célèbre parole : « La Méditerranée doit être un lac français, » troublait en Angleterre beaucoup d’esprits. Quand ils virent une armée française, sous les ordres du gouverneur général de l’Algérie, entrer dans le Maroc, et une escadre française, commandée par un fils du roi, paraître devant Tanger, l’inquiétude fut grande, et sir Robert Peel, toujours très attentif aux impressions publiques, s’en préoccupa vivement. Des instructions pressantes partirent de Londres, ordonnant au consul-général anglais à Tanger de peser de tout le poids de l’Angleterre sur l’empereur du Maroc pour qu’il fît droit aux réclamations de la France et arrêtât le cours de la guerre. Le cabinet anglais aurait, au fond, désiré que nous lui laissassions le soin de nous faire obtenir la justice que nous demandions, et il ne s’y fût pas épargné ; mais il nous convenait de prouver au Maroc notre force, en nous faisant justice nous-mêmes. Autant nous souhaitions peu défaire en Afrique de nouvelles conquêtes, autant nous étions décidés à mettre celles que nous y possédions hors de page, en n’admettant pas que personne vînt nous y troubler, ni que nous eussions besoin d’aucun appui étranger. M. le prince de Joinville, en frappant, dans l’espace de dix jours, les deux principales villes du Maroc sur ses côtes, Tanger et Mogador, et le maréchal Bugeaud, en dispersant d’un seul coup l’armée marocaine sur les rives de l’Isly, portèrent rapidement la politique française au but qu’elle se proposait. M. le prince de Joinville accomplit l’œuvre avec autant de sagacité que de prudence, en prenant sur lui d’engager sur-le-champ la négociation de la paix aussi résolument qu’il avait poussé la guerre, et la question du Maroc fut vidée, sans que notre bonne entente avec l’Angleterre en reçût aucune atteinte, sous les yeux de ses marins et au milieu des allées et venues de ses agens, empressés de nous prêter leurs bons offices, que nous acceptions volontiers en pouvant nous en passer.

L’Europe chrétienne a raison de ne pas vouloir qu’aucune ambition particulière précipite la chute de ces états musulmans délabrés qui languissent et tombent en ruine à ses portes. Les intérêts de l’ordre européen passent avant toute question d’avenir, et il ne convient pas à la politique de justice et de paix de donner, même envers la barbarie et le chaos, l’exemple de la violence astucieuse ou agressive. Cependant la Providence a des décrets visibles, et c’est notre droit de les pressentir et de nous y tenir prêts, si nous n’avons pas celui de les hâter dans un dessein égoïste. Les Turcs sortiront d’Europe. Les Barbaresques perdront ce qui leur reste d’empire dans le nord de l’Afrique, à l’est et à l’ouest de ce qu’ils ont déjà perdu. La foi et la civilisation chrétiennes ne renonceront point à leur vertu expansive. À quel moment et par quelles combinaisons rentreront-elles en possession de ces belles contrées qu’elles serrent chaque jour de plus près ? Nul ne le sait ; mais nul ne peut douter que cet avenir ne leur appartienne. C’est, pour tous les états chrétiens, un acte de prévoyance comme de sens moral d’en tenir grand compte dans leur politique, et de ne pas se mettre en lutte directe et permanente avec, des faits qui éclateront infailliblement un jour, et qui seront, quand ils éclateront, un triomphe pour l’humanité.

En septembre 1844, trois ans après l’avènement du cabinet de sir Robert Peel, au moment où sa troisième session parlementaire atteignit son terme, deux des affaires qui avaient failli troubler les bons rapports de l’Angleterre avec la France, celles de Taïti et du Maroc, étaient réglées ; la troisième, celle du droit de visite, s’acheminait vers une solution amicalement concertée. Dans le même laps de temps, le cabinet britannique avait victorieusement terminé la guerre et conclu la paix avec la Chine. Après avoir réparé, par une campagne vigoureuse, les échecs des armes anglaises dans l’Afghanistan, il avait, avec une fermeté franche et sage, renoncé à une conquête difficile à faire, difficile et compromettante à garder, si elle eût été faite. Par un traité signé le 9 août 1842 à Washington, il avait réglé avec les États-Unis d’Amérique la délimitation des frontières des deux puissances dans le nord et le mode de leur concours pour la répression de la traite ; leur différend sur la possession de l’Orégon restait seul en suspens. Sir Robert Peel et lord Aberdeen avaient ainsi, en trois ans, sans atteinte à la paix, sans perturbation grave entre les puissances, en maintenant ou rétablissant au contraire partout les bons rapports, résolu toutes les questions de politique extérieure qu’ils avaient trouvées engagées quand ils avaient pris les affaires, et toutes celles qui s’étaient élevées pendant leur administration. Et ils n’en avaient suscité eux-mêmes aucune ; ils n’avaient cherché dans aucun événement prématuré, dans aucune complication factice, de la force ou de l’éclat pour leur pouvoir. Ils avaient suffi à tout et n’avaient rien provoqué. C’est là le vrai caractère, le caractère sensé et moral de la bonne politique extérieure. Elle ne considère pas les peuples comme des instrumens dont elle dispose pour le succès de ses propres inventions et des combinaisons de sa pensée ambitieuse ou inquiète ; elle fait leurs affaires au dehors à mesure qu’elles se présentent naturellement et appellent une solution nécessaire, regardant toujours la paix comme son but et le droit comme sa loi. Ce fut à cette époque l’heureuse condition de la France et de l’Angleterre que les deux gouvernemens fussent animés du même esprit et se prêtassent loyalement, pour le faire prévaloir, un mutuel appui.



GUIZOT.

SIR ROBERT PEEL

TROISIEME PARTIE,


XII.

Pendant qu’au dehors la politique de sir Robert Peel maintenait ou rétablissait partout la paix et les bons rapports[7], au dedans le retour de la prospérité publique et de l’ordre dans les finances de l’état justifiait et affermissait son administration. À l’ouverture de la session de 1844, un de ses jeunes et fidèles amis, M. Cardwell, en soutenant la proposition de l’adresse, mit sans emphase et avec précision, sous les yeux de la chambre des communes, les preuves de cette bonne fortune méritée, et, à la fin du débat, sir Robert s’en prévalut lui-même avec une franchise prudente et modeste. « J’ai la confiance, dit-il, que nous abordons cette année le parlement dans de meilleures circonstances ; … l’équilibre est rétabli entre les revenus et les dépenses de l’état, et nous avons à tout prix mis un terme à l’accroissement de la dette. La détresse qui pesait sur quelques-uns des grands intérêts du pays, et qui infligeait aux classes ouvrières tant de privations et de maux, a été remplacée, en grande partie du moins, par un mouvement de prospérité qui, je l’espère, ira se développant. Je sais que, dans plusieurs districts, il existe encore des souffrances qui m’inspirent une vive sympathie ; j’espère que là aussi elles seront, sinon tout à fait dissipées, du moins fort soulagées. A tout prendre, je me crois en droit de dire que, soit pour nos relations extérieures, soit en ce qui touche à l’état du commerce national et du revenu public, nous nous présentons devant le parlement ayant réalisé les espérances que nous nous étions permis d’attacher aux mesures que nous lui proposions, et vous penserez, j’ose m’en flatter, que nous n’avons pas manqué à nos devoirs envers notre souveraine et notre pays. »

Mais le succès, dans les gouvernemens libres, n’est pas un titre au repos, et, loin de les apaiser, les espérances réalisées aggravent les exigences. C’est la condition que fait à leurs plus dignes serviteurs l’impatience égoïste des peuples. Sir Robert Peel ne l’ignorait pas, et n’en était ni surpris ni découragé : voué dès sa naissance, par l’ambition paternelle, à la vie politique, il en avait contracté de bonne heure les mœurs laborieuses et fortes, non sans quelque souffrance pour sa nature susceptible, fière avec timidité, et d’ailleurs très sensible aux douceurs de la vie domestique ; les affaires de l’Angleterre étaient ses affaires, et la chambre des communes son champ de manœuvre ou de bataille pour les traiter ; il en acceptait les travaux comme sa mission, et les tristesses comme sa condition naturelle et inévitable : homme public dans la plus noble et la plus complète acception du terme, faisant du service du pays son état comme son devoir, et s’y abandonnant tout entier sans tenir compte d’aucun déplaisir, quoiqu’il les ressentît vivement. Il déploya, pendant les deux sessions de 1844 et 1845, une activité et une aptitude inépuisables, attentif et prêt en toute occasion, dans les petits incidens comme sur les grands intérêts de gouvernement, et habile à réussir, quoiqu’il n’eût pas le don de plaire. Je n’ai nul dessein de le suivre dans les nombreuses questions politiques ou administratives qu’il eut à débattre ; c’est l’homme que je veux peindre, non l’histoire du temps que je raconte. Je ne m’arrêterai que sur deux affaires spéciales, grandes parmi les grandes, et qui ont de plus ce caractère remarquable, que la nécessité ne les imposa point à sir Robert Peel, et qu’au lieu de les éviter, comme il l’aurait pu, il les fit, pour ainsi dire, naître lui-même, par un acte de sa propre volonté, et dans des vues de bien public autant que pour la satisfaction de sa pensée et la gloire de son nom.

En 1833, un bill proposé par lord Althorp, alors chancelier de l’échiquier, avait maintenu la banque d’Angleterre en possession de sa constitution et de ses privilèges jusqu’en 1855, sous cette réserve qu’avant l’expiration de ce terme et au bout de dix ans le parlement serait en droit de réviser la charte de la banque et d’y apporter les modifications qu’il jugerait convenables. Les dix ans étaient expirés ; le 6 mai 1844, sir Robert Peel proposa, avec quelque solennité, la révision de la charte de la banque, « Il y a, dit-il, des questions d’une importance si grande et si manifeste, et qui appellent, je devrais plutôt dire qui commandent si hautement l’attention de la chambre, que toute préface, tout artifice de rhétorique pour mettre en lumière leur grandeur et le devoir du plus patient examen, sont superflus et déplacés. Je soumettrai donc sans préambule à la chambre une question qui touche à toutes les questions, à toutes les affaires dans lesquelles la monnaie entre pour quelque chose. Il n’y a point de contrat, public ou privé, point d’engagement, national ou individuel, qui n’en soit affecté. Les entreprises du commerce, les profits de l’industrie, les arrangemens dans les relations domestiques, les salaires du travail, les transactions pécuniaires les plus considérables comme les moindres, le paiement de la dette nationale, les moyens de pourvoir aux dépenses publiques, le pouvoir de la plus petite pièce de monnaie sur les nécessités de la vie, tous ces faits sont engagés dans la décision que vous prendrez sur les propositions que j’ai à vous soumettre. » Après cet exorde et contre sa coutume, je dirai même contre la coutume générale du parlement anglais, il ne s’arrêta point à retracer les circonstances qui rendaient ses mesures nécessaires ; tenant cette nécessité pour reconnue et acceptée de tous, il entra sur-le-champ dans une savante exposition des principes généraux du sujet, et après avoir longuement discuté les divers systèmes des publicistes financiers : « J’ai établi, dit-il, sur la mesure de la valeur, sur l’emploi et la circulation des métaux comme monnaie, et sur les billets portant promesse de paiement à vue en espèces métalliques, les grands principes qui, selon moi, doivent régir ces trois grands élémens de notre système monétaire. J’ai maintenant à indiquer jusqu’à quel point je me propose d’appliquer ces principes. Si je ne les applique pas immédiatement dans toute leur étendue, on me dira, comme on me l’a déjà dit, que je pose abstraitement de très bonnes maximes, mais que pratiquement je crains de les mettre en vigueur. Je n’en persiste pas moins à penser, comme je l’ai déjà exprimé, qu’il importe infiniment que les hommes publics reconnaissent les grands principes par lesquels les grandes mesures de gouvernement doivent être réglées. J’aime mieux qu’on me dise : — Vous restez dans l’application bien loin des excellens principes admis par vous-même, — que si l’on me disait : — Vous avez dissimulé ou perverti les principes pour vous justifier de ne les appliquer qu’incomplètement… — Tout ce que je puis promettre, c’est que je ne proposerai aucune mesure pratique qui soit en désaccord avec les principes que j’ai établis, aucune qui ne tende à les faire définitivement prévaloir. Mais quand on voit combien il est aisé, par une législation imprudente, de jeter des terreurs paniques ou une confusion déplorable dans les transactions monétaires du pays, on reconnaît combien il importe que les hommes chargés et responsables de la conduite de ses affaires traitent avec un extrême ménagement les intérêts privés, d’abord parce que la justice l’exige, ensuite parce que la cause des réformes et des améliorations progressives aura grandement à souffrir, si vous ne savez pas les concilier avec les égards dus à la sécurité et au bonheur des personnes. »

Sir Robert s’exagérait, dans cette occasion, les difficultés de son entreprise ; les inconvéniens d’une incomplète ou défectueuse constitution des banques et de l’absence de garanties bien combinées, soit pour l’émission et le paiement de leurs billets, soit pour leurs rapports avec l’état et le public, avaient depuis quelques années fortement frappé les esprits ; la lutte violente suscitée dans les États-Unis d’Amérique à l’occasion de la banque centrale de l’Union, les désordres qui avaient éclaté, après sa suppression, dans une multitude de banques locales, les souffrances publiques et individuelles qui en étaient résultées, tous ces faits avaient appelé les méditations des financiers et jeté un grand jour sur toutes les parties de la question. Les principes fondamentaux d’un bon système monétaire étaient généralement compris et acceptés. Vraies en théorie et utiles en pratique, les propositions de sir Robert Peel pour compléter ou réformer à certains égards l’organisation de la banque d’Angleterre ne rencontrèrent d’objections que dans quelques intérêts personnels qu’elles dérangeaient et dans quelques esprits entêtés ou chimériques dont elles contrariaient les routines ou ne satisfaisaient pas les rêves. Les chefs whigs les appuyèrent hautement. Dans la chambre des communes, les amendemens dont elles furent l’objet réunirent à grand’peine dix-huit suffrages. La chambre des lords les adopta, presque sans discussion, et sir Robert eut la satisfaction d’accomplir en 1844, dans le régime monétaire de son pays, l’œuvre qu’il avait commencée en 1819, contre l’opinion de son père et ses premiers votes à lui-même, peu après son entrée dans le parlement. Il jouit vivement de ce succès, et se complaisait à parler de son bill sur la banque comme de l’un des actes les plus considérables de sa vie publique. Peut-être parce que c’était l’un de ceux où il croyait avoir le mieux réussi à atteindre le but qui préoccupait constamment sa pensée, l’accord de la vérité scientifique et de l’efficacité pratique.

Dans la seconde des questions qu’il éleva lui-même quand il aurait pu s’en dispenser, il fut bien loin de rencontrer la même unanimité ; elle devint au contraire, entre lui et son parti, l’occasion d’une lutte ardente et le premier éclat de la scission. S’il se fût borné à demander, pour le collège catholique de Maynooth, les 9 000 livres sterl. que le parlement votait depuis tant d’années, il les eût obtenues sans effort et sans bruit ; mais la situation de l’Irlande et ses propres rapports avec ce malheureux pays le préoccupaient chaque jour plus fortement : il voulait poursuivre l’œuvre de l’émancipation des catholiques et faire vers eux un pas nouveau qui leur inspirât confiance en lui et espoir dans l’avenir. L’occasion lui semblait favorable : condamné le 12 février 1844 par le jury de Dublin, M. O’Connell, à raison d’un vertueux scrupule de forme et de jurisprudence, avait été acquitté le 4 septembre suivant par la chambre des lords, sans aucune réclamation du cabinet, et sur l’insistance même de l’un des ministres, lord Wharncliffe. Surpris et charmé de cette délivrance inattendue, O’Connell, tout en continuant, contre le cabinet et pour le rappel de l’union, ses déclamations bruyantes, était dans son cœur moins violent et peu empressé de pousser à fond la lutte ; autour de lui d’ailleurs, et en réalité contre lui, un nouveau parti s’était formé, le parti de la Jeune Irlande, qui se méfiait de la secrète modération du vieux chef, lui reprochait sa manie de légalité, l’accusait d’éluder tout acte décisif, et travaillait à le supplanter dans sa popularité et dans son pouvoir. Au milieu de ces hésitations et de ces discussions des meneurs irlandais, il parut à Peel qu’un grand acte de bienveillance envers l’Irlande avait chance d’y être bien accueilli, et le 3 avril 1845, prenant la parole dans la chambre des communes : « J’ai annoncé, dit-il, dans le cours de la session dernière, que le gouvernement de sa majesté se proposait de prendre en considération l’état de l’éducation académique[8] en Irlande, et que le collège catholique romain de Maynooth serait compris dans cet examen ; j’ai ajouté que notre dessein était d’y procéder dans un esprit de bienveillance pour cet établissement, et j’ai fait cette déclaration dès cette époque pour qu’on eût partout connaissance des intentions du gouvernement de sa majesté. Je m’attendais dès-lors à la manifestation d’opinion qui se fait aujourd’hui par les pétitions qu’on vient de présenter. Je ne pouvais me rappeler les débats qui avaient eu lieu dans cette chambre au sujet du collège de Maynooth sans prévoir que la proposition d’étendre cet établissement serait en butte à une vive opposition, soutenue par les sentimens religieux et les scrupules consciencieux d’un grand nombre de personnes dont l’incontestable sincérité a droit à tout notre respect. Dans cette prévoyance et en présence de difficultés que nous ne nous sommes point dissimulées, mais qui ne nous ont pas détournés de notre dessein, nous avons cru de notre devoir de ne pas les aggraver encore en donnant lieu de dire que nous avions caché notre pensée et pris le pays par surprise. C’est pourquoi j’ai fait l’an dernier la déclaration que je rappelle, non en termes vagues et équivoques, mais en indiquant clairement que le résultat probable de notre examen serait une extension du collège de Maynooth et l’accroissement du don qu’il reçoit de l’état… C’est là en effet la proposition que je viens soumettre à la chambre. »

Il en exposa et en discuta sur-le-champ les motifs avec la même franchise ferme qu’il avait mise à l’annoncer, exposant en même temps les divers systèmes d’objections qu’il prévoyait, et les battant d’avance en ruine. « Nous avons, dit-il, à choisir, envers le collège de Maynooth, entre trois lignes de conduite. Nous pouvons continuer ce qu’on a fait jusqu’à ce jour, et maintenir à son taux actuel le don du parlement. Nous pouvons cesser ce don, rompre avec Maynooth tout rapport, et quand nous aurons pourvu au ménagement des intérêts aujourd’hui engagés dans cette affaire, déclarer que nous n’y prendrons plus aucune part. Nous pouvons enfin adopter, dans un esprit amical et généreux, l’établissement fondé pour l’éducation du clergé catholique, accroître le don du parlement, et, sans nous mêler de la doctrine ou de la discipline de l’église catholique, mais en lui donnant un libéral appui, tenter d’améliorer le système d’éducation et d’élever le caractère de l’institution.

« Quant au premier plan, le maintien pur et simple du système et du don actuel, c’est, dans ma profonde conviction, le pire de tous. Nous déclarons que nous dotons une institution nationale, que nous prenons soin de l’éducation des hommes chargés de donner l’instruction spirituelle et les consolations religieuses à des millions d’Irlandais, et en votant 9 000 livres sterling par an, nous donnons précisément ce qu’il faut pour décourager et paralyser les contributions volontaires offertes dans le même dessein. Retirez votre don, et vous verrez le peuple irlandais se charger de pourvoir, par des sacrifices insuffisans peut-être, mais empressés, à l’instruction de ses prêtres… Si c’est une violation de principe que de faire instruire nous-mêmes le clergé catholique, nous sommes coupables de cette violation en donnant 9 000 livres sterling par an, autant que nous pourrons l’être par quelque mesure que je propose à la chambre. Et vous ne vous bornez pas, pour Maynooth, à un don annuel ; ce n’est pas là votre seul lien avec l’établissement ; il y a dans le recueil de nos statuts trois actes du parlement, deux adoptés par la législature d’Irlande avant l’union des royaumes, le troisième voté ici en 1808, qui sanctionnent cette institution et règlent la part d’action que vous y prenez Sera-t-il sage, sera-t-il juste de dire aux catholiques d’Irlande : — Nous sommes liés envers vous, il est vrai, par un importun engagement de nos prédécesseurs, nous le respecterons, nous continuerons de vous donner avec humeur 9 000 livres sterling par an ; mais vos bâtimens ne seront point réparés, les salaires de vos professeurs n’augmenteront jamais, nous laisserons subsister les statuts du parlement, mais avec le sentiment que nous manquons à notre conscience, et nous ne vous donnerons rien que pour acquitter une odieuse dette contractée par d’autres, et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire. — Ai-je tort de dire qu’il n’y a point de conduite qui ne soit préférable à celle-là ?

« Avouerons-nous que nos scrupules de conscience sont si blessés du système actuel, que nous voulons rompre avec Maynooth tout rapport, et renvoyer au peuple irlandais seul le fardeau d’élever ses prêtres ? Il y a, je le sais, des personnes qui pensent que c’est là le parti à prendre, et pour moi, si je ne tiens compte ni de la fidélité aux engagemens, ni des sentimens d’humeur et d’irritation que vous exciterez en répudiant ainsi votre vote, je n’hésite pas à dire que ce parti vaudrait mieux que la continuation de votre misérable don ; mais pensez-y bien : à quelle époque vos rapports avec le collège de Maynooth ont-ils commencé ? Sous le pouvoir de qui ? Depuis combien d’années dure le vote du parlement ? Vous avez commencé en 1795. Le souverain régnant était George III ; le premier ministre, M. Pitt. C’était une époque critique que l’année 1795. Vous étiez engagés alors dans une lutte formidable contre un puissant et menaçant voisin. Le lord lieutenant d’Irlande, lord Fitzwilliam, recommandait au parlement irlandais l’éducation de toutes les classes de fidèles sujets de sa majesté. Le successeur de lord Fitzwilliam, lord Camden, posait la première pierre du collège de Maynooth, et en remerciant le parlement de sa libéralité, il se félicitait de voir commencer ainsi au sein de la patrie l’éducation du clergé catholique… Êtes-vous prêts à déclarer aux catholiques : — Depuis un demi-siècle, nous sommes dans l’erreur, nous manquons à notre conscience ; nous voulons revenir à ses lois, nous rompons le lien que depuis un demi-siècle nous avions contracté avec vous ? — Souvenez-vous qu’à l’époque où ce lien fut contracté, les catholiques étaient frappés d’incapacités qui les excluaient du parlement, et qui n’empêchèrent pourtant pas qu’il ne votât pour eux ce don. Ces incapacités ont disparu ; les catholiques jouissent maintenant des mêmes droits civils que nous. Irez-vous leur dire : — Nous ne pouvons faire pour vous ce qu’a fait un parlement exclusivement protestant, nous sentons des scrupules de conscience qu’il ne sentait pas, nous rompons le lien qu’il avait formé avec vous aux jours du péril ? — Je vous en conjure, ne faites pas une telle démarche. Ce n’est pas le don refusé qui me préoccupe, c’est l’esprit qui se révélerait dans le refus. Nous ne persuaderions jamais à ceux à qui vous l’adresseriez que les scrupules que n’ont ressentis ni George III, ni M. Pitt, ni un parlement exclusivement protestant, nous possèdent aujourd’hui au point de nous faire répudier leurs engagemens. Et en vérité je regretterais amèrement, non pour les catholiques, mais pour l’intérêt général de notre société, que nous, qui repoussons les doctrines de l’église romaine, nous, qui professons une foi que nous croyons plus pure, et à laquelle nous sommes dévoués, nous nous crussions obligés de déclarer que nous ne pouvons en aucune manière venir en aide à des croyances qui ne sont pas les nôtres. Si nous faisons cette déclaration, quelle leçon nous donnerons aux propriétaires irlandais ! En voici un qui vit peut-être loin de cette terre dont il tire un grand revenu : ce sont des fermiers catholiques qui l’habitent, des laboureurs catholiques qui la cultivent ; faudra-t-il que je lui dise, au nom du parlement, que s’il voit ses tenanciers dépourvus d’instruction religieuse, dépourvus de consolations religieuses, dépourvus d’un lieu de prière où ils puissent se réunir pour adorer leur Créateur, il violera, lui, son devoir envers Dieu, s’il leur donne une petite part de la richesse que lui vaut cette terre pour leur procurer cette instruction, ces consolations, ce culte public, de la seule manière dont ils en puissent jouir ? … S’il est impossible que ce propriétaire pense et agisse ainsi, si cette conséquence de votre résolution n’est pas soutenable, j’en ai fini avec deux des conduites que nous pouvons tenir, avec le rejet de tout don à Maynooth aussi bien qu’avec le maintien pur et simple du don actuel, et une seule voie nous reste, celle que nous sommes prêts à suivre. Nous sommes prêts, dans un esprit libéral et confiant, à développer le collège de Maynooth en l’améliorant, en élevant le caractère de l’éducation qu’on y donne, en pourvoyant mieux au sort des maîtres qui la donnent. Nous croyons que nous pouvons proposer cela, et vous demander pour cela votre assentiment sans violer aucun devoir, aucun scrupule religieux. Nous croyons qu’il est pour nous parfaitement compatible de tenir fermement à notre propre foi, et en même temps de perfectionner l’éducation et d’élever le caractère des hommes qui, après tout, quoi que vous fassiez, et soit que vous adoptiez ou que vous rejetiez cette mesure, seront toujours les guides spirituels et les instructeurs religieux de plusieurs millions de vos concitoyens. »

Ce langage si franc, ces questions si nettement posées, agrandirent et simplifièrent en même temps le débat. Il s’engagea sur-le-champ, tour à tour triste ou violent, grave ou ironique, selon que tels ou tels des adversaires de Peel prenaient la parole. Il en avait de très divers : les protestans ardens et immobiles, dont sa proposition blessait la conscience, ou irritait les passions, ou choquait les traditions ; les radicaux systématiques, qui ne voulaient pas que l’état intervînt d’aucune manière dans les affaires religieuses ; les rivaux politiques de Peel, tories et whigs, les premiers empressés à se faire un nom et du pouvoir dans leur parti aux dépens d’un chef qui l’opprimait, disaient-ils, en le trahissant, les seconds approuvant la mesure, mais en revendiquant pour leurs principes et pour eux-mêmes le mérite et l’honneur. Tous se précipitaient à l’envi dans la lutte, par devoir, par aveuglement, par colère, par ambition, les uns pour défendre leur cause en péril, les autres pour servir leur parti en décriant son plus redoutable adversaire au moment même où ils lui prêtaient leur appui.

Les ultra-protestans, les plus nombreux comme les plus passionnés des opposans, ne déployèrent pas dans le débat autant de talent que d’ardeur. Les plus sensés, comme sir Robert Inglis, ne se séparaient de Peel qu’avec regret, rendaient justice à ses intentions, à ses services, et, tout en maintenant la domination exclusive du protestantisme, voulaient garder envers les catholiques des mesures de charité chrétienne. Les plus véhémens tombaient dans de tels emportemens personnels, ou dans des préjugés tellement vieillis, ou dans des alarmes si exagérées, que leur sincérité et leur cause en devenaient ridicules. M. Plumptree reprocha à lord John Manners d’avoir dit que la religion catholique n’était pas celle de l’Antéchrist : « Rien n’est plus loin, dit-il, de mon intention que de faire de la peine à qui que ce soit, et si cela m’arrive aujourd’hui, c’est qu’un devoir suprême m’y oblige. Je ne dis pas que la religion de Rome soit exclusivement celle de l’Antéchrist, mais je crois qu’elle l’est bien éminemment et complètement, et que c’est par conséquent un affreux péché, un péché national, de doter, comme on le propose, cette religion. » — « Si je n’avais pas vu le premier lord de la trésorerie prêter serment dans cette chambre, dit le colonel Sibthorp, je douterais s’il est protestant, ou catholique romain, ou mahométan ; je ne serais pas surpris si je le voyais un jour assis les jambes croisées comme un Turc, ou embrassant le pape Je ne soutiendrai jamais cet homme-là… Un honorable et savant membre a dit que je sacrifierais mes principes plutôt que de faire couper ma barbe ; je lui réponds que je me ferais couper non-seulement la barbe, mais la tête, plutôt que d’oublier que je suis né protestant, que j’ai été élevé protestant, et Dieu me fasse la grâce de mourir dans ces sentimens et cette foi ! » — « Si les ministres de sa majesté, dit M. Ferrand, la décident à apposer sa signature à ce bill de Maynooth, elle biffera de sa main son titre à la couronne de la Grande-Bretagne ! »

Les radicaux n’avaient nulle colère. Si la rigueur de leur principe sur la séparation absolue de l’église et de l’état les empêchait d’appuyer la mesure, les plus éclairés d’entre eux l’approuvaient dans leur cœur, et savaient gré à Peel de son courage en la proposant, M. Roebuck et M. cobden n’hésitèrent pas à voter pour, en expliquant les motifs qui les portaient, dans cette occasion, à s’écarter de leur principe. M. Bright, en votant contre, se crut obligé d’expliquer à son tour pourquoi il restait fidèle à son principe, ne voulant point nuire à sir Robert Peel, ni se laisser confondre avec ses ennemis.

Parmi les tories, M. Disraeli s’était mis, depuis longtemps déjà, à la tête des mécontens, les poussant à une rupture éclatante, et se livrant lui-même à l’hostilité la plus vive. Esprit brillant, fécond et justement ambitieux, mais acerbe et inquiet comme un homme qui cherche son rang et a peine à le trouver, il ne pouvait manquer une si favorable occasion de porter à son ennemi un rude coup. Laissant de côté la question même de Maynooth, il attaqua sir Robert Peel au nom des principes du régime constitutionnel ; il invoqua la nécessité des grands partis politiques pour la force et la dignité du gouvernement, la nécessité de la fidélité aux principes pour la force et la dignité des partis. « Si vous voulez avoir un gouvernement populaire, dit-il, si vous voulez avoir une administration parlementaire, ayez un cabinet qui déclare d’avance les principes sur lesquels sa politique se fonde ; vous aurez alors sur ce cabinet le frein salutaire d’une opposition constitutionnelle. Au lieu de cela, qu’avons-nous aujourd’hui ? Un grand entremetteur parlementaire, un homme qui dupe un parti, pille l’autre, et qui, une fois parvenu à la position à laquelle il n’a pas droit, s’écrie : — N’ayons plus de questions de parti ! » Peu de tories, même parmi les plus mécontens, auraient tenu, sur le plus illustre d’entre eux, un si insultant langage ; mais beaucoup prenaient plaisir à l’écouter.

