Simples essais d’histoire littéraire/05



SIMPLES ESSAIS


D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

V.
DE L’ESPRIT DE DÉSORDRE EN LITTÉRATURE.

Les grands siècles littéraires sont, dans l’histoire, de brillantes exceptions qu’il ne dépend pas d’un autre siècle d’égaler : ce sont les bonnes fortunes de l’esprit humain. Les chefs-d’œuvre n’obéissent point à un mot d’ordre, n’arrivent pas au rendez-vous à l’heure dite, et ne viennent pas sur un geste se ranger à la file pour former un bataillon indestructible et sacré. Auguste et Mécène auraient eu beau prendre Bavius et Mœvius au berceau, les entourer d’influences salutaires, les combler de faveurs insignes : Bavius et Mœvius ne seraient jamais devenus Horace et Virgile ; et l’on croira volontiers qu’il était plus facile à Napoléon de gagner une seconde fois la bataille d’Austerlitz que de faire sortir Polyeucte ou Andromaque du cerveau de M. Luce de Lancival. On découvre et on développe le génie, on ne l’invente pas. Or, le dieu n’est pas toujours chez Admète, souvent il n’est nulle part, et on perdrait son temps à le chercher. Puis, par un étonnant contraste, le dieu se multiplie, et alors il arrive que, dans un laps de quelques années, et dans un même coin de l’espace, de grandes imaginations, originales et fécondes, s’élèvent ensemble, marchent côte à côte, se fortifient à ce contact glorieux, et accumulent en un demi-siècle plus de richesses littéraires qu’un empire n’en possède depuis son origine et n’en produira peut-être jusqu’à son déclin. Dans toute littérature, avant que les principaux acteurs de la pièce paraissent sur la scène, et après qu’ils sont rentrés dans la coulisse, il y a de longs entr’actes durant lesquels on dirait que le génie, qui, — si privilégié qu’il soit, a des ressources bornées et des défaillances, — se prépare long-temps d’abord, et se repose long-temps ensuite. Sur ce point, la critique n’a de procès à intenter à personne : il faut qu’elle se résigne à ces inévitables éclipses des talens créateurs, sans accuser le siècle, qui n’en peut mais, ni la Providence, qui a ses raisons.

Mais s’il y a dans l’art des époques complètement déshéritées et tellement indigentes qu’elles ne vivent que d’aumônes et de rapines, où Périclès et Louis XIV ne trouveraient à protéger que la médiocrité remuante et vaniteuse, et qui se traînent dans les ornières faute d’originalité et non faute de direction, il est d’autres époques qui naissent sous l’étoile favorable, à qui l’avenir d’abord sourit, et qui, encombrées de richesses, n’auraient besoin pour prospérer que d’une direction sage et ferme qui leur manque : ce sont d’opulentes maisons qui croulent faute d’un bon intendant. L’ordre est dans les travaux de l’esprit, aussi bien que dans les affaires, la condition indispensable du succès, et la gloire est toujours au bout, lorsque l’amour intelligent de la règle s’allie à cette noble audace, attribut naturel du vrai talent. L’audace réglée fait des prodiges, car l’imagination qui sait diriger ses forces, c’est la raison armée, et par conséquent invincible. Peut-on se lasser d’admirer, dans ces courtes préfaces que Corneille et Racine placent en tête de chacun de leurs ouvrages, avec quel bon sens rigoureux les sublimes poètes expliquent les témérités de leur imagination, et comme ils se montrent à la fois prudens et inspirés ? Corneille et Racine croyaient humblement que la discipline sauve, que le travail et la patience sont féconds. Nous avons changé tout cela, comme dit Sganarelle, sans nous douter que, ces vérités si simples étant méconnues, l’époque la plus richement douée devient une période de gaspillage, de tentatives ambitieuses et incomplètes. L’écrivain qui se jette dans les bras du hasard abdique la meilleure partie de sa puissance ; poète ou romancier, il ne communiquera à ses créations qu’une vie factice, et, même dans les momens d’heureuse verve, ne tirera de son cerveau que des fantômes qui éblouiront d’abord peut-être, et en quelques instans s’évanouiront pour jamais. L’artiste qui nargue le temps et le travail, — je le suppose doué des facultés les plus rares, — ressemble exactement à ce ministre fastueux qui, dans le célèbre voyage de Crimée, improvisa des populations et des villages dans les steppes immenses que devait traverser sa souveraine, populations et villages de comédie, qu’au premier coup d’œil on pouvait prendre pour la réalité, et qui duraient juste le temps que l’impérial cortége mettait à les traverser au galop, pour ne laisser en disparaissant que des ruines dans un désert.

Nous sommes en train d’entasser des ruines, et notre littérature, si l’on n’y prend garde, va ressembler à la steppe le lendemain du voyage de Crimée. Où devrait s’élever une création durable, on ne trouve que des débris. Ce n’est pas que le talent manque ; il abonde. La source du mal est l’absence complète d’une bonne direction ; l’esprit de désordre, sous des formes diverses et presque toujours également redoutables, envahit toutes les branches de l’art, et voilà pourquoi, de tous côtés, les promesses mentent ; pourquoi la muse, qu’à ses premiers pas on avait prise pour une déesse, n’est qu’une simple mortelle, et, bien mieux, une mortelle qui ne se respecte plus ; pourquoi le point d’honneur littéraire, jadis si puissant en France, est bien près d’être l’objet des railleries. Voyez : chaque jour apporte son excès, l’orgie monte, la saturnale s’étend, les plus vigoureuses organisations d’écrivains ne résistent pas long-temps à de pareilles débauches, et plus d’un qui aurait pu légitimement prétendre à une illustre renommée n’aura pas même, après avoir tout perdu, la consolation de pouvoir répéter le mot de François Ier après Pavie.

