Simplon, Saint-Gothard et Lukmanier/Chapitre II - Considérations politiques

CONSIDÉRATIONS POLITIQUES


Quelque importantes qu’elles soient pour l’Italie, les considérations de l’ordre politique ou stratégique n’ont été évoquées ni dans le rapport ministériel du 14 mai 1860, ni dans l’exposé présente à la commission par M. Palcocapa, son président. La position officielle des auteurs de ces deux documents et l’état de transformation où se trouve encore le royaume leur commandaient sans doute des ménagements auxquels la presse et les particuliers ne sont pas astreints ; aussi usent-ils largement de cette liberté, soit en Suisse, soit en Italie.

Des adversaires passionnés du Simplon ont même dépassé toute mesure, en répandant le bruit que jamais la Confédération n’accorderait l’autorisation d’y construire un chemin de fer, parce qu’il serait dans l’intérêt militaire et commercial de la France.

Ce langage tranchant peut induire et a certainement induit en erreur bien des personnes. Pour éclairer ceux qui sont de bonne foi, il suffira de rappeller que le recueil officiel des pièces rotatives aux chemins de fer suisses contient, sous la date du 21 décembre 1854, la ratification, par l’assemblée fédérale, de la concession que l’État du Valais a faite, le 4 du même mois, d’un chemin de fer de Sion à la frontière sarde, par le Simplon.

Nous pouvons ajouter que cette autorisation fut accordée sans aucune opposition ; qu’un refus eût été tout à fait arbitraire, contraire aux droits du Valais, et d’autant plus blessant pour ce Canton et la Suisse occidentale, que la concession du Lukmanier avait reçu la sanction fédérale en août 1853, quoique ce passage exposât la neutralité helvétique à une épreuve bien plus périlleuse que celui du Simplon.

Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la configuration de la vallée du Rhin avec celle du Rhône.

Dans la première, la rive droite du fleuve, sur une étendue de 62 kilomètres, de la hauteur de Sargans au lac de Constance, appartient à l’Autriche et à la principauté de Lichtenstein qui est dans sa complète dépendance. L’Autriche peut donc, par un coup de main, s’emparer avec facilité des meilleures positions, et, en se plaçant vers Sargans, intercepter tous les secours envoyés de St-Gall et du lac de Wallenstadt.

De Sargans aux sources du Rhin, le canton des Grisons est séparé de ceux d’Uri et de Glaris par une chaîne de montagnes qui ne peut être franchie que sur un seul point, celui de l’Ober-Alp qui conduit dans la vallée de la Reuss. Par suite des difficultés que présentera ce passage, même lorsqu’il sera améliore selon les projets existants, les renforts, astreints à un long circuit, arriveraient trop tard pour empêcher l’invasion étrangère.

La France n’est point établie dans la vallée du Rhône comme l’Autriche l’est dans celle du Rhin ; son nouveau territoire est éloigne d’une lieue de l’embouchure du Rhône dans le Léman, et tout le monde sait que la frontière française aurait pu être reculée encore, tant sur ce point important que sur plusieurs autres de la Savoie. En ami sincère de notre pays nous regrettons que l’autorité fédérale ait repoussé, sans même vouloir en prendre connaissance, les ouvertures faites à cet égard par le Gouvernement impérial ; le tout ou rien n’est pas de mise en politique, et compter, comme on paraît le faire, sur les éventualités de l’avenir, c’est s’exposer à de fâcheux mécomptes.

On ne contestera pas que les chances de conflits entre l’Italie et l’Autriche ne soient bien autrement nombreuses qu’entre la France et l’Italie. Une guerre entre ces puissances, aujourd’hui amies et alliées, est sans doute dans l’ordre des choses possibles, mais elle est en dehors de toutes les probabilités. La France ne possède plus Casal ou Pignerol ; elle ne convoite plus la Lombardie qu’elle a cédée au Piémont.