Entre tous ces opposans, la conduite comme la situation des whigs était la meilleure. En votant pour la mesure proposée par leur adversaire, ils faisaient acte de fidélité désintéressée à leurs principes, et ils pouvaient en même temps, sans inconvenance, faire ressortir le contraste entre leur constance et ses métamorphoses. Lord John Russell ne se donna point ce facile plaisir ; il appuya le collège de Maynooth sans se laisser aller contre sir Robert Peel à aucune malice directe ou détournée. M. Macaulay fut plus complaisant pour lui-même. Après avoir éloquemment défendu Maynooth contre toutes les attaques : « Nous devons distinguer, dit-il, entre la mesure et ses auteurs. Nous sommes tenus d’appuyer la mesure à cause de son mérite intrinsèque, mais il se peut que nous soyons tenus de parler en termes sévères de ses auteurs. Pour moi, je crois que c’est aujourd’hui mon devoir… Il m’est impossible de ne pas dire que l’honorable baronet à la tête du gouvernement a coutume, quand il est dans l’opposition, d’appeler à son service des passions pour lesquelles il ne ressent aucune sympathie, et des préjugés auxquels il porte un profond mépris. Quand il arrive au pouvoir, un changement salutaire pour le pays s’opère soudain ; ses instrumens sont rejetés, l’échelle par laquelle il est monté est renversée. Cet exemple-ci n’est pas le seul, et je suis forcé de dire que l’honorable baronet se fait de cette conduite une sorte de système. C’est assez pour un homme de changer ainsi une fois… Voilà ce que je pense de la conduite du ministère. Est-ce à dire que je doive suivre le conseil de l’honorable représentant de Shrewsbury (M. Disraeli), et voter contre le bill ? Non, certes : le sort du bill et du ministère est, je le sais, dans nos mains, mais le spectacle d’inconséquence que donne le banc des ministres fera déjà assez de mal ; ce mal serait infiniment aggravé si la même inconséquence éclatait de ce côté-ci de la chambre… Nous n’aurions plus alors sous les yeux qu’un vaste naufrage de tous les caractères publics dans le royaume. En dépit donc de bien des sacrifices qu’aucun homme ne prend plaisir à faire, et en réprimant bien des sentimens qui grondent en moi, je suis décidé à donner à ce bill mon plus ferme appui. »

Hors des chambres, dans le pays, par les pétitions, les meetings et les journaux, les attaques, soit contre la mesure, soit contre Peel lui-même, étaient encore bien plus violentes. Les pétitions arrivaient par milliers, portant plus d’un million de signatures. « C’est haute trahison envers le ciel, disaient-elles, que d’appliquer les revenus d’un peuple protestant à l’éducation d’un clergé catholique. — Autant vaudrait fonder un collège pour la propagation du vol et de l’adultère. — Celui qui consent au don pour Maynooth adore la bête, blasphème contre Dieu, est en guerre avec les saints et crucifie de nouveau notre Sauveur. » — « Le premier ministre, disaient les journaux, a pour ses compatriotes autant de sympathie et de respect que le chasseur pour le daim, le pêcheur pour la truite, le boucher pour les agneaux qu’il égorge. — Peel est une nouveauté, il a inventé le gouvernement par déception. — C’est le Maroto du parti conservateur. — La discussion l’a dépouillé de ses derniers vêtemens ; la décence publique voudrait que désormais il se cachât. » C’était surtout des sectes dissidentes que partaient ces emportemens fanatiques, sous des formes quelquefois cyniques. L’église anglicane se montrait en général plus douce pour les catholiques et plus respectueuse envers le pouvoir. Dans la chambre des lords, un archevêque et cinq évêques votèrent pour le bill, et l’archevêque de Dublin, le docteur Whately, le défendit avec une éloquence à la fois pressante et expansive, élevée et familière ; mais ces ménagemens épiscopaux, ces adhésions parlementaires, ne calmaient ni les passions ni les alarmes protestantes et populaires qui repoussaient la mesure. « Je dois franchement avouer, disait M. Gladstone en la soutenant, que la minorité qui, dans cette chambre, a combattu ce bill dès son origine représente le sentiment dominant dans la majorité du peuple d’Angleterre et d’Ecosse. »

Au milieu de cet orage, et pendant six jours que dura le débat suscité par la seconde lecture du bill, sir Robert Peel garda le silence, laissant à ses collègues et à ses amis, sir James Graham, M. Goulburn, M. Gladstone, lord Lincoln, M. Sidney Herbert, le soin de défendre, contre les assauts de chaque jour, sa proposition et lui-même. Le sixième jour, à l’approche du vote, il prit la parole : « Ce débat a offert, dit-il, beaucoup d’honorables exemples. Des hommes qui approuvent en général la politique et la conduite du gouvernement de sa majesté ont différé avec lui sur la proposition actuelle, et n’ont pas voulu qu’aucune considération de politique ou de parti arrêtât l’honnête manifestation de leur opinion, quelles qu’en pussent être les conséquences. J’assure ces honorables membres que, tout en regrettant profondément la dissidence qui s’est élevée entre nous, je les honore pour la marche qu’ils ont suivie. De l’autre côté de la chambre nous sont venus aussi de beaux et salutaires exemples. Sur tous les bancs se sont rencontrés des hommes prêts à courir tous les risques, à braver la désapprobation de leurs commettans, à perdre, peut-être pour toujours, leur situation politique, parce que, croyant cette mesure opportune et juste, ils voulaient agir selon leur propre idée de leur devoir public, non selon les idées d’autrui. Débat également honorable, je le répète, pour les adversaires et pour les partisans de la proposition ! Quels que soient les sentimens qui se sont élevés dans mon âme, ils disparaissent et s’abîment tous aujourd’hui dans un seul sentiment, l’espoir que vous ne rejetterez pas cette mesure. Vous pouvez penser, peut-être avec raison, qu’il eût mieux valu qu’elle vînt des ardens et constans défenseurs des catholiques. Vous pouvez trouver juste que ceux qui l’ont proposée perdent votre appui. Agissez d’après ce principe, infligez-nous cette peine, retirez-nous votre confiance, frappez les hommes, mais ne perdez pas un moment de vue les conséquences qu’aurait le rejet de la proposition. Mon honorable et respecté ami, le représentant de l’université d’Oxford, nous a dit que nous avions perdu la confiance, non-seulement d’un grand parti dans cette chambre, mais d’un parti bien plus puissant dans le pays. Selon lui, nous ne possédons plus cette force d’opinion et d’adhésion qui met seule en état de régir les affaires publiques. On m’a dit tout à l’heure que si j’en appelais à mes propres commettans, si peu nombreux et qui se sont toujours montrés si confians en moi, comme moi en eux, je perdrais mon siège dans le parlement. J’admets qu’il en soit ainsi. Croyez-vous que nous eussions couru de tels risques, compromis de tels biens, mis en question notre existence comme gouvernement, comme membres du parlement, si un impérieux sentiment de devoir public ne nous eût prescrit de nous lancer dans tous ces périls ? Comme auteur de cette mesurer, comme organe du gouvernement, et quoique j’aie déjà, il y a quelques jours, bien abusé du temps de la chambre, je me sens obligé de remettre sous ses yeux les motifs de notre proposition, son but direct, les perspectives plus lointaines qu’elle nous ouvre, ce que nous en espérons pour l’état de l’Irlande, pour les relations de l’Irlande avec l’Angleterre. »

Il reprit en effet, non pas tout le débat, mais la question même sous son grand aspect politique, dans ses motifs et ses effets probables pour la pacification de l’Irlande et le difficile progrès de l’union réelle entre les deux religions et les deux races. Arrivé au terme de ce résumé : « Je ne prétends pas, dit-il, que ceci produira une satisfaction permanente, je ne donne pas le vote en faveur du collège de Maynooth comme une mesure complète et finale,… mais je crois qu’il inspirera en Irlande une satisfaction reconnaissante. Je sais qu’il y a été reçu avec joie, dans le même sentiment qu’ici il a été proposé… Je ne regrette point le parti que j’ai pris… J’ai été tenté un moment, dans la première période de ce débat, de répondre au discours de l’honorable M. Macaulay ; mais décidément je ne dirai rien des imputations et des censures qu’il a dirigées contre le gouvernement… Les sentimens que peuvent susciter en moi soit le reproche d’inconséquence, soit les soupçons élevés sur ma sincérité, sont tous subordonnés à un autre sentiment, à mon désir que vous ne rejetiez pas cette mesure… Je vous le dis sans la moindre hésitation, il faut que, de manière ou d’autre, vous brisiez la confédération formidable qui existe en Irlande contre le gouvernement anglais, contre l’union avec l’Angleterre. Je ne crois pas que vous puissiez la briser par la force. Vous y pouvez beaucoup en agissant constamment dans un esprit de modération, de douceur, de générosité… Je vous l’ai déjà demandé, je vous le redemande instamment, punissez-nous, censurez-nous, que les deux partis s’unissent contre nous par ce motif que notre politique devrait être exécutée par ses premiers promoteurs ; mais que votre courroux ne tombe pas sur la mesure même : épuisez-le, comme vous voudrez, sur ceux qui vous la proposent. »

Il pouvait appeler sur lui-même tout le courroux de la chambre ; il avait gagné sa cause ; une majorité de 147 suffrages vota la seconde lecture du bill. Sur les articles et les amendemens, sur la troisième lecture du bill amendé, la discussion recommença et se prolongea encore huit jours ; sir Robert y reprit plusieurs fois la parole, une fois même contre M. Macaulay, avec une fierté âpre qui n’était pas exempte de rancune. Dans la chambre des lords, il y eut trois jours de débat, et le duc de Wellington y déploya en faveur du collège de Maynooth, mais sans exciter contre lui-même aucune colère, son autorité brève et froide. Personne ne s’en prenait à lui ; sir Robert répondait seul de la mesure. Justement, car il ne l’avait pas seulement proposée et fait accepter à ses collègues ; il l’avait conçue et résolue sans y être poussé par aucune urgente nécessité de gouvernement, par aucune instance de l’opinion ; c’était, de sa part, un acte libre et spontané de politique juste et prévoyante, accompli contre le vœu de son parti et la pression du dehors. Rare exemple dans un temps où la hardiesse volontaire semble n’appartenir qu’aux esprits pervers ou chimériques ! Sir Robert Peel s’exagérait l’importance et les salutaires effets de son acte : le clergé catholique irlandais n’en fut ni très reconnaissant, ni promptement et notablement perfectionné ; mais c’était un pas dans cette voie de justice et de progrès sensé où la perspective est immense et la lenteur extrême. A sir Robert Peel en revenait l’honneur comme le fardeau, puisqu’il en avait eu la vertu.

La bataille de Maynooth à peine gagnée, le cabinet en engagea une autre, pour l’Irlande aussi et sur un sujet analogue. Sir James Graham proposa de fonder, à Cork, à Galway et à Belfast, trois collèges purement laïques, où l’état ferait enseigner les lettres et les sciences humaines, sans y joindre aucun enseignement religieux, et en s’en remettant sur ce point aux soins libres des diverses croyances. C’était soulever une question aussi complexe que grande, la question de savoir si la séparation de la vie civile et de la vie religieuse, possible dans l’état et pour les hommes faits, l’est également dans les établissemens d’instruction publique, pour les enfans et les jeunes gens. C’était de plus agir en vertu d’un principe qui semblait peu en harmonie avec la conduite du gouvernement dans l’affaire du collège de Maynooth. À Maynooth, l’état venait en aide à l’éducation des prêtres catholiques, et dans les nouveaux collèges il ne faisait plus rien pour aucune éducation religieuse. Le débat fut long et la confusion extrême dans les idées comme dans les partis ; les catholiques et les protestans fervens, M. O’Connell et sir Robert Inglis, repoussèrent ardemment le bill ; sir Robert Peel intervint plusieurs fois, maintenant toujours le principe de l’éducation purement laïque, mais avec quelque perplexité, et plutôt comme une nécessité imposée par les dissensions religieuses de l’Irlande que comme une mesure bonne en soi. Après avoir traversé une multitude d’amendemens, dont quelques-uns furent adoptés, le bill passa enfin dans les deux chambres ; mais c’était une lutte engagée, non une institution fondée. Au lieu de tomber quand le bill fut voté, la résistance des divers opposans, catholiques et protestans, Irlandais et Anglais, alla s’envenimant, et se compliqua de l’intervention du pape dans les résolutions des évêques d’Irlande sur la conduite qu’ils avaient à tenir envers les nouveaux établissemens. Sir Robert Peel n’avait pas mesuré la grandeur du problème auquel il avait touché.

XIII.

Il dénoua plus heureusement, dans le cours de ces deux sessions, plusieurs questions qui pesaient depuis longtemps sur le gouvernement anglais, comme des griefs à redresser ou des progrès à accomplir. Il fit abroger l’injuste loi qui attribuait à des commissaires exclusivement protestans le droit d’autoriser ou d’interdire les dons et legs faits aux divers établissemens catholiques ; ils furent remplacés par une commission mixte où des catholiques prirent place en nombre égal. Les dissidens protestans, entre autres les unitaires, étaient inquiétés dans la possession de chapelles et d’autres propriétés qui donnaient lieu à d’obscures questions sur les intentions religieuses des fondateurs comparées aux doctrines des occupans ; les subtilités légales et les animosités théologiques prolongeaient et envenimaient sans mesure ces affaires. Malgré d’âpres résistances, sir Robert Peel et le chancelier lord Lyndhurst y mirent un terme en faisant passer un bill qui confirmait dans la pleine propriété des établissemens de ce genre toute société religieuse en possession depuis vingt ans. La validité des mariages des presbytériens établis en grand nombre dans le nord de l’Irlande était sujette à de grands embarras ; un bill franchement accepté par l’église épiscopale d’Irlande les fit complètement cesser. La loi des pauvres reçut d’importantes et difficiles améliorations. La nécessité d’un serment chrétien excluait les juifs de certaines fonctions municipales ; elle fut abolie. Le cabinet ne réussit pas aussi bien dans la réforme des cours ecclésiastiques et du régime municipal en Irlande ; sur ces deux points, il fut obligé de laisser tomber les bills qu’il avait présentés. Placé entre les adversaires et les partisans systématiques des innovations, quand il n’avait pas, à l’appui de celles qu’il proposait, ou une nécessité impérieuse ou cette évidence surabondante devant laquelle les préjugés et les passions se taisent quelquefois, il courait grand risque d’échouer, ou pour avoir trop tenté, ou pour n’avoir pas assez fait. Mais ces échecs ne décourageaient pas sir Robert Peel ; c’était un des traits de son esprit qu’il avait le goût des petites affaires comme des grandes, et se complaisait dans le laborieux accomplissement d’une modeste mesure administrative presque autant que dans les glorieux efforts d’un grand acte politique. Deux des membres de son cabinet, lord Lyndhurst et sir James Graham, lui étaient des auxiliaires très efficaces, et ce fut surtout avec leur aide qu’il accomplit en peu d’années, soit dans les lois, soit dans l’administration, une multitude de réformes qui n’auront point de place dans l’histoire, mais dont la société anglaise recueille tous les jours les fruits.

Parmi celles dont il occupa le parlement, il en était une qui devait lui inspirer un intérêt particulier : c’était le bill que proposa sir James Graham pour modifier les lois déjà en vigueur sur le travail et l’éducation des enfans employés dans les manufactures. Ces lois avaient le père de sir Robert Peel pour premier auteur. Le 6 juin 1815, ce vieux manufacturier, qui avait passé sa vie au milieu des ouvriers, faisant sa fortune par leur travail, signala à la chambre des communes le triste et coupable abus que, dans la plupart des manufactures, on faisait du travail des enfans, leurs souffrances, leur dégradation physique et morale, et il demanda que la loi se chargeât d’y porter remède. Il n’était pas bien exigeant ; il proposait que le travail des enfans fût limité à dix heures par jour, leur laissant deux heures et demie pour les repas et pour l’école. La proposition fut bien reçue et devint l’objet d’une enquête ; mais, dans son zèle d’humanité, l’auteur de la réforme la compromit en demandant qu’on limitât aussi, par la loi, les heures de travail des adultes. La plupart des manufacturiers, les économistes, les libéraux prévoyans s’y opposèrent, réclamant les droits du travail libre et de la libre concurrence pour les hommes en âge de se défendre eux-mêmes en usant de leur liberté. Dans les discussions auxquelles la question donna lieu, le jeune Peel, naguère entré dans la chambre des communes, vint en aide à son père, et en 1819 un bill fut adopté, qui régla les conditions d’âge et de travail dans les manufactures, pour les enfans seulement. Depuis 1819, cette législation avait été l’objet d’enquêtes et de modifications successives où l’esprit de réforme humaine avait de plus en plus prévalu. Cependant ni le public ni le parlement n’étaient satisfaits, et la question les préoccupait toujours. Le 7 mars 1843 et le 6 février 1844, sir James Graham proposa, dans le système en vigueur, de nombreux changemens, dont les principaux étaient la réduction du nombre des heures de travail à six et demie pour les enfans de neuf à treize ans, la limitation à douze heures par jour pour le travail des jeunes gens de treize à dix-huit ans de l’un ou l’autre sexe, l’interdiction que le travail des femmes dépassât jamais douze heures par jour, et quelques précautions pour l’efficacité de l’éducation des jeunes ouvriers. La proposition fut accueillie avec une faveur générale ; mais comme il était arrivé au vieux sir Robert Peel, le zèle, s’échauffant dans le cours des débats, emporta quelques-uns des réformateurs. Lord Ashley demanda que le nombre des heures de travail fût limité à dix par jour pour tous les adultes sans distinction, hommes ou femmes, et sa proposition n’était pas la plus extrême, car M. Fielden voulait réduire ce nombre à huit heures. « Les philosophes, disait-il, divisent le jour en trois périodes : huit heures de travail, huit heures de récréation et huit heures de sommeil ; je voudrais que nos lois adoptassent le même principe. » Au nom des droits de la liberté personnelle et des intérêts du commerce national, sir Robert Peel repoussa catégoriquement ces propositions ; il établit que les manufactures de coton, de laine, de lin et de soie, auxquelles elles seraient appliquées, entraient pour les cinq sixièmes dans les exportations de l’industrie anglaise[9], et que la réduction de douze à dix heures de travail par jour enlèverait aux manufacturiers sept semaines de travail par an. C’était plus, dit-il, que ne permettait la concurrence étrangère et que n’exigeait l’humanité. Malgré cette puissante argumentation, la chambre adopta un amendement de lord Ashley qui avait pour résultat indirect de réduire à dix, pour tous les adultes indistinctement, le nombre des heures de travail, et quatre jours après les deux propositions directes, celle du gouvernement, qui maintenait ce nombre à douze, selon l’usage des manufactures, et celle de lord Ashley, qui le limitait à dix, furent également rejetées. Une grande confusion avait régné dans les partis et dans les votes ; soit humeur contre le cabinet, soit recherche de la popularité, plus de quatre-vingts tories avaient voté avec l’opposition. Non-seulement le bill était perdu, mais l’autorité de sir Robert Peel était compromise. Il résolut de ne pas souffrir un tel échec. Environ deux mois après, un nouveau bill fut présenté, différent à quelques égards du premier, mais qui maintenait à douze le chiffre des heures de travail, et à l’approche du vote, après avoir rappelé toutes les raisons qu’il avait déjà données contre l’amendement de lord Ashley, sir Robert Peel termina en disant : « C’est notre devoir de considérer dans leur ensemble tous les grands intérêts commerciaux, politiques, sociaux et moraux de toutes les classes de ce grand empire ;… nous sommes, plus que vous, en mesure de n’en oublier aucun. Nous ferons notre devoir. Je proteste contre la doctrine que nous devons céder parce que c’est la volonté populaire. Si nous sommes convaincus que ce n’est pas l’intérêt populaire, c’est notre pénible, mais impérieux devoir de résister. Si cette chambre est d’un avis différent, si vous pensez que vous devez faire cette grande expérience sur le travail national, ou si vous regardez cette concession aux vœux du peuple comme inévitable, qu’il en soit ainsi ! Mais si vous prenez ce parti, et je reconnais que, pour agir conséquemment, vous devez le faire, je vous le dis avec le plus profond respect, vous aurez à le prendre sous d’autres auspices que les nôtres, et avec des guides plus propres que le ministère actuel à vous diriger dans cette voie. »

C’était user de son droit avec une fierté un peu rude et sans ménagement pour aucun amour-propre ; mais les tories dissidens n’étaient pas en état, ni peut-être encore en disposition de pousser la mauvaise humeur jusqu’à la rupture. En vain lord John Russell essaya de les y encourager en blâmant sir Robert Peel d’une exigence si hautaine : la chambre était beaucoup plus nombreuse que dans les séances précédentes ; l’amendement qui limitait à dix le nombre des heures de travail fut rejeté par une majorité de 138 voix, et le bill passa tel que le proposait le cabinet.

Un mois après ce vote, sir Robert mit une seconde fois la fidélité, je ne veux pas dire la docilité de son parti à la même épreuve. Sur la proposition d’un membre conservateur et malgré la résistance du chancelier de l’échiquier, la chambre avait adopté, le 14 juin 1844, dans la question des droits sur les sucres, un amendement qui réduisait de 4 shellings de plus que ne le voulait le gouvernement le droit sur les sucres provenant des colonies anglaises, et, dans certains cas, sur les sucres étrangers. Sir Robert Peel, qui n’avait pas assisté à cette séance, reprit la question trois jours après, la traita sous toutes ses faces en la rattachant au système général des finances publiques, rappela les opinions qu’il avait professées à ce sujet, soit dans l’opposition, soit dans le gouvernement, se concilia la faveur des persévérans adversaires de l’esclavage en maintenant l’inégalité des droits entre les sucres provenant du travail libre et les sucres produits par le travail esclave, et, passant brusquement de cette question spéciale à la situation générale du cabinet : « Indépendamment de mon opinion sur les mérites de l’amendement en lui-même, dit-il, il y a des raisons politiques qui ne me permettent pas de l’accepter. Il a été voté par une combinaison de ceux qui en général nous soutiennent avec nos communs adversaires. On dit qu’il a en soi peu d’importance : il en est d’autant plus significatif comme manque de confiance dans le gouvernement. Si vous pouvez atteindre un grand but d’intérêt public, c’est une bonne raison pour modifier le plan du cabinet ; mais s’il n’y a pas grande différence dans la valeur et l’effet des deux propositions, je dis qu’alors le concours des votes de nos adversaires et de nos amis politiques est un fait grave. Pour nous qui répondons du gouvernement de cet empire, nous devons y résister de toute notre force, car, si nous l’acceptions, nous encouragerions des combinaisons semblables. Je ne pense pas que ce concours des votes ait été un fait accidentel, naturellement amené par le débat ; je puis me tromper, mais c’est mon impression qu’il y a eu un arrangement concerté d’avance entre quelques-uns de ceux qui nous attaquent et quelques-uns de ceux qui nous soutiennent… Je ne m’en plains point, je ne nie point le droit des honorables membres d’entrer dans de telles combinaisons, je ne condescends point à demander qu’on s’abstienne de tels procédés ; mais j’ai bien le droit d’examiner ce qui en résulte pour le gouvernement, pour ma situation comme ministre de la couronne… Je ne puis être insensible à ce qui s’est passé, dans le cours de ces deux sessions, pour nos travaux législatifs ; je ne puis m’empêcher de voir que plusieurs des mesures que nous avons proposées n’ont pas reçu, de toutes les personnes au caractère et aux opinions desquelles nous portons la plus profonde estime, un cordial et efficace assentiment, ce qui nous laisse dans une position peu enviable… Nous avons jugé utile aux grands intérêts du pays de relâcher le système de la protection commerciale et d’admettre, en concurrence avec certains produits de notre industrie, les produits de l’industrie étrangère. Nous nous sommes efforcés de concilier les principes que nous tenions pour vrais avec tous les ménagemens dus aux faits et aux intérêts actuels… Si nous avons perdu la confiance de ceux qui nous ont si longtemps et si honorablement soutenus, je le regretterai amèrement ; mais je ne puis solliciter aujourd’hui leur appui en leur promettant que nous adopterons je ne sais quelle marche intermédiaire et flottante. Je ne puis encourager des espérances que je ne suis pas prêt à réaliser. Je crois notre politique bonne. Je ne puis exprimer aucun repentir. Je ne puis me convertir à un principe différent. J’ai jugé cette déclaration nécessaire dans un moment où la résolution définitive de la chambre sur la question qui l’occupe peut avoir des conséquences graves. »

Quoique moins durement exprimée qu’elle ne l’avait été un mois auparavant à propos du travail dans les manufactures, la menace était claire, et la chambre s’en montra fort émue. Quelques-uns des plus sincères amis du cabinet, lord Sandon entre autres, se récrièrent, protestant qu’ils n’avaient nul dessein de se séparer de lui, qu’ils persistaient à l’approuver et à le soutenir dans sa politique générale, mais demandant, sur des questions secondaires, un peu plus de latitude pour leur jugement personnel. Le débat se prolongea en s’envenimant. Sir Robert Peel ne céda rien : comme lui, et sans doute par son impulsion, le chancelier de l’échiquier et le secrétaire d’état des colonies, M. Goulburn et lord Stanley, repoussèrent absolument l’amendement proposé. Quand on en vint au vote, la chambre compta vingt-six membres de plus qu’il n’y en avait eu dans la séance précédente, et l’amendement adopté le 14 juin à 20 voix fut rejeté le 17 à 22 voix de majorité.

Dans le cours du débat, sans discuter ni la proposition du cabinet, ni l’amendement, sans dire un mot de la question, M. Disraeli avait pris sir Robert Peel lui-même à partie avec l’ironie la plus poignante. « Je me tromperais, je crois, dit-il, sur le caractère de l’honorable baronet, si je supposais qu’il peut faire grand cas d’un pouvoir qu’il ne peut conserver que par des moyens si étranges, peut-être pourrais-je dire si inconstitutionnels… Il ne devrait pas traîner ainsi sans nécessité ses amis à travers la boue. Déjà une fois dans cette session, il leur a fait révoquer une décision qu’ils avaient solennellement adoptée, et il revient encore et leur dit : — Si vous ne révoquez pas une autre décision très importante, je ne puis me charger de la responsabilité des affaires. — Vraiment c’est assez d’un vote révoqué dans le cours d’une session ; nous ne devrions pas être appelés plus d’une fois par an à subir cette dégradation… L’honorable baronet s’unit au cri public contre l’esclavage ; il en a horreur partout, excepté sur les bancs qui sont derrière lui. La clique est toujours là réunie, et le fouet claque toujours. Si l’honorable baronet s’en servait un peu moins, sa conduite serait plus d’accord avec ses déclarations… Peut-être a-t-il raison, peut-être réussira-t-il en menaçant ainsi ses amis et faisant des courbettes à ses adversaires ; pour moi, je ne suis pas disposé à croire qu’un tel succès fasse honneur à la chambre ni à lui-même. »

Devant des paroles si outrageantes pour ses amis comme pour lui-même, sir Robert Peel n’ouvrit pas la bouche, ni pour lui-même, ni pour ses amis. Silence étrange ! A coup sûr, les bonnes réponses ne manquaient pas. Asservissait-il les autres à son joug quand il refusait de s’asservir au leur ? Était-il donc un condamné aux travaux publics, forcé d’agir contre sa propre pensée et de rester à son poste jusqu’à ce qu’il convînt à des hommes qui ne pensaient pas comme lui de l’en relever ? Et parmi ses partisans, ceux qui continuaient de le soutenir ne le faisaient-ils pas de leur propre choix, aussi librement que ceux qui se séparaient de lui ? L’accusait-on de les retenir par la corruption ? Depuis quand était-il interdit de subordonner un dissentiment particulier à une politique générale, et de revenir sur une résolution quand elle entraînait des conséquences inattendues ? C’est la coutume de l’opposition de profiter des apparences pour travestir en procédés serviles et honteux des actes accomplis avec une entière indépendance et par conscience ou par bon sens ; mais c’est aussi le devoir d’un chef de gouvernement de défendre ses amis contre ces artifices ou ces violences de langage, de rétablir en toute occasion leur conduite, comme la sienne, sous son vrai jour, et de les faire respecter, comme lui-même, par leurs communs adversaires. Sir Robert Peel ne remplissait pas suffisamment ce devoir ; c’était un de ses défauts d’être trop solitaire et de se trop considérer lui-même, et lui seul, au milieu des siens. La vie publique, dans un régime de liberté, veut plus de sympathie et de dévouement ; ce n’est pas seulement à ses principes et à sa cause, c’est aussi à ses amis politiques que se doit un chef de parti, et il ne les garde zélés et fidèles qu’autant qu’il se montre jaloux de leur honneur et prompt au combat, pour eux comme pour lui-même. J’ajoute que sir Robert Peel répugnait trop à la lutte quand elle prenait un caractère de personnalité amère et injurieuse ; elle blessait sa dignité, plus ombrageuse que tranquille, et il prenait trop souvent, pour s’en couvrir, le bouclier du dédain. Il faut, dans l’arène des gouvernemens libres, des armes plus offensives, qui atteignent plus directement et repoussent plus loin l’ennemi.

Ces dissensions intérieures, ces défections de quelques-uns, ces alternatives d’humeur et de retour de beaucoup d’autres, n’attiraient encore sur sir Robert Peel point de revers sérieux : toutes ses propositions persévérantes étaient adoptées, toutes ses mesures importantes s’accomplissaient sans obstacle, son renom d’habileté et de puissance allait toujours croissant ; mais la fermentation et la désorganisation croissaient aussi de jour en jour dans le parti conservateur ; la diversité des maximes premières et des tendances définitives entre le chef et la plupart de ses anciens amis se marquait chaque jour plus clairement ; elle était partout, dans les clubs et dans les journaux comme dans les chambres, l’objet des commentaires les plus animés et de prédictions pleines d’espérance ou de crainte. Les esprits prudens s’inquiétaient sans le dire ; les esprits violens éclataient çà et là, comme ces coups isolés et pressés qui devancent le combat. A l’ouverture de la session de 1845, sir Robert Peel se trouva en face d’une question inévitable, et qui, de quelque façon qu’elle fût résolue, devait faire faire à cette situation un grand pas. Votée seulement pour trois ans en 1842, la taxe sur les revenus (income-tax) expirait : serait-elle, ou non, renouvelée ? Quels principes administratifs, quels intérêts sociaux prévaudraient à cette occasion dans la politique du cabinet ? Sir Robert Peel ne s’en expliquait point.

Le 14 février 1845, il mit sous les yeux de la chambre des communes l’état des finances publiques et son plan de budget pour l’exercice 1845-1846, Les faits étaient heureux, le plan simple, l’exposition lucide, précise et grande. Pour l’exercice courant (du 5 avril 1844 au 5 avril 1845), les recettes excédaient les dépenses de 5 000 000 de livres sterling (125 000 000 de francs). Pour l’année suivante, et en faisant dans les divers services de la marine des augmentations considérables, sir Robert Peel promettait un excédant net de 3 409 000 livres sterling (85 225 000 francs).

Comment obtenait-il cet excédant, et qu’en faisait-il ? Il maintenait la taxe sur les revenus, évaluée, pour l’exercice 1845-1846, à 5 200 000 livres sterling (130 000 000 de francs), et il opérait sur le tarif des douanes des abolitions ou des réductions de droits montant en totalité à 3 338 000 liv. sterl. (83 450 000 fr.).

Quatre articles, les sucres, les cotons bruts, les charbons de terre à l’exportation et le verre, entraient à eux seuls dans cette diminution du revenu public pour 2 740 000 liv. sterl. (68 500 000 fr.). Sur 430 articles, les droits à l’importation étaient complètement abolis, ce qui entraînait pour le trésor une perte de 320 000 livres sterling (8 000 000 de fr.). Après toutes ces réductions et quelques autres sur des taxes intérieures, il restait encore, au terme de l’exercice 1845-1846, un excédant de 71 000 liv. sterl. (1 775 000 fr.).

« Je ne me permettrai, dit sir Robert Peel en commençant son exposé, aucune assertion, aucune observation qui se rattache à des vues de parti. Je ne ferai aucune comparaison irritante ; il ne sortira de ma bouche pas une parole qui gêne aucun membre de cette chambre dans l’exercice libre et impartial de son jugement sur des questions si graves. Je toucherai nécessairement à des sujets qui ont été et qui seront encore, je n’en doute pas, l’occasion d’ardens débats ; mais j’ajournerai tout débat : je veux mettre aujourd’hui, sincèrement et sans passion, sous les yeux de la chambre, l’état financier du pays et les plans du gouvernement. » Il dit en finissant : « J’ai accompli la tâche que je m’étais proposée ; j’ai exposé, bien imparfaitement, les vues et les intentions du gouvernement de sa majesté sur la politique financière et commerciale du pays… Quelle que soit la décision de la chambre, nous aurons la consolation de penser que nous n’avons pas recherché la popularité en éludant le maintien de la taxe sur le revenu ; nous n’avons pas cédé non plus à la clameur populaire, car nous avons fait porter les abolitions ou les réductions sur des taxes qui n’avaient donné lieu à aucune agitation. On dira, je le sais, que les principes que j’ai établis pouvaient recevoir une application bien plus étendue, et que j’aurais dû, pour m’y conformer, apporter dans les droits de douane de bien plus fortes réductions ; mais, en établissant de bons principes, nous avons voulu tenir grand compte de l’état actuel de la société : on ne touche pas précipitamment et témérairement à de si grands intérêts, on n’y porte pas le trouble et l’alarme sans paralyser l’industrie. Nous n’avons adopté notre plan qu’après mûr examen. Je suis convaincu que, si le parlement le sanctionne, l’industrie et le commerce du pays en retireront immédiatement de grands avantages, et qu’indirectement il développera le bien-être de toutes les classes de cette vaste communauté. »

Le succès fut grand au moment de l’exposition du plan, et non moins grand dans le débat ; les partis politiques ne renoncèrent point à leur opposition, ni la critique savante à ses droits : les uns s’élevèrent contre le maintien de l’income-tax, les autres réclamèrent une application plus étendue et plus rapide des principes de liberté commerciale ; les journaux, en insérant la longue liste des quatre cent trente articles affranchis de tous droits, s’amusèrent à en faire ressortir les bizarres inconséquences ou les frivoles concessions ; « notre pain est taxé, mais l’arsenic entre librement ; si nous ne pouvons pas nous nourrir, nous pouvons du moins nous empoisonner à bon marché… Les os sont exempts de droits, mais la viande en reste frappée ; les animaux étrangers peuvent nous fournir leur peau, leur poil, leurs cornes, leur queue, tout, excepté leur chair… Les plumes, la laine et l’édredon pour nos lits ont obtenu la faveur du premier ministre ; mais les troupeaux de moutons restent sous la protection du duc de Richmond. » La distinction maintenue par sir Robert Peel entre les sucres produits par le travail libre et les sucres provenant du travail esclave amena une longue et vive discussion, qui valut à M. Macaulay l’un de ses plus brillans succès de logique, d’éloquence et d’ironie. Le silence absolu qu’avait gardé sir Robert Peel sur la question des grains fut relevé et commenté avec ardeur ; mais à travers toutes ces attaques, l’opposition, toutes les oppositions étaient évidemment timides et embarrassées. Peel avait l’ascendant personnel et la faveur publique ; parmi ses adversaires mêmes, la plupart étaient au fond de son avis, ou n’osaient pas être d’un avis absolument contraire, et en dépit de la mauvaise humeur et de la désorganisation intérieure de son parti, les diverses portions de son plan furent successivement adoptées à de fortes majorités, comme sous l’empire d’une pression extérieure librement acceptée ou tristement subie.

Tel était en effet le caractère de l’événement qui s’accomplissait en ce moment, et dont les chambres et le cabinet lui-même étaient bien plutôt les instrumens que les auteurs. Ce n’était point le redressement d’un vieil abus, ni l’extension d’un droit constitutionnel, ni la victoire d’un parti politique ; c’était l’empire d’une idée générale sur les pouvoirs publics, au nom de l’intérêt populaire ; c’était l’esprit démocratique et l’esprit scientifique coalisés pour dominer le gouvernement. Quand sir Robert Peel en 1842 avait établi l’income-tax, il l’avait fait, non par choix, ni dans aucune vue systématique, mais pour satisfaire à une nécessité pratique et pressante, pour combler un déficit croissant, pour remettre l’ordre dans les finances de l’état. Aucun motif semblable ne commandait plus cette taxe ; le revenu public surpassait la dépense ; on pouvait laisser tomber un remède extraordinaire employé contre un mal maintenant guéri. Pourquoi sir Robert Peel persistait-il à l’employer encore ? Était-ce pour amasser dans les caisses de l’état une grosse épargne, ou pour éteindre plus rapidement la dette publique ? Non certes ; c’était uniquement pour être en mesure de faire une grande expérience, d’introduire grandement dans l’administration de l’état ce principe de la liberté du commerce proclamé par la science, et qui n’avait encore été que partiellement et timidement pratiqué. Et d’où ce principe tirait-il assez de force pour se faire ainsi accepter, malgré tant d’intérêts contraires, du gouvernement et de l’opposition tout ensemble ? Était-ce de son seul titre comme vérité abstraite et scientifique ? Nullement ; quel que fût leur respect pour Adam Smith et Ricardo, ni sir Robert Peel, ni lord John Russell n’étaient possédés à ce point de la foi philosophique ; une foi bien autrement armée et impérieuse, le plus grand bien-être du plus grand nombre de créatures humaines reconnu comme but suprême de la société et du gouvernement, c’était là la puissance supérieure dont sir Robert Peel s’était fait le ministre, et qui pesait sur tous ses adversaires, les uns dominés comme lui, les autres intimidés et paralysés par cette grande idée, clairement ou obscurément présente à leur esprit, soit comme un droit incontestable, soit comme un fait irrésistible. C’est là de nos jours le dogme démocratique par excellence, et ce sera la gloire de sir Robert Peel, comme ce fut sa force, d’en avoir été le plus sensé, le plus honnête, et pour une société bien réglée le plus hardi représentant.

XIV.