Puisque le mal est si profond, il faut qu’il vienne de loin. Il a commencé peut-être le jour où les gouvernans ont laissé la littérature marcher à sa guise et ne se sont pas plus intéressés à ses prospérités qu’à ses revers, le jour où ceux qui sont à la tête de la société ont oublié que les idées descendent plus rapidement qu’elles ne montent, et que, venant des régions supérieures, elles se répandent avec une puissance presque irrésistible, pour former comme une atmosphère morale et intellectuelle qui pénètre les esprits à leur insu, même malgré eux, et où ils se développent naturellement. L’immense perturbation que nous avons sous les yeux date du jour où l’alliance entre la littérature et l’état fut détruite, c’est-à-dire au sortir de cette école du XVIIe siècle, qui, de cette alliance, avait été le modèle éclatant, l’idéal parfait, si on enlève un peu de pompe et d’étiquette. Ces reviremens sont fréquens dans les choses humaines ; le pouvoir, naguère sérieux et fort, était subitement tombé en syncope ; il était devenu trop frivole pour remplir dignement ce rôle difficile de haut protecteur vis-à-vis des lettres. Qu’attendre d’un trône qui s’est rapetissé pour tenir dans un boudoir ? D’autre part, au génie modeste avait succédé le talent orgueilleux ; la plus fantasque des puissances, celle qui sait le moins se gouverner elle-même, l’imagination, commença à ne reconnaître d’autre autorité que la sienne et à vouloir gouverner le monde. Le génie poétique s’estima bien supérieur au génie d’organisation, et se crut appelé, de droit divin, à dicter des lois et à ne pas en recevoir. La folle du logis se posa en reine absolue. Qu’arriva-t-il ? Les lettres, il est vrai, à côté de la royauté qui s’oubliait, eurent une influence retentissante et décisive ; mais c’est précisément au moment de leur action toute puissante et sans contrepoids, que s’opère la décadence des fortes mœurs littéraires. Si Diderot eût vécu sous Louis XIV, il eût laissé des livres ; il n’a laissé que des ébauches. À partir de cette heure, l’élévation morale n’est plus l’indissoluble compagne du talent ; Voltaire écrit des obscénités qui pèsent sur sa mémoire, et qu’on ne lit plus. Lui, le Français par excellence, il perd jusqu’au sentiment du patriotisme, et l’on peut affirmer qu’aucun écrivain illustre, dans le voisinage de Bossuet, de Racine, de Fénelon, n’aurait humilié nos armes, afin d’avoir le plaisir d’adresser une flatterie à un souverain étranger ; aucun n’aurait osé écrire cette impiété patriotique de l’auteur de la Henriade à Frédéric : Sire, toutes les fois que je parle à votre majesté de choses sérieuses, je tremble comme nos régimens à Rosbach. Ainsi les mœurs littéraires avaient singulièrement baissé, lorsque la révolution arriva. C’est la littérature qui l’avait faite, et elle fut la première étouffée : il ne faut aux révolutions comme la nôtre, dans leurs débuts orageux, que des hymnes de combat ; la main qui se contente d’écrire de belles pages est considérée comme un membre inutile, sinon dangereux, et la tête d’où peuvent éclore de beaux poèmes n’est pas à l’abri du bourreau. D’ailleurs, même quand elles sont établies et consolidées depuis long-temps, les républiques fondées sur l’égalité absolue doivent médiocrement aimer l’art, qui, à tout prendre, est une aristocratie. Il n’y a que le sceptre d’or qui sache le protéger avec délicatesse et magnificence, et les piques sont des sceptres de fer. Le sceptre d’or ne réussit pas toujours au reste ; pour bien faire, il faut qu’il se laisse à peine sentir : Bonaparte appuya trop. Avec son instinct d’organisateur, il avait compris de quelle importance est pour un gouvernement son action sur la pensée littéraire ; malheureusement les conquérans traitent tout en pays conquis, et l’empereur protégea les lettres comme la confédération germanique. C’était manquer le but et abaisser ce qu’on voulait relever. Commander à l’écrivain le sacrifice de ce qu’il a de plus cher, l’indépendance, c’est tarir la source de la véritable inspiration, des nobles mouvemens ; exiger du poète de continuelles apologies en échange d’une pension de quelques mille livres, c’est mettre au nom du roi, sur le cœur de la muse, un impôt qui sera payé en monnaie douteuse. Ferait-on plus royalement les choses, jetterait-on le riche manteau de sénateur sur les épaules de quelques écrivains, cela pourrait n’être encore qu’une brillante servitude, et ne produire qu’une littérature officielle, froide comme un procès-verbal. Avec ce faux système, on ne groupe autour de soi que des esprits médiocres ; on n’apprivoise pas les aigles, qui échappent et vont bâtir leur aire plus haut. On n’attrape pas même ces canards sauvages que Ducis montrait un jour au chef de l’empire. Aimer dans l’art ce qu’il y a d’original et de pur, en répandre le goût, entourer d’estime la renommée justement acquise, pressentir le mérite inconnu et lui ouvrir le chemin, dire et croire que l’écrivain encouragé ne doit que de bons livres, voilà qui ennoblirait le protecteur et relèverait le protégé. Les gouvernemens absolus ne sont pas souvent portés à comprendre ainsi les choses, et il est toujours à craindre que leur protection accordée à la pensée ne soit qu’un prétexte pour l’asservir, que l’exemple du XVIIe siècle ne soit pas décisif pour eux, et qu’ils ne sourient intérieurement de la bonhomie de Louis XIV protégeant l’auteur de Tartufe. Les gouvernemens modernes sauraient mieux de tout point concilier les bénéfices de leur protection avec les droits de la pensée ; il est fâcheux qu’occupés ailleurs, ils trouvent plus commode de laisser la littérature et l’écrivain s’en tirer à leurs risques et périls.

Lorsque ce point d’appui que l’art avait trouvé, durant une si longue et si mémorable période, dans les régions élevées du pouvoir, vint à lui manquer soudainement, il y avait encore au moins l’influence que les gens de lettres exerçaient les uns sur les autres, et qui établissait entre eux une espèce de solidarité, excellente garantie, quoique insuffisante parfois, de bon goût et de rectitude d’esprit. Il y avait l’amitié qui donnait des conseils, et qui, veillant sur votre œuvre avec sollicitude, défendait votre imagination contre les grossiers excès, et, d’une main sûre, l’arrêtait sur la pente fatale. Il y avait la critique qui siégeait dans son prétoire, une critique sérieuse, quelquefois passionnée, amère, presque toujours juste au fond, qui rendait des arrêts et non des services, et, ne désertant jamais son poste, protestait, quand elle ne pouvait faire mieux. Il n’y avait donc alors que demi-mal, et il existait encore des digues contre le torrent ; mais, aujourd’hui, toutes les digues sont renversées. Avec l’influence d’en haut, les saines influences intermédiaires ont disparu ; il n’y a plus de solidarité dans les lettres ; si l’on s’associe, ce n’est que pour une question de salaire, et pendant qu’on appartient à une association qui semble consacrer les principes de sympathie et de fraternité, on se retire dans son égoïsme comme dans une forteresse. L’art s’étant transformé en champ de foire, où chacun veut vendre le plus cher possible, on considère tous les voisins comme des concurrens dangereux, et l’on vit dans un tel état de méfiance mutuelle, qu’un bon conseil donné naïvement serait pris pour une adroite perfidie. L’amitié littéraire n’est plus de saison : cette Égérie mystérieuse s’est enfuie du bois sacré, qui a été abattu et est devenu un grand chemin. En outre, la critique a presque partout donné sa démission ou trahi son devoir. Elle brille par son absence dans la presse quotidienne. Dès que les romanciers devinrent les habitués de la maison, il était bien évident que la critique du lieu perdrait ses droits sur leur compte, et qu’il ne lui serait permis de parler de leur talent que pour le surfaire. Là où il devait rencontrer des juges, le romancier a en effet trouvé des complices, et l’imagination a été livrée ; sa robe a été tirée au sort, et de part et d’autre on a spéculé sur ses dépouilles.