Dans les négociations qu’amenaient à leur suite les guerres sans cesse renaissantes du XVIIe siècle et du commencement du XVIIIe il fut plus d’une fois question, pour mettre un terme à ces sanglants conflits, de donner la Savoie et même Nice à la France et la Lombardie au Piémont. En réalisant, en 1859 et en 1860, un projet qui préoccupa si souvent les souverains et les diplomates des siècles précédents, on a considérablement diminué les chances de guerre entre la France et l’Italie, désormais placées l’une à l’égard de l’autre dans leurs limites naturelles.

Personne, en France, ne rêve la conquête d’une partie quelconque de la Péninsule, et, à l’exception de Garibaldi, les Italiens ne songent guère à reprendre Nice ou la Savoie. Si, enfin, contre toute prévision, une guerre éclatait, il n’est pas à supposer qu’aux routes qui lui sont actuellement ouvertes la France préférât les défilés de la vallée du Rhône et du Simplon, où elle rencontrerait les milices helvétiques sur un parcours de 26 lieues et, plus loin, dans les gorges de la Doveria, un corps d’armée italien.

Dans l’hypothèse plus probable et plus naturelle que l’alliance sera maintenue entre les deux nations latines, en cas de guerre avec l’Autriche, des considérations plus puissantes encore, et Qq’il est superflu d’indiquer, détermineraient la France à respecter la neutralité helvétique.

Le Simplon n’est donc point un chemin français, dans le sens belliqueux qu’on y attache. Il ne mériterait cette qualification que comme servant plus directement les intérêts d’une grande partie de la France, ainsi que ses relations avec Milan et tout le littoral de l’Adriatique jusqu’à Otrante. A ce point de vue on pourrait dire aussi que c’est une ligne anglaise.

Mais dans une affaire aussi complexe, il importe de ne pas se préoccuper exclusivement des convenances de la Suisse ou de la France ; il faut encore consulter celles de l’Italie dont le concours est indispensable à la réalisation de tout projet de passage des Alpes.

Quelques organes de la presse italienne tiennent depuis quelque temps un langage bien sévère et souvent injuste envers la Suisse ; nous n’en rapporterons que quelques extraits :

« L’histoire, a dit un journal influent de Milan[1], apprend que la Suisse fut souvent l’alliée de l’Autriche et qu’elle ne parvint pas toujours à défendre sa neutralité et son indépendance. L’Italie serait donc exposée à voir arriver par les convois du Lukmanier une armée autrichienne qui referait à son profit la célèbre manœuvre de Magenta.

« Le passage des Alpes doit être choisi de manière à ce que l’Italie puisse le défendre facilement.

« Le Splugen est le seul qui réponde à cette pensée, parce qu’ il est, le seul qui débouche sur le sol italien et qui puisse être fermé et gardé par nous.

« Le Lukmanier, au contraire, est à 149kilomètres de notre frontière, et. si l’on y brisait les rails il faudrait plusieurs jours de marche forcée pour arriver à fermer le passage. Aucun général n’oserait s’enfoncer dans un défilé de 149 kilomètres coupé par des torrents, etc.

« Une poignée d’hommes suffirait non-seulement pour arrêter sa marche, mais pour empêcher son retour. Nos malheureux soldats seraient poursuivis et écrasés comme ceux de Souwarow. »

Inspirées sans doute par le mécontentement que la convention provisoire du 18 avril 1861 a produit à Milan, ces réflexions n’en méritent pas moins l’attention, comme reflétant. l’opinion qui a cours dans le pays ; il serait d’autant plus fâcheux d’en négliger la signification, que les velléités déjà manifestées, de porter les frontières du nouveau royaume jusqu’au sommet des Alpes, seraient fortifiées par un argument tiré des nécessités de la défense nationale.

De malheureux précédents, nous l’avouons, et peut-être même quelques manifestations isolées et sans écho, faites pendant la guerre de 1859 et à la suite de l’annexion de la Savoie, ont pu faire suspecter la volonté de la Suisse de maintenir sérieusement sa neutralité à l’égard de tous, et de repousser toute armée étrangère qui chercherait à franchir son territoire. Mais que les Italiens se rassurent ; non-seulement la Suisse, ainsi qu’un de leurs journaux le suppose si gratuitement, ne permettrait pas le transport sur les chemins de fer suisses d’une armée qui irait les attaquer, elle userait au contraire de toutes les forces dont elle dispose, pour mettre obstacle à ce passage, et elle agirait de même. il faut le dire, à l’égard d’une troupe qui chercherait à porter secours à l’Italie. La résolution de toute la Suisse est à cet égard bien arrêtée. Peuple et autorités s’y associent et ils n’y failliront pas.