La passion aveugle et illumine tour à tour les hommes. Les partisans passionnés de l’abolition des droits à l’importation des grains s’étonnaient et s’alarmaient du silence de Peel sur la question. Ils auraient dû s’en féliciter. Il était évidemment perplexe, peu satisfait du résultat des modifications qu’il avait déjà apportées dans les lois sur les céréales, mais ne sachant pas bien jusqu’où il devrait aller s’il y portait encore la main, et attendant qu’il lui vînt du dehors soit des clartés assez vives, soit une impulsion assez forte pour qu’il se remît en mouvement, voyant bien son but et se sentant en état de l’atteindre. À l’ouverture de la session de 1845, dans le débat de l’adresse, lord John Russell, en réclamant pour les grains l’application des principes généraux de la liberté du commerce, essaya d’embarrasser et de compromettre le cabinet, qu’il voulait contraindre à s’expliquer. Sir Robert Peel ne répondit point. Deux jours après, M. Cobden témoigna sa surprise que la reine, dans son discours, n’eût rien dit des souffrances qui pesaient, dans plusieurs comtés, sur la population agricole, et il annonça qu’il provoquerait la formation d’un comité d’enquête sur les causes de la détresse de l’agriculture. Dans la courte discussion qui s’engagea à ce sujet, quelques défenseurs du système protecteur imputèrent cette détresse au récent affaiblissement de la protection. Sir Robert Peel se borna à repousser ce reproche. « Je ne pense pas, dit-il, que l’état de souffrance de l’agriculture provienne, à aucun degré, des lois que j’ai fait naguère adopter, et je me fais un devoir de dire que je ne me propose pas de réclamer une nouvelle intervention du parlement. Je crois le rétablissement de la protection à son ancien taux impossible, et, fût-il possible, je ne me prêterais pas à ce retour vers une plus forte protection comme à un remède contre la détresse actuelle, que je déplore, mais que j’attribue à des causes naturelles. »

Cette immobilité, seule consolation que Peel offrît aux partisans de la protection, ne pouvait contenter les amis de la liberté. M. Cobden reprit sa motion d’une enquête sur les causes de la détresse de l’agriculture. Après avoir bien constaté, par les dires des conservateurs eux-mêmes, soit au dedans, soit au dehors de la chambre, et du gouvernement lui-même, le fait de cette détresse, il soutint que le système protecteur, inventé pour la prévenir ou la soulager, en était la première et véritable cause, que les fermiers étaient des manufacturiers aussi bien que les fabricans de fil ou de toile, et que la liberté du commerce serait aussi bonne aux laboureurs des campagnes du Norfolk ou du Devonshire qu’aux ouvriers de Leeds et de Manchester. Il fut tour à tour simple et ingénieux, familier et éloquent, pressant et point amer, abondant en faits et adroit dans l’argumentation, évidemment animé par une conviction profonde et par un patriotisme sincère, exempt de jalousie et d’hostilité démocratique. « Je ne puis croire, dit-il en s’adressant aux conservateurs, qu’aux dernières élections il ne se soit agi que d’un jeu politique ; vous n’êtes pas venus tous ici comme de purs politiques. Il y a des politiques dans cette chambre, des hommes animés d’une ambition probablement juste et légitime, et qui, après trente ans de service public, engagés dans une ornière d’où ils ne peuvent sortir, gardent le pouvoir, et un grand pouvoir, probablement aux dépens de leur conviction actuelle, assez peu d’accord avec leurs anciennes opinions. Je comprends la résistance de ces hommes-là à mon vœu ; mais la plupart des honorables membres qui siègent en face de moi sont entrés dans cette chambre uniquement comme les amis des fermiers, comme les protecteurs des intérêts agricoles, point comme des politiques. Eh bien ! que vous proposez-vous de faire ? Vous bornerez-vous à suivre l’honorable baronet dans son opposition à une enquête sur la condition et les souffrances de ceux-là mêmes qui vous ont envoyés ici ? Je vous dis que, si vous m’accordez un comité, je mettrai au grand jour la déception de la protection agricole. J’apporterai une telle masse de preuves, que lorsque les procès-verbaux de notre enquête seront publiés et répandus dans le monde, votre système de protection ne vivra pas plus de deux ans dans l’opinion publique… Non, je ne puis croire que les gentilshommes d’Angleterre ne soient que des tambours sur lesquels frappe un premier ministre pour leur faire rendre des sons creux et vides de sens, et qui n’aient point de voix ni de parole articulée pour leur propre compte. Non ! vous êtes l’aristocratie de l’Angleterre. Vos pères ont conduit nos pères ; vous pouvez nous conduire encore dans le droit chemin. Vous avez conservé, plus longtemps qu’aucune autre aristocratie, votre influence sur votre pays ; mais ce n’a pas été en repoussant l’opinion populaire, en vous dressant contre l’esprit du temps. Jadis, quand c’était dans les chasses et dans les batailles que se déployait la mâle vigueur des hommes, vos pères y brillaient les premiers… Vous avez toujours été des Anglais. Vous n’avez jamais manqué de fermeté ni de courage quand le sort vous a demandé d’en faire preuve. Ceci est une nouvelle ère ; c’est un âge de développement et de progrès social, non plus de guerres ou de jeux féodaux. Vous vivez dans un temps de travail et de commerce ; la richesse du monde entier vient se verser dans votre sein. Vous ne pouvez avoir à la fois les avantages commerciaux et les privilèges féodaux ; mais si vous voulez vous unir à l’esprit du temps, vous pouvez être ce que vous avez toujours été. Le peuple anglais regarde l’aristocratie et la gentry du pays comme ses chefs. Moi, qui ne suis pas l’un de vous, je n’hésite pas à vous dire qu’il y a en votre faveur, dans ce pays, une sorte de préjugé profond et héréditaire ; mais vous ne l’avez pas conquis et vous ne le conserverez pas en vous opposant à l’esprit du temps. Si vous restez indifférons aux nouveaux moyens d’employer la population qui habite vos terres, si vous faites obstacle aux progrès qui doivent unir de plus en plus les nations par les pacifiques relations du commerce, si vous luttez contre les découvertes qui donnent presque la vie à la nature matérielle, si vous prétendez arrêter les transformations décrétées par le sort, oh ! alors, vous ne serez plus la gentry d’Angleterre, et il s’en trouvera d’autres qui prendront votre place. Je vous avertis que vous êtes aujourd’hui dans une situation très critique. Il y a un soupçon général que, dans cette circonstance, vous vous êtes servis et joués des bons sentimens et de l’honnête confiance de vos commettans. Partout on doute et on se méfie de vous, voici le moment de montrer que vous n’êtes pas, comme on le dit, de purs politiques. Les politiques s’opposeront à ma motion, ils ne veulent pas d’enquête ; mais vous, venez avec moi dans ce comité. Je vous y donnerai une majorité de membres de votre parti. Je ne vous demande que de rechercher loyalement les causes de la détresse de votre propre population. Que ce soit mon principe ou le vôtre qui l’emporte, l’enquête aura produit un grand et bon résultat. »

L’effet de ce discours fut grand dans la chambre, et encore plus grand dans le pays ; la ligue contre les lois sur les céréales le répandit avec une profusion sans exemple ; on l’expédiait par ballots jusque dans les districts les plus reculés ; on le distribuait, on le colportait, on le lisait, on le commentait dans les meetings et dans les familles. Sir Robert Peel lui-même en fut ému, et quelques-uns de ses amis affirment que ce jour-là M. Cobden exerça sur lui une véritable influence. Il n’en persista pas moins à repousser la motion d’enquête, mais il persista aussi à se taire. Ce fut M. Sidney Herbert, et non le premier ministre, qui se chargea de répondre à M. Cobden ; il combattit l’enquête, surtout comme vaine et plusieurs fois déjà tentée sans autre effet que de propager les alarmes : « Au lieu de venir pleurnicher devant la chambre pour demander son aide, dit-il aux agriculteurs, aidez-vous vous-mêmes ! » Ce mot fut amèrement relevé quelques jours après par M. Disraeli. « L’honorable baronet, dit-il, qui est à la tête du gouvernement de sa majesté, a dit un jour qu’il était plus fier d’être à la tête des gentilshommes de campagne d’Angleterre que d’obtenir la confiance des souverains. Où sont maintenant les gentilshommes de campagne d’Angleterre ? Nous n’en entendons guère plus parler. Ils ont encore les plaisirs de la mémoire, ils ont été les premières amours de l’honorable baronet ; il ne se met plus, il est vrai, à leurs genoux ; il fait de grands efforts pour qu’ils se tiennent tranquilles : tantôt il se réfugie dans un silence arrogant, tantôt il les traite avec une froideur hautaine. S’ils connaissaient un peu mieux la nature humaine, ils comprendraient et ils se tairaient ; mais non, ils ne veulent pas. Que fait alors l’honorable baronet ? Forcé d’intervenir, il envoie son valet qui leur dit du ton le plus doux : — Ne venez pas pleurnicher ici ! — Voilà où en est le grand parti agricole, cette beauté à qui tout le monde a fait la cour et qu’un seul a trompée. Elle approche de la catastrophe. Pour moi, qui honore le génie, si nous devons avoir la liberté du commerce, j’aime mieux qu’elle soit proposée par l’honorable représentant de Stockport (M. Cobden) que par un homme qui, faisant du gouvernement conservateur une hypocrisie organisée, a trahi la confiance d’un grand peuple et d’un grand parti. »

Pour cette fois, Peel n’y tint pas ; il prit la parole, et après avoir brièvement repoussé les reproches contraires que lui adressaient tour à tour les deux partis : « L’honorable représentant de Shrewsbury (M. Disraeli) renouvelle, dit-il, une accusation que naguère il avait déjà élevée contre moi. Je retiens le pouvoir, dit-il, en oubliant mes principes et mes promesses des jours d’opposition. Lorsqu’en 1842 je proposai la réduction des tarifs, cette imputation me fut dès-lors adressée. L’honorable membre qui la répète aujourd’hui se leva et dit : — Ceux qui attaquent l’honorable baronet n’ont pas bien examiné les faits ; sa conduite est parfaitement conséquente et en accord avec les principes de liberté du commerce exposés par M. Pitt. Je rappelle ceci pour répondre aux personnes qui accusent les ministres de n’avoir professé leurs opinions actuelles que pour renverser le gouvernement et arriver eux-mêmes au pouvoir. — Tels étaient les sentimens qu’exprimait alors M. Disraeli. Je ne sais s’ils ont assez d’importance pour qu’on en entretienne la chambre ; ce que je sais, c’est que je faisais alors du panégyrique le même cas que je fais aujourd’hui de l’attaque. »

Les personnalités s’arrêtèrent là. Le débat s’engagea sur les nombreuses suppressions de droits à l’importation que prononçait le projet, et les agriculteurs défendirent ceux dont ils profitaient avec un égoïsme naïf et des détails d’économie domestique qui provoquèrent plus d’une fois des sourires mêlés de quelque dégoût. C’est une des difficultés du gouvernement représentatif qu’il met les intérêts personnels aux prises, dans toute leur nudité, avec les idées générales ou les passions généreuses qui leur demandent des sacrifices. Le public est enclin alors à se précipiter du côté des réformes, oubliant trop ce qu’il y a non-seulement de naturel, mais de légitime, dans cette résistance des possesseurs aux novateurs et des faits consacrés par le temps à des attaques qui souvent ne sont le fruit que de prétentions également intéressées. Le parti agricole se fit un tort réel par son âpreté à maintenir intacts les droits sur le beurre, le fard ou le fromage, et ses adversaires s’en prévalurent contre lui avec une ironie insultante, mais efficace. Dans l’une des réunions de la ligue à Covent-Garden, M. J. W. Fox avait violemment attaqué l’aristocratie ; il s’empressa de s’expliquer : « Ce que j’ai dit de l’aristocratie, je l’ai dit de quelques-uns de ses membres seulement, et non pas en tant qu’aristocrates, mais en tant que marchands. Si un homme tient une boutique d’épicier et vole le public, il ne doit pas être protégé parce qu’il se trouve être l’un des membres de l’aristocratie. C’est de cela que je me plains. Ces messieurs tiennent en effet une grande boutique d’épicier, et à propos de chaque article de leur magasin, ils cherchent comment ils pourront pervertir le pouvoir législatif de telle sorte que la communauté paie plus cher au profit de l’aristocratie. Un temps a été où tout commerce était regardé comme incompatible avec ce haut rang ; vos barons féodaux ne se faisaient aucun scrupule de voler à main armée, mais ils auraient repoussé avec mépris le vol à l’aide du faux poids d’un droit protecteur… Aujourd’hui que les nobles deviennent marchands et que les ducs trafiquent de toute sorte de denrées, se servant de la mémoire de leurs ancêtres pour faire de meilleurs marchés, nous avons bien le droit de nous récrier et de dire que ce n’est pas là agir loyalement envers les autres marchands du pays. Pour moi, je l’avoue, mon imagination ne sort plus de ce chaos ; je ne sais plus me figurer le duc de Richmond qu’avec sa couronne de duc sur la tête, un échantillon de blé dans sa poche, un saumon dans une main, une bouteille de whiskey dans l’autre, et la couronne de duc tombe dans la balance avec le saumon pour le faire payer plus cher à qui veut le manger… Vraiment il ne se peut pas que de si étranges incongruités, que cette dégradation de la dignité aristocratique et de l’honneur du pouvoir législatif couvrent les méfaits et fassent la fortune d’une classe de marchands. »

Rien n’est plus efficace que de divertir les hommes en servant leur passion et ce qu’ils regardent comme la justice ; les discours de M. J. W. Fox dans la salle de Covent-Garden avaient un immense retentissement, et contribuaient, autant que ceux de M. Cobden dans la chambre des communes, à rendre la ligue de jour en jour plus populaire et plus puissante. Ses efforts redoublaient avec ses succès ; elle instituait dans les villes manufacturières des cours publics pour répandre parmi les ouvriers les principes fondamentaux de l’économie politique ; elle ouvrait à Londres un grand bazar riche des offrandes qui lui venaient de tous les points des trois royaumes, de leurs colonies, des États-Unis d’Amérique, et elle réalisait en dix-sept jours, par les billets d’entrée ou par les ventes, une somme de 25,000 liv. sterl. (625,000 fr.). Dans plusieurs districts purement agricoles, des fermiers, des laboureurs formèrent des meetings, y racontèrent leur détresse, en discutèrent les causes, et finirent par proclamer bruyamment leur adhésion aux principes de la ligue et à ses malédictions sur la loi des grains. Au lieu de s’user en se prolongeant, le mouvement devenait chaque jour plus vif et plus général ; les campagnes se joignaient aux villes, les ouvriers aux maîtres, les paysans aux économistes. Il ne s’agissait plus d’une question locale dans le pays et spéciale dans la population ; la liberté du commerce devenait une passion démocratique aussi bien que scientifique, et, dans l’instinct du peuple comme dans le raisonnement des doctes, un intérêt national.

Dans cet état des esprits, sir Robert Peel s’efforçait en vain de se taire ; l’opposition relevait sans cesse la question qu’il ne savait encore comment résoudre, quoiqu’il se sentît plus impérieusement poussé chaque jour vers la solution. Le 26 mai 1845, lord John Russell proposa dans la chambre des communes huit résolutions qui touchaient à tous les sujets dont le public était préoccupé, à la loi des grains, à la liberté générale du commerce, à l’éducation publique, à la colonisation, au régime des pauvres dans les paroisses, exprimant sur toute chose des idées libérales, des tendances généreuses, ouvrant en tous sens des perspectives et prodiguant les espérances, mais sans indiquer aucune mesure précise, aucun terme fixe : vague manifeste d’une ambition noble et hardie pressée de saisir le pouvoir, et se promettant d’en bien user sans se rendre d’avance un compte bien exact de l’usage qu’elle en ferait et sans s’en inquiéter beaucoup. Quinze jours après, M. Villiers redemanda la complète abolition des lois sur les céréales, et malgré quelques réserves de langage, la plupart des whigs comme les radicaux, lord John Russell et lord Howick comme M. Cobden et M. Bright, appuyèrent vivement sa motion. En pesant ainsi sur sir Robert Peel, plusieurs d’entre eux croyaient le seconder, bien loin de lui déplaire ; hors des chambres, dans les réunions de Covent-Garden, ils s’en expliquaient ouvertement. « Sir Robert Peel, disait là M. Bright, sait parfaitement ce qu’il faut au pays… Il n’a pas passé près de quarante ans dans la vie publique, entendant tout ce qui se dit, lisant tout ce qui s’écrit, voyant presque tout ce qui se fait, sans arriver à cette conclusion que, chez une nation de 27 000 000 d’âmes, qui s’est accrue de 1 500 000 âmes depuis qu’il est arrivé au pouvoir en 184l, une loi qui refuse à cette population le supplément de nourriture que le monde pourrait lui donner ne saurait être maintenue, et que son gouvernement fût-il dix fois plus fort qu’il ne l’est, il faudra qu’il cède à l’irrésistible nécessité. Pour moi, d’après le dernier discours de sir Robert, je parierais volontiers qu’il médite la révocation des lois sur les grains. Il vient du même comté où la ligue a pris naissance ; sa fortune s’est faite par ces mêmes fins tissus de coton qui sont destinés à changer dans ce pays la face des choses. Il sort du commerce, et à moins que lui-même ne m’y force, je ne croirai jamais qu’aucun homme veuille, encore moins qu’il veuille, lui, descendre dans son tombeau ayant eu le pouvoir de rendre le commerce libre, et n’ayant pas eu la probité ni le courage de le faire. » M. J. W. Fox, dans sa verve passionnément ironique, allait encore bien plus loin : « Il y a, disait-il, une comédie, le Captif athénien, dans laquelle le héros vaincu et fait esclave est obligé de déposer d’abord son casque, puis son bouclier, puis son épée, pour tomber dans la condition servile. C’est ainsi que sir Robert Peel traite la loi des grains. Il lui enlève l’argument de l’indépendance nationale ; — c’est votre bouclier, mettez-le par terre ; — l’intérêt de classe, — c’est la plume sur votre casque, abaissez-la ; — l’heureuse influence sur les salaires et au profit des laboureurs ; — c’est votre épée, rendez-la. — Il dépouille ainsi successivement le monopole, comme le captif athénien, de toutes ses armes, avec cette différence que le captif athénien tombe dans la servitude, tandis que notre pays doit s’élever à la liberté commerciale. Sir Robert Peel ne laisse aujourd’hui aux lois qu’il a jadis si fermement défendues qu’une défense, une seule : « le système protecteur est vieux de cent cinquante ans. » Une si vieille loi devrait être un peu plus sage. Sir Robert force ce pécheur à cheveux gris à confesser toutes ses iniquités ; il a été un sophiste invétéré ; il a employé avec la nation toute sorte de charlataneries pour satisfaire son intérêt personnel ; il a causé toute sorte de privations et de souffrances… Son grand âge ne le sauvera pas ; le jour de sa condamnation arrivera… Ce n’est pas ici le lieu de discuter les caractères politiques au-delà du sujet particulier qui nous occupe. Je ne dirai donc pas mon opinion sur la carrière de sir Robert Peel, ni les raisons qui me feraient souhaiter que mon pays reçût ce grand bienfait d’une autre main que la sienne. Il y a aussi des raisons pour lesquelles il vaudrait mieux que lui, lui plutôt que tout autre homme, fût l’auteur de cette salutaire mesure, et qu’après avoir fait pénétrer les principes de la liberté du commerce dans les diverses parties de notre législation commerciale, il couronnât son œuvre par cet acte suprême… Toute mon animosité contre sir Robert Peel serait satisfaite, et j’aurais tiré de lui toute la vengeance que j’en désire, si en contemplant tous les biens qu’il aurait valus à son pays en lui donnant la liberté du commerce, il pouvait apprendre qu’un seul acte, un seul jour de justice vaut mieux que toute une vie de tactique parlementaire et de savoir-faire politique. »

Ce mélange d’hostilité et de concours, de duretés et de caresses, ne déplaisait sans doute pas à sir Robert Peel, et ne fut probablement pas sans influence sur ses résolutions dernières, quand l’heure en fut venue ; mais je n’aperçois pas que jusque-là sa conduite et son langage en aient reçu aucune modification. Il écarta par une sorte de question préalable, et avec une nuance de dédain moqueur, les huit thèses libérales que lord John Russell avait présentées à l’approbation de la chambre. « Je ne pense pas, dit-il, que le noble lord ait engagé la question de manière à arriver à quelque résultat utile… Il est très aisé de faire des promesses, de poser des principes larges et libéraux ; c’est quand on veut les transformer en mesures pratiques, que les difficultés se présentent. Je m’oppose à la résolution proposée, non-seulement parce qu’elle embrasse des sujets très divers qu’il vaut mieux traiter chacun séparément, mais parce qu’il ne convient pas que le parlement s’engage à réformer un régime paroissial, à établir un système d’émigration ou d’éducation, pour découvrir ensuite qu’on n’est ni prêt, ni d’accord sur les moyens d’exécution. » En repoussant l’abolition complète et immédiate des lois sur les grains, que demandait M. Villiers, Peel introduisit dans le débat des vues morales étrangères et supérieures aux principes stricts de liberté commerciale dont s’armaient ses adversaires, « Sous l’empire de la loi actuelle, il s’est établi, dit-il, entre le propriétaire, le fermier et le laboureur, des rapports qui ne sont pas uniquement fondés sur des considérations pécuniaires. Beaucoup de propriétaires de ce pays sont accoutumés à voir dans la terre qu’ils possèdent autre chose qu’une matière à de pures spéculations commerciales. D’après les principes que soutient l’honorable membre, il dirait, j’en ai peur : — que le propriétaire retire de sa terre tout ce qu’il pourra, c’est son droit ; — et d’après ce même principe, à l’expiration d’un bail, le propriétaire a le droit de louer sa terre aussi cher qu’il le peut. Je ne dis pas que, si vous abolissez les lois sur les grains, ce ne sera pas là un des moyens de surmonter les difficultés que rencontrera le propriétaire ; quand on aura soudainement appliqué aux produits de la terre les principes du commerce, peut-être faudra-t-il les appliquer aussi à la terre même. On ne tiendra plus compte alors des relations établies, peut-être depuis des siècles, entre le possesseur de la terre et la famille qui l’exploite : plus d’égards pour le laboureur ; que le propriétaire prenne l’homme qui lui fera le plus d’ouvrage pour ses dix ou douze shellings par semaine ; qu’il ne se soucie plus des vieux et des faibles, qui ne peuvent travailler comme les jeunes et les forts. Sous un point de vue purement commercial, la terre peut être ainsi possédée ; sous un point de vue social et moral, je le regretterais profondément : le caractère du pays en serait altéré, et il en résulterait pour la société des maux qu’aucun profit pécuniaire, aucune stricte application des principes commerciaux ne pourraient compenser. Je ne pousserai pas cela trop loin ; je ne dirai pas, parce que cela ne peut pas se dire, que l’agriculture doit être exempte de l’application graduelle des principes qui régissent d’autres intérêts… Ce que je dis, c’est que, depuis trois ou quatre ans que le pouvoir est dans nos mains, nous avons modifié nos lois commerciales selon les vrais principes, sans en excepter les lois sur les grains et toutes celles qui prohibaient l’importation des produits agricoles étrangers. Vous pouvez penser que nous n’avons pas poussé le principe assez loin ; mais en tout cas nous n’avons pas fait un seul acte qui n’ait tendu à l’abaissement graduel des droits purement protecteurs. Je demande la permission de persévérer dans la même voie. Je reconnais que l’expérience de ce qui est arrivé à l’égard des articles sur lesquels pesaient des droits élevés qui ont été abolis confirme le principe général ; mais, convaincu comme je le suis que, dans l’application de ce principe, il est nécessaire de procéder avec une extrême réserve, pour qu’il soit généralement et solidement accepté, je ne puis consentir à une proposition qui frappe la propriété foncière au nom de la pure liberté du commerce, sans tenir aucun compte d’aucune autre considération. »

Touchante perplexité d’un esprit sérieux et consciencieux entraîné dans le sens de sa propre pente par un grand flot d’opinion et de passion publique, et qui luttait péniblement contre ses adversaires, contre ses amis et contre lui-même, pour n’agir dans cette crise qu’avec mesure, patience et équité.

La session de 1845 touchait à son terme : près de sortir pour quelques mois de l’arène, les partis voulaient prendre leurs précautions mutuelles et préparer, pour la lutte prochaine, leurs moyens d’attaque ou de défense. Le 5 août, lord John Russell passa solennellement en revue les travaux et les résultats de la session qui finissait, sans conclure par aucune proposition importante et précise, uniquement pour atténuer les mérites du cabinet, faire ressortir ce qu’il y avait eu de défectueux ou d’incomplet dans ses actes, étaler ses embarras et mettre l’opposition en mesure de profiter des chances qui se laissaient entrevoir. L’Irlande et la loi des grains furent les deux points auxquels s’attacha particulièrement lord John, lourd fardeau qu’il s’appliqua à appesantir encore sur les épaules de son adversaire. Peel ne répondit point ; sir James Graham se chargea de la tâche et s’en acquitta avec prudence et convenance, sans compromettre par aucune affirmation ou dénégation absolue la politique future du cabinet. Une grave appréhension pesait sur tous les esprits ; la saison était mauvaise, les récoltes incertaines ; M. Villiers exhala sans ménagement les inquiétudes publiques en s’en armant contre le cabinet qui n’ouvrait pas aux moyens de subsistance toutes les portes, quand au dedans ils étaient près de manquer. Le cabinet garda le silence. Un conservateur obscur, M. Darby, essaya de rassurer la chambre : « il avait vu, dit-il, avec un profond regret une sorte de joie diabolique dans les paroles de quelques personnes à propos du mauvais temps ; il avait le plaisir d’annoncer à la chambre que depuis quelques jours le baromètre montait. Le rire éclata sur tous les bancs, et quatre jours après, le 9 août 1845, le parlement fut prorogé, attendant, disait-on, l’abrogation ou le maintien de la loi sur les grains des variations du baromètre.

Les craintes ne tardèrent pas à se réaliser, et le mal dépassa les craintes. Le temps demeura humide et froid. La moisson fut tardive et insuffisante. Atteintes d’une maladie soudaine et jusque-là inconnue, les pommes de terre manquèrent dans beaucoup de comtés en Angleterre et en Écosse, partout en Irlande. Dès le milieu de l’automne, la souffrance populaire était déjà grande, l’alarme universelle et passionnée. Tout le monde prévoyait la nécessité de vastes achats de blé à l’étranger ; mais comment y suffirait-on ? D’énormes capitaux étaient engagés dans les entreprises intérieures, surtout dans la construction de nouveaux chemins de fer. Des bills votés dans la dernière session en avaient autorisé pour une étendue de 284l milles (4 545 kilomètres) et pour une somme d’environ 48 millions de livres sterling. (1 milliard 180 millions de francs). Ces travaux devaient être exécutés en trois ans, ce qui exigeait par mois un capital de plus de 1 300 000 livres sterling (32 500 000 fr.). Des projets pour des entreprises analogues étaient dressés et prêts à être soumis aux chambres dans la session prochaine, s’élevant à plus de 100 millions de livres sterling (2 milliards 500 millions de francs). Une crise monétaire semblait imminente comme la disette. En vain les optimistes, par intérêt ou par penchant, soutenaient qu’on exagérait le mal ; les alarmes publiques s’aggravaient par leurs efforts mêmes pour les calmer. La Société centrale d’Agriculture, qui avait entrepris contre la ligue la défense du système protecteur, adressa à toutes les associations locales vouées au même intérêt une circulaire pour démentir les bruits accrédités sur l’insuffisance des récoltes, et exciter ainsi le zèle des partisans de la protection en ranimant leur confiance ; mais la ligue, qui s’était un moment ralentie, reprit aussitôt toute son ardeur. Dans un grand meeting tenu le 28 octobre à Manchester, M. Cobden, avec sa passion ordinaire, somma le gouvernement, c’est-à-dire sir Robert Peel, de sauver le pays menacé de la famine. « Voyez la Prusse, voyez la Turquie, voyez l’Allemagne, la Hollande, la Belgique ! ces gouvernemens n’ont pas attendu ; dès qu’ils ont vu le mal, ils ont ouvert leurs ports. Pourquoi le nôtre n’en fait-il pas autant ? Pourquoi attend-il des Turcs une leçon de christianisme et des Russes une leçon d’humanité ? Est-ce qu’il serait moins charitable qu’un divan musulman ? Est-ce que notre système constitutionnel serait moins humain que le despotisme moscovite ? Ou bien est-ce que notre premier ministre, notre sultan à nous, hésite dans la crainte de n’être pas appuyé par le pays ? S’il en doutait, nous sommes rassemblés ici pour lui donner notre concours… Il n’y a pas un homme au monde, fût-ce le Grand-Turc ou l’empereur de Russie, qui soit plus puissant que Robert Peel ne l’est en Angleterre… Il a entre les mains le pouvoir ; il est coupable et lâche s’il ne s’en sert pas. »

À la fin d’octobre et dans les premiers jours de novembre, le cabinet se réunit plusieurs fois. On sut qu’il avait examiné les rapports venus de toutes parts sur les produits réels des récoltes, sur la quantité de grains qui restaient encore dans le pays, sur les ressources que pouvait fournir l’étranger, sur la maladie des pommes de terre et l’état de la population en Irlande. Sir Robert Peel, disait-on, avait proposé diverses mesures ; mais il avait rencontré de graves dissentimens, trois de ses collègues seulement s’étaient rangés à son avis. Le cabinet se sépara. Rien ne fut fait, rien ne fut annoncé. On s’étonnait de son inaction et de son silence. Ses amis disaient qu’il ne voulait pas accroître les alarmes en les partageant ouvertement sans pouvoir y apporter un remède prompt et efficace ; mais peu de gens admettaient l’explication : les esprits ardens s’irritaient, les modérés persistaient à s’étonner.

Tout à coup parut dans les journaux une lettre adressée d’Edimbourg par lord John Russell à ses commettans les électeurs de la Cité de Londres, sous la date du 22 novembre, et conçue en ces termes :

« Messieurs,

« L’état actuel du pays sous le rapport de ses moyens de subsistance ne peut être considéré sans inquiétude. La prévoyance et des précautions hardies peuvent prévenir tout mal sérieux ; l’indécision et la procrastination peuvent amener un état de souffrance auquel on ne saurait penser sans effroi.

« Il y a trois semaines, on s’attendait en général à la convocation immédiate du parlement. L’annonce que les ministres étaient prêts à en donner le conseil à la couronne, à proposer aux chambres, dès leur première réunion, la suspension des droits à l’importation des grains, aurait fait expédier sur-le-champ des ordres dans les diverses parties de l’Europe et de l’Amérique, et mettre en route des grains pour la consommation du royaume-uni. Un ordre du conseil pour dispenser de l’observation de la loi n’était ni nécessaire, ni désirable. Aucun parti dans le parlement n’eût encouru la responsabilité de s’opposer à une mesure si urgente et si salutaire.

« Les ministres de la reine se sont réunis et séparés sans nous ouvrir aucune perspective d’un remède si opportun.

« C’est donc à nous, les sujets de la reine, de rechercher comment nous pouvons écarter ou du moins atténuer de grandes calamités.

« Deux maux appellent notre attention. Le premier est la maladie des pommes de terre, qui affecte gravement plusieurs parties de l’Angleterre et de l’Écosse, et fait en Irlande des ravages effroyables.

« On ne connaît pas bien encore l’étendue de ce mal ; chaque semaine révèle dans certains lieux des désastres inattendus, ou diminue ailleurs des alarmes excessives. Cependant il y a dans cette mauvaise récolte-là un mal particulier. Le premier effet d’une mauvaise récolte en blé est de diminuer les arrivages sur les marchés et d’élever les prix. De là résultent une diminution dans la consommation et un commencement de rareté qui ont cet effet que l’approvisionnement total se distribue plus également sur toute l’année, et qu’en définitive la souffrance est adoucie. Mais la crainte de voir éclater dans leurs pommes de terre cette maladie inconnue précipite les producteurs sur le marché, en sorte que nous avons à la fois une consommation rapide et une disette imminente, la rareté de la denrée et la vileté du prix, La souffrance publique en est fort accrue. Le mal dont il s’agit peut provenir ou de la mauvaise saison, ou d’une altération mystérieuse de la plante, ou d’un défaut soit de science, soit de soin dans la culture. Dans aucune hypothèse, le gouvernement n’est à accuser de la mauvaise récolte des pommes de terre, pas plus qu’il ne mérite des éloges pour les abondantes moissons dont nous avons joui naguère.

« Mais un autre mal, dont nous souffrons, est le fruit de la conduite des ministres et des lois du parlement. C’est la conséquence directe d’un acte voté il y a trois ans sur la proposition des conseillers actuels de la couronne. Par cette loi, l’importation des grains de toute sorte a été soumise à des droits très considérables. Ces droits sont combinés de telle sorte que plus la qualité du blé est inférieure, plus le droit est élevé ; quand le bon froment monte à 70 shellings le quarter, le prix moyen de toutes les espèces de froment est de 57 ou 58 shellings, et le droit de 14 ou 15 shellings. Ainsi le baromètre du blé marque le beau temps quand le vaisseau se courbe tous la tempête.

« Les écrivains qui ont traité de la législation des grains ont signalé depuis longtemps ce vice, sur lequel on avait appelé l’attention de la chambre quand elle délibérait sur cet acte.

« J’avoue que, sur ce sujet en général, mes idées ont subi, dans le cours de vingt ans, une grande modification. J’étais d’avis que le blé devait faire exception aux règles générales de l’économie politique ; l’observation et l’expérience m’ont convaincu qu’il faut s’abstenir de toute intervention dans la question des subsistances. Ni le gouvernement, ni la législature ne peuvent régler le marché des grains aussi heureusement que le fait la complète liberté de vendre et d’acheter.

« Je me suis efforcé pendant plusieurs années d’amener un compromis à ce sujet. En 1839, j’ai voté pour que la chambre, formée en comité, substituât un droit fixe modéré à l’échelle mobile. En 1841, j’ai annoncé l’intention où était le gouvernement d’alors de proposer un droit fixe de 8 shellings le quarter. Dans la session dernière, j’ai proposé un droit un peu moindre.

« Ces propositions ont été successivement rejetées. Le premier lord actuel de la trésorerie leur opposa en 1839, 1840 et 1841 d’éloquens panégyriques du système en vigueur, l’abondance qu’il avait amenée, la prospérité rurale qu’il avait répandue. Il combattit la réduction du droit protecteur, comme il avait combattu en 1817 et 1825 les garanties proposées pour la sécurité des intérêts protestans, comme il avait repoussé en 1830 la proposition de donner à Manchester, à Leeds et à Birmingham le droit d’envoyer des membres au parlement.

« La résistance à des concessions limitées doit avoir aujourd’hui le même résultat qu’elle a eu dans les cas que je viens de rappeler. Ce n’est plus la peine de lutter pour un droit fixe. En 1841, les partisans de la liberté du commerce auraient consenti à un droit fixe de 8 shellings par quarter, qui aurait pu être graduellement réduit et enfin aboli. Aujourd’hui l’établissement d’un droit quelconque, sans limite fixée et prochaine pour son extinction, ne ferait que prolonger une lutte qui a déjà produit assez de mécontentement et d’animosité. La tentative de rendre le pain rare et cher, quand il est clair qu’une partie au moins du prix additionnel sert à élever la rente du propriétaire, est profondément nuisible à une aristocratie qui, cette querelle une fois écartée, demeurera puissante par la propriété, puissante dans la formation de notre législature et dans l’opinion, puissante par ses anciennes relations dans le pays et par la mémoire de ses immortels services.