Ainsi, pour nous consoler de nos pertes et suppléer à tout ce qui vivifie puissamment une littérature, nous avons un honteux agiotage, qui s’est établi en maître dans le domaine de l’art et a fait descendre la pensée au rang d’une marchandise vulgaire. L’écrivain n’est plus l’artiste enthousiaste et consciencieux qui aime son œuvre ; c’est un imprésario cupide, qui, en faisant jouer sa pièce, songe avant tout à la recette. Ne lui demandez pas de quel côté son inspiration le porte de préférence, et dans quel endroit choisi il se sent le mieux en possession de ses forces. Une vocation distincte pour une branche de l’art est un embarras des plus gênans : la meilleure vocation est celle qui rapporte le plus. Tous les genres et tous les sujets sont bons, quand il y a de l’argent à récolter. Par malheur, ce ne sont pas seulement les talens épuisés, aux abois, qui pensent ainsi ; le débutant d’hier qui n’a pas encore fourni sa première course s’enrôle hardiment sous cette triste bannière, et croit bon tout au plus pour des Gérontes le soin de mériter une pure renommée qui vient à pas lents, de précieux suffrages qui se font attendre. Comme il se moque du jeune homme d’autrefois, qui s’imaginait sérieusement qu’il n’était pas permis de franchir la frontière de ce royaume qu’ont formé et successivement agrandi Descartes, Pascal, Bossuet, Molière, sans être saisi d’une crainte respectueuse d’abord, et sans prouver ensuite qu’on avait dans sa valise de quoi vivre honnêtement ! Naïf jeune homme qui se présentait muni d’un honorable bagage et d’excellentes provisions ! Notre débutant, lui, il se présente sans bagage, avec audace ; il entre en redressant la tête, et, au lieu de s’occuper d’une œuvre qui pourrait honorer son nom, se met aussitôt en train de réaliser des bénéfices palpables. Sous ce rapport, la génération toute fraîche le dispute à la génération mûrie, et toutes les deux, celle d’aujourd’hui et celle d’hier, se précipitent à l’envi dans le gouffre toujours béant de l’industrialisme, que rien ne peut combler. Serait-il vrai, d’aventure, que chez l’une et chez l’autre, le même besoin exagéré de luxe, le même épicuréisme raffiné, aient tué la véritable passion littéraire ? — Le vieux Corneille, qui allait à pied, était éclaboussé par le comédien Baron, qui allait en carrosse, et il ne se plaignait pas, dit-on ; je le crois sans peine : Corneille vivait avec son œuvre, ce qui est l’indicible jouissance pour le poète, et il songeait à la postérité, qui vaut bien un carrosse, et à laquelle nous ne songeons pas. Pourquoi y songerions-nous ? La postérité a le tort de ne pas payer comptant, et nous n’aimons que la gloire qui s’escompte. Faire folie de sa plume pour des écus, tel est le fond de notre système. Beau système, qui a pour infaillible résultat de rétrécir le talent et d’élargir la conscience !

Si l’industrialisme cause des ravages sur toute la ligne, l’orgueil, qui n’est pas une forme moins redoutable de l’esprit de désordre, a aussi une large part dans le désastre. Par lui, que d’œuvres manquées ! que d’intelligences hors de route ! L’orgueil est un prétendant qui ne compose pas, il veut un empire absolu, et il est rare que de nos jours il ne parvienne à ses fins et ne triomphe facilement de ses rivaux : ils faiblissent, et il grandit. C’est principalement contre le bon sens qu’il dirige ses coups. Chez les uns, ce dernier oppose une assez longue résistance ; chez les autres, il cède à la première sommation. Or, lorsqu’il est expulsé, l’imagination se trouve seule en compagnie de l’orgueil, et la catastrophe est inévitable. La chaudière, sans soupape de sûreté, éclatera. Attendez-vous à l’explosion, et sachez qu’aussitôt le simple écrivain passe grand homme ; son fauteuil à la Voltaire est désormais un trépied : les pages qu’il laisse échapper de sa plume d’or sont les feuillets épars d’un évangile de l’avenir. Son geste est superbe, son œil profond, son front a quelque chose de majestueux. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que l’asile où daigne habiter le grand homme n’est pas désert, et que des néophytes sincères ou intéressés le hantent assez fréquemment. L’orgueil hait le dialogue, il parle et n’écoute pas. Le grand homme écoute pourtant, mais il n’écoute que les éloges qui montent vers lui. Il se nourrit d’encens, le plus enivrant des parfums, et, un beau jour, n’ayant entendu depuis long-temps que les hymnes chantés à sa gloire par ses enfans de chœur, il se sent devenir dieu comme l’empereur romain. C’en est fait, il veut être adoré de tous. Qui le discutera désormais sera un blasphémateur ; qui le regardera en souriant, un impie. Nous avons plus d’un dieu de cette trempe-là dans notre Olympe.

Se livrer à cette fatale puissance de l’orgueil sans faire ses réserves, c’est se vouer aux plus déplorables écarts, et donner des otages à la folie. L’orgueil extravagant inspire une ambition sans limites, et persuade sans peine à qui sait passablement conduire une berline, qu’il serait capable de conduire le char du soleil. Nous voyons cela chaque jour. Les plus petits esprits se croient appelés aux plus vastes entreprises, et rien n’est moins rare que de voir des intelligences de mince portée aborder avec une imperturbable assurance des obstacles qui eussent effrayé plus d’un vrai génie d’autrefois. Ce qui n’est pas rare non plus, c’est de voir de remarquables intelligences qui auraient pu fournir une carrière utile, féconde, se fourvoyer tristement à la remorque d’une vanité ardente et insatiable, et changeant brusquement de rôle, travestissant leur caractère, nous donner une étrange et affligeante comédie. Sans doute l’industrialisme et l’orgueil ont respecté quelques nobles talens, qui ne succomberont pas à la tentation, puisqu’ils n’ont pas succombé ; le désintéressement et le bon sens ont encore quelques fidèles autour de leurs autels délaissés ; mais ce petit nombre, qui ne s’est pas laissé atteindre par le fléau, fait mieux ressortir le désastre général.

De quelque côté qu’on regarde, en effet, dans la poésie, dans le roman, au théâtre, on aperçoit perturbation et décadence. Toutes les portes du jardin des Hespérides ont été ouvertes, et les pommes d’or ont partout été mises au pillage. La poésie a peut-être moins souffert que les autres branches de l’art, quoique, sans plus de façon, la muse ait maintes fois levé le pied, et que les poètes, je parle des plus grands, aient à se reprocher bien des erreurs et des faiblesses. — Que le poète puisse absolument devenir un homme d’état, il ne faut pas le nier ; la chaleur de l’enthousiasme n’exclut pas la rectitude d’esprit ; un magnifique langage peut recouvrir des pensées très positives. La question est de savoir si l’on peut à la fois remplir le double rôle et gagner le double laurier ; si l’on peut être en même temps Canning et Byron, sans que Canning et Byron y perdent rien. Ce serait sublime, si c’était possible. Tel poème grandiose et incomplet prouve que c’est au moins bien difficile. Après tout, vaudrait-il mieux pour Racine avoir été ministre du grand roi, à la place de M. de Croissi ou de M. de Seignelay, et avoir laissé une Athalie incorrecte, que d’avoir fait le chef-d’œuvre sans avoir été ministre ? Je pense qu’il vaut mieux une ambition plus restreinte et des œuvres plus durables. Il ne s’agit pas de dire qu’on réserve prudemment, pour les années de la vieillesse, quand la verve aura tari, un travail de révision sévère et minutieuse. Il y a une correction qui ne relève pas de la grammaire, une correction qui est le tissu même de la pensée, et il ne faut rien moins que tous les efforts d’un esprit jeune pour la saisir et la fixer dans sa force et dans sa grace. Si pour se parer de cette correction, qui au fond n’est autre chose que le style, l’homme mûr a compté sur le vieillard, il est à craindre qu’on n’ait agi à la légère, et qu’on n’ait gravement compromis un harmonieux génie. L’absence d’une saine et vigoureuse éducation littéraire se trahit ici à chaque instant ; on eût pu être, en se contenant, un Fénelon sérieux et tendre, plein de délicatesse et de profondeur ; on s’est laissé aller, et l’on est un Fénelon à la dérive.