La Confédération, les Cantons et les simples citoyens s’imposent des sacrifices de plus en plus considérables pour former une armée et la mettre à même de remplir sa patriotique mission. Sans chercher à en surfaire le mérite et la valeur, nous pouvons affirmer qu’elle est aujourd’hui assez heureusement organisée et assez fortement constituée pour pouvoir barrer le passage à l’ennemi qui chercherait à franchir les Alpes helvétiques.

On se tromperait étrangement si on jugeait la Suisse d’aujourd’hui d’après les idées et les préférences qui y prévalaient en 1813 ; les institutions politiques et l’esprit dont elles émanent y ont subi dès lors une transformation complète, et le parti qu’on accuse d’avoir, à cette époque, favorisé l’entrée des Alliés en Suisse s’unirait maintenant d’efforts et d’intentions pour repousser toute agression étrangère. Assimiler la Suisse de 1861 à celle de 1813, de 1814 et de 1815, serait aussi injuste, que d’attribuer aux Milanais d’aujourd’hui les sentiments qui les animaient en 1814 ; à Victor Emmanuel II, premier roi d’Italie, les versatilités de Victor Amédée II, premier roi de Sardaigne, qui passait sans scrupule, quelquefois dans la même campagne, de la France à l’Autriche et de l’Autriche à la France.

Au reste, en ce qui concerne le passage par le Simplon, l’Italie n’aurait pas a se reposer sur la Suisse seule du soin de le défendre ; elle en possède elle-même une portion importante à partir de Gondo, et les gorges de la Doveria sont assez profondes et assez resserrées pour en rendre la défense facile sur le sol même de l’Italie. Sous ce rapport, le Simplon doit procurer une satisfaction pleine et entière aux préoccupations des Italiens, et obtenir à leurs yeux la préférence sur le Lukmanier et le Saint-Gothard. Rien n’est plus naturel et plus légitime que de compter sur soi plutôt que sur autrui, quand il s’agit de la défense de son pays.

Le chemin de fer par le Simplon présente, de plus, un autre avantage qui doit être hautement apprécié en Italie ; c’est celui d’être moins exposé que les autres passages des Alpes, et surtout que celui du Splugen qu’on préconise à Milan, à être envahi par l’Autriche en cas de guerre. Tant que les forteresses du quadrilatère resteront en la possession de cette puissance, la première ligne de défense des Italiens ne pourra s’établir que sur le Tessin et le Pô ; or, le chemin du Simplon se trouve en dedans de cette ligne.

Plus les routes des Alpes se rapprochent du Levant, plus elles sont exposées à être envahies par l’ennemi, et ce danger subsistera alors même que la Vénétie deviendra italienne.

Les deux routes de la Carniole, celles de la vallée de la Drave, du col de Toblach et du Brenner, les chemins de fer construits plus tard, n’ont pas paru à l’Autriche suffire aux besoins de la défense du royaume Lombard-Vénitien elle a voulu en ouvrir une qui débouchât directement des montagnes sur la Valteline et le duché de Milan. C’est ce qui lui a fait construire, à grands frais et avec des difficultés excessives, la route par le col du Stelvio. Pour éviter le territoire suisse qui, par la vallée de Sainte-Marie, offre une entrée beaucoup plus commode en Italie, elle a préféré le Stelvio qui est à 2800 mètres au-dessus du niveau de la mer. Cette route n’a pas encore été jugée suffisante. Toujours dirigée par ses desseins sur la Lombardie, l’Autriche, malgré l’état délabré de ses finances, se résolut à construire une route plus au sud, entre la vallée de la Nos, petit affluent de l’Adige et la vallée de l’Oglio, à l’effet d’atteindre la magnifique chaussée qui rejoint Brescia à Milan. Cette seconde route, achevée depuis deux ou trois ans et désignée sous le nom de route du Tonale, est de 820 mètres moins élevée que celle du Stelvio et par conséquent beaucoup plus praticable.