« Unissons-nous pour mettre fin à un système qui a été le fléau du commerce, le poison de l’agriculture, la source d’amères divisions entre les classes, une cause incessante de misère, de maladie, de mortalité et de crime parmi le peuple.

« Mais ce but ne peut être atteint que par la manifestation évidente du sentiment public. On ne saurait nier que beaucoup d’élections de villes en 1841, et quelques-unes en 1843, n’autorisent à dire que la liberté du commerce n’est pas populaire dans la grande masse de la communauté. Le gouvernement semble attendre quelque excuse pour abandonner la loi sur les grains. Que le peuple, par ses pétitions, ses adresses, ses remontrances, fournisse aux ministres l’excuse qu’ils cherchent. Que les ministres proposent dans les taxes publiques les modifications qui leur paraîtront le plus propres à rendre le fardeau plus juste et plus égal, qu’ils y ajoutent toutes les précautions que la prudence et les ménagemens les plus scrupuleux pourront leur suggérer ; mais demandons en termes clairs et positifs la suppression de tout droit à l’importation des objets qui servent à la subsistance et à l’habillement de la masse du peuple : c’est une mesure bonne pour tous les grands intérêts et indispensable pour le progrès de la nation,

« J’ai l’honneur, etc.

« J. Russell. »


A la lecture de cette lettre, tout le public s’émut, personne autant que sir Robert Peel. On lui reprochait ses changemens d’opinion, ses ménagemens populaires, ses évolutions parlementaires, et voilà le premier des aristocrates whigs, le chef de l’opposition, qui abandonnait ce qu’il avait soutenu pendant vingt ans, une certaine mesure de protection aux cultivateurs indigènes et un droit fixe au lieu de l’échelle mobile, pour passer brusquement dans le camp radical et réclamer l’entière liberté du commerce. Et parmi les lieutenans de lord John Russell, plusieurs, et des plus importans, lord Morpeth à Leeds, M. Macaulay à Édimbourg, faisaient la même démarche. Dans ce nouvel état des partis, quelles seraient à la session prochaine l’attitude et la force du cabinet ? Au milieu d’un mouvement ainsi accéléré et sous une pression à ce point aggravée, comment persister dans une politique mitoyenne et lente ? comment continuer de résister en cédant ?

Le 25 novembre 1845, sir Robert Peel réunit de nouveau ses collègues, et leur proposa le seul plan de conduite qui lui parût praticable. Le débat intérieur dura plusieurs jours. Le plus considérable des dissidens qu’avait rencontrés, un mois auparavant, sir Robert, le duc de Wellington, renonça à son dissentiment ; son grand sens et la fatigue de l’âge le dégoûtaient des résistances dont il prévoyait ou l’extrême péril ou la vanité, et il préférait à la prolongation du système protecteur, en tout cas énervé, l’union du cabinet et le maintien d’un gouvernement conservateur ; mais quelques autres, nommément lord Stanley, se refusèrent à rompre avec leur parti en abandonnant toute protection agricole. On crut un moment que sir Robert Peel avait entraîné le cabinet, et le 3 décembre le Times annonça que l’abolition des lois sur les céréales avait été résolue, que le parlement se réunirait incessamment pour en délibérer. Trois jours après au contraire, une solution bien différente avait eu lieu : le cabinet était dissous, sir Robert Peel avait remis sa démission à la reine, qui l’avait acceptée, et lord John Russell était appelé d’Édimbourg pour le remplacer. Le 8 décembre, sir Robert Peel, en se retirant, adressa à la reine la lettre suivante :

« Sir Robert Peel présente ses humbles devoirs à votre majesté, et sans autre motif que le désir de contribuer, s’il le peut, à soulager votre majesté dans ses embarras et à préserver les intérêts publics de tout dommage, il se permet d’expliquer à votre majesté, par cette communication confidentielle, la position où il se trouve et les intentions qui l’animent dans la grande question dont l’esprit public est si vivement préoccupé.

« Votre majesté peut, si elle le juge convenable, donner connaissance de cette communication au ministre qu’elle honorera de sa confiance comme successeur de sir Robert Peel.

« Le 1er novembre dernier, sir Robert Peel, délibérant avec ses collègues sur les rapports alarmans venus d’Irlande et d’autres districts du pays au sujet de la maladie des pommes de terre et de la disette qui en résultait, et cherchant les moyens de pourvoir à des éventualités qui, selon lui, n’étaient pas improbables, leur conseilla de recommander humblement à votre majesté la suspension temporaire, soit par un ordre du conseil, soit par un acte législatif, des droits à l’Importation des grains, et, dans les deux cas, la convocation immédiate du parlement.

« Sir Robert Peel prévoyait que cette suspension, pleinement justifiée par la teneur des rapports qu’il vient d’indiquer, amènerait forcément dans l’intervalle la révision des lois sur les grains.

« Si l’opinion de ses collègues eût été d’accord avec la sienne, sir Robert Peel était prêt à prendre la responsabilité de la suspension de ces droits et de la conséquence nécessaire qu’elle amenait, c’est-à-dire de la révision de toutes les lois qui restreignent l’importation des grains étrangers et des autres moyens d’alimentation, révision entreprise dans le dessein de diminuer graduellement ces restrictions et de les abolir un jour complètement.

« Il était disposé à demander que les lois nouvelles continssent formellement le principe de la réduction graduelle et de la suppression finale des droits à l’importation des grains.

« Sir Robert Peel est prêt à soutenir, comme homme privé, des mesures conformes en général à celles qu’il a conseillées comme ministre.

« Il serait inconvenant, de la part de sir Robert Peel, d’entrer dans des détails sur ces mesures.

« Votre majesté a bien voulu informer sir Robert Peel qu’elle avait l’intention d’inviter lord John Russell à se charger de la formation d’un cabinet.

« Le principe d’après lequel sir Robert Peel avait dessein de conseiller la révision des lois relatives à l’importation des moyens de subsistance est en général d’accord avec celui auquel se réfère lord John Russell dans le dernier paragraphe de sa lettre aux électeurs de la Cité de Londres.

« Sir Robert Peel se proposait de joindre à l’abolition des mesures restrictives dont il s’agit la suppression de certaines charges qui pèsent indûment sur les fonds de terre, et toutes les précautions que, selon les termes de la lettre même de lord John Russell, peuvent suggérer la prudence et les ménagemens les plus scrupuleux.

« Sir Robert Peel soutiendra les mesures fondées sur ce principe général, et emploiera toute l’influence qu’il peut avoir pour en assurer le succès. »


Arrivé à Londres le 10 décembre, lord John Russell, après s’être concerté avec ses amis, se rendit le lendemain auprès de la reine, à Osborne, à peu près décidé à décliner la mission dont elle voulait le charger. Il serait, lui dit-il, dans la chambre des communes en minorité de 90 à 100 voix ; mais la reine mit entre ses mains la lettre de sir Robert Peel : « Ceci change l’état de la question, » dit lord John, et il retourna sur-le-champ à Londres pour informer ses amis de ce nouveau fait et en délibérer avec eux. Des pourparlers s’établirent entre lui et sir Robert. Les whigs demandèrent à connaître avec précision et détail les mesures que Peel eût proposées, s’il fût resté ministre, pour mettre son principe à exécution. Peel répondit qu’il ne croyait pas devoir pousser ainsi jusqu’aux détails ses déclarations préalables. Lord John offrit de rédiger lui-même, d’une façon complète, son propre plan et de le communiquer à sir Robert Peel, pour s’assurer complètement aussi son approbation. Sir Robert déclina également cette proposition ; il avait clairement exprimé en principe la mesure à laquelle il promettait son concours, il ne pouvait aller plus loin. Les whigs auraient voulu que leur ancien rival se mît, pieds et poings liés, à leur service, et sir Robert Peel ne voulait pas se charger absolument du fardeau sous le nom et au profit de ses successeurs. Dans les grandes circonstances, cette lutte de manœuvres subtiles et toujours un peu obscures, sous des dehors de parfaite sincérité, est l’un des côtés faibles du gouvernement représentatif, et les grands caractères en surmontent seuls les embarras par des résolutions et des paroles simples, promptes et hardies. Je ne trouve pas que, dans leurs négociations à cette époque, ni sir Robert Peel ni les whigs aient déployé cette grandeur : les whigs prétendaient à trop de sécurité, et sir Robert à trop de liberté ; quand on parle de sauver les peuples, il faut accepter des chances plus douteuses et des sacrifices plus complets. Lord John Russell fit un pas ; forcé de reconnaître, comme il le dit lui-même plus tard à la chambre des communes, que les raisons de sir Robert Peel pour se refuser aux engagemens détaillés qu’on lui demandait étaient puissantes, il écrivit le 16 décembre à la reine une longue lettre où il exposait avec précision son plan de conduite dans la grande question à l’ordre du jour ; ce n’était point celui qu’avait indiqué sir Robert Peel dans sa lettre du 8 décembre, c’est-à-dire la suspension actuelle des droits à l’importation des grains, pour arriver, par une réduction graduelle, à une abolition définitive ; c’était l’abolition complète et immédiate de ces droits. « Si cette mesure, disait lord John, devait empêcher sir Robert Peel de prêter au gouvernement nouveau l’appui qu’il a si spontanément et si noblement offert, je me verrais obligé de décliner la tâche que m’a si gracieusement confiée votre majesté. » La reine communiqua le soir même cette lettre à sir Robert, qui répondit le lendemain qu’il tiendrait les promesses qu’il avait faites en quittant le pouvoir, pour concourir à la solution de la question des lois sur les céréales, mais qu’il ne croyait pas que son devoir lui permît d’aborder devant le parlement l’examen de cette importante question, lié par un engagement préalable tel que celui qu’on lui demandait. Lord John se décida à se contenter de cette déclaration, et dit à la reine qu’il était prêt à se charger de former un cabinet ; mais quand on en vint aux arrangemens définitifs et personnels, un obstacle, inattendu selon les uns, prévu selon les autres, et accepté volontiers pour sortir décemment d’une situation difficile, fit échouer la combinaison ; lord Howick, devenu tout récemment lord Grey par la mort de son illustre père, et le plus prononcé des whigs pour l’abolition complète et immédiate des lois sur les grains, se refusa formellement à entrer dans le cabinet, si lord Palmerston, dont il n’approuvait pas la politique extérieure, en faisait aussi partie. Lord John Russell ne crut pouvoir se passer ni de l’un ni de l’autre pour collègues, et le 20 décembre il déclara à la reine que, n’ayant pas réussi à amener entre tous ses amis un accord indispensable, il se voyait dans l’impossibilité de former un cabinet.

Je laisse parler ici sir Robert Peel lui-même, comme il le fit un mois après, le 22 janvier 1846, dans la chambre des communes, en expliquant sa conduite à travers ces incertitudes ministérielles : « Je restai, dit-il, jusqu’au samedi 20 décembre, dans la conviction que mes fonctions avaient cessé. Le jeudi 18, la reine me fit savoir que le noble lord s’était chargé de former une administration, et le 19 je reçus de sa majesté une gracieuse communication m’informant que, puisque mes relations avec elle étaient près de leur terme, elle désirait me voir encore une fois pour me dire un dernier adieu. Le lendemain samedi fut le jour fixé pour cette entrevue. Quand je me rendis auprès de la reine, je venais d’apprendre, grâce à la courtoisie du noble lord, que ses efforts pour former un cabinet avaient été vains, et la reine à mon arrivée eut la bonté de me dire que, bien loin de me donner mon congé définitif, elle avait à me demander de retirer ma démission. Elle était informée que ceux de mes collègues qui, avant notre retraite, n’avaient pas partagé mon avis déclaraient qu’ils n’étaient point prêts à former et qu’ils ne lui conseillaient pas de former un cabinet sur le principe du maintien du système protecteur. Le noble lord qui avait entrepris de constituer un gouvernement venait de lui écrire qu’il avait échoué dans sa tentative ; la reine me demanda donc de ne pas persister dans ma démission. Je n’hésite pas à dire que, sans balancer un moment, je répondis à la reine que je retournerais à Londres comme son ministre, que j’informerais mes collègues de ma résolution, et que je les presserais de se joindre à moi pour faire les affaires du pays Mon noble ami lord Stanley m’exprima le regret de ne pouvoir me seconder dans la rude tâche que j’entreprenais ; mes autres collègues pensèrent que c’était leur devoir de me prêter leur concours. J’ai dit à la chambre dans quelles circonstances et par quels motifs je suis rentré au pouvoir. »

À en juger de loin, sur les apparences et d’après mes instincts personnels, je serais tenté de dire qu’il y rentrait dans des circonstances favorables et avec de bonnes chances pour rallier, par quelque heureuse transaction, ce grand parti conservateur, que pendant dix ans il avait si habilement travaillé et réussi à former, à qui il avait rendu et de qui il avait reçu le pouvoir, et dont la désorganisation devait le désoler. C’était pour lui une bonne fortune que lord John Russell se fût prononcé, comme M. Cobden, pour l’abolition immédiate et complète des lois sur les céréales ; sir Robert Peel se retrouvait ainsi dans cette situation de modérateur et d’arbitre qu’il avait toujours cherchée, et qui était naturellement la sienne. Il avait à demander aux conservateurs de grands sacrifices, mais ce n’étaient pas les sacrifices extrêmes ; il ne voulait que la suspension actuelle des droits sur les grains pour arriver, par une réduction progressive et dans un temps fixé, qui pouvait être plus ou moins long, à une suppression définitive. Les whigs et les radicaux étaient bien plus exigeans. Les conservateurs se voyaient ainsi placés entre une réforme soudaine, absolue, et l’une de ces réformes mesurées et graduelles qu’au milieu des plus grands mouvemens d’intérêt ou d’opinion le gouvernement, l’aristocratie et le peuple anglais ont su tant de fois accepter et accomplir.

Mais ni le parti conservateur, ni l’opposition whig ou radicale, ni la population, ni sir Robert Peel lui-même n’étaient cette fois en humeur de se conduire avec cette sagesse prévoyante qui pense à tout, tient compte de tout, et s’inquiète de maintenir la bonne politique générale, même quand une idée unique et fixe règne comme une épidémie et domine les esprits.

Je trouve dans un discours très bref, prononcé le 9 février 1846 dans le premier débat sur la nouvelle législation commerciale de sir Robert Peel, par un membre obscur de la chambre des communes, M. Hope, représentant de Maidstone, cette explosion de mécontentement encore plus que de dissidence : « Nous sommes venus ici, mardi dernier, pour apprendre quels étaient les changemens qu’avait à nous proposer l’honorable baronet, et quels motifs l’y avaient déterminé. Quel a été l’argument par lequel l’honorable baronet a soutenu ses mesures pour la liberté du commerce ? Il a dit qu’elles étaient d’accord avec les principes de la vraie politique conservatrice. Qu’entend l’honorable baronet par ces mots : « vraie politique conservatrice ? » Le torysme est quelque chose de palpable, le whiggisme est quelque chose de palpable ; la protection, le commerce libre, sont quelque chose de palpable : tous ces mots ont un sens clair ; mais quel est le sens de cet étrange nouveau mot : conservatisme ? mot qui est né depuis 1832, lorsque le vieux parti tory, divisé et démembré, ne savait comment se réunir sous une seule et même bannière. Qu’est-ce que ce conservatisme, qui n’est animé de l’esprit ni du torysme, ni du whiggisme, mais de l’esprit « de la vraie politique conservatrice ?… » Il y a eu jadis un ministre très puissant ; c’était bien longtemps avant que la chambre des communes devînt ce qu’elle est aujourd’hui, dans un temps où le gouvernement de l’Angleterre appartenait à la couronne, et ce ministre gouvernait la couronne comme les ministres gouvernent aujourd’hui le parlement. Un mot, un petit mot, qui échappa à ce ministre, causa sa ruine ; le pouvoir de Wolsey ne survécut pas longtemps à cette expression : « Moi et mon roi. » L’influence de l’honorable baronet pourrait bien ne pas survivre longtemps à l’usage trop fréquent de sa phrase favorite : « Moi et mon parti. » On a évidemment compté que les honorables membres élus à cette chambre à cause de leurs principes favorables au système protecteur suivraient partout leur chef ; on y a compté à ce point qu’ils ont été amenés à la chambre des communes, comme nous y sommes venus mardi dernier, sans qu’on leur eût même fait une politesse qu’ils recevaient autrefois quand on avait à leur faire des propositions d’une bien moindre importance, la politesse de leur donner quelque légère idée de la mesure qui devait être soumise au parlement. Il n’y a pas longtemps encore qu’on observait envers nous cette courtoisie ; j’ai été l’un des membres qui, en 1841, ont été appelés à savoir quelque chose de ce qui devait prendre place dans l’adresse ; mais aujourd’hui un changement complet dans tout le système commercial de l’empire a été proposé ici sans que le moindre vent en fût venu jusqu’à nous, sans que nous sussions un mot de ce qui nous attendait, comme s’il se fût agi d’une bulle de savon ou d’une morsure de puce. Voilà ce qu’on appelle la vraie politique conservatrice ! »

Ainsi éclataient les inconvéniens du caractère de sir Robert Peel, et de ses façons d’être et d’agir, comme chef de parti, dans un régime libre. Ce politique si judicieux, ce tacticien si habile, ce financier consommé, ce raisonneur merveilleusement instruit des faits, cet orateur souvent si éloquent et toujours si puissant ne savait pas vivre intimement avec son parti, y faire pénétrer d’avance ses idées, l’animer de son esprit, l’associer à ses desseins comme à ses succès, au travail de sa pensée comme aux chances de sa fortune. 11 était froid, taciturne, solitaire au milieu de son armée, presque au sein de son état-major même. C’était sa maxime qu’il valait mieux faire des concessions à ses adversaires qu’à ses amis. Le jour vint où il eut à demander à ses amis de grandes concessions, non pour lui-même, qui n’en cherchait point, mais pour l’intérêt public, qu’il avait fortement à cœur. Il les trouva froids à leur tour, point préparés, étrangers aux transformations qu’il avait lui-même subies. Il fut hors d’état de les leur faire partager, et de les amener à une transaction nécessaire. Il avait combattu dix ans comme chef d’opposition et cinq ans comme chef de gouvernement à la tête du parti conservateur. Sur 360 membres qui s’étaient rangés autour de lui en 1841, à l’ouverture du parlement, à grand’peine en décida-t-il 112 à voter avec lui en 1846, dans la question à laquelle il avait lié son sort.

Mais à Dieu ne plaise que j’impute aux seules imperfections d’un homme supérieur l’imparfait succès de ses desseins ! Les défauts du parti conservateur se révélèrent en même temps, et bien plus graves que ceux de son chef. Depuis quatre ans, le parti grondait sourdement et se détraquait sous le poids des efforts et des sacrifices que lui demandait sir Robert Peel, efforts contre ses préjugés et ses goûts, sacrifices d’amour-propre ou d’intérêt. Le collège de Maynooth, les mesures d’équité envers les catholiques, les dissidens et les juifs, la double révision des tarifs, tant d’autres réformes utiles, mais importunes à de vieilles habitudes de conscience ou de domination, avaient épuisé ce que le gros du parti conservateur possédait d’esprit libéral et d’impartialité éclairée. Quand arriva la question des grains, sa sagesse était à bout. De toutes les innovations qu’on lui imposait, celle-là était la plus onéreuse : elle s’attaquait aux intérêts privés, les frappant dans le présent et les inquiétant dans l’avenir, on ne savait pas bien à quel point. Les intérêts privés se défendirent avec l’obstination de l’égoïsme aristocratique ; ils ne tinrent nul compte des atténuations qu’apportait sir Robert Peel au dommage qu’il leur faisait subir. Ils n’étaient pas seuls atteints par ses mesures : pour la plupart des produits manufacturés comme des denrées agricoles, il abandonnait le système protecteur, et les fabricans de Manchester ou de Leeds étaient mis aux prises, aussi bien que les gentilshommes de comté, avec la concurrence étrangère ; mais, pour les principales sortes de grains, au lieu d’abolir immédiatement et absolument les droits à l’importation, il se contentait de les réduire, et l’entière abolition ne devait s’accomplir qu’au bout de trois ans. Il accordait à l’agriculture, sur diverses dépenses et taxes locales, des dégrèvemens et des encouragemens qui n’étaient pas sans valeur. Les intérêts froissés traitèrent ces ménagemens avec un dédain courroucé et repoussèrent la solution de sir Robert Peel, comme ils auraient repoussé celle des radicaux. Ils pouvaient invoquer à leur appui des principes plus nobles que leurs prétentions pécuniaires, l’esprit de conservation et la fidélité de parti ; ils s’enveloppèrent de ce drapeau, sincères dans leur mensonge et convaincus qu’en se défendant ils défendaient la moralité politique et l’ordre dans l’état. Quiconque lira attentivement ces longs débats sera frappé du peu de place que tient dans les discours des conservateurs opposans la question même. Sir Robert Peel avait parmi eux deux habiles et éloquens adversaires, M. Disraeli et lord George Bentinck : le premier dit à peine quelques mots du fond des mesures, c’est sur la conduite et le caractère politique de sir Robert qu’il dirige tous ses coups brillans et perçans comme l’acier ; lord George Bentinck se préoccupe davantage du mérite économique et des motifs des propositions. Cet homme de courses et de plaisirs a étudié soigneusement les faits et les discute minutieusement, étalant avec complaisance les fruits de ses études nouvelles et passionnées ; mais c’est toujours par les considérations d’honneur et de fidélité politique qu’il commence et termine ses attaques. Sincèrement convaincu des avantages du système protecteur, qu’il défend dans l’intérêt public comme dans celui de son parti, c’est pourtant à la métamorphose, à la défection, à la trahison de sir Robert Peel qu’il revient sans cesse, averti par l’instinct de la lutte que, de toutes ses armes, celle-là est la meilleure, et qu’il sert mieux sa cause par les sentimens qu’il soulève que par les argumens qu’il expose.

Sir Robert Peel suit une marche exactement contraire : c’est à la question même qu’il ramène constamment ses adversaires et ses auditeurs ; les circonstances qui ont déterminé ses propositions, les effets qu’elles doivent produire pour le bien-être du peuple, leur utilité pour l’état en général et pour le parti même qui les repousse, tel est le fond des trois grands discours qu’il prononça les 22 janvier, 16 février et 27 mars 1846 dans ce solennel débat. La politique pure et désintéressée y domine ; c’est l’homme public qui s’adresse à des hommes publics, uniquement préoccupé de leur faire bien connaître les nécessités publiques au nom desquelles il s’est résolu aux mesures que, dans l’intérêt public, il leur demande de sanctionner. Point de personnalités aggressives ni défensives ; au lieu de s’y prêter, il les écarte formellement. « Deux questions, dit-il, ont attiré l’attention de la chambre : l’une, comment un parti doit être conduit ; l’autre, par quelles mesures peut être adoucie une calamité publique imminente, et quels principes doivent régler à l’avenir la politique commerciale d’un grand empire. C’est sur la première de ces questions qu’a principalement porté ce débat. Je n’en méconnais pas l’importance ; mais elle est, aux yeux du public, très inférieure à la seconde. Je me défendrai peu sur la question de parti. J’admets volontiers que, pour des intérêts de parti, les mesures que nous discutons sont les pires que je pusse proposer. J’admets aussi qu’il est malheureux que l’affaire des lois sur les grains se trouve placée entre mes mains ; il eût été très préférable que ceux-là eussent le mérite, s’il y a mérite en ceci, de régler cette affaire, qui ont été les constans et conséquens adversaires de ces lois… J’étais prêt à les seconder par mon vote et par toute l’influence dont j’aurais pu disposer… J’admets encore qu’il est naturel que les hommes qui m’ont toujours soutenu me retirent aujourd’hui leur confiance ; la marche que j’ai adoptée est contraire, je le sais, aux principes qui président en général au gouvernement d’un parti. Je leur demande seulement s’il est probable que j’eusse sacrifié leur bonne opinion et leur appui, si je n’avais été dominé par les plus pressantes considérations de devoir public… Malgré ce qui s’est passé dans ce débat, malgré l’âpreté de quelques paroles, je rendrai au parti qui m’a soutenu jusqu’à ce jour pleine justice ; j’ai eu l’occasion de connaître les motifs déterminans de la conduite des hommes qui m’entouraient, et quoiqu’ils me menacent de la perte de leur confiance, je dis hautement, parlant d’eux en masse et comme d’un grand corps, que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un parti gouverné par de plus purs et plus honorables sentimens… Mais je réclame pour moi-même, que je sois simple particulier ou homme public, le droit de céder à la force du raisonnement et d’agir d’après les lumières d’une plus complète expérience. On peut croire qu’il y a quelque chose d’humiliant dans de tels aveux ; je ne sens aucune humiliation. Je n’ai pas, dans la capacité de l’homme pour décider, par voie d’intuition, de ce qui est vrai ou faux, tant de confiance que j’éprouve aucun embarras à reconnaître que je me suis trompé. Je me sentirais humilié si, ayant changé d’avis, je refusais d’en convenir, de peur d’être accusé d’inconséquence. La seule question est de savoir si les motifs du changement sont sincères et suffisans. »

Nul homme public pourtant n’est couvert, par la conscience, le patriotisme ou le dédain, d’une si forte cuirasse qu’il ne ressente enfin les coups répétés qui lui sont portés, et c’était bien plutôt par excès de susceptibilité que par superbe indifférence que sir Robert Peel se refusait à cette arène. Il y entra un moment : « Je trouve dur, dit-il, de m’entendre accuser sans cesse d’infidélité aux intérêts de mon pays ou à tel intérêt particulier… J’entends dire et redire que j’ai contracté des obligations personnelles à raison du grand pouvoir que j’ai l’honneur d’exercer ; j’y ai été élevé, dit-on, par un parti, et le parti qui m’y a élevé est assez puissant pour m’en faire descendre… Entendons-nous, je vous prie, et je ne parle pas pour moi seul, mais aussi pour les hommes honorables de partis divers qui m’ont précédé dans ce haut rang, entendons-nous sur la nature des obligations que nous contractons en y montant… J’ai servi quatre souverains, George III et ses trois successeurs… Je les ai servis dans des temps difficiles… Je les ai servis avec une invariable fidélité, et j’ai dit à chacun d’eux qu’il n’y avait qu’une faveur, une distinction, une récompense que je désirasse et qu’ils pussent m’offrir, leur simple déclaration que j’avais toujours été pour eux un loyal et fidèle ministre. Je vous dis là en quoi consistent, selon moi, les obligations imposées aux hommes revêtus du pouvoir… Croyez-moi, le gouvernement de ce pays est une tâche difficile ; je puis le dire sans offense : les institutions anciennes sont, comme l’organisation de notre propre corps, une œuvre merveilleuse et délicate à faire trembler. Il n’est pas aisé de maintenir l’union active d’une vieille monarchie, d’une aristocratie fière et d’un corps électoral réformé. J’ai fait tout ce que j’ai pu, tout ce que j’ai cru conforme à la vraie politique conservatrice pour faire marcher ensemble ces trois élémens de l’état. J’ai cru qu’il était conforme à la vraie politique conservatrice de répandre parmi le peuple assez de satisfaction et de bonheur pour que la voix de la désaffection ne se fît plus entendre et pour bannir les pensées d’attaque à nos institutions. C’était là mon but en acceptant le pouvoir, fardeau trop grand pour ma force physique et bien au-dessus de mes forces intellectuelles ; en être honorablement déchargé serait le plus grand bienfait que je pusse recevoir. Tant que l’honneur et le devoir me le commanderont, je serai prêt à porter ce fardeau, mais je ne le subirai pas avec une autorité mutilée et garrottée ; je ne resterai pas au gouvernail pendant des nuits de tempête, comme celles que j’ai vues, s’il n’est pas permis au vaisseau de suivre la direction que je croirai devoir lui imprimer. Je ne me chargerai pas de le diriger aujourd’hui d’après des observations faites en 1842… Je ne demande point à être ministre d’Angleterre ; mais tant que j’aurai l’honneur d’occuper ce noble office, je ne l’occuperai point à titre servile ; je ne le garderai qu’autant que nulle autre obligation ne me sera imposée que celle de consulter l’intérêt public et de pourvoir à la sûreté de l’état. »

Ce sont là, de la part de sir Robert Peel, les traces les plus saillantes d’émotion personnelle que je rencontre dans ce débat. Le 16 février, après avoir pendant plusieurs heures défendu sa mesure dans tous les détails et sous tous les aspects, avec une habileté consommée, au moment de se rasseoir, il s’abandonna à d’autres émotions plus désintéressées et plus grandes : « Cette nuit prononcera, dit-il, entre le progrès vers la liberté et le retour à la prohibition ; vous choisirez cette nuit la devise où se manifestera la politique commerciale de l’Angleterre ; sera-ce : « Avance » ou « recule ? » Lequel des deux mots convient le mieux à ce grand empire ? Considérez notre position, les avantages que nous ont accordés Dieu et la nature, la destinée qui nous attend. Nous sommes placés à l’extrémité de l’Europe occidentale, comme le principal anneau qui lie l’ancien au nouveau monde. Les découvertes de la science et les perfectionnemens de la navigation nous ont mis à dix jours de Saint-Pétersbourg et nous mettront bientôt à dix jours de New-York. Une étendue de côtes plus grande, en proportion de notre population et de la superficie de notre sol, que n’en possède aucune autre nation, nous assure la force et la supériorité maritime. Le fer et le charbon, ces nerfs de l’industrie, donnent à nos manufactures de grands avantages sur celles de nos rivaux. Notre capital surpasse celui dont ils peuvent disposer. En invention, en habileté, en énergie, nous ne cédons à personne. Notre caractère national, les institutions libres sous lesquelles nous vivons, notre liberté de pensée et d’action, une presse sans entraves qui répand rapidement les découvertes et les progrès, toutes ces circonstances nous placent à la tête des nations qui se développent mutuellement par le libre échange de leurs produits. Est-ce là un pays qui doive redouter la concurrence, un pays qui ne puisse prospérer que dans l’atmosphère artificielle de la prohibition ? Choisissez votre devise : « Avance » ou « recule… » Je vous conseille de donner aux autres pays l’exemple de la libéralité. Agissez ainsi, et vous aurez assuré au grand corps de notre peuple de nouvelles garanties de satisfaction et de bien-être. Agissez ainsi, et vous aurez fait tout ce que peut faire la sagacité humaine en faveur de la prospérité commerciale. Vous pouvez échouer. Vos mesures peuvent être inefficaces. Elles ne sauraient vous donner la certitude que la prospérité de l’industrie et du commerce continuera sans interruption. Les mauvaises saisons, les hivers sombres, les temps de détresse peuvent revenir ; il se peut que vous ayez à offrir de nouveau au peuple anglais les vaines expressions de votre sympathie et de pressans conseils de résignation patiente. Interrogez vos cœurs, et répondez-moi à cette question : Est-ce que vos assurances de sympathie seront moins consolantes et vos exhortations à la patience moins efficaces, si à cette époque, de votre libre consentement, les lois sur les grains ont cessé d’exister ? Est-ce que ce ne sera pas pour vous une satisfaction de penser que par votre propre volonté vous vous êtes déchargés de la pesante responsabilité de régler la somme et le prix des subsistances ? Est-ce que vous ne vous direz pas alors, avec une joie profonde, qu’aujourd’hui, à cette heure de prospérité comparative, sans céder à aucune clameur, à aucune crainte, si ce n’est à cette crainte prévoyante qui est la mère de la sûreté, vous avez prévenu les mauvais jours, et que, longtemps avant leur venue, vous avez écarté tout obstacle à la libre circulation des dons du Créateur ? »

Volontaire ou involontaire, empressée ou arrachée, l’admiration fut générale ; les radicaux se livrèrent à la leur avec transport : « L’honorable baronet, s’écriait M. Bright, a prononcé hier un discours plus puissant et plus admirable que de mémoire d’homme il n’en a été entendu dans cette chambre ; je l’ai observé à sa sortie, pendant qu’il retournait chez lui, et pour la première fois je lui ai envié ses sentimens. » Et s’adressant aux conservateurs : « C’est vous qui l’avez porté au pouvoir. Pourquoi ? Parce qu’il était le plus capable de votre parti. Vous le disiez tous ; vous ne le nierez pas aujourd’hui. Et pourquoi était-il le plus capable ? Parce qu’il avait une grande expérience, des connaissances profondes et une honnête sollicitude pour le bien du pays… C’est quelque chose que d’avoir à répondre de l’exercice du pouvoir : portez vos regards sur les populations du Lancashire et du Yorkshire, et malgré toute votre vaillance, et quoique vous parliez sans cesse de lever le drapeau de la protection, demandez-vous vous-mêmes s’il y a dans vos rangs des hommes qui veuillent aller occuper ce banc où siège l’honorable baronet à la condition de maintenir la loi sur les grains. Je les en défie ! »

Je crois que M. Bright avait raison, et qu’au point où l’affaire en était venue, les plus hardis des conservateurs opposans n’auraient pas osé se charger du gouvernement aux conditions qu’ils voulaient imposer à sir Robert Peel. Ils n’en persistèrent pas moins dans leurs exigences et leurs violences. C’est l’une des fautes les plus communes de l’opposition de réclamer avec passion ce qu’elle ne tenterait pas d’accomplir, se donnant ainsi, aux yeux des honnêtes gens sensés, le tort d’une imprévoyance frivole ou d’une hypocrisie ambitieuse. Mieux placés pour être conséquens et francs sans colère, les whigs, dans tout le cours du débat, appuyèrent loyalement sir Robert Peel ; ils y avaient peu de mérite : il faisait à la fois les affaires de leurs principes et celles de leur ambition ; il dissolvait son parti sans enlever aux chefs whigs le leur. De part et d’autre la conduite et le langage furent parfaitement vrais ; les whigs n’intervinrent dans la discussion que rarement, pour bien constater que leur adhésion était aussi ferme que nécessaire, mais sans prendre, au-delà de la question des grains, aucun engagement, en évitant avec soin tout ce qui eût pu faire croire, entre eux et sir Robert Peel, à une alliance systématique et générale. « On répète souvent, dit lord John Russell, que l’honorable baronet réussira mieux que nous ne l’aurions pu à faire adopter ces mesures ; je répète à mon tour que c’est avec notre aide et à cause de la conduite que nous tenons. J’y dois insister pour que justice soit rendue aux personnes qui votent avec moi. Si l’honorable baronet a l’honneur d’établir un système de liberté commerciale qui mettra le pauvre en état d’obtenir pour son travail un meilleur salaire, qui augmentera la demande pour les productions de notre pays, qui ouvrira les voies au perfectionnement moral du peuple comprimé jusqu’ici par l’insuffisance de ses moyens de bien-être ; — si c’est à l’honorable baronet que reviendra la gloire d’une mesure accompagnée de si grands et si salutaires effets, ayons du moins, nous, le sérieux contentement de nous être unis, en dehors du pouvoir, au ministre de la couronne pour assurer son triomphe… Dans le cours de notre administration passée, nos motifs n’ont pas toujours été justement appréciés, et nos mesures n’ont pas toujours obtenu, de ceux qui étaient alors nos adversaires politiques, un impartial examen. »

Sir Robert Peel ne se trompa point sur le sens de cet amer souvenir, et prit soin lui-même de dégager envers lui les whigs de tout autre lien que leur rapprochement spécial et momentané. « On me raille, dit-il, on me répète que mes jours comme ministre sont comptés. Je n’ai pas proposé cette mesure pour prolonger mon existence ministérielle, mais pour écarter une grande calamité nationale et pour faire triompher un grand intérêt public. On me demande souvent pour combien de temps je crois pouvoir compter sur l’appui des honorables membres qui siègent en face de moi, et dont les votes peuvent seuls me faire espérer que ce bill sera adopté. Je n’ai aucun titre à la confiance et au concours de ces honorables membres. Si mon plan réussit, je reconnais que je le devrai à leurs suffrages. Je ne dis point ceci comme homme privé, ni par aucun motif d’intérêt personnel : je sens et je reconnais, comme homme public, toute l’obligation que j’aurai aux honorables membres pour leur loyale adhésion à cette mesure et pour le soin qu’ils ont mis à déjouer tous les embarras qu’on a essayé de lui susciter ; mais hors de là nos dissidences demeurent les mêmes. Si la mesure passe, notre union temporaire cesse ; je n’ai nul droit d’attendre d’ailleurs des honorables membres aucun appui, aucun ménagement, et je le dis hautement, je ne ferai pour me les concilier aucun sacrifice sur ce que pourra exiger de moi mon devoir public. »

Au milieu de cette franchise mutuelle, après dix-neuf jours de lutte acharnée, la chambre des communes adopta, à 98 voix de majorité, le plan complet de sir Robert Peel. Dans ce dernier vote, parmi les 329 membres qui votèrent pour le bill, on comptait 106 conservateurs fidèles à sir Robert et 223 whigs ou radicaux ; 222 anciens conservateurs et 6 voix éparses repoussèrent obstinément la mesure.