Pendant que l’un, en se partageant, s’affaiblissait, d’autres, tout en se consacrant à l’art sans réserve, frappaient contre un autre écueil. C’est une loi pour le poète de se renouveler toujours et avec éclat. S’il s’arrête dans une immobilité altière, il n’échappe pas à la monotonie, quelles que soient les merveilles de son rhythme. Il faut que la poésie ait le cours d’un fleuve et non le mouvement des eaux d’un lac. En contemplation devant eux-mêmes, plusieurs ont oublié de se rajeunir, et n’ont pas suffisamment compris le charme de la variété dans le développement ; ils sont tombés dans les redites. Or, se répéter, qu’on le fasse avec grandeur ou avec grace, c’est s’appauvrir et charmer de moins en moins. Ils ont eu tort, moins tort pourtant que ce poète, qui, après avoir eu une heure brillante dans sa vie, un jour de soleil, a cru pouvoir se passer d’inspiration, et y suppléer sans qu’on s’en aperçût. Hélas ! l’effort n’a pas été couronné de succès. La lutte entre l’inspiration qui résiste obstinément et le poète qui, voulant lui faire violence, tombe épuisé et hors d’haleine, a été visible pour tous, et le rude iambe d’Archiloque est devenu un pâle et flasque bout-rimé. — Un autre, au contraire, laisse insoucieusement passer l’heure du berger ; celui-ci est l’amant heureux de sa gracieuse majesté la fantaisie. Sensible et moqueur, toujours entre une larme et un sourire, larme vraie, sourire ironique ; Werther mêlé de don Juan, mais esprit français avant tout, parlant la véritable langue des vers, il accroche sa lyre aux murs de sa chambre, et s’il la détache quelquefois, ce n’est que pour en tirer quelques délicieux accords et nous donner plus de regrets. Quand on a reçu le don sacré, on n’a pas le droit de se renier ainsi. Une pareille abdication est une impardonnable faute. Qu’aurait dit la muse, si Byron (qu’on ne veut comparer à personne), jetant sa plume dans la lagune, n’eût voulu que s’ennuyer au Lido, ou si Torquato, oubliant sa Jérusalem, se fût fait lazzarone ?

Naturellement, sur ces entrefaites, la poésie ne prospère pas, et ses défauts grossissent à vue d’œil. — La réunion des vertus qui semblent opposées, telles que la prudence et le courage, la bonté et la fermeté, constitue les grands caractères ; de même la réunion des qualités de style qui semblent contraires constitue les grands poètes. Ainsi, la vraie poésie sait allier la sobriété à l’abondance, en évitant d’une part la sécheresse, et de l’autre la prodigalité ; en un mot, elle sait être riche. C’est là un des précieux secrets de l’art. Sans lui, le luxe est un clinquant qui laisse des doutes sur la fortune du maître, si ronde qu’elle soit d’ailleurs, tandis que, grace à lui, tel paraît opulent qui n’est que dans l’aisance. Il est trop prouvé que la poésie contemporaine ignore le rare secret, et qu’elle dégénère faute de le connaître. Dès le début, on avait bien remarqué chez les plus notables talens une tendance à la profusion d’images ; mais qui aurait cru qu’on arriverait si rapidement à la conséquence extrême, au dernier terme de l’abus ? La précision est française ; le défaut contraire est d’importation. Or, il semble que l’imagination ne devrait se fournir à l’étranger que de belles choses, et ces belles choses même, elle ne peut les obtenir que tronquées, comme lord Elgin, qui ne put rapporter à Londres qu’en les brisant les marbres du Parthénon. Quoi qu’il en soit, notre poésie flotte dans le vague, et ne sait plus s’arrêter à la limite voulue. Aujourd’hui un poète est comme un voyageur dont le but serait d’aller à Rome, et qui, arrivant à Rome sans s’en apercevoir, continuerait son chemin. Les strophes se déroulent en se répétant à l’infini. On déploie cent vers où vingt suffiraient, et le charme est rompu. La sirène allonge indéfiniment sa chanson, et fatigue au lieu d’enchanter. Étonnez-vous du discrédit profond dans lequel est tombée la production poétique ! Pendant que l’improvisateur, sur le môle, arrondit des périodes vides, et entasse d’incohérentes et riches images, n’est-il pas tout simple que le public s’esquive et le laisse dans une solitude où il pourra s’admirer à l’aise loin des importuns ? — Qui l’eût dit, que, dans le pays de La Fontaine et de Molière, le style poétique serait un jour un dédale inextricable dans lequel le lecteur pourrait se promener long-temps sans rencontrer la pensée ?

Parce que le public délaisse la poésie, il ne s’ensuivrait certes pas qu’elle méritât le dédain ; ce même public, ennuyé, blasé, ayant vu tant et de si singulières choses qu’il n’a plus aucun solide principe de goût, et qu’il ne sait plus à quoi s’en tenir, court à toutes jambes après le roman, qui ne mérite pas un tel honneur. Le roman est une parade qu’on joue maintenant au bas du journal pour attirer les chalands ; car, chose étrange ! des feuilles politiques qui visent au sérieux n’ont pas trouvé de meilleur moyen de s’étendre, de se propager, que d’offrir aux bonnes gens la grossière amorce de fictions souvent puériles, parfois obscènes, où l’histoire est défigurée toutes les fois qu’elle se montre, et où le bon goût est sacrifié sans scrupule. L’industrialisme irait plus loin ; il est si âpre, qu’il installerait demain dans le feuilleton les bateleurs de la foire, s’ils devaient doubler sa clientelle, et qu’il trouverait très convenable d’échafauder une grave tribune politique sur un chariot de Thespis.

Quand ils se laissèrent si complaisamment hisser sur les tréteaux du feuilleton, les romanciers signèrent l’acte de leur prochaine déchéance. — Dans certaines manufactures, il y a de malheureux ouvriers voués à un travail qui doit les tuer à coup sûr, en un temps donné, et souvent un temps très court. Il y a des tables de mortalité, une statistique funèbre, et le plus robuste comme le plus faible a son heure marquée. Eh bien ! cette terrible besogne qui ne pardonne pas à ces infortunés n’est pas plus infailliblement meurtrière que la besogne du feuilleton pour l’imagination du romancier. Les épreuves faites, on pourra bientôt dresser les tables de mortalité du feuilleton et se convaincre que le talent le plus vigoureux, le mieux trempé, ne résiste que peu d’années à ce régime délétère. — Que l’homme est insouciant, et que son propre avenir le touche peu ! On dit que les pauvres ouvriers se vouent, en chantant, à leur suicide, parce que leur métier leur rapporte par jour quelques sous de plus qu’un autre. Nos romanciers ne leur ressemblent-ils pas un peu ?

Ils courent gaiement à leur destinée, pourvu qu’il y ait augmentation de salaire. Pour un peu d’argent, ils acceptent toutes les chances d’une décadence inévitable et prochaine. Que ne font-ils pas ? ils passent et repassent d’un journal à l’autre, se mettent à la solde de tous les spéculateurs, et, n’ayant aucun souci de la dignité littéraire, s’engagent ou se dégagent pour un billet de banque de plus ou de moins. Condottieri de l’imagination, ils servent partout où l’on paie, et Dieu sait à quels moyens ils ont recours pour battre monnaie le plus possible. Celui-ci refait ses anciens ouvrages, vit sur ses anciennes créations qu’il appauvrit et défigure, ou bien met en roman ses amis et connaissances, ce qui économise les frais d’invention. Celui-là, qui a la plume si preste, et qui tracerait, s’il le voulait, de si gracieuses pages, prête sa signature, comme une illustration de plus, à un livre qu’il n’a point écrit : gentilhomme qui fait trafic et déroge, il donne son nom à l’enfant d’un bourgeois, s’inquiétant peu de savoir comment ce nom sera porté. Un troisième trouve commode de découper aujourd’hui deux volumes dans Benvenuto Cellini, et d’en bâcler quatre demain avec je ne sais quels mémoires apocryphes ; il prend de toute main, et a établi des ateliers de confection où il exploite une industrie qui a été oubliée dans la dernière loi sur les patentes. Mais quoi ! au bout de l’an, il aura fait une bonne levée, et aura mené un train de fermier général.