Ces deux routes purement stratégiques menaceront toujours l’armée italienne d’une diversion dangereuse, et le chemin de fer du Splugen n’en sera que plus sûrement placé sous la main de l’ennemi.

Ce n’est point que nous pensions que, dans une guerre d’invasion, les chemins de fer jouent un rôle aussi important qu’on est généralement porté à le croire, et que le journal Il regno d’Italia l’a supposé pour les besoins de sa thèse.

Les chemins de fer sont bien plus utiles à la défense qu’à l’attaque ; à celle-ci, ils ne servent que lorsqu’elle opère dans un pays ami, et en facilitant ses mouvements ainsi que ses approvisionnements. C’est dans cette mesure que les armées Franco-Sardes en ont profité en 1859. En entrant sur le territoire Lombard, elles ont trouvé les rails coupés et tout le matériel enlevé. Il en avait été de même lors de l’invasion du Piémont par les troupes autrichiennes.

Ainsi, pour en revenir au Simplon, si une armée ennemie se montrait à Saint-Gingolph, les troupes valaisannes, au premier avis télégraphique, occuperaient immédiatement les fortes positions qui s’échelonnent dans la vallée du Rhône ; des renforts accourraient par le Ravil, la Gemmi et la Furka ; enfin, la destruction de quelques ponts suffirait pour rendre la voie ferrée complètement inutile à l’armée envahissante.

Plaçons encore au bilan du Simplon un avantage qui n’est à dédaigner ni par la Suisse française, ni par l’Italie ; c’est la communication directe que ce passage établirait entre elles. Combien de circonstances peuvent surgir où les deux pays s’estimeraient heureux de pouvoir l’utiliser ! C’est dans ce but surtout que les Gouvernements sarde et genevois avaient résolu de construire le tronçon de Genève à Annecy. Dans l’intérêt de son nouveau territoire, le Gouvernement impérial y substitue un chemin d’Annecy à Aix-les-Bains et un autre du fort de l’Ecluse à Saint-Gingolph (Valais), où il se rejoindra à la ligne de la vallée du Rhône.

Même après l’établissement d’un chemin de fer parle Lukmanier ou le Saint-Gothard, celui du Simplon aurait sa raison d’être, en répondant à des besoins divers et en prévenant l’interruption des relations entre les deux pays. On ne connaît que trop les vicissitudes matérielles auxquelles sont soumises les communications à travers les Hautes-Alpes par suite des éboulements, des avalanches, des amoncellements de neige et des inondations. Par un bienfait de la Providence, il n’arrive presque jamais que le mauvais temps sévisse simultanément sur toute l’étendue des Alpes. Il serait certainement précieux de pouvoir se servir d’un des passages pendant que l’autre serait intercepté.

Quelles sont les aspirations politiques des Italiens ? De se constituer en royaume unitaire, et de se garantir autant que possible d’un retour offensif de l’Autriche. Celle-ci, de son côté, qui ne peut avoir définitivement renoncé à ses vues séculaires sur la riche et belle Italie, s’efforcera de l’entraver dans son œuvre de reconstitution et dans le développement de sa prospérité qui en est un élément indispensable.

Comme argument principal en faveur des passages du Lukmanier et du Splugen, le Gouvernement italien invoque ouvertement l’intérêt du port de Gènes, où le commerce d’une partie de l’Allemagne serait attiré au détriment de. Trieste. Peut-on raisonnablement espérer et équitablement demander qu’en se prêtant gracieusement à un pareil projet le cabinet de Vienne fournisse ainsi lui-même, en permettant la construction du tronçon de Lindau à Sainte-Marguerite, le moyen de compromettre de plus en plus, au profit de Gènes,la prospérité déjà si chancelante de Trieste, et de nuire au trafic de ses chemins de fer du Tyrol et de la Carniole, établis à si grands frais ? Nous avons déjà dit que c’était fort peu probable. Nous ajouterons que, dans une question aussi grave, on ne doit laisser à l’incertitude que ce qu’on ne peut luienlever.

  1. Il regno d’Italia, mai 1860.