Portée le 18 mai à la chambre des lords, elle y fut aussi ardemment contestée ; pendant onze jours, tous les faits, tous les argumens, tous les intérêts, toutes les passions qui avaient été aux prises dans la chambre des communes se déployèrent sur ce nouveau théâtre, avec moins d’emportement et de personnalité, le chef ennemi n’était pas là, mais avec d’autant plus d’insistance que là les adversaires de la mesure pouvaient prétendre au succès. Cinquante-trois des nobles lords prirent part à la discussion, lord Stanley et lord Ashburton à la tête des opposans, — lord Brougham, lord Grey, lord Clarendon et lord Lansdowne, les premiers parmi les défenseurs du plan libéral. Le troisième jour du débat sur la seconde lecture du bill, le duc de Wellington prit la parole : « Mylords, dit-il, je sais avec combien de désavantages je m’adresse aujourd’hui à vous. Je viens, comme ministre de la couronne, vous demander l’adoption d’une mesure très déplaisante, je le sais, pour beaucoup d’entre vous, avec qui j’ai constamment agi dans la vie politique, sur la bonne opinion de qui j’ai toujours compté, et dont j’ai eu la bonne fortune d’obtenir à un degré rare l’approbation… Je vous trouve pleins de préventions contre moi à raison de la conduite que j’ai tenue, conduite que je suis peu capable de justifier devant vos seigneuries, mais que je me suis cru obligé de tenir, et que je tiendrais encore demain si j’avais de nouveau à en délibérer. Je suis au service de sa majesté. Je suis lié à sa majesté et aux souverains de ce pays par des liens de reconnaissance dont je n’ai pas besoin de vous parler longtemps. Peut-être est-il vrai, mylords, et certainement il est vrai que, dans une telle situation, je ne dois être d’aucun parti, et qu’aucun parti ne doit compter sur moi. En tout cas, au mois de décembre dernier, je me suis cru tenu, par mon devoir envers ma souveraine, de reprendre mon siège dans ses conseils, et de ne pas refuser mon concours au gouvernement de mon très honorable ami sir Robert Peel, sachant bien qu’il ne pouvait faire autrement que de proposer au parlement une mesure de ce genre, la mesure même sur laquelle vous délibérez… Je vous ai dit les motifs qui m’ont fait agir, mylords ; ils m’ont satisfait moi-même, et je serais très peiné s’il restait à ce sujet quelque blâme dans l’esprit de quelqu’un d’entre vous… Maintenant je ne veux pas ce soir, la dernière fois peut-être où je me hasarderai encore à vous donner un avis, je ne veux pas manquer de vous dire le mien quant au vote que vous avez à émettre dans cette occasion Mylords, considérez un peu, je vous prie, par quelle voie et dans quel état cette mesure arrive devant vous… Elle a été recommandée dans îe discours du trône ; elle a été adoptée par une majorité notable de la chambre des communes… C’est un bill sur lequel les deux autres branches de la législature sont d’accord ; si la chambre des lords le rejette, elle sera seule. Mylords, je vous demande la permission de vous rappeler que plus d’une fois je vous ai dit que vous ne deviez jamais vous mettre dans cette situation… Vous avez une grande influence sur l’opinion publique, vous devez avoir une grande confiance dans vos propres principes ; mais, sans la couronne ou la chambre des communes, vous ne pouvez rien… Que vos seigneuries me permettent de les conduire un pas plus loin et de leur faire voir quelles seront les conséquences immédiates du rejet de ce bill. Un autre cabinet sera, je crois, formé ; mais soit qu’il se forme ou non un autre cabinet, vos seigneuries ne peuvent se flatter de n’avoir pas à délibérer de nouveau sur la même mesure. La rejetterez-vous une seconde fois ? Tiendrez-vous le pays pendant deux ou trois mois encore plongé dans ce débat ? Je sais que le but des nobles lords opposés à ce bill est d’arriver à la dissolution du parlement ; ils désirent que le pays soit appelé à examiner la question, et qu’on voie si la nouvelle chambre des communes agréera ou non la mesure. Mylords, si vous avez, dans le résultat des élections futures, tant de confiance, elles doivent se faire, par le cours ordinaire et légal des choses, dans un an d’ici ; laissez au parlement qui viendra alors à décider quel parti il voudra prendre à l’expiration du bill même qui vous occupe, car ce bill ne doit durer que jusqu’en 1849 ; ne forcez pas la reine à dissoudre aujourd’hui le parlement. Vous pouvez ou rejeter le bill et avoir sur-le-champ ces élections que vous paraissez désirer si vivement, ou accepter le bill et remettre au parlement prochain la question de savoir s’il voudra le repousser ou le reproduire, quand le bill tombera de lui-même en 1849. C’est entre ces deux partis que vos seigneuries ont à choisir. »

Soit effet de l’influence et de l’argument du duc de Wellington, soit que la chambre des lords, ce qui est probable, eût déjà son parti pris, elle suivit le conseil qu’il lui donnait et accepta la seconde lecture du bill à 47 voix de majorité.

Cinq semaines après, le 25 juin, la chambre des communes discutait un bill de répression contre les actes de violence et de désordre en Irlande, déjà adopté par la chambre des lords sur la proposition de lord Saint-Germans. Sous l’empire du désappointement populaire qui avait suivi l’agitation suscitée pour le rappel de l’union des deux royaumes, et au milieu des alarmes ou des souffrances de la disette, les attentats contre la sûreté des personnes et la paix publique s’étaient multipliés dans une progression effrayante. Portés au chiffre de 1 495 en 1844, ils s’étaient élevés en 1845 à 3 642, et ce nombre croissait toujours. Dans cinq comtés surtout, Tipperary, Clare, Roscommon, Limerick et Leitrim, toute sécurité personnelle avait disparu. Pour des observateurs étrangers aux engagemens et aux passions de parti, la nécessité du bill était évidente ; le gouvernement le plus décidé à redresser les griefs qui pèsent sur les peuples doit commencer par réprimer les attentats qui détruisent la société. La discussion n’en fut pas moins vive ; les whigs et les radicaux repoussaient le bill, plus irritant, disaient-ils, qu’efficace. Le cabinet et Peel lui-même le soutinrent énergiquement, et la première lecture fut adoptée à 149 voix de majorité. Fidèles à leurs principes, presque tous les conservateurs, adversaires ou adhérens du cabinet dans la question des grains, votèrent ce jour-là pour le bill irlandais ; mais quand on approcha de la seconde lecture, les conservateurs opposans, de plus en plus courroucés, résolurent de saisir cette occasion pour venger leur injure en renversant le cabinet, et lord George Bentinck, se surpassant lui-même en violence, annonça hautement cette résolution, « Nous avons coutume, dit-il, d’entendre dire au très honorable baronet qu’il ne consentira point à être ministre par tolérance ; il faut qu’il soit étrangement aveuglé par les flatteries de ceux qui l’approchent, pour ne pas voir que déjà il n’est plus ministre que par tolérance, ballotté d’un côté à l’autre, recourant tantôt aux honorables opposans qui siègent en face de moi, tantôt aux amis qui m’entourent, soutenu uniquement par les quarante janissaires qu’il paie et par quelque soixante-dix renégats, dont la moitié, en l’appuyant, s’empressent d’en rougir. Puisque telle est la condition du gouvernement, il est grand temps pour nous de témoigner efficacement ce que nous en pensons en votant contre lui dans la mesure même que nous débattons… Il est temps que le pays apprenne, non, le pays n’a pas besoin de l’apprendre, mais il est temps que l’Europe apprenne, que le monde apprenne que les hommes maintenant au pouvoir sont des traîtres, et qu’ils ne représentent point les sentimens du peuple anglais… Il est temps que les honorables membres qui ont profité de la trahison du très honorable baronet, quoique, si j’en juge d’après ce que je leur entends dire, ils détestent le traître, il est temps, dis-je, maintenant qu’ils ont assuré, comme ils en avaient le droit, le succès de ses mesures, il est temps qu’ils montrent ce qu’ils pensent de sa conduite ; il est temps qu’en mettant, comme nous le pouvons, les ministres de sa majesté en minorité et en les chassant du pouvoir, nous leur fassions porter la peine de leur déloyauté politique, de leur trahison envers leurs commettans, et du déshonneur qu’ils ont attiré sur le parlement et sur le pays. »

Interpellé par M. Sidney Herbert et quelques autres membres, lord John Russell se défendit, pour son parti et pour lui-même, de toute entente préalable, de toute trame concertée avec lord George Bentinck et ses amis ; mais il se déclara toujours opposé au bill d’Irlande et décidé à repousser la seconde lecture comme la première. Plusieurs radicaux firent la même déclaration. On en était là le 25 juin, et le débat durait depuis six jours, lorsqu’au milieu de la séance les messagers de la chambre des lords entrèrent dans la salle des communes, apportant plusieurs bills que les lords venaient d’adopter ; le bill sur l’importation des grains était du nombre, le speaker l’annonça, et de vives acclamations rompirent le silence de curiosité qui s’était fait dans la chambre à l’entrée des messagers. La discussion continua. A la fin de la séance, M. Cobden prit la parole : « Je ne viens point traiter la question, dit-il, mais j’ai quelques mots à dire sur le sens du vote que nous allons émettre. Je me rencontrerai ce soir, probablement en majorité, avec d’honorables membres qui ont voté pour la première lecture de ce bill… Je ne dirai rien des motifs qui les déterminent à voter différemment aujourd’hui ; mais comme il y a là une combinaison qui peut paraître étrange et exciter les soupçons du pays, je tiens à m’en expliquer clairement, et en le faisant je rendrai probablement service à d’autres membres qui ne veulent pas plus que moi accepter pour leur vote le sens que l’honorable représentant de Lynn (lord George Bentinck) attache au sien. Le noble lord nous a dit franchement que le but de la majorité qui va se former était de faire justice du très honorable baronet pour sa politique pendant cette session. Il a dit, si je ne me trompe, que tout honnête homme devait vouloir punir le traître, quoique la trahison pût plaire à quelques-uns… Je répudie, pour moi et pour beaucoup d’autres honorables membres, cette fausse et injuste interprétation de notre vote. Nous agirions en contradiction choquante avec l’opinion populaire, nous lui ferions outrage si nous acceptions une telle apparence envers le très honorable baronet qui a fait réussir une des mesures les plus populaires qu’ait jamais tentée aucun ministre, et au moment même où cette mesure nous arrive triomphante d’une autre enceinte… L’honorable baronet attache, à ce qu’il paraît, au bill que nous discutons tant d’importance, qu’il est résolu à rester ministre ou à tomber selon le sort de ce bill. Je n’ai rien à voir dans ses desseins ; … mais j’ai à dire contre le sentiment du noble lord (lord George Bentinck) que, si l’honorable baronet se retire à cause de ce vote, il emportera avec lui l’estime et la reconnaissance d’une population infiniment plus nombreuse que n’en a jamais vu autour de lui aucun ministre précipité du pouvoir. Il montre une grande modération en ne se prévalant pas de la force qu’il possède dans le pays pour prendre au mot ses adversaires et en appeler au jugement du pays. S’il ne le fait pas, je suis sûr que j’exprime le sentiment du peuple, non-seulement des électeurs, mais spécialement des classes ouvrières, en offrant à l’honorable baronet, en leur nom comme au mien, mes profonds remerciemens pour l’infatigable persévérance, l’inébranlable fermeté et la grande habileté avec lesquelles, pendant ces six derniers mois, il a conduit à travers cette chambre une des plus magnifiques réformes qui aient jamais été accomplies chez aucune nation. »

Personne ne prit la parole après M. Cobden. On vota, et la réunion des trois classes d’opposans, les whigs, les radicaux et les conservateurs irrités, mit sir Robert Peel dans une minorité de 73 voix. Un profond silence accueillit ce résultat ; les plus charmés du succès n’osaient s’en montrer fiers. Sir Robert, en sortant, fut accueilli par des acclamations. Un illustre voyageur musulman, le fils aîné de Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha, qui assistait ce jour-là à la séance de la chambre des communes, eut dans l’espace d’une heure le double spectacle du triomphe et de la défaite du premier ministre d’Angleterre, contraste étrange dont il demanda probablement et ne comprit peut-être pas très bien l’explication.

Que se passait-il à ce moment dans l’âme de sir Robert Peel ? Était-il content ou triste, fier ou abattu ? Ressentait-il plus vivement son triomphe ou sa défaite ? Regrettait-il le pouvoir qu’il perdait avec tant d’éclat ? J’incline à croire qu’au fond du cœur sa satisfaction était grande, car deux sentimens, très puissans en lui, étaient satisfaits, l’orgueil et le désir du repos dans la victoire. Cet athlète si fort, et qui avait tant combattu, avait, si je ne me trompe, peu de goût pour la lutte ; elle froissait péniblement sa dignité susceptible et un peu solennelle. Cet acteur politique depuis l’enfance ne connaissait guère dans la vie publique aucun plaisir d’intimité, et se repliait volontiers dans les affections et les joies de la vie domestique, que Dieu lui avait accordée grande et douce. Depuis quelque temps d’ailleurs, un peu de lassitude physique et morale le gagnait ; quoiqu’il n’eût jamais déployé plus de vigueur d’esprit et de volonté, on remarquait que son regard était moins vif, sa démarche moins ferme, et on démêlait dans son accent quelques nuances de mélancolie. Quelles circonstances lui eussent jamais été plus favorables pour la retraite ? Elle était à la fois obligée et glorieuse. Il sortait vainqueur du pouvoir, qu’il n’eût pu garder qu’en subissant des embarras et des échecs continuels, ou en affrontant pour son pays et pour lui-même, par la dissolution du parlement, les chances redoutables de ce grand vent démocratique dont il n’avait connu jusque-là que le souffle propice. Pour que rien ne manquât à l’honneur de son cabinet expirant, il reçut à ce moment même la nouvelle que le différend entre l’Angleterre et les États-Unis sur la possession du territoire de l’Orégon était réglé, et que le sénat comme le président américain avaient accepté le projet de convention dressé et envoyé six semaines auparavant à Washington par lord Aberdeen. Au dedans, la plus grande bataille que sir Robert Peel eût jamais engagée était gagnée ; au dehors, toutes les questions qu’il avait trouvées en suspens étaient résolues. Il léguait, en se retirant, la victoire à sa cause et la paix à son pays.

Le 29 juin 1846, cinq ans après le vote de non-confiance qui avait renversé en 1841 le cabinet whig, et quatre jours après le rejet du bill sur la répression des désordres d’Irlande, le duc de Wellington et sir Robert Peel viennent annoncer, l’un à la chambre des lords, l’autre à la chambre des communes, que la reine avait accepté les démissions du cabinet et chargé lord John Russell de former une nouvelle administration. Le duc de Wellington se borna à déclarer le fait en invitant la chambre des lords à continuer de siéger, mais uniquement pour les affaires courantes, jusqu’à ce que le nouveau cabinet fût entré en fonctions. Sir Robert Peel jeta un coup d’œil en arrière sur les grandes questions qu’il avait été appelé à traiter, rappela les grandes raisons qui avaient déterminé sa conduite, se félicita des résultats qu’il avait obtenus, remercia ses adversaires d’avoir loyalement accepté la décision du parlement sur des mesures qu’ils avaient eu plein droit de blâmer et de combattre, expliqua pourquoi il ne se permettait pas, dans la pensée de conserver le pouvoir, la dissolution de la chambre, et après avoir raconté en détail, avec une satisfaction amicale pour lord Aberdeen et des égards très bienveillans pour les États-Unis d’Amérique, la conclusion de l’affaire de l’Orégon : « J’ai accompli, dit-il, la tâche que m’imposait mon devoir public. Je n’ai rien dit, j’espère, qui puisse ranimer aujourd’hui des controverses que je désire écarter. Quoi qu’on puisse penser de l’étendue du péril dont nous menaçait la disette de l’un des principaux moyens de subsistance, je puis dire avec vérité qu’en proposant les mesures de politique commerciale qui lui ont enlevé la confiance de beaucoup d’hommes honorables dont il avait jusque-là obtenu l’appui, le gouvernement de sa majesté n’a été animé par aucun autre motif que le soin des intérêts du pays. Nous avons voulu le soustraire à des dangers que nous jugions imminens, et mettre fin à un conflit qui, dans notre conviction, aurait bientôt amené une collision violente entre les grandes et puissantes classes de cette société. Le désir de garder le pouvoir n’est entré pour rien dans nos propositions ; nous savions bien que, soit qu’elles réussissent ou qu’elles échouassent, elles auraient pour issue certaine la chute du cabinet. Peut-être convient-il à l’intérêt public que telle en ait été en effet l’issue. Il est naturel que beaucoup de nos amis nous aient retiré leur confiance. Quand des ministres proposent des mesures contraires en apparence aux principes qu’ils ont soutenus jusque-là, et s’exposent ainsi au reproche d’inconséquence, peut-être est-il bon, pour le pays et pour l’honneur des hommes publics, que cette conduite leur attire ce qui en semble le châtiment convenable, la perte du pouvoir. Je ne m’en plains donc point. Il vaut infiniment mieux perdre le pouvoir que le garder sans une complète certitude de la confiance de la chambre.

« J’ai dit naguère, et sincèrement, qu’en proposant nos mesures de politique commerciale, je ne voulais nullement enlever à d’autres le mérite qui leur en revient ; je dirai, pour les honorables membres qui siègent en face de moi, comme je le dis pour moi-même et mes amis, que ce n’est ni à eux ni à nous qu’appartient l’honneur de cette œuvre. Des partis en général opposés se sont unis, cette union et l’influence du gouvernement ont amené le succès de nos mesures ; mais le nom qui doit être et qui sera placé en tête de ce succès n’est ni le nom du noble lord qui dirige le parti dont nous avons eu le concours, ni le mien ; c’est le nom d’un homme qui, par des motifs très purs, je crois, et avec une infatigable énergie, a fait appel à notre raison à tous, et nous a forcés de l’écouter par une éloquence d’autant plus admirable qu’elle était sans prétention et sans ornement : c’est le nom de Richard Cobden !

« Je termine ici les observations que mon devoir me commandait d’adresser à la chambre. Je la remercie de la faveur avec laquelle elle a bien voulu m’écouter dans ce dernier acte de ma carrière officielle. Dans peu d’heures probablement, le pouvoir que j’ai tenu cinq ans passera dans les mains d’un autre, sans regret, sans plainte de ma part, avec un souvenir bien plus vif de la confiance et de l’appui que j’ai obtenus pendant plusieurs années que de l’opposition que j’ai rencontrée naguère. En quittant le pouvoir, je laisserai un nom sévèrement blâmé, je le crains, par beaucoup d’hommes qui, sans intérêt personnel, uniquement en vue du bien public, déplorent amèrement la rupture des liens de parti, convaincus que la fidélité aux engagemens de parti et le maintien des grands partis sont de puissans et essentiels moyens de gouvernement. Je serai aussi sévèrement blâmé par d’autres hommes qui, aussi sans intérêt personnel, adhèrent au principe de la protection, le regardant comme nécessaire à la prospérité du pays. Je laisserai un nom détesté des monopoleurs, qui, par des motifs moins honorables, réclament la protection dont ils profitent. Peut-être laisserai-je un nom qui sera quelquefois prononcé avec des expressions de bienveillance dans les demeures de ceux dont le lot en ce monde est le travail, qui gagnent leur pain à la sueur de leur front, et qui se souviendront de moi quand ils répareront leurs forces par une nourriture abondante et franche d’impôt, d’autant plus douce pour eux qu’aucun sentiment d’injustice n’y mêlera plus son amertume. »

Les applaudissemens éclatèrent de toutes parts. Après une longue et confuse émotion de la chambre, lord Palmerston et M. Hume, l’un avec une convenance habile, l’autre avec un abandon sincère, adressèrent à sir Robert Peel les témoignages d’une estime pleine d’admiration. La chambre s’ajourna au 3 juillet. Sir Robert Peel sortit, s’appuyant sur le bras de sir George Clerk, représentant de Stamford et son ami. Une grande foule encombrait la place ; tous se découvrirent à sa vue, ouvrirent leurs rangs pour le laisser passer, et l’accompagnèrent en silence jusqu’à la porte de sa maison. Le 3 juillet 1846, quand la chambre reprit ses séances, le cabinet whig, sous la direction de lord John Russell, était en possession du pouvoir.

GUIZOT.
(La fin à un prochain n°.)
SIR ROBERT PEEL

QUATRIÈME PARTIE.[10]


XV.

En sortant du pouvoir comme il en sortit en 1846, sir Robert Peel entra dans la situation la plus tentante et la plus périlleuse pour l’orgueil même le plus légitime, l’empire sans le gouvernement, l’autorité sans la responsabilité. J’ai vu de nobles esprits succomber à cette tentation et se donner trop complaisamment les superbes plaisirs d’une supériorité facile en protégeant et censurant tour à tour le pouvoir sans en porter le fardeau. Sir Robert Peel n’échoua point sur cet écueil. Il avait puissamment gouverné, et ne sentait nul besoin d’étaler, comme critique, une habileté qu’il avait prouvée comme acteur. Il connaissait par sa propre expérience les difficultés du gouvernement, et sa raison, comme son équité, se refusait à imputer tout le mal aux torts ou à l’insuffisance des gouvernans. Il était, je crois, peu empressé à reprendre le pouvoir, et n’éprouvait, contre ceux qui le possédaient, point d’irritation ni d’humeur, car ils ne faisaient pas obstacle à ses désirs. Pendant quatre ans, de 1846 à 1850, depuis sa retraite jusqu’à sa mort, il garda cette attitude délicate et rare, jouissant à la fois de l’indépendance et de l’influence, patron de ses anciens adversaires, les critiquant sans amertume et leur donnant sans arrogance son appui.

Ce fut pour lui, dans les premiers temps, une vertu facile ; à mesure qu’ils apparaissaient, les faits lui donnaient raison et justifiaient ses actes en confirmant ses prévoyances. La famine se développa en Irlande dans des proportions et avec des conséquences effroyables ; en quelques jours et par des proclamations formelles, le vice-roi déclara cinquante-huit districts en état de détresse ; elle y était telle qu’on a peine à en croire les témoignages les plus authentiques. Dans un seul de ces districts, celui de Skibbereen, sur une population de 62 000 habitans, 5 060 moururent en trois mois, et 15 000 ne savaient pas le matin comment ils se nourriraient dans le jour. À Bantry, les magistrats chargés de constater les causes des décès rendirent, dans une seule enquête, quarante verdicts de « mort de faim. » « J’ai vu, dit dans un meeting à Exeter-Hall un ecclésiastique anglican, M. Hazlewood, j’ai vu des malheureux piquer les bestiaux qu’ils rencontraient et appliquer leurs lèvres à la blessure, pour apaiser leur faim en suçant le sang. » Des associations se formèrent, des meetings se tinrent, des souscriptions s’ouvrirent de toutes parts pour soulager de si horribles calamités, et dans le parlement réuni le 19 janvier 1847, l’Irlande fut le premier sujet des délibérations. Ministres et opposans, whigs et tories, protestans et catholiques, se montrèrent également touchés de ses maux et empressés à lui venir en aide. O’Connell, presque mourant et déjà si faible qu’à peine entendait-on sa voix, quoique tout le monde dans la chambre fît silence pour l’écouter, traça des misères de ses compatriotes, sans irritation ni emphase, le plus pathétique tableau : « Je suis convaincu que la chambre ne soupçonne seulement pas ces excès de souffrances… Je vous dis que, si vous n’y portez immédiatement remède, vingt-cinq pour cent de la population de l’Irlande mourront de faim… Il faut quelque chose de prompt et d’efficace, non pas des distributions de charités, non pas des souscriptions particulières, mais quelque grand acte de générosité nationale, de munificence énorme… On dit que les propriétaires irlandais n’ont pas fait leur devoir. Beaucoup l’ont fait, quelques-uns non ;… mais rappelez-vous à quel point la propriété foncière en Irlande est chargée de dettes et d’hypothèques, combien de terres sont administrées par la cour de chancellerie ou par des fondés de pouvoir ! L’Irlande est en vos mains, l’Irlande est à votre merci ; si vous ne la sauvez pas, elle ne se sauvera pas elle-même. Souvenez-vous de ce que je vous prédis : un quart de la population périra si vous ne venez à son secours. »

Ce furent là, le 8 février 1847, les dernières paroles publiques du patriote irlandais ; il quitta la chambre et l’Angleterre, et n’eut pas même le temps d’arriver à Rome pour y mourir ; il expira en route, à Gênes, le 15 mai suivant. Frappant exemple, entre tant d’autres, de ce mélange, à la fois triste et noble, de dévouement et d’égoïsme, de sincérité et de mensonge, d’élévation et de grossièreté, de vanité et de grandeur, qui se peuvent allier dans le cœur et la vie de l’homme ! O’Connell, s’il eût vécu, eût vu toute l’Angleterre, parlement et peuple, saisis pour l’Irlande d’une compassion pleine d’un secret remords, et jetant à pleines mains pour la soulager leurs richesses, leur zèle et leurs lumières. C’est l’honneur de la civilisation chrétienne d’avoir fait pénétrer le repentir jusque dans l’âme des nations ; l’Angleterre s’est repentie d’avoir opprimé l’Irlande ; l’Europe s’est repentie d’avoir pratiqué l’esclavage. L’antiquité païenne n’a point connu ces réveils de la conscience publique, ces illuminations morales qui changent soudain le fond des cœurs et bientôt l’état des sociétés. Tacite n’a su que déplorer la chute des anciennes vertus de Rome, et Marc-Aurèle que s’enfermer tristement dans l’isolement stoïque du sage ; rien n’indique que ces âmes supérieures aient seulement soupçonné les grands crimes de leur état social dans ses plus beaux jours et aspiré à les réformer. Le monde chrétien voit, d’époque en époque, s’élever sur son horizon des vérités et des vertus nouvelles qui lui révèlent à la fois sa grandeur et ses fautes, et le rajeunissent en l’épurant. Avant même qu’O’Connell les lui demandât, l’Angleterre se sentit obligée, envers l’Irlande, à ces actes de munificence énorme qui pouvaient seuls, sinon réparer, du moins expier ses torts séculaires ; le parlement n’était pas encore ouvert, et déjà d’immenses travaux publics étaient ordonnés et entrepris en Irlande, travaux mal conçus, la plupart sans utilité, sans but, véritables ateliers nationaux, bons seulement à donner momentanément du pain à des multitudes affamées et à manifester la sollicitude du pouvoir. Dans le mois de janvier 1847, cinq cent mille ouvriers étaient ainsi employés en Irlande, gagnant chacun, dit-on, à peu près de quoi suffire à la subsistance de quatre personnes, en tout deux millions d’individus officiellement nourris, et le 25 janvier, au moment où lord John Russell prenait la parole à ce sujet, la dépense du mois s’élevait déjà à plus de 700 000 livres sterling (17 500 000 francs)[11]. Le parlement, en essayant de régler un peu mieux l’objet et la surveillance de ces travaux, décida que la dépense ne pèserait pas sur l’Irlande seule, et que l’Angleterre en prendrait la moitié à sa charge. Des sommes considérables furent avancées aux propriétaires irlandais pour l’achat des semences, pour le drainage de leurs terres, pour le défrichement des landes. On leur imposa en revanche le pesant fardeau de la loi des pauvres, auquel jusque-là ils n’avaient pas été soumis. On décréta enfin la suspension absolue, jusqu’au 1er septembre 1847, non-seulement de tout droit à l’importation des grains, mais aussi des lois de navigation qui restreignaient l’importation en élevant le fret, et les plus fermes partisans du système protecteur, tout en faisant leurs réserves contre la politique générale du cabinet, votèrent eux-mêmes ces mesures, dont ils ne laissaient pas cependant d’entrevoir la portée. « Quand j’ai vu, dit lord George Bentinck, les intéressés dans la navigation se joindre à la ligue contre la loi des céréales pour en amener forcément la révocation, j’ai prévu qu’eux aussi ils auraient bientôt leur tour, et qu’ils porteraient la peine de leur aveugle entraînement. »

Lord George Bentinck ne se trompait pas : à peine la suppression temporaire des lois de navigation était votée, que M. Ricardo demanda à la chambre des communes la formation d’un comité pour étudier les effets actuels de ces lois, et sir Robert Peel appuya la motion. « Plusieurs fois déjà, dit-il, entre autres en 1815 et en 1824, vous avez relâché les lois de navigation ; examinons mûrement si les changemens naguère introduits dans notre politique commerciale n’exigent pas aussi dans ces lois quelques modifications. » L’alarme se répandit au sein du peuple maritime, dans les chantiers et dans les ports, parmi les armateurs, les constructeurs, les navigateurs. Le 9 février 1848, vingt mille matelots se réunirent, conduits par les maîtres d’équipage des bâtimens qui se trouvaient dans la Tamise : tous les bateaux à vapeur, toutes les embarcations du fleuve, au bruit d’une musique populaire et toutes bannières déployées, portèrent cette vaste procession jusqu’au pont de Westminster, et elle se rendit de là au palais de Buckingham pour présenter à la reine un mémoire en défense des lois de navigation ; mais trois mois après, le 15 mai 1848, le cabinet lui-même, par l’organe du président du bureau du commerce, M. Labouchère, proposa la réforme de ces lois. Après un long débat, à deux heures après minuit, ranimant l’intérêt de la chambre fatiguée, sir Robert Peel appuya énergiquement la mesure. Elle fut votée en principe, et l’année suivante, le 11 juillet 1849, malgré une forte résistance de la chambre des lords, la libre concurrence fut établie dans la navigation comme dans le commerce anglais.

Ramenées soit par le cours naturel des affaires, soit par les manœuvres de l’opposition, presque toutes les questions qu’avait eu à traiter le gouvernement de sir Robert Peel, aussi bien celles qu’il avait résolues que celles qui étaient restées en suspens, reparurent sous ses successeurs : l'income-tax, le système monétaire et l’organisation de la banque, l’état des colonies, les droits sur les sucres, la distinction entre les sucres provenant du travail libre et les sucres produits du travail esclave, le nombre des heures de travail dans les manufactures, etc. On était dans l’une de ces époques de crise et de transformation sociale où l’ancien régime, partout et incessamment aux prises avec l’esprit nouveau, se défend obstinément, quoique avec peu d’espoir, essayant chaque jour de prévenir le péril du lendemain ou de réparer l’échec de la veille, et tenant sans relâche, sur les diverses brèches qui s’ouvrent, ses intrépides et inutiles défenseurs. Lord George Bentinck et M. Disraeli continuèrent dans la chambre des communes à jouer ce rôle, dirigeant l’un et l’autre leurs coups bien plus contre sir Robert Peel que contre les ministres whigs : M. Disraeli avec quelque mélange de complimens dans ses attaques depuis qu’elles ne s’adressaient plus à un homme en pouvoir ; lord George avec un loyal et hardi dévouement aux intérêts comme aux principes du parti protecteur, toujours prêt à la lutte, prompt au danger, aussi laborieux que véhément, mais avec peu de discernement, sans mesure, prenant de toutes mains, tantôt des armes contre ses ennemis, tantôt des plans pour essayer de gagner quelque popularité, et inspirant peu de confiance dans ses assertions ou dans ses vues, même aux hommes qui honoraient le plus sa sincérité et son courage. Il proposa, pour venir au secours de l’Irlande, un gigantesque projet de chemins de fer pour lequel l’Angleterre devait avancer 16 millions de livres sterling (400 millions de francs). Dans la discussion du bill pour l’introduction de la loi des pauvres en Irlande, il se livra aux plus violens emportemens, accusant les ministres et leurs principes de commerce libre d’avoir amené la famine, et soutenant avec un grand appareil de détails statistiques que, s’ils avaient fait construire en Irlande quatre cents maisons de travail, assez rapprochées pour qu’aucun pauvre ne se trouvât à plus de trois milles et demi (environ 5 kilomètres) d’un tel établissement, ils auraient sauvé des milliers de vies et épargné, dans l’année, à l’état une somme de 4 319 733 livres sterling (106 972 243 francs). Soit qu’il vînt en aide au cabinet, soit qu’il se défendît pour son propre compte, sir Robert Peel pouvait repousser ces attaques avec modération et bonne grâce, car il n’avait dans la lutte aucun intérêt actuel ni vulgaire, et ne la soutenait plus que par honneur ou dans des vues de bien public et au profit de ses rivaux. Il tint avec persévérance, pendant quatre ans, cette conduite plus noble que difficile, appelé presque aussi souvent que s’il eût été ministre à justifier sa politique, et s’acquittant de cette tâche sans vanité malicieuse, sans hostilité détournée, sans se préoccuper de ses anciens dissentimens et sans regarder qui recueillait le fruit de ses nouveaux succès.