Au moins ceux-là n’affichent pas de doctrines, ils laissent clairement entendre que ce qui les touche le moins, c’est la foi à un principe, et ils peuvent, sans passer pour trop inconséquens, s’enrôler sous tous les drapeaux. En est-il de même pour ceux qui font parade de croyances ? Voyager d’un camp à l’autre, ne serait-ce pas alors comme une forfaiture ? C’est une question délicate que je soumets à leur conscience, ne doutant pas que, devant ce juge, elle ne soit résolue comme il convient. En attendant, cela complique l’anarchie, et ne forme pas un des traits les moins saillans ni les moins tristes du tableau. Il y avait une imagination brillante qui possédait le don de charmer en contant, et qui, en quelques années, avait peuplé les mémoires d’un essaim de poétiques figures. C’était un talent plein de lyrisme qui n’en maniait pas moins avec prestesse la baguette magique de Fielding et de Richardson. L’avenir souriait, et la gloire n’était pas loin ; mais, un jour, poète et femme, elle se laissa entraîner hors de son chemin, et se jeta dans les théories exagérées d’un insoutenable socialisme. Dès-lors, ses charmantes fictions se changèrent en homélies qu’on trouva longues. Le mot terrible qui doit être l’effroi du conteur errait sur toutes les lèvres, et arriva sans doute jusqu’à ses oreilles ; elle n’écouta point, et s’égara de plus en plus dans les abstractions philosophiques et les rêveries socialistes. Cependant, comme la bonne foi est une circonstance atténuante, l’on était indulgent. L’ardente prêcheuse semblait si inflexible dans ses convictions nouvelles, et c’est une si bonne chose qu’une conviction, qu’il faut un peu pardonner à un prosélytisme exalté et sincère, même pour des idées fausses. La femme, d’ailleurs, nous a-t-elle habitués en ce temps-ci à tant de modération et de prudence de sa part, qu’il faille se récrier à la moindre infraction ? Elle qui était autrefois chargée de retenir, et, en quelque sorte, d’apaiser l’homme ; elle qui jouait presque le rôle de puissance modératrice, n’a-t-elle pas fait volte-face, et n’a-t-elle pas été souvent le boute-en-train des plus étranges équipées anti-sociales ? C’est pourquoi le péché d’orgueil et d’indiscipline chez un talent féminin cause peu de surprise et de colère, et pourquoi le langage le plus convenable encore est celui du regret et de la douceur. L’artiste indocile, quand il est désintéressé, est derrière une bonne cuirasse. Mais que se passe-t-il donc aujourd’hui ? L’enthousiaste néophyte oublie sa cause, et met son talent au service des opinions dont elle se moquait naguère avec une intarissable verve, ou qu’elle maudissait avec colère, selon son humeur. Aurions-nous donc été dupes ? Aurions-nous eu tort de prendre au sérieux les grands mots d’art, de poésie, d’avenir, si souvent invoqués, et de ne pas apercevoir sur les lèvres qui annonçaient une foi nouvelle le sourire des augures ? Les pompeuses promesses de dévouement, les vagues aspirations vers l’infini, se réduiraient-elles à une question de sesterces ? Ah ! que diraient alors les disciples, s’il y en avait ? Ils auraient beau jeu pour se plaindre. Ils aimeraient mieux douter, et ne pas croire que la prêtresse, grace à de certains argumens, est descendue de sa chaire pour aller s’employer de son mieux à grouper des cliens autour de choses et d’idées qu’elle accablait hier de mépris et poursuivait de sarcasmes. En effet, cela se peut-il ?

Supposons néanmoins que cela fût possible ; il en résulterait au premier abord, chose singulière ! un avantage pour l’écrivain. Le poète, devenu fabricant de feuilletons, comme il a dit quelque part, serait contraint de renoncer au rôle d’hiérophante. Afin de ne pas déplaire à son nouveau public, on serait forcé de se dépouiller de cet attirail philosophique qui paralysait tous les mouvemens et leur ôtait toute leur grace native, de telle sorte que l’amour de l’argent et le métier guériraient pour un moment des aberrations de l’orgueil, et rendraient un grand service provisoire qu’ils se feraient payer plus tard d’une façon terrible, comme un usurier qui vous sauve d’abord d’un mauvais pas pour vous jeter ensuite dans un gouffre. Ainsi, même en rentrant dans le sentier où sont les véritables succès, et en ayant l’air d’obéir au bon sens, on n’obéirait qu’à une circonstance impérieuse. — Lorsqu’elles n’ont pas une foi sérieuse et profonde qui leur sert de centre et de point de ralliement, ou une sage direction qui leur en tient lieu, les imaginations tumultueuses et faibles, si richement douées qu’elles soient du reste, sont à la merci des évènemens et des rencontres.

Les excès de tous genres, dans le roman, ont été trop violens et trop nombreux pour que la punition ne se soit pas déjà montrée en maint endroit. Il y a déjà de célèbres victimes. J’ai vu plus d’un héros de la veille passer sur une civière : on allait les enterrer clandestinement. — Vous souvenez-vous de cet écrivain pénétrant qui exposait son sujet avec bonheur, analysait un caractère avec finesse, et connaissait assez bien les détours du cœur de la femme, quoiqu’il s’en vantât ? Obscur pendant sa jeunesse, il arrivait à la réputation précisément à cet âge où l’on doit savoir l’apprécier ce qu’elle vaut. Eh bien ! il a agi à l’égard de cette réputation, chèrement achetée, absolument comme s’il ne l’avait pas long-temps poursuivie sans l’atteindre, et qu’elle fût venue à lui en maîtresse banale, en courtisane vulgaire ; il l’a si fort maltraitée, qu’elle est restée agonisante sur la place. Il me semble qu’on ne peut pas considérer sans une sorte d’effroi les ravages qui se sont opérés dans ce talent. Lorsqu’il crée un caractère de femme, soutient-il une gageure ? Je le crois ; donner à une épouse d’un jour la corruption consommée d’une matrone romaine et à la fraîche et gaie pensionnaire tous les dérèglemens d’esprit d’un épicurien blasé, n’est-ce pas se moquer du lecteur, à moins que toute jeune fille ne pense et ne parle maintenant comme un romancier émérite ? Il y aurait de quoi trembler pour toutes les mères, si l’on ne savait que le fin observateur a disparu depuis long-temps, et qu’il ne reste plus qu’un écrivain bizarre, dont les contes pèchent à la fois par un excès d’idéal et un excès de réalité, et, trop vrais sous le rapport matériel, sont complètement faux sous le rapport de l’ame et du cœur. Quant à son style, il l’a gâté comme le reste. Ce style, qui avait quelquefois du bonheur, est constamment diffus, chargé de néologismes, et ressemble à une rivière bourbeuse qui charrie de tout, le lendemain d’une inondation. Seule, son ambition n’a pas été entamée, et vous savez si elle est modeste ! Il croit que rien ne peut faire obstacle à son heureux génie, qui, sur tous les points du monde poétique, n’a qu’à se montrer pour triompher ! Il a essayé du conte rabelaisien et de la physiologie libertine ; le lendemain, transformant le curé de Meudon en Swedenborg, et s’élançant du seuil de l’abbaye de Thélème, il a tenté une ascension dans les mondes mystiques, s’est égaré dans un épais brouillard qu’il a pris pour le troisième ciel, et de ce troisième ciel s’est précipité, sans parachute, sur le théâtre, le drame moderne à la main. Le drame moderne a été meurtri, brisé du coup ; cependant, tout disloqué, il a voulu faire le beau devant la rampe ; on a sifflé, et il a disparu par le trou du souffleur. Qu’importe ? sans peur et sans reproche, le romancier s’est remis de plus belle à la construction de cet immense imbroglio qu’il donne pour un vaste poème, gigantesque Babel qu’il élève à la gloire du siècle, et qui s’écroule à mesure. Ses échecs ne l’éclairent pas, et ses prétentions, ô mystères insondables de la vanité ! augmentent à proportion que son talent diminue.

Une autre victime, dont on trouverait le mausolée, si l’on cherchait bien, n’est-ce pas ce romancier qui, sans style original, sans grande finesse ni véritable profondeur, savait intéresser et tenir son auditoire en suspens avec son récit nerveux et dramatique ? Fécondé par le travail et la réflexion, ce talent aurait incontestablement grandi, et, en améliorant les qualités qu’il possédait, aurait acquis une partie de celles qu’il n’avait point. C’est le contraire qui est arrivé ; il n’a rien acquis et a beaucoup perdu. Énergique et commun, il émouvait les lecteurs et surtout les lectrices, le diable aidant. Le diable n’aide plus, à ce qu’il semble. Le récit décoloré se traîne, n’a plus rien de saisissant, et porte partout les traces de la fatigue et de l’épuisement ; cet esprit est à fond de bourse, et, en attendant la rentrée problématique de quelques capitaux, il se plaît à arranger, pour le boulevard, Roméo et Juliette en prose de mélodrame. Sans doute il ne serait jamais sorti de cette imagination une de ces créations ravissantes qui enchantent et font verser de douces larmes, mais on ne saurait dire à quels effets de vérité et de pathétique aurait pu atteindre un écrivain qui avait débuté en peintre si vigoureux d’un monde si corrompu. Il a voulu se perdre. Encore un exemple frappant de l’abus de la prospérité en ce temps-ci. Chacun croit son bonheur inépuisable ; pour défier le destin, on jette son anneau à la mer, et on ne le retrouve pas sur sa table dans le ventre du poisson merveilleux.

J’entends dire qu’il y a en ce moment un romancier qui, loin d’être à terre, est sur une sorte de pavois. Je le savais, et j’ai ici même expliqué son triomphe. Les écrivains ont leur étoile ; celui-ci a toujours joué de bonheur. Jeune, il s’embarqua sur un bâtiment de Cooper, et après quelques traversées favorables, avec une assez mince pacotille, il fit une assez jolie fortune. Sur terre l’attendaient encore de meilleures chances qu’il n’a pas laissé échapper, Dieu merci, et qu’il a su exploiter habilement. Élégant et modéré, mais sachant qu’avec de telles qualités on ne fait que de bons livres, sans bruit énorme ni gros profits, il s’est toujours froidement, et par calcul, jeté dans quelque excès. D’abord misanthrope farouche, lui qui, dit-on, sait vivre aussi bien qu’homme du monde, il a endossé plus tard le petit manteau bleu du philanthrope, on sait pourquoi, et avouons qu’à son point de vue il ne fut pas trop malavisé. Le succès a été retentissant, il a plu de l’or, et tout irait bien si l’artifice n’était découvert. Le quart d’heure de Rabelais serait-il donc déjà venu ? Ce sceptre de hasard qu’on portait avec une certaine aisance et sans trop d’orgueil, — soyons justes, — courrait-il déjà de sérieux dangers ? Di avertant omen ! éloignez-vous, tristes augures ! Qu’il nous arrive un chef-d’œuvre, il est sûr d’être bien accueilli. Mais peut-on s’empêcher de songer que les triomphes littéraires par surprise ont de périlleux lendemains ? Les succès de circonstance et de stratégie, dans l’art, constituent une gloire si fragile, qu’on éprouve à leur aspect la même sensation qu’à ce spectacle où un homme paraissait sur le théâtre dans un char traîné par un lion : quoique le vieux lion fût sans ongles et sans dents, on tremblait toujours qu’il ne se retournât et ne mît en pièces le triomphateur.

Voilà où nous en sommes, quant au roman et aux romanciers, et ce qui se passe dans bien d’autres recoins de la littérature contemporaine est parfaitement en harmonie. — Lorsque le roman ne trône pas au bas des feuilles quotidiennes, il laisse la place à la critique en matière de théâtre. Ici encore, comme partout, il y a plaie vive. Digne, ferme, instruite, cette critique eût pu être d’une incontestable utilité : le théâtre est une vaste école qui contribue puissamment à démoraliser ou à régénérer une nation. Ce n’est donc pas petite chose de veiller aux destinées du théâtre, de pousser en avant ou de contenir le poète dramatique, d’être pour lui le frein et l’aiguillon. Pour cette tâche, il faudra de la modération, de la justice, du bon sens. Eh ! si l’on avait de la fatuité, de la passion et de la mauvaise foi ! alors il faudrait croire ce qu’on dit assez généralement, que c’est un feu meurtrier que celui de ces critiques retranchés dans leur forteresse du lundi, et, sans crainte de représailles, jetant les bombes et les obus à tout hasard. Croirait-on que le mal vient surtout de ce que les ouvriers anonymes dévoués obscurément à une œuvre de goût ont fait place à des ouvriers superbes, qui signent de leur nom ou de leurs initiales transparentes, ce qui est la même chose ? Le nom a intronisé la personnalité de l’écrivain, et ce qui ne devrait être qu’un compte rendu exact, une spirituelle critique pleine de goût et de fine érudition, n’est qu’une occasion de parler de soi, de se mettre en scène à tout propos, de s’habiller et de se déshabiller devant le public, d’ouvrir au lecteur son cabinet de toilette ou même son alcôve. Les princes du feuilleton daignent admettre le public à leur petit lever.

Le but est de faire du bruit le plus possible ; le critique ne rend pas compte d’un ouvrage pour le juger, il en parle pour attirer la foule, exciter la curiosité autour de sa pièce à lui, et escamoter un succès aux dépens de son justiciable. Les bouffonneries parfois spirituelles ont usurpé la place des réflexions impartiales ; le langage modéré, les pensées justes, ont cédé le pas aux tours de force de style et aux paradoxes. Que vaut-il mieux être en pareil cas ? Un mauvais railleur, ou une plume honnête et délicate qui discourt avec agrément et sérieux de choses d’art.

Un homme a de l’esprit, de la fraîcheur d’imagination et une plume facile ; les mots abondent sur son papier, ils y arrivent par bataillons, mais les pensées y sont rares, si bien que son style est une armée d’innombrables soldats presque sans officiers. Il a une heureuse mémoire ; il a tort cependant de trop s’y fier, car elle lui joue des tours perfides et lui tend d’indignes piéges où il se laisse tomber de la meilleure grace du monde. Il proclame hautement l’infaillibilité de son goût, et ses jugemens dépendent de la moindre chose, du lieu où il se trouve, de l’heure qui sonne, de la personne qui passe. S’il écrivait ici et en ce moment, il vous caresserait peut-être ; mais comme il écrira ailleurs et à une autre heure, il vous déchirera à belles dents. Il affecte un profond respect pour le bon sens, comme pour mieux le trahir ; en effet, quand tout le monde est d’un côté, il passe de l’autre, et si on venait le rejoindre, il repasserait à l’autre bord. Si vous le prenez au sérieux, il se moque de vous, et si vous ne l’y prenez pas, il se fâche ; il est fantasque, capricieux, insaisissable, parfois amusant, parfois ennuyeux : c’est le critique de feuilleton.