Dans une seule circonstance, il ne résista pas au plaisir de rappeler expressément à ses anciens adversaires qu’ils ne s’étaient pas conduits envers lui comme il se conduisait envers eux. Pressés à leur tour par les désordres et les attentats qui désolaient l’Irlande, les whigs proposèrent le 29 novembre 1847, par l’organe de leur ministre de l’intérieur, sir George Grey, un bill de répression et de police à peu près semblable à celui qu’ils avaient repoussé dix-sept mois auparavant pour renverser le cabinet de Peel. Sir Robert approuva et appuya franchement la mesure. « Je m’empresse, dit-il, de déclarer que je donnerai à la proposition du gouvernement de sa majesté mon plus cordial concours… Je n’en querellerai aucun détail… L’honorable membre qui la présente et ses collègues sentiront, j’en suis sûr, que je ne saurais résister à leur appel, car c’est précisément le même appel que naguère je leur ai moi-même adressé, mais en vain… » Et se tournant vers les conservateurs mécontens, qui en juin 1846 s’étaient unis contre lui aux whigs : « J’espère, dit-il, que leur ressentiment contre le dernier cabinet ne portera pas les hommes qui se sont opposés au bill de 1846 à refuser à la mesure actuelle le concours dont elle a besoin. »

Le bill fut adopté par 224 suffrages contre 18, et les adversaires de sir Robert Peel se chargèrent ainsi de justifier eux-mêmes la mesure pour laquelle ils l’avaient renversé. Tous les grands actes de son administration subirent victorieusement l’épreuve des circonstances nouvelles qu’amena le temps et des nouvelles luttes dont ils furent l’objet, et le plus grand de tous, l’établissement définitif du libre commerce des grains, donna lieu, le 31 janvier 1849, à une éclatante manifestation populaire. C’était ce jour-là qu’arrivait le terme des trois années assignées par le bill de 1846 pour l’abolition de tout droit d’importation. M. Cobden, M. Bright, M. George Wilson, tous les anciens chefs de la ligue contre la loi des céréales, et plus de deux mille personnes se réunirent à Manchester pour célébrer dans un banquet solennel le moment précis de leur complet triomphe. Après de nombreux discours, cinq minutes avant minuit, la musique joua l’air d’un chant devenu populaire dans cette question sous ce titre : le Bon Temps vient. L’assemblée l’entonna en chœur. L’horloge sonna minuit. Le président, imposant tout à coup silence, annonça que « le bon temps était venu. » L’assemblée entière se leva et salua par les plus bruyantes acclamations cette première minute de la pleine liberté du commerce des grains. Le lendemain 1er février 1849, quand le parlement ouvrit sa session, les récits du banquet de Manchester remplissaient les colonnes des journaux et les conversations du public.

Aux anciennes questions qui avaient occupé le gouvernement de sir Robert Peel, et qui reparurent sous ses successeurs, s’ajoutèrent des questions nouvelles auxquelles il s’empressa de prendre part. La première fut celle de l’éducation populaire. Sir Robert, pendant son administration, ne l’avait pas oubliée, et la somme annuellement votée par les chambres, depuis 1833, pour venir en aide aux écoles, avait été portée par ses soins de 30 000 liv. st. d’abord à 40 000, puis à 75 000, puis à 100 000 liv. st. (2 500 000 fr.) ; mais il n’avait pas eu l’occasion de développer à ce sujet ses idées. Lord John Russell la lui fournit, dans la session de 1847, en traitant lui-même de l’éducation populaire avec des détails et une solennité qui annonçaient l’importance que le cabinet whig se proposait d’y attacher. Sir Robert Peel entra vivement dans la question, en homme qui en était depuis longtemps préoccupé, et qui regrettait d’avoir fait si peu pour un si grand intérêt public. « Si nous connaissions, dit-il, dans toute son étendue le mal dont nous parlons, si nous avions sous les yeux le compte de tous les actes de rapine et de violence, de tous les attentats contre la propriété et la vie qui ont pris leur source dans l’ignorance grossière et les habitudes brutales des jeunes générations, si nous savions combien d’âmes immortelles ont comparu, depuis cinquante ans, devant leur créateur et leur juge sans avoir reçu la moindre notion des grandes vérités et des lois morales du christianisme, nous frémirions de notre négligence, et nous nous hâterions de chercher des remèdes à ce déplorable état. » Les remèdes proposés par lord John Russell n’étaient pas encore bien considérables, et son langage avait plus de portée que ses mesures ; mais les principes en étaient sains et pratiques : c’était l’état venant en aide aux efforts soit de l’église, soit des sectes dissidentes, soit des corporations laïques, soit des particuliers en faveur de l’éducation populaire, et apportant partout dans cette grande œuvre sa puissance et sa surveillance, sans gêner nulle part ni la foi religieuse ni le libre développement du zèle volontaire. Sir Robert Peel appuya chaudement les propositions du cabinet. Deux traits surtout sont à remarquer dans son discours, son ferme attachement à l’église anglicane et sa scrupuleuse équité envers les croyances diverses. « Je suis décidé, dit-il, pour une éducation religieuse… Je crois qu’une éducation purement laïque ne conviendrait nullement à notre peuple ; ce serait une demi-éducation, où la partie la plus importante serait négligée… Je ne nie pas que l’église établie ne soit puissante, et je me réjouis qu’elle le soit. Je crois même qu’aujourd’hui sa puissance va croissant, et qu’elle acquiert de plus en plus le respect et l’attachement du peuple. Pourquoi ? Parce qu’elle s’est montrée disposée à accepter d’opportunes et salutaires réformes. Elle a consenti à la réduction des traitemens pour les ecclésiastiques d’un haut rang, et elle a consacré ces économies à l’amélioration du sort des ecclésiastiques inférieurs… Elle s’est activement préoccupée de l’éducation du peuple… Si le gouvernement vient à son aide dans cette tâche, elle en aura d’autant plus d’influence, et je m’en féliciterai. Je m’en féliciterai sans scrupule, car il y aura en ceci parfaite égalité ; le gouvernement viendra en aide aux dissidens comme à l’église… Ici s’élève une question qui ne touche ni l’église, ni les dissidens, mais les catholiques romains. Mon avis est qu’aucun système d’éducation publique ne sera complet et satisfaisant, si les catholiques en sont exclus… Vous voulez, vous devez étendre la sphère de vos dons en faveur de l’instruction populaire ; plus cette sphère s’étendra, plus l’exclusion des catholiques deviendra choquante. Le temps est venu, je crois, et je tiens d’autant plus à manifester en ceci mon opinion qu’elle est, je le sais, très impopulaire, le temps est venu de prendre en considération les réclamations des catholiques à ce sujet… Pensez à la population catholique de Liverpool ou de Manchester. Il y a à Manchester un quartier qu’on appelle la ville irlandaise, et qui contient 60 000 ou 70 000 ouvriers, en général laborieux et de bonne conduite ; ils n’ont là point de protecteurs naturels, point de riches manufacturiers de leur croyance. Que devient l’éducation des enfans de ces 70 000 pauvres ? Qui s’en inquiète ? Je ne connais pas de situation plus urgente, non-seulement dans l’intérêt des catholiques eux-mêmes, mais parce qu’il importe infiniment à la grande communauté protestante que cette grande population catholique ne reste pas plongée dans une ignorance qui enfante ces désordres, ces crimes, cette dégradation brutale dont nous sommes tous témoins. »

Quelques mois après, une autre question s’éleva qui mit l’équité libérale de sir Robert Peel en matière de croyances religieuses à une nouvelle épreuve ; le 11 décembre 1847, à l’occasion de l’élection de M. de Rothschild, nommé l’un des quatre représentans de la Cité de Londres, lord John Russell proposa de relever les juifs de l’incapacité politique qui leur interdisait l’entrée du parlement. Sir Robert appuya hautement la motion : « Une première fois, dit-il, et à mon grand regret, j’ai voté silencieusement sur cette question… J’ai besoin de dire aujourd’hui les motifs qui m’amènent à un vote très différent de mes premières impressions, et me placent dans un pénible conflit avec des hommes dont j’ai presque invariablement partagé les sentimens et la conduite. Je ne me souviens pas de m’être jamais trouvé avec eux, à propos d’une question aussi grave, dans un aussi douloureux dissentiment. Je proteste avant tout, pour mon propre compte, contre cette idée que, dans notre capacité de législateurs, la religion est pour nous une question indifférente. Je suis profondément convaincu que c’est notre devoir suprême de soutenir la religion et son influence sur l’âme humaine. Je suis profondément convaincu que l’esprit et les préceptes du christianisme doivent présider à nos délibérations, et que, si nos lois sont contraires à l’esprit et aux préceptes du christianisme, nous ne pouvons espérer que Dieu les bénira. Je puis le dire avec vérité : soit que j’aie tort ou raison en votant comme je vais le faire, ma résolution sera déterminée bien moins par des considérations d’utilité politique que par un profond sentiment de devoir religieux. Entre les croyances des juifs et celles des chrétiens, il y a, selon moi, une différence radicale. Je ne pense pas que l’accord des juifs avec les chrétiens pour reconnaître les vérités historiques et l’origine divine des préceptes moraux de l’Ancien-Testament efface leur dissidence quant aux doctrines qui sont le principe vital et le fondement du christianisme. Si donc nous avions, en tant que législateurs, autorité pour décider de l’erreur religieuse et mission pour punir l’erreur religieuse, ce serait notre pénible devoir de punir les juifs, car je considère l’incapacité politique infligée par la loi comme une sorte de peine ; mais nous n’avons point cette mission. Si les juifs ont commis, il y a bientôt deux mille ans, un crime inexpiable, nous n’avons reçu aucune autorité pour visiter l’iniquité des pères sur les enfans, non pas seulement jusqu’à la troisième ou quatrième, mais jusqu’à la trois centième ou la quatre centième génération. Ce terrible pouvoir ne nous appartient pas. « C’est à moi que la vengeance appartient ; je la rendrai, dit le Seigneur[12]. »

Comment un homme touché à ce point des grandes raisons morales sur lesquelles se fonde la séparation de l’état civil et des croyances religieuses avait-il attendu si longtemps pour voir cette lumière ? Comment avait-il été si longtemps le défenseur, le défenseur sincère et profond du principe opposé ? Ce serait un phénomène étrange si ce n’était pas la conséquence d’un fait fréquent et simple : les premières idées que l’homme a reçues, les relations qui l’ont habituellement entouré, l’atmosphère au sein de laquelle il a vécu, dominent sa pensée comme sa vie, et la part de vérité qu’elles contiennent peut lui suffire à ce point que ses yeux demeurent fermés à toute idée contraire, ou que, s’il en entrevoit quelqu’une, il s’en défend comme d’un tort ou d’un péril. Un pieux ecclésiastique de Londres, à peu près contemporain de sir Robert Peel, presque aussi distingué par l’esprit que par la vertu, et dévoué avec passion à l’abolition de la traite des nègres, John Newton, avait lui-même fait longtemps la traite sans se douter de l’indignité de son commerce. Sir Robert n’avait pas, pour devenir libéral envers les catholiques et les juifs, une pareille transformation à subir ; mais la sienne ne fut ni moins naturelle, ni moins sincère : il pensa à des choses auxquelles il n’avait pas pensé ; il regarda à des faits auxquels il n’avait pas regardé ; il éprouva des sentimens qu’il n’avait pas connus. Sans la grandeur de son rôle et l’importance de ses actions, personne ne songerait à s’étonner de ses vicissitudes morales, histoire commune de tant d’âmes humaines.

Parmi les autres questions d’administration intérieure dans lesquelles intervint sir Robert Peel, libre du fardeau des affaires et choisissant à son gré les objets comme les jours de son action, je n’en relèverai plus qu’une seule, la plus grande de toutes, et aussi celle où son intervention eut le plus d’originalité et d’effet, la réforme qui, en changeant l’état de la propriété foncière, a changé l’état social de l’Irlande. L’Irlande pesait sur l’esprit de sir Robert Peel comme un cauchemar, — non-seulement ses souffrances actuelles et accidentelles, mais son état ancien et permanent, principale cause de ses souffrances. Trois années de maladie des pommes de terre avaient affamé la population ; on avait imposé à la propriété foncière la loi des pauvres, et la propriété foncière, écrasée de dettes, dénuée de capitaux, frappée de stérilité, tombait dans l’impuissance et la ruine. Que deviendrait ce peuple de jour en jour plus nombreux et plus misérable ? Que deviendrait l’Angleterre chargée de ce fardeau toujours croissant et toujours près d’aboutir à un grand danger ? « En vain, disait Peel le 30 mars 1849, en vain vous vous efforceriez d’y échapper en affectant l’indifférence pour l’état de l’Irlande ; l’état de l’Irlande finirait par devenir l’état de l’Angleterre. Vous entretenez aujourd’hui en Irlande, aux frais de notre trésor, 47 000 hommes, soldats ou gens de police, et avec ces 47 000 hommes expressément chargés de maintenir l’ordre, quel est, je vous le demande, l’état du pays ? J’ouvre le tableau des dernières assises de Clonmel tenues pour une section du comté de Tipperary, et j’y trouve 279 personnes mises en jugement ; 18 pour fait d’incendie, 4 pour attaque à main armée contre un poste de police, 3 pour vol qualifié, 4 pour complot d’assassinat, 42 pour faits de trahison, 14 pour vol de grand chemin, 21 pour meurtre, 14 pour coups de feu avec intention de meurtre, et dans la prison, qui n’a que 223 cellules, sont actuellement détenues 668 personnes, dont 20 condamnées à la déportation. Le juge Jackson n’a-t-il pas eu raison de dire que c’était là un tableau effroyable ?… Pensez-y, pensez aux misères que l’Irlande souffre et aux dépenses que les misères de l’Irlande imposent à l’Angleterre ; pensez seulement au mal que font à nos propres pauvres laborieux les pauvres abandonnés de l’Irlande qui affluent chez nous… Je ne me suis concerté avec aucun parti ; je ne sais qui soutiendra mes propositions ; rejetez-les si vous voulez, mais faites-en quelque autre : si vous proposez quelque chose de mieux, personne dans cette chambre ne l’appuiera plus cordialement que moi. Je n’ai que deux sentimens, une profonde sympathie pour ce malheureux pays et une profonde conviction qu’un vigoureux effort est indispensable, non-seulement pour l’Irlande, mais pour l’Angleterre elle-même. »

Les propositions de sir Robert Peel portaient sur deux points, l’émigration et l’état de la propriété foncière en Irlande. Quant à l’émigration, l’un de ses jeunes et plus intimes adhérens, lord Lincoln, avait déjà fait, le 1er juin 1847, une motion à ce sujet, demandant que le gouvernement prît des mesures pour déterminer et aider les paysans surabondans et misérables en Irlande à passer dans les colonies anglaises. Peel appuya la motion, mais avec réserve et en se montrant très touché des diflicultés d’une semblable opération. Quand il y revint en 1849 pour son propre compte, il garda les mêmes scrupules, élevant des doutes sur les bons résultats d’un système d’émigration officielle, insistant sur l’énormité de la dépense, approuvant ce que faisait déjà le gouvernement pour encourager l’émigration volontaire, qui coulait par torrens, et l’exhortant à développer ses mesures en ce sens plutôt qu’à en prendre de plus directes et de plus vastes. Ce fut sur le régime de la propriété foncière en Irlande que sir Robert Peel porta tout son effort : après avoir vivement retracé son déplorable état, ses charges publiques, ses dettes privées, la nouvelle taxe des pauvres, les hypothèques accumulées, l’apathie des propriétaires, l’entassement stérile des tenanciers, « je vous proposerai, dit-il, avec une extrême hésitation un moyen d’atténuer ces maux et les dangers dont ils nous menacent, moyen lent, mais le seul efficace, le seul qui nous offre une chance de salut. Il faut que ces terres passent dans les mains de propriétaires nouveaux, animés d’un nouvel esprit, qui les reçoivent dégagées des hypothèques dont elles sont grevées, les possèdent avec un titre certain, et apportent dans leur exploitation les capitaux, l’énergie, la confiance, l’espérance nécessaires pour réussir. » Il rappela ce qui s’était passé sous Jacques Ier, au nord de l’Irlande, dans l’Ulster, lorsqu’après plusieurs révoltes des chefs irlandais, le roi, mis en possession par la confiscation de deux millions d’acres de terre, en avait distribué une grande partie à des Anglais et à des Écossais protestans qui étaient allés s’y établir et avaient fondé, par une culture intelligente et active, la prospérité de cette province. « Rien ne serait plus aisé, dit Peel, que de suggérer de tels remèdes, si nous ne tenions aucun compte de ces droits de propriété que la législature britannique a pour premier devoir de protéger. Loin de nous également la pensée de laisser pénétrer dans nos mesures les distinctions religieuses qui entraient dans le plan du roi Jacques Ier ! Cette indispensable mutation de la propriété ne pourrait s’opérer ni par la contrainte, ni par des transactions entre particuliers ; il y faudrait l’entremise de commissaires du gouvernement qui prendraient possession des terres en les dégageant de leurs charges, et les répartiraient ensuite, sans distinction de religion ni de race, entre des acquéreurs capables de les exploiter avec fruit… Le droit de propriété a pour les propriétaires actuels si peu de valeur, que je ne puis m’empêcher de croire que le gouvernement, avec la sanction de cette chambre et en prenant l’affaire dans toute sa grandeur, pourrait trouver des moyens d’appeler sur le sol de l’Irlande de nouveaux capitaux, d’écarter la misère et l’impuissance qui pèsent sur les propriétaires actuels, et d’ouvrir à ce pays désolé les perspectives d’un meilleur avenir. »

À la première apparition de cette idée, des sentimens très divers s’élevèrent dans les chambres et dans le public. Plusieurs savans jurisconsultes, entre autres le chancelier whig lord Cottenham, firent non-seulement beaucoup d’objections, mais une assez forte résistance ; indépendamment des difficultés légales du plan proposé, il ne pouvait réussir qu’autant que l’exécution en serait confiée à des commissaires spéciaux qui enlèveraient, sur ce point, à la cour de chancellerie quelques-unes de ses attributions administratives, et sir Robert Peel le demandait formellement. Lord John Russell, en s’exprimant sur l’idée de sir Robert avec beaucoup d’estime et d’égards, témoigna des doutes et peu d’empressement à en poursuivre l’application. De vieux Irlandais se récrièrent avec emportement ; il y avait là, disaient-ils, une nouvelle confiscation du sol de l’Irlande ; on décriait la valeur de la propriété actuelle ; on taxait les propriétaires d’apathie ou de mauvais vouloir, d’inintelligence ou d’impuissance ; on voulait les reléguer au fond du Connaught ou en enfer ; c’était la noblesse catholique, grande et petite, expulsée d’Irlande. Peel repoussa, avec l’énergie de la sincérité et de la conviction, ces terreurs d’un patriotisme aveugle, et s’appliqua à dissiper les doutes, à surmonter les hésitations du pouvoir. En Angleterre et en Irlande, presque tous les hommes versés en économie politique soutenaient chaudement sa proposition ; le public l’accueillait avec la faveur et les espérances qui s’attachent à une grande idée présentée par un homme supérieur, évidemment dégagé de tout autre intérêt, de tout autre but que le bien public. Sir Robert Peel entra dans l’examen des détails, discuta avec une fermeté modeste, mais persévérante, les objections des jurisconsultes, rattacha ses propositions à un bill que le parlement avait déjà voté en 1848 pour faciliter la vente des terres grevées d’hypothèques. Lord Clarendon, alors vice-roi d’Irlande, pressentant avec sagacité les bons résultats du plan, s’employa avec zèle à combattre les préventions, à écarter les obstacles. Le plan fut enfin adopté en avril 1849, non pas seulement en principe et comme un essai, mais dans les conditions et avec les moyens d’exécution que Peel jugeait nécessaires pour en assurer le succès. Un an s’était à peine écoulé, et, au moment où Peel cessait de vivre, déjà le succès avait dépassé sa propre attente. C’était en Irlande et au service du parti le plus contraire aux réformes irlandaises qu’il était entré dans les affaires ; l’Irlande avait été, selon son propre dire, la grande difficulté de sa vie ; deux fois, en 1835 et en 1846, elle lui coûta le pouvoir. Ce fut pourtant à lui qu’elle dut l’émancipation des catholiques, et la mesure la plus efficace pour la régénération sociale de l’Irlande fut le dernier grand acte de l’influence de Peel dans le gouvernement intérieur de son pays. Il y a des temps où Dieu se joue particulièrement de la prévoyance des hommes, et leur fait exécuter ses desseins en les promenant d’inconséquence en inconséquence dans leurs pensées et leurs combinaisons.

XVI.

Chef du cabinet, sir Robert Peel était obligé de traiter, dans la chambre des communes, pour lord Aberdeen absent, les questions de politique extérieure ; sorti des affaires, il eût pu s’en dispenser : il ne le fit point, et s’empressa presque toujours, quand ces questions se présentèrent, d’en exprimer son opinion, le plus souvent à l’appui de ses successeurs. Empressement de bon Anglais et d’honnête homme, décidé à soutenir au dehors, même au profit de ses adversaires, le gouvernement de son pays, fidèle en même temps à l’esprit général de justice et de paix européenne qui avait présidé à la politique extérieure pendant sa propre administration, mais souvent ne portant, dans les affaires de ce genre, ni vues précises, ni profonde appréciation des faits, ni une complète indépendance des préjugés du moment, ni un langage suffisamment exact et mesuré. Je n’en donnerai qu’un exemple, et je choisis celui-là pour rétablir dans leur vérité des idées et des paroles que sir Robert Peel ne contesta, à coup sûr, que parce qu’il les avait légèrement lues et imparfaitement comprises.

Il s’agissait de la petite république de Cracovie, fondée en 1815 par le traité de Vienne, envahie et abolie en 1846 par l’Autriche, la Prusse et la Russie. La France et l’Angleterre, comme on sait, protestèrent pareillement, quoique séparément, contre cette infraction à un traité conclu avec leur participation, et qui ne pouvait être légitimement modifié sans leur concours. Le 4 mars 1847, M. Hume demanda à la chambre des communes quelque chose de plus que cette protestation : il voulait qu’en retour de l’acte violent que les trois puissances du Nord venaient d’accomplir, le gouvernement anglais se considérât comme affranchi d’une obligation pécuniaire que, par une conséquence du même traité de Vienne, l’Angleterre avait contractée envers la Russie, et sur laquelle il lui restait encore à payer une somme de 3 917 187 livres sterl. (97 929 675 fr.). Tout en protestant de nouveau contre la violation du traité, lord John Russell refusa avec raison d’y répondre par une violation à la fois analogue et subalterne, et sir Robert Peel appuya également le cabinet dans sa protestation et dans sa résistance. « Je désire, dit-il, l’équitable et honorable accomplissement de nos engagemens, d’autant plus que je ne saurais m’associer au langage tenu par le ministre des affaires étrangères de France sur les conséquences de l’événement qui nous occupe. M. Guizot dit dans sa protestation : « Aucune puissance ne peut s’affranchir des traités sans en affranchir en même temps les autres. La France n’a point donné l’exemple d’une semblable atteinte à la politique de conservation et de paix. La France n’a point oublié quels douloureux sacrifices lui ont imposés les traités de 1815. Elle doit se réjouir que l’occasion lui soit aujourd’hui fournie de ne plus consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts[13]. » Je proteste contre la conduite des trois puissances et aussi contre le langage du ministre de France. Je ne saurais admettre que ni ce pays-ci ni la France soient autorisés à ne plus consulter que le calcul prévoyant de leurs intérêts. Je nie absolument que la violation d’un traité par d’autres puissances nous autorise, moralement ou légalement, à le violer nous-mêmes. C’est parce que je crois que, dans l’état actuel de l’Europe, la stricte fidélité aux traités est la plus sûre base de la paix et le meilleur moyen de résoudre les difficultés qui se présentent, c’est parce que je ne crois pas, comme le ministre de France, que nous ayons droit de nous affranchir d’une obligation en suivant l’exemple contre lequel il proteste lui-même, c’est par toutes ces raisons que je désire ardemment que, si d’autres tiennent ce langage, nous n’y prenions aucune part, et que, dussions-nous rester seuls, nous restions seuls pour donner à l’Europe l’exemple d’une complète et honorable observation de nos engagemens. »

Si sir Robert Peel avait fait trois choses fort simples, s’il avait bien compris mes paroles, s’il les avait citées complètement, et s’il avait consulté le commentaire que j’en avais donné moi-même deux mois auparavant en traitant cette question dans la chambre des députés, il se serait épargné une erreur matérielle, une injustice morale et une marque de peu de sagacité politique en pareille matière. Je disais, dans ma protestation contre la destruction de la république de Cracovie, non pas : « La France doit se réjouir que l’occasion lui soit aujourd’hui fournie de ne plus consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts ; » mais : « La France pourrait se réjouir d’un acte qui l’autoriserait, par une juste réciprocité, à ne consulter désormais que le calcul prévoyant de ses intérêts, et c’est elle qui rappelle à l’observation fidèle de ces traités les puissances qui en ont recueilli les principaux avantages ! C’est elle qui se préoccupe surtout du maintien des droits acquis et du respect de l’indépendance des états ! »

Et le 3 février 1847, en expliquant et discutant notre politique dans cette affaire, j’avais dit :

« Le gouvernement du roi a vu, dans la destruction de la république de Cracovie, un fait contraire au droit européen ; il a protesté contre ce fait qu’il a qualifié selon sa pensée. Il en a pris acte, afin que dans l’avenir, s’il y avait lieu, la France pût en tenir le compte que lui conseilleraient ses intérêts légitimes et bien entendus… Mais en même temps qu’il protestait, le gouvernement du roi n’a pas considéré l’événement de Cracovie comme un cas de guerre… Nous n’avons pas cru que le moment où nous protestions contre une infraction aux traités fût le moment de proclamer le mépris des traités ; nous n’avons pas cru qu’il convînt à la moralité de la France, à la moralité de son gouvernement, de dire à l’instant même où nous nous élevions contre une infraction aux traités : — Nous ne reconnaissons plus de traités… — Nous ne croyons pas que l’infraction aux traités de Vienne, quant à Cracovie, soit un motif suffisant pour que la France proclame qu’elle se regarde comme hors de ces traités, et qu’il ne dépend plus que de sa volonté seule de n’en tenir aucun compte… Nous ne croyons pas que le droit public européen soit aboli entre nous et les trois puissances dont il s’agit, et, pour notre compte, nous sommes décidés à l’observer loyalement. »

Je n’ai pas besoin d’insister, les textes suffisent. Évidemment, tout en faisant pour l’avenir des réserves indiquées, je pourrais dire commandées par les maximes élémentaires du droit des gens, j’avais pris, pour le maintien de l’ordre européen, toutes les précautions, j’avais fait, sur le sens et la portée de notre protestation, toutes les déclarations qu’eût pu souhaiter le plus scrupuleux gardien de la foi des traités et de la paix. Évidemment aussi sir Robert Peel n’avait nul dessein de mal traduire, ni de mutiler, ni de mal interpréter mes paroles ; mais il se préoccupait d’une seule idée, et d’une idée qui ne suffisait point à l’appréciation de l’événement, ni à la conduite des gouvernemens appelés à en juger. Sir Robert ne savait pas toujours en pareille matière tenir compte de toutes les circonstances du fait, de toutes les chances de l’avenir, et leur faire à toutes, dans son langage comme dans sa pensée, leur place et leur part. Ce tacticien si attentif et si prévoyant dans sa vie parlementaire était, dans les questions de politique extérieure, toujours sensé et honnête, mais quelquefois vague, superficiel et banal.

À propos d’une affaire bien plus grave que celle de Cracovie, la plus grave qui se soit élevée de nos jours entre la France et l’Angleterre, les mariages espagnols, je ne trouve point d’autres paroles publiques de sir Robert Peel que celles-ci, prononcées dans la discussion de l’adresse de la chambre des communes en janvier 1847 : « Je m’abstiendrai de tout ce qui a trait aux mariages espagnols, si ce n’est pour affirmer que le précédent cabinet, pendant qu’il était au pouvoir, n’a jamais fait aucune tentative pour faire obtenir à un prince de la maison de Saxe-Gobourg la main de la reine d’Espagne. » Remarquable exemple de réserve intelligente ! Ne voyant pas clair dans l’affaire des mariages espagnols, sir Robert Peel ne voulait prendre aucune part au débat ; mais il avait soin d’affranchir son cabinet de toute responsabilité quant à la candidature d’un prince de Cobourg, c’est-à-dire quant à la cause qui avait déterminé la solution que cette question avait reçue.

Je ne doute pas que, sous cette réserve, sir Robert Peel ne partageât alors, contre le gouvernement du roi Louis-Philippe, les impressions de méfiance et d’humeur que la conclusion des mariages espagnols avait suscitées en Angleterre. C’était un échec très apparent pour la politique anglaise, plus apparent qu’important, car les causes qui depuis cent cinquante ans avaient porté l’Angleterre à lutter opiniâtrement en Espagne contre la France ne subsistaient plus. L’Espagne, déchue en Europe, chassée d’Amérique, tour à tour en proie à un despotisme apathique ou aux déchiremens révolutionnaires, ne pouvait plus être pour la France un allié puissant, ni pour l’Angleterre un grand danger. Les partis divers, monarchique ou libéral, modéré ou progressiste, dont elles y avaient l’une ou l’autre le patronage, se disputaient le pouvoir sans jamais le fonder, et apportaient à leurs patrons bien moins de force que d’embarras. La royauté espagnole, restaurée en 1814 par l’Angleterre, en 1823 par la France, et soutenue tour à tour dans ses perplexités par l’une ou l’autre des deux puissances, selon que tel ou tel des partis espagnols prévalait dans son gouvernement, n’avait point de résolution bien prise ni d’attachement bien ferme pour l’un ni pour l’autre de ses libérateurs. Au milieu des perturbations révolutionnaires ou des oscillations constitutionnelles, les liens ou les goûts personnels de la maison régnante ne dominaient plus la politique du pays. L’Angleterre en 1814 avait demandé pour prix de ses services au roi Ferdinand VII, remonté sur son trône, l’engagement formel de ne jamais rétablir entre les Bourbons de France et les Bourbons d’Espagne le pacte de famille ; elle eût pu se dispenser de ce soin, les événemens l’avaient pris pour elle : le pacte de famille, l’intimité des deux couronnes, l’union active des deux gouvernemens, toute cette politique franco-espagnole du xviiie siècle n’étaient plus que de l’histoire, une tradition encore importante pour la France comme gage de sécurité sur cette frontière, mais dont elle n’avait, comme force offensive, rien de grand à attendre, ni l’Angleterre rien de sérieux à redouter.

Mais ni les peuples, ni les gouvernemens eux-mêmes ne reconnaissent à temps ces transformations du monde ; la mémoire et l’imagination les dominent bien plus que l’observation ne les éclaire ; le passé jette sur leur esprit ses grandes ombres, et ils se consument à poursuivre ou à éviter des fantômes, au lieu de se conduire selon les faits réels et actuels. Je me suis ainsi surpris plus d’une fois en flagrant délit d’anachronisme, et mettant à certaines choses, soit pour les désirer, soit pour les craindre, une importance qu’elles n’avaient plus. Je pressentais que la même disposition de la part de l’Angleterre amènerait, dans nos relations avec elle à propos de l’Espagne, quelque grave embarras. La sollicitude du roi Louis-Philippe à cet égard était encore plus vive que la mienne. Je le répète aujourd’hui sans la moindre hésitation, comme sans le moindre intérêt : jamais la politique d’entente cordiale entre la France et l’Angleterre n’a eu et n’aura, parmi les souverains français, un plus convaincu, plus sincère et plus persévérant défenseur. Nous nous entretenions souvent des soins à prendre pour éviter tout ce qui pourrait, sans réelle et nationale nécessité, y porter quelque atteinte. Pour le mariage de la reine d’Espagne en particulier, le roi avait fait, dès que la question avait apparu, acte de désintéressement et de franchise ; il avait déclaré qu’il ne rechercherait ni n’accepterait cette union pour aucun des princes ses fils, et quant à l’infante, qu’il ne la rechercherait pour M. le duc de Montpensier que lorsque la reine serait mariée et aurait des enfans ; mais une autre déclaration également positive était liée à celle-là : si le mariage soit de la reine d’Espagne, soit de l’infante sa sœur, avec un prince étranger aux descendans de Philippe V, devenait probable et imminent, nous étions affranchis de tout engagement et libres d’agir immédiatement pour parer le coup, en demandant la main soit de la reine, soit de l’infante, pour M. le duc de Montpensier. Toute l’histoire des mariages espagnols est dans ces deux déclarations, faites hautement l’une et l’autre et bien avant que le moment fût venu de les appliquer[14]. Nous n’avons rien fait pour faire venir ce moment. Nous nous sommes prêtés, dans le cercle des descendans de Philippe V et sans en exclure aucun, à toutes les combinaisons qui pouvaient s’offrir. Nous n’avons point pressé la solution de la question. Même en 1846, nous l’aurions volontiers ajournée pour ajourner aussi les complications qui en devaient naître ; mais tout le gouvernement espagnol, le cabinet, la reine-mère, les cortès, ne voulait pas d’ajournement : c’était une ferme résolution d’avoir pour le mariage de la reine Isabelle, comme on le disait, un grand patron, la France ou l’Angleterre, et de les obliger l’une et l’autre à sortir des tergiversations et des lenteurs. Sous la pression de cette volonté espagnole et d’autres circonstances que je n’ai pas besoin de rappeler, nous fûmes mis au pied du mur ; le mariage de la reine Isabelle avec le prince Léopold de Cobourg devint probable et imminent. J’en jugeai ainsi, et je demeure convaincu que j’étais en droit d’en juger ainsi. Je n’hésitai point. Je donnai au roi le conseil et au comte Bresson, son ambassadeur à Madrid, l’ordre de presser la conclusion immédiate du double mariage de la reine d’Espagne avec l’infant don François d’Assise et de l’infante avec M. le duc de Montpensier. Je méprise profondément et n’ai jamais tenté de pratiquer ce genre d’habileté qui fait que le vainqueur sourit de la surprise du vaincu ; mais je ne veux pas plus de la duperie que de la rouerie, et de toutes les faiblesses dans les grandes affaires, l’indécision imprévoyante est, à mon sens, la pire. La politique française, nationale aussi bien que royale, voulait que le trône d’Espagne ne sortît pas de la maison de Bourbon. J’avais posé ouvertement ce principe. Je l’ai fait triompher quand il était sur le point de succomber. La politique anglaise s’en est crue blessée ; mais il n’y a pas, j’en suis sûr, un gentleman anglais qui, au fond du cœur, ne m’en approuve, et qui, mis au pied du même mur, n’eût agi comme je l’ai fait.