Telle est la sentinelle placée en dehors du théâtre, et si nous pénétrons dans l’intérieur de la salle, nous trouverons presque partout indigence, monotonie, déclin. Vers la fin de la restauration, il s’opéra au théâtre un remarquable mouvement d’idées ; des esprits jeunes et vigoureux prirent hardiment cette cause en main, et plantèrent leur drapeau devant la rampe. Un d’eux surtout débutait avec éclat, il y a à peine treize ans de cela, et il semble qu’aujourd’hui il devrait donner des chefs-d’œuvre. Il a une surprenante fougue de cerveau et une rare habileté de main ; il a le vrai talent de la mise en scène et connaît la science du dialogue. Sur le théâtre, il est dans ses terres, et avec de la patience et de la modération, il n’est pas douteux qu’il eût conquis une noble place sur la scène française. Pourquoi faut-il que l’orgueil le plus naïf et le plus vaste, pourquoi faut-il que les besoins factices qu’on se crée follement, l’aient jeté en des voies désastreuses où il dissipe de plus en plus son esprit et son talent ? Il écrit, il écrit, s’appropriant les idées des autres, soit qu’elles ne lui coûtent rien, parce qu’il y a prescription, soit qu’il faille les acheter au voisin. Il se fait manœuvre pour vivre en satrape, et ne jette sur le marché que des produits de troisième ordre, qui ont été manufacturés, à la vérité, dans un appartement de grand seigneur. On dira qu’au milieu des invraisemblances et des anachronismes, il amuse et n’économise ni l’esprit, ni l’entrain : soit, et je vous accorde que c’est le plus spirituel des marchands ; mais il y a loin de là à un artiste, il y a loin de là à ce William Shakspeare qu’on allait égaler, et si le ciel, ô poète, qui, pour notre agrément, vous a fait naître en ce pays de France, vous avait fait naître tout aussi bien sous le ciel britannique, vous n’auriez pas votre tombe à Westminster !

L’improvisation rapetisse tout ; la comédie improvisée est du vaudeville. À côté du drame qui, après avoir affiché des prétentions si hautes, et s’être mis en route avec des airs si hautains de conquête, est tombé épuisé et haletant dans un fossé, la comédie, qui n’avait pas tant promis, n’a pas tenu davantage. Elle a dédaigné l’étude sérieuse des modèles, l’observation profonde du cœur, la verve originale, le style ; elle s’est contentée d’un peu de dextérité de mise en scène, de la plaisanterie commune, du sel vulgaire, et comme si l’on suppléait à la qualité par le nombre, elle a mis au monde un déluge de croquis, laissant à d’autres le soin de faire des tableaux. Le plus mince auteur dramatique s’est inoculé la fécondité d’un Vega ; il est vrai de dire que, dans ce débordement inoui d’incomplètes et chétives peintures, le plus souvent d’une gaieté suspecte, personne ne sait au juste la part qui revient à chacun, car on s’est coalisé pour avoir de l’esprit, et pour l’exploitation de la scène on a établi de véritables maisons de banque avec une raison sociale. Ici, plus que partout ailleurs, l’industrie s’est associée à l’art ; l’écrivain dramatique ne songe qu’à l’applaudissement banal et au profit ; il écrit sur un comptoir. Notre Thalie est fille de boutique ; elle cumule ; elle tient des livres en partie double et chante des couplets grivois.

Où donc le désordre n’a-t-il point passé ? Je cherche en vain dans les lettres un lieu réservé et à l’abri du terrible fléau. L’histoire elle-même a été atteinte, l’histoire à laquelle des travaux sérieux et persévérans, de nobles efforts, un souffle puissant et nouveau, assurent une place élevée dans l’avenir. Sans doute, à côté des vieux athlètes irréprochables et vénérés, il se groupe toujours de jeunes et consciencieux travailleurs, et le sillon historique n’est pas en friche ; mais le mal est à côté du bien, et s’il y a une portion saine, il y a une autre portion que l’ulcère hideux a gagnée. La bonne érudition, en plus d’un endroit, est un luxe inutile ; le sophisme ignorant et hardi réussit plus vite. Et quelles exorbitantes vanités se sont produites au grand jour dans ce champ-clos ! n’avons-nous pas vu des gens se poser en fondateurs de dynastie, et faire modestement dater la véritable histoire du jour où ils publiaient leur premier livre ? Ici quel étalage, le soir, de la science acquise le matin ! Là, s’est-on assez souvent trompé de style ? a-t-on assez souvent fait du pamphlet acerbe, en se donnant dans la préface pour le plus impartial des hommes ? et que dire de cet infatigable compilateur, espèce de bénédictin marchand, qui écrit l’histoire à la course, crée dix volumes en un tour de main, et auquel la critique bienveillante devrait envoyer, le jour de sa fête, un Salluste doré sur tranche ?

Au milieu des habitudes de cette vie littéraire, dont nous avons essayé de peindre quelques traits, dans cette bruyante cohue, comment pourrait-on observer la mesure en quoi que ce soit ? Aussi de tous côtés ce ne sont que voix qui détonnent. L’outrecuidance est de mode ; on tranche à tout propos avec un imperturbable aplomb : on a trempé une plume dans son écritoire, et l’on retire une épée d’Alexandre. Cependant l’outrecuidance est toujours une absurdité : si on a raison, elle diminue le triomphe, et, si on a tort, elle ajoute à la honte de la défaite. Je ne sais trop qui a dit cela, mais je crois qu’il a bien dit. Je crois également qu’on pourrait être poli, sans cesser d’être mordant. Un peu d’urbanité ne gâte rien, et si, dans les différends nombreux qui s’élèvent entre écrivains, on se piquait de politesse, tout le monde y gagnerait. Qui ne préférerait un élégant tournoi entre gens d’esprit à une grossière polémique de la halle ?

Ce qui a de tout temps existé, c’est l’admiration que l’auteur médiocre a pour son ouvrage, l’enthousiasme que le mauvais poète éprouve pour ses vers. D’Alembert cite à ce propos le mot d’un spirituel jésuite : Dieu, qui est bon, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant. Ce sentiment a commencé avec la littérature ; ce qui est nouveau, c’est la forme qu’il revêt aujourd’hui : il s’est frotté d’un faux dédain. On a l’air d’estimer fort peu son œuvre, on la jette au public sans façon, et comme pour se débarrasser de quelque chose qui gêne. C’est là le dernier raffinement de la vanité, la plus insolente manière de faire la roue. Quel est donc cet écrivain qui le prend de si haut avec son talent, et traite si lestement son livre auquel le public pourtant adresse un bon accueil ? Ce serait un cœur plein de désintéressement et d’élévation, si ce n’était un fat qui s’admire et se donne de l’encens en secret.

Cette fatuité sera châtiée, comme tous les autres égaremens que nous avons pris sur le fait. Les coupables seront tous punis par où ils ont péché : ils auront leur réputation tuée sous eux. Les lettres sont maintenant une bourse où l’on spécule follement, au hasard ; on s’y ruine comme on s’y enrichit, c’est-à-dire qu’on perd la vogue comme on la gagne, un beau matin, en un clin d’œil. Cela ne laisse pas d’avoir quelque amertume. S’être vu l’idole d’un peuple de lecteurs, avoir régné par l’ascendant et le charme de l’imagination, et se voir repoussé avec froideur ou même avec dégoût, il semble que ce doit être là un poignant chagrin ; et se voir oublié ! cela est plus poignant encore. L’oubli est un cercle inconnu de l’enfer où Dante aurait dû placer l’écrivain vaniteux. Les romanciers, dans la situation actuelle, seront les premiers à recevoir leur châtiment. Leur popularité de mauvais aloi branle au manche, et le moment est prochain où ces rois du feuilleton déshérités, bannis de leur royaume, pourront se distraire de leurs malheurs en soupant ensemble, comme les six pauvres majestés de Candide.

C’est donc à de pareilles chutes que devaient aboutir si rapidement ces ambitions hautaines ! Il y a dix ans à peine, ô grands hommes ! vous alliez renouveler la face du monde poétique ; l’art, sous vos heureuses mains, allait se transformer comme par enchantement, et vous annonciez avec une magnifique assurance les merveilles et les splendeurs d’une ère nouvelle. Les vieilles gloires de la France étaient bien pâles, et vous rougissiez presque de vos aïeux. Comparez pourtant leur destinée à la vôtre, leur carrière si bien remplie à vos existences manquées. Leur réputation se consolidait et grandissait chaque jour ; la vôtre, au contraire, diminue en marchant. Ils produisaient avec force et maturité jusqu’aux approches de la vieillesse, et au bout de quelques années, vous êtes épuisés et vaincus. Vous succombez dans l’âge de l’énergie. Décidément, nos pères ne méritaient pas d’être traités par vous avec tant de dédain, et vous auriez été plus modestes si vous aviez pu lire dans l’avenir, et si vous n’aviez été le jouet des illusions les plus étranges. Ces illusions d’hier, où sont-elles aujourd’hui ? Hier, vous partiez pour la découverte et la conquête d’un monde, et aujourd’hui la critique, assise sur le rivage, recueille des naufragés !

Imaginerait-on maintenant le moyen qui a été sérieusement proposé pour transformer subitement une ère de décadence en une époque glorieuse ? Des socialistes enthousiastes, je me sers d’un mot poli, ont proclamé l’avénement du peuple au trône littéraire. Parce que quelques ouvriers ont composé des vers passables, ces socialistes ont prétendu que le génie littéraire émigrait, et que de la bourgeoisie il passait décidément aux classes populaires ; ils ont chanté un hymne au génie naissant de l’ouvrier, ils lui ont dit qu’il y avait eu pour lui une nouvelle Pentecôte, et qu’il avait reçu le don de l’inspiration sainte. Si l’ouvrier eût écouté ces paroles insensées, s’il n’eût pas été plus raisonnable que ses courtisans, nous aurions été témoins de terribles mécomptes, de grands malheurs. On ne songeait pas que mettre une lyre aux mains de l’ouvrier, c’est lui ôter son pain de chaque jour. Quand il chantera, il se croira au-dessus de son état ; quand il recevra les éloges des journaux socialistes, c’est pour le coup qu’il se considérera comme bien supérieur à sa condition, et qu’étouffant désormais dans cette atmosphère, il ne tardera pas à en sortir. Que fera-t-il ? Il n’a qu’un parti à prendre ; les éloges l’ont perdu, il se fait écrivain de profession, et cela sans éducation première, sans études, avec quelques mots creux dans le cerveau. C’était un honnête ouvrier qui gagnait de quoi vivre, c’est un écrivain sans ressources. Si son orgueil n’était engagé, il reculerait ; mais il ira jusqu’au bout, l’infortuné ! et je devine ce qu’il va devenir : une imagination pleine de chimères, un cœur plein de fiel, un bras au service de toutes les insurrections. — Les socialistes proposaient donc, pour guérir la littérature de tous ses désordres, d’introduire un immense désordre de plus.

Qui peut beaucoup dans la guérison, c’est la critique. Qu’elle ne cesse d’attaquer avec modération et énergie l’esprit de désordre sous toutes ses formes, et les débauches diminueront peu à peu, l’air se purifiera. Au point où nous sommes, le public saturé et l’écrivain épuisé font un retour sur eux-mêmes ; l’heure est favorable pour arriver à l’oreille du prince. Cependant, si la critique ne réussit pas tout d’abord, si elle s’adresse à des enfans prodigues incorrigibles, ce n’est pas une raison pour qu’elle se décourage et se retire sous sa tente. Il y a derrière le nuage, à l’horizon, la génération qui va arriver dans quelques années ; il faut la sauver à tout prix, celle-là, et ne pas permettre que, sans s’en douter, innocemment, parce qu’aucune voix ne l’aurait avertie, elle débute par la saturnale et se trouve de plain-pied avec l’orgie. À coup sûr la vigilance de la critique peut changer le sort des armes, et le jour où, après avoir long-temps prêché le calme, le désintéressement, le travail, elle verrait naître, sous ses inspirations, au théâtre et dans le roman, aux deux endroits les plus infestés, quelques talens nouveaux, ce jour-là elle aurait vaincu, car l’arrivée des talens nouveaux marquera la fin de cette triste période : les coryphées d’aujourd’hui seront aussitôt écrasés par la roue de leur propre char de triomphe.

Le rôle de la critique est donc tracé : au milieu du relâchement des consciences littéraires, des débauches, du gaspillage, de la soif d’argent, elle ne doit pas se lasser de répéter que la meilleure habileté, c’est d’être honnête, et que le meilleur moyen de gagner de l’argent, d’en gagner long-temps, puisque absolument en ce temps-ci il faut parler de cela, si l’on veut se faire entendre, c’est de ménager les forces de son intelligence. Elle doit dire et redire que l’économie, dans les travaux de l’esprit, c’est presque de la fortune, et que l’ordre est la vie de l’imagination.

Lieux-communs et déclamations de critique et de moraliste ! dira-t-on sans doute. Nous acceptons le reproche. Il est un moment où il faut rappeler certaines choses que tout le monde sait, c’est lorsque chacun les oublie. Quand cela peut être utile, il ne faut pas craindre d’avoir trop évidemment raison. Si l’utilité justifie, nous parlons à propos. En quel temps fut-il plus nécessaire de rappeler à l’écrivain les notions les plus simples de bon goût et de moralité qu’en ce temps d’agiotage littéraire ? Vraiment il ne s’agit plus de questions d’école, de quelques formes plus ou moins importantes, ou plus ou moins vaines ; il s’agit de l’honneur, de la dignité des lettres. La crise est grave ; c’est un triste moment pour une littérature lorsque le cœur gâte l’intelligence, et que le goût s’en va parce que l’ame baisse. Oh ! comme l’intègre Vauvenargues disait vrai en proclamant qu’il faut avoir de l’ame pour avoir du goût ! Oui, la conscience est la force de l’écrivain. Est-ce encore un lieu commun, cela ? Eh bien ! c’est avec de tels lieux communs que les lettres françaises seront sauvées, car elles se relèveront. Il n’y a pas de pays au monde où les fautes comme les malheurs se réparent plus vite que chez nous ; et ceux qui, à la vue de tous ces dérèglemens de la conscience et de l’imagination, désespéreraient de l’avenir de notre littérature, ceux-là ne se douteraient point des inépuisables ressources de l’esprit et du cœur dans la patrie du bon sens et des généreuses pensées.


Paulin Limayrac.