Dix-huit mois après la conclusion de cette affaire, la révolution de février 1848 avait éclaté. J’étais proscrit et réfugié en Angleterre. On a dit quelquefois que les mariages espagnols et l’humeur qu’en avait ressentie le gouvernement anglais n’avaient pas été sans influence dans ce bouleversement. Frivole méprise sur sa nature et ses causes : elles ont été tout intérieures. C’est une crise sociale et morale, un tremblement de terre français d’abord, puis européen, mais dans lequel les relations extérieures des états et de leurs gouvernemens ne sont entrées pour rien. Quoi qu’il en soit, retiré en Angleterre, j’aurais pu oublier, si je l’avais voulu, que naguère j’avais été acteur dans un grand dissentiment politique entre ma patrie et le pays qui me donnait asile. J’ai vécu deux fois en Angleterre, la première fois comme ambassadeur d’un puissant monarque, la seconde comme proscrit par une terrible révolution ; j’ai reçu aux deux époques le même accueil, plus empressé seulement et plus amical dans l’adversité que dans la haute fortune. Noble pays, plein d’esprits droits et de cœurs généreux qui savent honorer, même quand ils combattent, et que la générosité ramène toujours à la justice ! Je retrouvai dans sir Robert Peel, soit sur la politique générale, soit envers moi, les mêmes sentimens, mêlés pourtant de quelque réserve sur des questions que l’un et l’autre nous étions peu enclins à aborder. Il était surtout, et avec raison, préoccupé de l’Angleterre à propos de la France, et du désir que les deux pays restassent non-seulement en paix, mais en bons rapports. Nos impressions d’ailleurs sur la révolution de février, quoique très voisines, ne se rencontraient pas pleinement : il en était plus frappé qu’offensé, et en voyait plutôt les causes prochaines et apparentes que les lointaines et profondes. Ma disposition ne pouvait être et n’était pas en effet la même, mais c’étaient là entre nous des diversités plutôt que des dissidences, et elles n’altéraient point la conformité générale de nos sentimens. Dans l’automne de 1848, il m’engagea à aller passer quelques jours dans son manoir de Drayton, et je garde de cette visite, où se trouvaient aussi deux de mes amis, M. Dumon et le duc de Montebello, le plus agréable souvenir. Je vis là sir Robert Peel au sein de sa famille et au milieu de la population de ses terres : lady Peel, encore belle, passionnément et modestement dévouée à son mari ; une fille charmante, mariée depuis à un fils de lord Camoys ; trois des fils de sir Robert, l’un capitaine de vaisseau, déjà renommé par le plus brillant courage, l’autre qui venait de débuter avec succès dans la chambre des communes, le troisième encore livré à ses études ; sur les domaines, de nombreux et heureux fermiers, parmi lesquels un des frères de sir Robert, qui avait préféré la vie agricole à toute autre carrière ; de grands travaux d’amélioration rurale, surtout de drainage, que sir Robert suivait de près et nous démontrait avec une connaissance précise des détails. Belle existence domestique, grande et simple, active avec largeur : dans l’intérieur de la maison, une gravité affectueuse, moins animée, moins expansive, moins douce que ne le désirent et ne le comportent nos mœurs ; les souvenirs politiques consacrés par une galerie de portraits, la plupart contemporains, soit les collègues de sir Robert dans le gouvernement, soit les hommes distingués avec lesquels il avait eu des relations. Hors de la maison, entre le propriétaire et la population environnante, une grande distance, marquée dans les manières, mais comblée par des rapports fréquens, pleins d’équité et de bienveillance de la part du supérieur, sans apparence d’envie ni de servilité chez les inférieurs. J’ai vu là un des plus heureux exemples de la hiérarchie légitime des situations et des personnes, sans souvenirs ni prétentions aristocratiques, et au milieu d’un sentiment général et mutuel de droit et de respect.

Comme lord Aberdeen, et en tenant compte des convenances politiques qu’il avait à ménager, sir Robert Peel s’était empressé de témoigner au roi Louis-Philippe et à la famille royale, établis à Claremont, sa sympathie respectueuse. À mesure que les événemens s’éloignèrent, il se sentit à cet égard plus de liberté, et trouva bientôt l’occasion d’en user. À la fin de l’été de 1849, la reine Marie-Amélie fut malade ; on doutait que le séjour de Claremont convînt à sa santé. Sir Robert Peel écrivit au roi pour mettre Drayton-Manor à sa disposition, s’estimant heureux si la reine pouvait s’y plaire. Vivement touché de cette offre, sans l’accepter, le roi manifesta l’intention d’aller lui-même à Drayton en porter à sir Robert ses remerciemens. Le 18 décembre 1849, il accomplit son dessein ; sir Robert Peel et lord Aberdeen vinrent le prendre à la station de Londres ; le duc d’Aumale l’accompagnait. Ils trouvèrent réunis à Drayton la famille de sir Robert et quelques amis d’élite, entre autres lord et lady Mahon, maintenant comte et comtesse de Stanhope. Le roi visita le château, la galerie de tableaux. On se mit à table pour le luncheon ou collation. Au moment d’en sortir, sir Robert Peel, en remerciant le roi de l’honneur qu’il venait de lui faire, lui dit : « Sire, nous vous avons dû la paix du monde ; chef d’une nation justement susceptible, justement fière de sa gloire militaire, vous avez su atteindre ce grand but de la paix sans jamais sacrifier aucun intérêt de la France, sans jamais laisser porter aucune atteinte à son honneur, dont vous étiez plus jaloux que personne. C’est surtout aux hommes qui ont siégé dans les conseils de la couronne britannique qu’il appartient de le proclamer. » Le roi, visiblement ému, répondit en anglais à son hôte, le remerciant de rendre ainsi en même temps justice et à son patriotisme et à ses efforts pour maintenir la paix du monde : « tâche facile, dit-il, lorsqu’à la tête de ce pays se trouvaient des hommes tels que vous, monsieur, et mon noble ami assis à côté de moi. » C’était lord Aberdeen.

Je ne m’excuse point d’insister sur ces témoignages d’adhésion et de respect que recevait ainsi, au foyer domestique d’un grand ministre populaire retiré de l’arène, le roi Louis-Philippe détrôné. Quand sir Robert Peel lui adressait ces paroles, les ruines du château de Neuilly fumaient encore. L’histoire n’a point d’exemple plus choquant des accès d’inique et ingrate démence qui éclatent quelquefois au milieu d’un peuple, et c’est pour les honnêtes gens une consolation bien permise de s’arrêter un moment pour voir apparaître quelques lueurs de justice au-dessus de ces tristes décombres.

Sir Robert Peel ne repoussait point les occasions d’exprimer ainsi ses sentimens, soit sur le passé, soit sur les événemens et les questions à l’ordre du jour. Le 27 juin 1849, sir James Duke, lord-maire de la Cité de Londres, lui donna à Mansion-House un dîner solennel, et résuma avec précision, en portant sa santé, les grandes mesures politiques auxquelles il avait attaché son nom, le système monétaire, la réforme des lois criminelles, l’émancipation des catholiques, la réforme des tarifs, l’abolition des lois sur les grains, l’amélioration permanente de l’état de l’Irlande. L’automne suivant, sir Robert Peel alla passer quelques semaines en Écosse, d’abord dans l’un des sites les plus pittoresques du comté de Ross, puis au château de Haddo, chez lord Aberdeen, et le 12 octobre le lord-prévôt et les magistrats de la ville d’Aberdeen lui conférèrent, avec toute la pompe municipale, la bourgeoisie de leur cité, que près de quatre-vingts ans auparavant, le docteur Johnson avait aussi reçue comme un rare honneur. Dans toutes ces réunions, sir Robert Peel prenait la parole, revenant sur l’histoire de son temps et de sa vie, sur les affaires du dedans et du dehors, sur les réformes qu’il avait accomplies et la paix qu’il avait maintenue, jouissant avec quelque complaisance, mais sans aucune trace d’ambition nouvelle, de sa grande et populaire situation.

Le 31 janvier 1850, le parlement rentra en séance, et sir Robert prit part à plusieurs débats d’administration intérieure, surtout pour défendre les serviteurs de l’état, grands et petits, les employés des bureaux comme le vice-roi d’Irlande, contre cette manie d’abaissement des fonctions et de réduction des traitemens qui suit les progrès de l’esprit démocratique. Au mois de juin 1850, un débat plus brillant s’éleva, débat de politique extérieure suscité par les mesures violentes de lord Palmerston contre la Grèce, à l’appui des plaintes de deux sujets anglais, M. Finlay et M. Pacifico, l’un Écossais, l’autre juif de Gibraltar, qui se prétendaient lésés par le gouvernement grec et réclamaient de lui de fortes indemnités. Un vif dissentiment avait éclaté à ce sujet entre les cabinets de Paris et de Londres. Le ministre de France à Athènes, le baron Gros, et l’ambassadeur de France à Londres, M. Drouyn de Lhuys, avaient quitté leurs postes. Commencée le 17 juin dans la chambre des lords par lord Stanley, l’attaque porta non-seulement sur les affaires de Grèce, mais sur toute la politique extérieure de lord Palmerston, sur l’esprit auquel il se livrait, sur les procédés qu’il employait, et elle aboutit à un blâme formel, voté, dans la chambre haute la plus nombreuse qui se fût depuis longtemps réunie, par 169 suffrages contre 132. Á un tel échec il fallait une réparation éclatante. L’un des plus éloquens radicaux, M. Roebuck, se chargea de la demander à la chambre des communes. Après avoir passé en revue l’histoire du temps et tous les grands actes diplomatiques de lord Palmerston, il proposa à la chambre de déclarer que « les principes d’après lesquels avait été conduite la politique extérieure du gouvernement de sa majesté étaient bien conçus et propres à maintenir l’honneur et la dignité du pays, aussi bien que la paix entre l’Angleterre et les diverses nations du monde, dans des temps d’une difficulté sans exemple. » C’était beaucoup plus que n’exigeait la question de Grèce ; c’était l’approbation générale et systématique de toute la politique extérieure de lord Palmerston, et non-seulement des actes, mais des principes. Vers la fin du débat, sir Robert Peel, prenant la parole au milieu d’une vive attente, se récria contre une telle prétention. Après avoir rappelé que, depuis l’avènement du cabinet whig, il l’avait constamment soutenu dans son administration au dedans, et souvent dans ses embarras au dehors : « On répète, dit-il, qu’après quatre ans de patiente tolérance je me mets aujourd’hui en avant, de concert avec d’autres, pour condamner la conduite du gouvernement. Je n’ai de concert avec personne. Je ne connaissais pas, avant de l’avoir lue dans les journaux, la résolution proposée dans l’autre chambre, pas plus que le noble lord lui-même contre qui elle était dirigée. Je ne suis pas venu ici pour condamner la conduite du gouvernement mais l’honorable membre me demande une approbation positive, et non-seulement cela, mais une déclaration de principes dont l’établissement aurait dix fois plus d’importance que le salut d’aucun ministère… Serait-ce trop exiger de l’honorable membre que de le prier de définir d’abord ces principes auxquels il me demande de souscrire ? Est-ce la non-intervention dans les affaires des autres peuples ? Est-ce un appui positif donné aux réclamations formées contre un gouvernement faible, et dans un langage qu’on ne tient pas envers les forts ?… C’est de 1830 que l’honorable membre fait dater le commencement d’une meilleure ère dans notre politique extérieure, et ce commencement fut, dit-il, la reconnaissance de la maison d’Orléans sur le trône de France ; mais mon noble ami, le comte d’Aberdeen, était alors secrétaire d’état pour les affaires étrangères,… et pourtant on me demande d’approuver la politique du cabinet actuel comme distincte de celle de ses prédécesseurs. La déclaration du noble lord qui est à la tête du cabinet (lord John Russell) ne m’a laissé aucun doute à cet égard. Il a dit dans ce débat que son noble ami, le secrétaire d’état actuel pour les affaires étrangères, ne voulait pas être ministre d’Autriche, ni de Russie, ni de France, mais ministre d’Angleterre. Qu’est-ce à dire, sinon que le noble lord a voulu mettre en contraste la conduite du ministre actuel des affaires étrangères et celle du comte d’Aberdeen ? C’est-à-dire qu’on me demande de voter un blâme contre la politique du comte d’Aberdeen, contre la politique dont j’étais moi-même responsable ! J’ai été lié avec mon noble ami le comte d’Aberdeen pendant tout le temps qu’il a été ministre des affaires étrangères. J’étais uni à lui en 1830, quand nous déclarâmes que nous avions reconnu la maison d’Orléans, et que nous étions décidés à maintenir avec la France les relations les plus amicales ; je suis resté uni à lui jusqu’au mois de juillet 1846, lorsqu’on déposant le pouvoir devant la majorité de cette chambre, j’annonçai la fin du seul différend qui subsistât encore entre nous et les États-Unis d’Amérique, l’arrangement de l’affaire de l’Orégon. En reportant mes regards sur mes rapports avec mon noble ami, je n’éprouve point d’autres sentimens que ceux d’une cordiale satisfaction. Je ne crois pas que jamais aucun ministre ait été moins disposé à sacrifier l’honneur et les intérêts de ce pays, ni plus sincèrement disposé à maintenir non-seulement la paix, mais les meilleures relations avec tous les pays auxquels l’Angleterre est liée par sa situation ou ses affaires. Je n’ai jamais vu que la chambre ait désapprouvé la politique de mon noble ami… Je lui dois à lui, je dois au parti qui nous a soutenus, je dois à cette chambre, je me dois à moi-même de n’acquiescer à aucun blâme détourné de la politique de mon noble ami, de la politique de la paix d’accord avec l’honneur du pays… Je n’ai pas voulu éluder, par l’absence ou le silence, la difficulté de cette situation. Je proteste contre une résolution dont l’adoption aurait pour effet d’accréditer, sur la dignité et l’honneur de l’Angleterre, des idées fausses, et de poser des principes que vous ne pourriez mettre à exécution sans un imminent danger pour ses plus précieux intérêts. »

L’effet de ce discours fut grand. Jamais, depuis sa sortie des affaires, sir Robert Peel n’avait parlé de la politique extérieure avec autant de développement et de précision. La motion de M. Roebuck n’en fut pas moins adoptée par 310 voix contre 264. C’était pour le cabinet whig une question de vie ou de mort, et sir Robert ne désirait nullement sa chute. Il connaissait trop bien l’incohérence des élémens réunis ce jour-là dans l’opposition : le parti sans chefs, comme on appelait les anciens conservateurs qui avaient M. Disraeli pour organe ; les chefs sans parti, parmi lesquels sir Robert Peel, sir James Graham et M. Gladstone étaient les trois principaux, et une portion des radicaux, comme M. Cobden et sir William Molesworth, partisans déclarés de la politique pacifique, mais aspirant à des réformes intérieures que repoussaient absolument leurs alliés du moment. Si le cabinet whig était tombé, ses vainqueurs auraient été hors d’état de lui succéder.

XVII.

Le débat avait duré toute la nuit. Quand la chambre leva sa séance, le jour commençait, le samedi 29 juin 1850, un beau jour d’été. Sir Robert Peel rentra chez lui à pied, content de son succès et charmé de respirer l’air frais du matin sous les premiers rayons du soleil. Après avoir pris quelques heures de repos, il sortit avant midi pour aller assister à une séance de la commission chargée, sous la présidence du prince Albert, des préparatifs de la grande exposition industrielle de 1851 ; on devait déterminer ce jour-là l’emplacement et le plan du Palais de Cristal. De retour chez lui, sir Robert passa dans son cabinet le reste de la matinée, et ressortit à cheval vers cinq heures, suivi d’un groom, pour une promenade. Il alla d’abord à la porte de Buckingham-Palace écrire son nom sur le livre de visites de la reine ; puis, arrivé à Constitution-Hill, presque en face du guichet qui ouvre sur Green-Park, et rencontrant miss Ellis, une des filles de lady Dover, qui se promenait aussi à cheval, il s’avança pour la saluer. Le cheval de sir Robert fit quelque résistance ; c’était un cheval de huit ans, bien dressé, que son gendre, lord Villiers, avait soigneusement essayé pour lui, et qu’il montait lui-même depuis deux mois. Sir Robert le ramenait doucement quand le cheval fit un brusque écart et le lança par-dessus sa tête. Il tomba violemment et tout de son long, la face contre terre. Deux passans le relevèrent aussitôt ; un médecin de Glasgow, le docteur Foucart, qui se trouvait à quelques pas, s’approcha et lui demanda s’il était blessé : « Oui, beaucoup, » répondit sir Robert avec un profond gémissement, et, avant qu’on se fût procuré une voiture, il perdit connaissance. Mistriss Lucas, qui passait, offrit sa voiture ; on y plaça sir Robert, qui reprit ses sens et dit : « Je me sens mieux. » La voiture traversait le parc au pas pour le ramener dans sa maison de Whitehall-Gardens ; les deux passans qui l’avaient relevé et le docteur Foucart l’accompagnaient ; ils rencontrèrent le médecin de la reine, sir James Clark, qui avait appris l’accident et accourait offrir ses soins. Quand sir James fut monté dans la voiture, sir Robert entra dans une vive agitation ; il voulait se lever et descendre ; on fut obligé de le retenir, et il retomba dans un demi-évanouissement. Arrivé devant sa porte, il reprit sa pleine connaissance, et debout, sans appui, entra dans la maison. Lady Peel et plusieurs personnes de sa famille, informées de ce qui venait de se passer, l’attendaient dans le vestibule avec la plus vive anxiété. La rencontre émut et troubla extrêmement sir Robert. Il s’évanouit de nouveau dans les bras du docteur Foucart. Transporté dans la pièce la plus voisine, la salle à manger, on l’y déposa sur un canapé. Il ne sortit plus de là, et tout mouvement lui était si insupportable qu’on eut grand’peine à le faire passer du canapé sur un lit hydraulique, où il ne cessa de s’agiter douloureusement.

Appelés aussitôt, les médecins et les chirurgiens les plus distingués de Londres accoururent, entre autres sir Benjamin Brodie, qu’on eut quelque peine à trouver ; mais quand ils voulurent examiner de près l’état du malade, ils se virent en présence d’une difficulté aussi imprévue que pénible. Naturellement et même en santé, la susceptibilité nerveuse de sir Robert Peel était extrême, et depuis quelque temps elle s’était accrue à ce point que, malgré son goût vif et sa longue habitude de la chasse, il y avait presque renoncé par déplaisir de l’ébranlement que son propre coup de fusil lui causait. Toute douleur physique le troublait et l’agitait étrangement. Après sa chute, le trouble, l’agitation, l’aversion de la douleur furent telles que ses médecins ne purent parvenir à bien reconnaître tous les effets de l’accident et la portée du mal. Sir Robert se défendait de tout examen, de tout contact, et entrait, quand on insistait, dans une irritation alarmante. On constata une fracture de la clavicule, et on en commença la réduction ; mais l’opération demeura incomplète à cause de l’angoisse du malade, et au bout de quelques heures il demanda avec tant de passion à être délivré des bandages qu’on ne crut pas pouvoir s’y refuser. Il demeura ainsi à peine pansé, livré aux suites naturelles de l’accident, et la science humaine fut plus timide et plus impuissante pour le plus grand ministre de l’Angleterre qu’elle ne l’eût été pour le plus obscur et le plus pauvre de ses habitans. Ce fut seulement après la mort de sir Robert Peel qu’on reconnut que la cinquième côte gauche, fracturée aussi, avait pesé sur le poumon et amené un engorgement qui devint, dit-on, la cause déterminante de la mort.

Dès que la nouvelle de l’accident se répandit, l’intérêt le plus vif et le plus universel éclata ; grands et petits, la cour et le peuple, le prince Albert, le prince de Prusse, le duc de Cambridge, tous les personnages considérables de l’Angleterre venaient et revenaient à Whitehall-Gardens pour demander des nouvelles de sir Robert, et ils trouvaient assemblés tout à l’entour une multitude de personnes de toute condition, bourgeois, ouvriers, hommes, femmes, enfans sur les bras de leurs mères, pauvres gens qui voulaient aussi savoir ce qu’ils avaient à espérer ou à craindre pour la vie de l’homme qui avait affranchi leur pain de toute taxe. Le mouvement des voitures devint tel qu’on fut obligé de les arrêter assez loin, de peur que le bruit n’incommodât le malade, et le nombre des piétons qui attendaient des nouvelles était si considérable, qu’on distribua des copies du bulletin à plusieurs constables ou policemen qui furent chargés, sur divers points, d’en donner tout haut lecture au peuple.

L’état de sir Robert Peel s’aggrava rapidement. Son excitation devint telle qu’on fut obligé d’écarter de sa chambre sa femme et ses enfans, dont la présence amenait à chaque instant quelque dangereuse émotion. Tantôt il entrait dans un violent délire et voulait se lever, tantôt il tombait dans un affaissement si complet que sa fin semblait prochaine. Plusieurs fois il parut préoccupé de la pensée de ses amis ; les noms de lord Hardinge et de sir James Graham revenaient particulièrement sur ses lèvres. Le mardi 2 juillet, à quatre heures du matin, il s’endormit et eut quelques heures de repos qui rendirent quelque espérance ; mais à deux heures après midi les symptômes les plus alarmans se manifestèrent, le pouls allait s’affaiblissant et se précipitant à la fois ; à six heures, il donnait cent trente pulsations à peine saisissables. Les médecins déclarèrent que le moment fatal n’était pas loin. L’évêque de Gibraltar, le docteur Tomlinson, vieil ami de sir Robert, fut appelé. À son arrivée, lady Peel et la famille de sir Robert rentrèrent dans la chambre et entourèrent le lit, tous silencieux et en prières. Sir Robert, un moment ranimé, les regarda, les reconnut, et faisant effort pour leur tendre la main, prononça ces mots à peine articulés : « Dieu vous bénisse ! » Lord Hardinge et sir James Graham, qui venaient d’arriver, furent admis dans la chambre ; lady Peel tomba dans un tel état qu’il fallut l’éloigner. Sir Robert ne parut pas s’en apercevoir ; toute souffrance cessa avec toute connaissance, et à onze heures neuf minutes il expira, sans agonie, ayant autour de lui trois de ses frères, trois de ses fils, son gendre, lord Villiers, ses deux amis, lord Hardinge et sir James Graham, et ses médecins.

Le lendemain mercredi, 3 juillet, quand la chambre des communes se réunit, aucun des membres du cabinet n’était présent ; un de leurs amis les en excusa : « Lord John Russell, dit-il, n’était pas encore revenu de la campagne, où il était allé la veille. » M. Hume, M. Gladstone et sir Robert Inglis, après quelques paroles d’hommage et de regret profond, proposèrent à la chambre de lever la séance et de s’ajourner. Le jour suivant, lord John Russell, en déposant sur le bureau le rapport de la commission qui adoptait Hyde-Park comme emplacement de la grande exposition universelle, dernier acte auquel eût concouru sir Robert Peel peu d’heures avant l’accident qui avait causé sa mort : « Qui ne serait, dit-il, saisi et accablé d’un sentiment de stupeur en songeant qu’un homme qui, vendredi dernier, éclairait la chambre des lumières de sa pensée, est aujourd’hui mêlé dans la foule des morts, et non par suite de l’une de ces maladies qui triomphent lentement de la nature en épuisant ses forces, mais par un de ces accidens vulgaires dont une vie si richement dotée semblait devoir être à l’abri ?… Ce n’est pas à moi à parler de la carrière de sir Robert Peel, je n’ai jamais été avec lui en liaison politique… ; mais quoi qu’en puisse dire l’histoire, tout le monde reconnaîtra que, dans deux grandes circonstances, en pleine possession d’un pouvoir qui semblait parfaitement assuré, s’il a proposé à cette chambre des mesures qui le lui ont fait perdre, il ne l’a fait que par un grand amour pour son pays et par ce profond sentiment du devoir dont il était constamment animé. Je n’insisterai pas sur ces circonstances ; mais il y a dans la carrière de sir Robert Peel une époque dont je désire parler, car je sens qu’on lui doit un tribut d’éloges que jusqu’ici il n’a pas obtenu : c’est le temps écoulé de 1832 à 1841. Après la lutte engagée sur le bill de réforme du parlement, on pouvait craindre que les hommes qui avaient combattu ce bill, dont ils redoutaient les résultats, ne se retirassent de la vie publique, laissant ainsi s’engager une guerre de classes qui eût pu devenir funeste au pays. C’est sir Robert Peel qui a prévenu cette guerre. Quoiqu’il eût repoussé le bill de réforme, il a accepté avec un mâle courage la situation que ce bill lui avait faite ; il a invoqué le pays même, le verdict du peuple, à l’appui des principes dont il était le plus habile défenseur, et il a rétabli l’harmonie entre les divers pouvoirs de l’état. Il a, je pense, dans cette occasion, rendu à sa patrie un grand service Et dans ces dernières années, pleines de tant de troubles et de luttes, si nous avons vécu en sûreté, nous l’avons dû surtout à la conduite que sir Robert a cru de son devoir de tenir. Animé de ces sentimens, j’ai besoin de dire que, sans faire moi-même à ce sujet aucune motion, si les amis de sir Robert Peel désirent qu’on fasse pour lui ce qu’on fit à la mort de M. Pitt, je suis prêt à appuyer tout ce qui sera proposé pour qu’il reçoive les honneurs de funérailles publiques et solennelles… Je demande la permission d’ajouter qu’ayant jugé convenable d’obtenir, avant de parler ainsi, la sanction de la couronne, j’ai la certitude que tout ce qui pourra honorer la mémoire et le nom de sir Robert Peel recevra sur-le-champ l’assentiment de sa majesté. Je me mets donc entièrement dans les mains des plus intimes amis de sir Robert Peel. N’ayant eu avec lui aucun lien politique, peut-être cette ouverture vient-elle convenablement de moi, qui ne puis être atteint d’aucune partialité. Je sens que dès aujourd’hui le pays, et dans l’avenir la postérité, en comptant les noms des grands hommes d’état qui ont orné l’histoire de l’Angleterre, placeront celui de sir Robert Peel parmi les plus éminens. »

Un tel hommage, presque également beau pour celui qui en était l’objet et pour celui qui le rendait, méritait une réponse encore plus rare ; elle ne se fît pas attendre. L’un des plus intimes amis de sir Robert Peel, son chancelier de l’échiquier dans ses deux administrations, et désigné par lui comme l’un de ses exécuteurs testamentaires, M. Goulburn, prit la parole : « Je ne me lève point pour rien ajouter, je ne pourrais le faire, au témoignage que le noble lord vient de rendre aux mérites de mon ami si profondément regretté… Je ne veux qu’exprimer au noble lord et à la chambre les sentimens des amis et de la famille de sir Robert Peel sur la proposition que vient de faire le noble lord. Je l’accepte en leur nom avec la plus vive reconnaissance, comme une preuve de la gracieuse disposition du souverain à reconnaître les mérites d’un grand serviteur public, et comme la plus haute marque d’estime que la chambre des communes puisse lui donner. Je parle non-seulement en mon propre nom, mais au nom de la famille de sir Robert Peel, quand je dis que je ressens jusqu’au fond du cœur l’honneur d’une telle proposition suggérée par la couronne et accueillie par le sentiment général de la chambre ; mais qu’on me permette de le dire, ceux qui n’ont pas été liés avec sir Robert Peel connaissent peu la simplicité de son caractère. Si jamais il y a eu un homme remarquable par son désir d’éviter l’ostentation et la pompe, c’est sir Robert Peel, et il détestait surtout la pompe et l’ostentation dans les cérémonies funèbres… Je lirai à la chambre une instruction qu’il écrivait le 8 mai 1844, quand il était dans la plénitude du pouvoir, à la tête d’un grand parti, et quand les mesures qu’il avait proposées au parlement étaient couronnées d’un succès qui surpassait même son attente : — Je désire être enseveli dans le caveau de l’église paroissiale de Drayton-Rassett, où reposent mon père et ma mère, et que mes funérailles aient lieu sans pompe ni éclat d’aucune sorte. — Et ce sentiment n’avait subi aucune altération, car il y a six semaines, comme on venait de faire quelques changemens dans l’église de Drayton-Rassett, sir Robert montra à lady Peel la place même où il désirait que son corps fût déposé dans le caveau, répétant qu’il ne voulait ni ostentation, ni pompe. En de telles circonstances, la chambre sentira, j’en suis sûr, que je n’ai qu’un devoir à remplir, et que la famille de sir Robert Peel n’a qu’un vœu à former : c’est d’exprimer la plus profonde reconnaissance pour l’intention qu’a eue sa majesté de conférer à sir Robert le plus grand honneur qu’aient jamais rendu à un sujet le souverain et la chambre des communes, mais en même temps de décliner aussi fermement que respectueusement la proposition. »

La chambre accueillit ces paroles avec une émotion, je dirais presque avec une soumission respectueuse, qui était pour sir Robert Peel le plus digne hommage. Les mêmes témoignages d’estime et de regret lui furent rendus dans la chambre des lords. Le marquis de Lansdowne au nom du gouvernement, lord Stanley comme un ancien allié et un récent adversaire, lord Brougham comme un ami des réformes libérales, le duc de Wellington avec l’autorité d’un chef aussi désintéressé que glorieux, sous qui sir Robert avait longtemps servi et qui avait voulu servir sous lui à son tour, se levèrent successivement pour honorer sa mémoire, inégalement éloquens, mais tous également pénétrés et sincères. Et le lendemain même du jour où sir Robert Peel recevait dans les deux chambres de son pays ces éclatans hommages, le 5 juillet 1850, le président de l’assemblée législative de France, M. Dupin, adressait à l’assemblée ces paroles aussi convenables qu’opportunes : « Messieurs, au moment où un peuple voisin et ami déplore la perte qu’il vient de faire d’un de ses hommes d’état les plus recommandables, sir Robert Peel, je crois que c’est honorer la tribune française que de faire entendre dans cette enceinte l’expression de nos sympathiques regrets, et de manifester notre haute estime pour cet orateur éminent qui, pendant tout le cours de sa longue et glorieuse carrière, n’a jamais eu que des sentimens de justice et de bienveillance pour la France, et des paroles de courtoisie pour son gouvernement. (De toutes parts : très bien ! très bien ! ) Si l’assemblée daigne approuver mes paroles, il en sera fait mention au procès-verbal. » L’insertion au procès-verbal de la séance fut ordonnée à l’unanimité.

Ces éloges, ces regrets, ces témoignages universels d’estime et de sympathie nationale et étrangère retentissaient encore quand, le 9 juillet, vers une heure après midi, le cercueil de sir Robert Peel partit du château de Drayton pour se rendre, à travers le parc et les champs, à l’église de la paroisse. Sa famille, ses principaux amis politiques venus le matin de Londres, les serviteurs de sa maison, les fermiers et les laboureurs de ses terres formaient le cortège. Le temps était sombre ; la pluie tombait par torrens ; un vaste brouillard, poussé çà et là par de violens coups de vent, enveloppait la campagne. Une foule nombreuse venue de Tamworth et des villages environnans n’en était pas moins réunie près de l’église, à l’entrée du cimetière. À l’arrivée du cercueil, tous se découvrirent immobiles et muets ; il s’achemina, à travers les tombeaux, vers le portail de l’église ; à la tête du cortège, l’évêque de Gibraltar lisait à haute voix les prières liturgiques ; quand il fut entré dans l’église, la foule se pressa, mais sans bruit, pour y pénétrer. L’évêque acheva le service funèbre. Le vœu de sir Robert Peel fut religieusement accompli ; son cercueil descendit sans pompe dans le caveau où reposaient son père et sa mère, accompagné des regrets et des prières de la modeste population au milieu de laquelle il venait vivre quand il ne gouvernait pas l’état.

Il sied aux grands hommes de mourir avec modestie et aux grands peuples d’honorer avec éclat leur mémoire. L’Angleterre n’a point manqué, envers sir Robert Peel, à ce pieux devoir. Pendant que, suivant sa volonté, on lui faisait, au milieu des champs, des funérailles de village, à Londres, à Manchester, à Glasgow, à Edimbourg, à Birmingham, à Leeds, et dans un grand nombre d’autres villes, des meetings se réunissaient, les corporations municipales délibéraient pour lui ériger des monumens et des statues. Plusieurs de ces votes ont déjà été réalisés ; d’autres sont en voie d’exécution ; je n’insisterai que sur deux, le plus élevé et le plus humble. C’est le signe certain de la grandeur de se faire reconnaître à tous les degrés de l’échelle sociale, et de laisser partout, dans les chaumières comme dans les palais, les traces de son passage sur la terre.

Le 12 juillet, lord John Russell fit à la chambre des communes la motion qu’un monument fût érigé à sir Robert Peel dans l’église de Westminster, avec une inscription où fût exprimé le sentiment public qu’inspirait une si grande et irréparable perte. « Je ne veux entrer, dit-il, dans aucun examen des services de sir Robert Peel, ni des mesures auxquelles son nom est lié… La commission que vous avez chargée de rechercher quels devaient être les hommes éminens dont les statues orneraient cette salle a décidé que celles de M. Hampden et de lord Falkland y prendraient place… Elle a pensé sans doute que, quelque divers que fussent les principes et les talens de ces deux grands hommes, ils avaient eu l’un et l’autre à cœur le bien de leur pays et qu’ils avaient été l’un et l’autre l’ornement de leur temps. N’attendons pas deux siècles, comme pour Hampden et lord Falkland, ni même trente, vingt ou dix ans, pour rendre justice aux morts, et pendant que le même sentiment nous anime, honorons comme il convient la mémoire de sir Robert Peel. »

La chambre adopta sur-le-champ la motion, et le 18 juillet elle reçut l’avis officiel que la reine avait donné les ordres nécessaires pour l’accomplissement de son vœu.

Déjà huit jours auparavant, un comité avait ouvert, au nom des classes ouvrières, une souscription d’un penny (deux sous) par personne pour ériger à sir Robert Peel un monument sous ce titre : « Monument national des pauvres. » Le comité demanda à M. Cobden de s’inscrire parmi les patrons de l’entreprise. « Ce sera pour moi un mélancolique plaisir, répondit le 6 juillet M. Cobden, de m’associer à une si convenable manière de témoigner la douleur presque universelle que cause la mort d’un grand bienfaiteur public. L’illustre homme d’état qui nous a été si soudainement ravi a sacrifié tout ce qui peut être un objet d’ambition pour assurer aux foyers et aux ateliers des multitudes laborieuses de ce pays la sécurité, la santé et un bien-être croissant. Il savait quel prix il aurait à payer sur-le-champ pour le service qu’il rendait à la nation ; mais il comptait avec une foi prophétique sur le verdict futur du peuple. Au moment de sa plus rude épreuve, quand il prononça le discours qui a clos sa carrière officielle, après avoir parlé des liens de parti qu’il avait brisés pour toujours, des amitiés politiques qu’il avait transformées en amères inimitiés, des flots de calomnie qu’il avait déchaînés contre lui, après avoir avec tristesse, mais sans regret, énuméré ses sacrifices, il se tourna vers le peuple pour demander sympathie et justice, et termina par ces paroles sa vie de ministre : — Peut-être laisserai-je un nom qui sera quelquefois prononcé avec des expressions de bienveillance dans les demeures de ceux dont le lot en ce monde est le travail, qui gagnent leur pain à la sueur de leur front, et qui se souviendront de moi quand ils répareront leurs forces par une nourriture abondante et franche d’impôt, d’autant plus douce pour eux qu’aucun sentiment d’injustice n’y mêlera plus son amertume. — Vous avez par votre entreprise, ajoutait M. Cobden, réalisé, peut-être sans le savoir, le vœu de l’homme d’état qui n’est plus. Que les sous des ouvriers se transforment en une pyramide élevée à sa mémoire, et qu’elle porte, inscrites sur sa base, les paroles que je viens de rappeler ; elle prouvera que sir Robert Peel n’avait pas trop présumé de la justice et de la reconnaissance de ses compatriotes. »

XVIII.

Ces démonstrations si éclatantes ne dépassaient point, à coup sûr, le sentiment national qui les inspirait, et ce sentiment ne dépassait point, à mon avis, la justice. Sous des dehors froids et roides, sans éclat dans l’imagination et sans abondance expansive dans l’âme, sir Robert Peel possédait et avait déployé des qualités, je dirai mieux, des vertus qui suscitent et justifient l’admiration affectueuse des peuples. Il était sincère et dévoué, et invinciblement courageux dans sa sincérité et son dévouement. « Dans tout le cours de mes relations avec lui, disait le duc de Wellington à la chambre des lords, j’ai eu pleine confiance dans sa véracité et dans son invariable désir de servir le bien public. Je ne me rappelle pas une seule occasion où il ne se soit pas décidé pour ce qu’il croyait vrai, et je n’ai jamais eu la moindre raison de soupçonner qu’il dît une chose sans la croire parfaitement vraie. Je pense, après l’avoir bien longtemps connu, que c’était là le trait le plus frappant de son caractère. »

Il y a un témoignage qui confirme pleinement, selon moi, ce jugement du duc de Wellington : c’est celui de sir Robert Peel lui-même. Il dit, à la fin du mémoire qu’il a écrit pour expliquer et justifier son concours, en 1829, à l’émancipation des catholiques : « Si l’on avait invoqué le brusque changement de ma politique comme preuve de mon manque de sagacité et de prévoyance, si l’on m’avait reproché de m’être attaché avec trop d’obstination à une cause désespérée, d’avoir trop longtemps permis à des engagemens de parti et à une déférence excessive pour les désirs de mes commettans de l’emporter sur l’évidence, chaque jour croissante, d’une nécessité prochaine, si telle eût été contre moi l’accusation, il me serait plus difficile d’y opposer une réfutation complète et péremptoire. Mais c’était l’accusation contraire qu’élevaient contre moi ceux dont j’avais perdu le bon vouloir et la faveur. Selon eux, j’avais sans raison suffisante, par de pusillanimes et indignes motifs, conseillé l’abandon d’une résistance dans laquelle il eût été facile autant que sage de persévérer avec vigueur… Je puis affirmer avec vérité, et j’affirme solennellement, en présence du Dieu tout-puissant « à qui tous les cœurs sont ouverts, tous les désirs connus, et de qui nul secret ne peut être caché, » qu’en conseillant et en proposant les mesures de 1829, je n’ai été dominé par aucune autre crainte que la crainte des malheurs publics, et que j’ai agi en vertu d’une profonde conviction que non-seulement ces mesures étaient utiles au bien général, mais qu’elles étaient devenues impérieusement nécessaires pour détourner un danger imminent et croissant qui menaçait des intérêts spécialement commis à ma garde, les intérêts de l’église et des institutions liées à l’église. Il se peut que, sans m’en douter, j’aie subi l’influence de motifs moins purs et moins désintéressés, que j’aie cédé au secret plaisir d’être « un hardi pilote au milieu de la tempête ; » mais ce ne fut certainement pas une ignoble ambition qui me poussa à affronter une lutte à outrance et à me soumettre au sacrifice de tout ce qu’un homme public a de plus cher, tout, excepté l’approbation de sa conscience et l’espoir de la justice de l’avenir. »

Il n’y a rien à contester dans cette libre confession d’un grand honnête homme ; le fond en est aussi vrai que l’accent. Quand il changea d’avis et de politique, sir Robert Peel fut parfaitement sincère ; il n’obéit qu’à ce qu’il jugea la vérité, et ne chercha que le bien public. On pourrait sans injustice le taxer d’imprévoyance, et le secret désir d’accomplir lui-même de grandes réformes qu’il croyait justes et nécessaires lui rendit peut-être trop facile la rupture des liens de parti, et l’empêcha d’en voir tous les inconvéniens ; mais quand il va lui-même au-devant de ces reproches, qui les lui adresserait avec rigueur ?

Une anecdote que je tiens de bonne source donnerait lieu de penser qu’il était depuis longtemps et par nature placé sur la pente à laquelle il céda quand, de conservateur obstiné, il devint ardent réformateur. On dit qu’en 1809, lorsqu’il entra dans la chambre des communes, son père, le vieux sir Robert Peel, alla trouver lord Liverpool et lui dit : « Mon fils est, soyez-en sûr, un jeune homme doué de talens rares et qui jouera un rôle important, mais je le connais bien ; au fond, ses penchans sont whigs ; si nous ne l’engageons pas promptement dans nos rangs, il nous échappera ; mettez-le dans les affaires, il vous servira bien, mais il faut sans tarder vous emparer de lui. » Lord Liverpool observa le fils, reconnut son mérite et suivit le conseil du père. Quand le vieux sir Robert Peel mourut, en 1830, il avait déjà vu réaliser ses pressentimens : l’émancipation des catholiques venait de s’accomplir ; mais il avait depuis dix ans quitté la chambre des communes. Il vivait retiré dans son manoir de Drayton, et la gloire de son fils le consolait probablement un peu d’une transformation dont il avait démêlé les germes.

En rendant au caractère moral de sir Robert Peel pleine justice, beaucoup de bons juges n’en déplorent pas moins son infidélité politique ; après avoir eu, disent-ils, le mérite et l’honneur de refaire le parti conservateur, il l’a dissous de ses propres mains ; quand il a changé d’opinion et reconnu des nécessités qu’il n’avait pas prévues, au lieu de se retirer du pouvoir en en déclarant le motif, il s’est fait le promoteur actif et décisif des idées et des mesures qu’il avait longtemps combattues. Il a brisé toutes les traditions, mêlé tous les camps, sacrifié la grande politique, la politique de principes, à une politique de circonstance, et détruit ainsi ces grands partis, ces partis permanens et fidèles qui, sous le régime représentatif, sont les instrumens nécessaires et réguliers du gouvernement libre.

Dans ses luttes politiques, quand cette question s’est élevée, sir Robert Peel l’a éludée. Attaqué sur ce point, il a porté ailleurs sa défense ; il a contesté l’étendue des engagemens de parti ; il a réclamé les droits de sa conscience ; il a établi sa sincérité, son désintéressement, l’urgence de ses nouvelles mesures ; il a invoqué, à leur appui, la détresse populaire, la paix entre les classes, le bien public. Mais sur le rôle et l’état des grands partis politiques, sur les conséquences de son exemple pour leur désorganisation et de leur désorganisation pour le gouvernement constitutionnel, il s’est abstenu, comme s’il n’eût pas senti la gravité de l’attaque, ou n’eût su comment la repousser.

Je m’en étonne. Qu’auraient pensé et répondu les adversaires de sir Robert Peel, s’il leur eût dit : « Vous m’accusez de détruire les anciens partis politiques ; ils n’existent plus ; ils se dissolvent tous les jours d’eux-mêmes, non par mon fait. Où sont les principes, les intérêts, les passions qui les avaient formés ? Vous vous dites les tories et les protestans par excellence ; êtes-vous prêts à persécuter les catholiques, à leur faire la guerre, à confisquer leurs biens ? Croyez-vous sérieusement le trône de la maison d’Hanovre et la succession protestante en péril ? Les réformes que je vous propose de faire dans les lois sont faites depuis longtemps dans les esprits, dans la plupart des vôtres comme dans ceux de vos adversaires. Votre plus illustre chef, M. Pitt, votre plus hardi champion, lord Castlereagh, votre plus éloquent orateur, M. Ganning, ont voulu l’émancipation des catholiques. Les vieux partis ont encore leurs traditions, mais non plus leur foi ; ils marchent sous le même drapeau, mais ne combattent plus pour la même cause. Des causes nouvelles se sont élevées ; des idées nouvelles rallient ou séparent les hommes ; des besoins nouveaux veulent être satisfaits. Je suis ce cours des choses ; je consulte les symptômes qui apparaissent ; j’entre dans les routes qui s’ouvrent et où les générations de mon temps me précèdent. Je ne change que parce que tout est changé, les partis comme les idées, comme les sentimens, comme les mœurs. Vous croyez être ce qu’étaient vos pères ; vous vous trompez ; vous ne pouvez persister dans cette erreur qu’à la condition de rester immobiles ; dès que vous voudrez marcher et agir, vous vous sentirez contraints de changer, et déjà changés vous-mêmes. Ne m’imputez pas ce qui est l’œuvre du temps, non la mienne ; ne me reprochez pas des transformations qui sont générales, bien qu’inégalement apparentes ; ne taxez pas de désertion et de trahison ce que vous ferez vous-mêmes quand il vous arrivera d’être appelés à gouverner votre pays transformé. »

Sir Robert Peel eût été en droit de tenir ce langage. Pour n’avoir pas subi de nouvelle révolution, l’Angleterre n’est pas restée immobile : encore les mêmes extérieurement et dans les formes, les grands élémens de la société anglaise, les grands pouvoirs de son gouvernement, la royauté, l’aristocratie, l’église, la démocratie, ont été profondément modifiés dans leur esprit, leurs relations, leur influence. Avant la révolution de 1640, l’aristocratie anglaise avait, dans les grandes crises politiques, tenu compte des droits et des intérêts du peuple ; mais elle n’en était pas moins dans l’état la classe dominante. Depuis la révolution de 1688, en faisant aux intérêts et aux sentimens du peuple une bien plus large part, en se recrutant incessamment dans son sein, elle était encore la classe prépondérante. Elle n’est plus maintenant que la classe gouvernante ; le pouvoir politique est dans ses mains ; mais elle ne l’exerce que sous l’influence, dans les intérêts et selon les sentimens du pays tout entier. La royauté avait été, depuis 1688, étroitement liée à l’un ou à l’autre des deux grands partis aristocratiques, aux whigs tant que la succession protestante et la cause victorieuse en 1688 avaient été en question, aux tories depuis sa lutte d’abord contre l’indépendance des colonies américaines, puis contre la révolution et l’empire français. Elle est maintenant affranchie de ces liens ; elle a retrouvé, dans ses rapports avec les partis, non pas sa domination, mais l’indépendance ; elle a repris son rôle de pouvoir médiateur et modérateur, à la fois supérieur et populaire. Moins absolue que jamais, elle jouit cependant plus pleinement et plus librement que jamais de son pouvoir et de ses droits constitutionnels. L’église anglicane, sans perdre sa position politique, s’est consacrée et se consacre de plus en plus à sa mission religieuse ; fidèle à la couronne, c’est pourtant dans la foi, les sentimens et les pratiques pieuses du peuple chrétien qu’elle cherche et trouve son principal point d’appui. Bien plus encore que les autres puissances sociales, la démocratie a changé de caractère. En 1823, à propos de l’intervention française en Espagne, M. de Talleyrand disait dans la chambre des pairs : « Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Napoléon, plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde. » On peut dire aujourd’hui, même à propos de l’Angleterre : « Il y a quelqu’un qui a plus de pouvoir que la couronne, plus de pouvoir que l’aristocratie, c’est tout le monde. » Et tout le monde, c’est la démocratie. Où commence-t-elle ? où finit-elle ? à quels signes visibles se distingue-t-elle des autres élémens de la société ? Personne ne pourrait le dire ; mais peu importe : pour être difficile à définir, le fait n’en est ni moins certain, ni moins puissant. Les élémens les plus divers entrent dans la composition de la démocratie moderne, — des classes riches et des classes pauvres, des classes savantes et des classes ignorantes, les maîtres et les ouvriers, des conservateurs et des novateurs, des amis du pouvoir et des enthousiastes de liberté, bien des aristocrates même, détachés de leur origine par leurs mœurs, par leur aversion des gênes et des devoirs que l’aristocratie impose. Et la position de la démocratie anglaise n’est pas moins changée que sa composition ; elle ne se borne pas, comme jadis, à défendre au besoin ses libertés ; elle regarde les affaires publiques comme les siennes, surveille assidûment ceux qui les font, et si elle ne gouverne pas l’état, elle domine le gouvernement.

Elle lui fournit quelquefois ses chefs. Sir Robert Peel est le plus éminent qui soit sorti de son sein, le plus honnête comme le plus capable, le plus sympathique et le plus fidèle à la démocratie en même temps que le plus étranger à ses mauvaises tendances. Quoique adopté, dès son entrée dans la vie publique, par l’aristocratie et servant dans ses rangs, il ne s’était point donné à elle, et loin de prétendre, comme on dit, à l’honneur de lui appartenir, il s’honorait de son origine bourgeoise, et ne cherchait point à la faire oublier, pas plus par ses manières que par ses maximes. Il était digne sans élégance et avec quelque susceptibilité, trop peut-être pour sa supériorité, dont il eût dû jouir avec plus de confiance et d’aisance. En le voyant à la cour, dans les salons de Windsor, j’ai été frappé d’un peu de gêne et de roideur dans son attitude ; il y était évidemment l’homme le plus important, le plus compté, et pourtant il n’avait pas l’air d’être là chez lui ; son empire ne paraissait pas exempt d’embarras ; il gouvernait sans régner. Personne n’a senti et témoigné, pour les anciennes institutions, les anciennes mœurs, tout l’ancien ordre social de son pays, un plus profond et affectueux respect : il révérait et aimait le passé, quoiqu’il n’en fût pas, marque certaine de grand jugement comme de vertu ; mais en même temps il avait, pour les distinctions et les honneurs aristocratiques, plus que de l’indifférence ; c’était son parti pris de n’en point vouloir. En 1835, après cet essai de gouvernement qui lui fit tant d’honneur, quoique si court, le roi Guillaume IV voulait lui donner un titre de comte : Peel refusa. N’eût-il été qu’un ambitieux, il eût eu raison : en passant de la chambre des communes à la chambre des lords, il aurait perdu sa plus forte position et son plus grand pouvoir ; mais plus tard et sans le même motif il montra, pour des honneurs analogues et plus rares, la même répugnance. La reine Victoria, qui l’avait pris en grande estime et sentait le prix de ses services, désirait lui donner la Jarretière ; avant de lui en parler elle-même, elle voulut savoir comment il recevrait cette faveur. Sir Robert la déclina péremptoirement. En vain on insista, en vain on lui cita plusieurs exemples de membres de la chambre des communes, simples baronets comme lui, qui avaient été décorés de la Jarretière, entre autres sir Robert Walpole : il persista dans son refus. Il laissa après lui, et par une dernière volonté qui s’étendait au-delà de lui-même, une marque bien plus significative encore de son éloignement pour toute récompense, toute distinction aristocratique, et du sentiment qui l’animait à cet égard. Quand lord John Russell fit, le 12 juillet, dans la chambre des communes, la motion qu’un monument fût érigé, dans l’église de Westminster, à la mémoire de sir Robert Peel : « C’est, dit-il, le seul moyen que nous ayons de témoigner ou d’essayer du moins de témoigner notre sentiment de la perte que le pays vient de faire. Peut-être me sera-t-il permis de dire ici que sa majesté, désirant montrer combien elle est touchée des services rendus par sir Robert Peel à la couronne, m’avait chargé d’informer lady Peel que c’était son intention de lui conférer le même rang qui avait été donné à la veuve de M. Canning[15]. J’ai reçu aujourd’hui même de lady Peel une réponse à cette offre de la couronne, que j’ai aussitôt communiquée à sa majesté. Lady Peel dit que c’est son désir de ne porter aucun autre nom que celui sous lequel sir Robert Peel a été connu. Elle ajoute que sir Robert a laissé des instructions positives où il exprime le vœu que personne de sa famille ne reçoive aucun titre, aucune récompense publique à raison des services qu’on peut lui supposer le mérite d’avoir rendus à son pays. C’est sans doute pour cette chambre, reprit lord John Russell, une raison de plus de désirer qu’au moins quelque témoignage public demeure du sentiment que lui a inspiré un coup si soudain et si déplorable. »

Dans le testament de sir Robert Peel se trouvait en effet, sous la date du 8 mai 1844, au moment de son plus grand pouvoir, un mémorandum conçu en ces termes : « J’espère et je désire sérieusement qu’aucun membre de ma famille ne recherche ou n’accepte, si on le lui offre, aucun titre, distinction ou récompense à raison des services que je puis avoir rendus dans le parlement ou dans le gouvernement. Si mes fils acquièrent par leurs propres efforts des titres à des distinctions honorifiques, ils recevront probablement, s’ils les désirent, les récompenses dues à leurs mérites propres et personnels ; mais c’est mon vœu formel qu’aucun titre, aucune marque d’honneur ne soient recherchés ou acceptés pour cause de grandes charges occupées ou d’actes accomplis par moi. »

Jamais, à coup sûr, le principe démocratique, « à chacun selon ses mérites et ses œuvres, » ne s’est manifesté dans une sphère plus haute, ni par un désintéressement plus sévère et plus complet. Nulle part aussi peut-être le fond du cœur et du caractère de sir Robert Peel ne s’est plus sincèrement révélé. C’était un grand et honnête serviteur de l’état, fier avec une sorte d’humilité, et ne voulant briller d’aucun éclat étranger à sa sphère naturelle, dévoué à son pays sans aucun besoin de retour, peu préoccupé de principes fixes ou de longues combinaisons politiques, appliqué à reconnaître chaque jour ce que commandait l’intérêt public, et prêt à l’accomplir sans se soucier ni des partis et de leurs règles de conduite, ni de ses propres actes et de ses propres paroles, brisant avec le passé sans indifférence cynique, bravant l’avenir sans hardiesse aventureuse, uniquement dominé par le désir de satisfaire aux nécessités du présent et de se faire honneur en tirant son pays de péril ou d’embarras. Il fut ainsi tour à tour conservateur et réformateur, tory, whig et presque radical, impopulaire et populaire, usant avec la même ardeur sa force, tantôt dans une résistance obstinée, tantôt dans des concessions peut-être excessives, plus sage que prévoyant, plus courageux que ferme, mais toujours sincère, patriote, et merveilleusement approprié, dans une époque de transition comme la nôtre, au gouvernement de la société moderne telle qu’elle est devenue et qu’elle dvient de plus en plus, en Angleterre comme ailleurs, sous l’empire des principes et des sentimens, encore confus, perplexes et obscurs, mais essentiellement démocratiques, qui fermentent en Europe depuis quinze siècles et y remportent de nos jours des victoires dont personne ne saurait dire encore quel sera le vrai et dernier résultat.

J’ai confiance. Pourtant voici mon inquiétude. La démocratie a un grave défaut ; elle aspire passionnément à dominer seule, et quand elle est forte, elle se livre aveuglément à sa passion. À en juger par l’histoire du monde, c’est de toutes les puissances sociales celle qui admet le moins des limites et un partage. Mises à l’épreuve, la monarchie et l’aristocratie ont su l’une et l’autre, en Angleterre surtout, se limiter et faire à d’autres droits, à d’autres forces, leur place et leur part. La démocratie le saura-t-elle ? Reconnaîtra-t-elle des pouvoirs autres que le sien et des nécessités contraires à ses désirs ? Grande et périlleuse question qui reste encore en suspens et qui doit fortement préoccuper les bons esprits et les honnêtes gens. Le temps la résoudra. J’espère qu’il la résoudra à l’honneur des gouvernemens libres et de l’humanité.

Guizot.
Val-Richer, août 1856.

  1. La première partie de cet essai a été lue à l’Académie des Sciences morales et politiques.
  2. « Hæc didici, hæc vidi, hæc scripta legi, hæc de sapientissimis et clarissimis viris, et in hâc republicâ et in aliis civitatibus monumenta nobis litteræ prodiderunt, non semper easdem sententias ab iisdem, sed quascumque reipublicæ status, temporum inclinatio, ratio concordiæ postularent, esse defendendas. » (Cicéron, Pro C. Plancio ; c. XXXIX.)
  3. « Tu serais, Achille, en possession de tes armes, et nous en possession de toi. » (Ovide, Métamorphoses, XIII, 180.)
  4. Voyez la première partie dans la livraison du 1er mai dernier. — En renvoyant le lecteur à cette première partie, nous devons rectifier une erreur qui s’y est glissée par inadvertance. Page 251, ligne 22, au lieu de lord Dudley Stuart, il faut lire lord Dudley simplement. Lord Dudley Stuart est un personnage tout différent, et qui n’a jamais été ministre.
  5. Ces six grandes sociétés des missions anglaises sont :
    1o  La Société pour la Propagation du Christianisme, fondée en 1698. — Elle avait en 1846 :
    liv. st. fr.
    Revenu 97,559 2,438,975
    Dépense 93,550 2,348,750

    2o  La Société des Missions de l’Église anglicane, fondée en 1701. — Elle avait en 1846 :

    liv. st. fr.
    Revenu 115,259 2,881,474
    Dépense 93,846 2,346,150


    Ses missions sont réparties entre seize diocèses, savoir :

    évêque missionnaires
    Nouvelle-Écosse 1 43
    Nouveau-Brunswick 1 35
    Québec 1 53
    Toronto 1 90
    Terre-Neuve 1 27
    La Jamaïque 1 11
    Les Barbades 1 15
    Antigoa 1 5
    La Guyane 1 9
    Calcutta 1 13
    Madras 1 21
    Ceylan 1 3
    Bombay 1 2
    Australie 1 37
    Nouvelle-Zélande 1 3
    Tasmanie 1 11
    Total 16 378


    3o  La Société des Missions baptistes, fondée en 1792. — Elle avait en 1846 :

    liv. st. fr.
    Revenu 22,886 564,650
    Dépense 27,589 689,725


    En activité 200 stations et 150 missionnaires, avec un grand nombre d’aides.
    Les baptistes ont en outre quatre sociétés de missions spéciales, qui avaient en 1846 :

    liv. st. fr.
    Revenu 14,654 366,350
    Dépense 14,210 355,250


    4o  La Société des Missions de Londres fondée en 1795. — Elle avait en 1846 :

    liv. st. fr.
    Revenu 79,545 1,988,625
    Dépense 74,497 1,862,425


    Elle entretenait 70 stations et 244 missionnaires.
    5o  La Société des Missions de l’Église anglicane en Afrique et dans l’Orient, fondée en 1800. — Elle avait en 1846 :

    liv. st. fr.
    Revenu 106,059 2,651,475
    Dépense 96,662 2,416,550


    Elle entretenait 105 stations et plus de 600 missionnaires.
    6o  La Société des Missions wesleyennes. Ses travaux ont commencé en 1786 ; elle a été organisée en 1816. — Elle avait en 1846 :

    liv. st. fr.
    Revenu 112,823 2,820,575
    Dépense 112,056 2,801,400


    Elle entretenait 263 stations principales, et 364 missionnaires, sans compter un très grand nombre d’aides-missionnaires, maîtres d’école, etc.

  6. Les signataires de cette lettre étaient : le marquis de Cholmondeley, l’évêque de Chester, l’évèque de Chichester, le comte de Galloway, lord Bexley, lord Asbley-Cooper (aujourd’hui le comte de Shaftesbury), lord Sandon (aujourd’hui le comte Harrowby), lord Teignmouth, sir George Grey, sir Thomas Baring et sir Robert Inglis.
  7. Voyez les livraisons du 15 mai et du 1er juillet 1856.
  8. C’est-à-dire des études classiques et supérieures.
  9. Pour 35 000 000 de livres sterl. (875 000 000 de fr.) sur un total de 44 000 000 de livres (1 100 000 000 fr.), d’après les données statistiques de l’année 1843.
  10. Voyez les livraisons des 15 mai, 1er juillet et ler août 1856.
  11. Dans le mois de février suivant, le nombre des ouvriers ainsi employés fut, du 1er au 6 février, de 615 055 ; — du 6 au 13, de 655 715 ; — du 13 au 20, de 668 749 ; — du 20 au 27, de 708 228.— La dépense totale du mois s’éleva à 944 141 livres sterling (23 603 526 fr.)
  12. Saint Paul, Épît. aux Romains, chap. xi, vers. 19.
  13. Je retraduis ici littéralement la traduction adoptée par sir Robert Peel de cette phrase de ma protestation du 3 décembre 1846 contre l’occupation de Cracovie. Voici le texte anglais : France must rejoice at the opportimity now afforded to consult nothing but a provident estimate of her own interest.
  14. Je joins ici le texte de deux pièces qui, entre plusieurs autres, contiennent ces deux déclarations de la manière la plus claire et la plus précise.

    Le 13 mars 1843, j’écrivais à M. le comte de Sainte-Aulaire :

    « … Sir Robert Peel, exprimant « l’opinion bien arrêtée du gouvernement anglais, » a dit à la chambre des communes, le 5 de ce mois, que « l’Espagne étant investie de tous les droits et privilèges qui appartiennent à un état indépendant,… la nation espagnole, parlant par ses organes dûment constitués, a le droit exclusif et le pouvoir de contracter les alliances matrimoniales qu’elle jugera convenables. »

    « Quelle est la portée de cette déclaration ? Dit-elle réellement tout ce qu’elle paraît dire ? Signifle-t-elle que, quelle que soit l’alliance matrimoniale que croiraient devoir contracter la reine et la législature d’Espagne, fût-ce même un prince français, le gouvernement anglais n’y interviendra pas, et ne se jugera point eu droit de s’y opposer ?

    « Si c’est là en effet l’intention de sir Robert Peel, nous n’avons rien à dire, et ses paroles, prises dans ce sens et avec cette valeur, simplifieraient peut-être beaucoup la situation de l’Espagne et la nôtre.

    « Mais si sir Robert, en proclamant la complète indépendance de l’Espagne dans le choix du mari de la reine, persiste cependant au fond à en exclure les princes français, et à soutenir que l’Angleterre aurait droit de s’opposer et s’opposerait en effet à un pareil choix, plus j’ai de respect pour sir Robert Peel, pour son caractère et ses paroles, plus je me crois en droit de m’étonner.

    « Du premier moment où j’ai touché à cette question du mariage de la reine d’Espagne, je me suis imposé la loi d’apporter dans tout ce que je ferais, dans tout ce que je dirais à cet égard, la plus entière franchise. Je connaissais les préventions, les méfiances que je rencontrerais sur mon chemin. J’ai voulu leur enlever sur-le-champ tout prétexte. On nous a déclaré, dis-je, que l’Angleterre, dans les chances de mariage de la reine Isabelle, donnait l’exclusion à nos princes. Nous avons répondu en excluant à notre tour les princes étrangers à la maison de Bourbon. Je ne discute en ce moment ni l’une ni l’autre déclaration. La nôtre a été faite du même droit que celle de l’Angleterre, et est fondée sur des motifs de même nature.

    « En la portant à la connaissance des grandes puissances européennes, en l’indiquant à notre tribune, j’ai fait acte de loyauté envers l’Espagne, envers l’Angleterre, envers l’Europe. J’ai voulu que partout on sût d’avance, et bien nettement, quelle serait, dans cette grande question, la politique de la France.

    « Au fond, et tout homme sensé n’a qu’à y réfléchir un moment pour en demeurer convaincu, nous n’avons porté par là nulle atteinte à l’indépendance de l’Espagne. La nation espagnole, sa reine, son gouvernement, ses cortès, sont parfaitement libres de faire dans cette question du mariage tout ce qui leur conviendra ; mais les états, comme les individus, ne sont libres qu’à leurs risques et périls, et leur volonté ne saurait enchaîner celle de leurs voisins, qui à leur tour sont libres aussi d’agir selon leurs propres intérêts. Dire d’avance et tout haut quelle attitude on prendra, quelle conduite on tiendra si tel événement s’accomplit dans un état voisin, c’est de l’imprudence, si l’on n’est pas bien résolu à tenir en effet cette attitude et cette conduite ; mais si l’on est bien résolu, c’est de la loyauté. »

    Le 27 février 1846, j’adressai à M. le comte de Sainte-Aulaire le mémorandum suivant qu’il communiqua le 4 mars à lord Aberdeen :
    « § 1er. — Le principe que nous avons soutenu et que le cabinet anglais a accepté comme base de notre politique, quant au mariage de la reine d’Espagne, devient d’une application fort difficile et fort incertaine. Voici maintenant quelle est la situation des princes descendans de Philippe V, et prétendant ou pouvant prétendre à la main de la reine d’Espagne :

    « Le prince de Lucques est marié.

    « Le comte de Trapani est fort compromis : 1° par l’explosion qui a eu lieu contre lui, 2° par la chute du général Narvaez.

    « Les fils de don François de Paule sont fort compromis : 1° par leurs fausses démarches, 2° par leur intimité avec le parti radical et l’antipathie du parti modéré, 3° par le mauvais vouloir de la reine-mère et de la jeune reine elle-même.

    « Les fils de don Carlos sont, quant à présent du moins, impossibles : l° par l’opposition hautement proclamée de tous les partis, 2° par leur exclusion formellement prononcée dans la constitution, 3° par leurs propres dispositions toujours fort éloignées de la conduite qui pourrait seule leur rendre quelques chances.

    « La situation actuelle des descendans de Philippe V dans la question du mariage de la reine d’Espagne est donc devenue mauvaise.

    « § 2. — J’aurais beaucoup à dire sur les causes de ce fait ; je ne relèverai que deux points :

    « 1° Nous avons constamment témoigné pour tous les descendans de Philippe V, sans exception, des dispositions favorables. Nous avons dit et répété à la reine Christine elle-même que les infans fils de don François de Paule nous convenaient très bien. Nous avons fait ce qui était en notre pouvoir pour rendre possibles les infans fils de don Carlos. Si nous avons spécialement secondé le comte de Trapani, c’est que son succès nous a paru plus probable que celui de tout autre, à cause du bon vouloir de la reine Christine et de la jeune reine.

    « 2° Le cabinet anglais ne nous a prêté, pour la combinaison Trapani, aucun concours actif et efficace. Il a gardé une neutralité froide, et son inertie a laissé un libre cours à toutes les hostilités, à toutes les menées soit des Espagnols, soit même des agens anglais inférieurs que son concours net et actif aurait contenus.

    « § 3. — Quelles qu’en soient les causes, le fait que les difficultés du mariage de l’un des descendans de Philippe V avec la reine Isabelle se sont aggravées est incontestable.

    « Et en même temps un travail très actif se poursuit et redouble en ce moment pour marier le prince Léopold de Cobourg soit à la reine Isabelle, soit à l’infante dona Fernanda.

    « La cour de Lisbonne est le foyer de ce travail. Les correspondances, les journaux portugais et espagnols le révèlent évidemment.

    « On affirme que le prince Léopold de Cobourg, qui devait être parti le 24 février de Lisbonne pour Cadix, Gibraltar, Alger, Malte et l’Italie, fera secrètement ou publiquement un voyage à Madrid. Beaucoup de circonstances rendent cette affirmation vraisemblable.

    « § 4. — Nous avons été et nous voulons être très fidèles à la politique que nous avons adoptée et aux engagemens que nous avons pris quant au mariage, soit de la reine Isabelle, soit de l’infante dona Fernanda.

    « Mais si l’état actuel des choses se prolonge et se développe, nous pouvons arriver brusquement à une situation où nous serons :

    « 1° Placés sous l’empire d’une nécessité absolue d’agir pour empêcher que par le mariage, soit de la reine, soit de l’infante, notre politique ne reçoive en Espagne un échec que nous n’accepterions pas ;

    « 2° Libres, pour l’un comme pour l’autre mariage, de tout engagement.

    « C’est ce qui arriverait si le mariage, soit de la reine, soit de l’infante, avec le prince Léopold de Cobourg ou avec tout autre prince étranger aux descendans de Philippe V devenait probable ou imminent.

    « Dans ce cas, nous serions affranchis de tout engagement et libres d’agir immédiatement pour parer le coup, en demandant la main, soit de la reine, soit de l’infante, pour M. le duc de Montpensier.

    « § 5. Nous désirons sincèrement et vivement que les choses n’en viennent point à cette extrémité.

    « Nous ne voyons qu’un moyen de la prévenir, c’est que le cabinet anglais s’unisse activement à nous :

    « 1° Pour remettre à flot l’un des descendans de Philippe V, n’importe lequel, le duc de Séville ou le duc de Cadix aussi bien que le comte de Trapani, et préparer son mariage avec la reine Isabelle ;

    « 2° Pour empêcher, en attendant, le mariage de l’infante, soit avec le prince Léopold de Cobourg, soit avec tout autre prince étranger aux descendans de Philippe V.

    « Nous croyons que, par l’action commune et bien décidée des deux cabinets, ce double but peut être atteint. Et nous nous faisons un devoir de loyauté de prévenir le cabinet anglais que, sans cela, nous pourrions nous trouver obligés et libres d’agir comme je viens de l’indiquer. »

  15. À la mort de M. Canning, en 1827, sa veuve fut personnellement élevée à la pairie, sous le titre de vicomtesse Canning, et avec transmission à son fils Charles-Jean lord Canning, qui en jouit aujourd’hui.