Similia similibus ou La guerre au Canada/Premières étincelles
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PREMIÈRES ÉTINCELLES
Le lendemain était un dimanche, mais un dimanche triste. Dans la nuit, il s’était produit une de ces soudaines sautes de vent de l’Ouest à l’Est, assez fréquentes dans la canicule canadienne, qui font remonter du fond de l’énorme bouteille que figure le Saint-Laurent sur la carte les éternels bancs de brume du golfe, et en quelques heures les refoulent en masses pressées dans l’étroit goulot où est situé Québec. Il en résulte qu’à certains jours de la belle saison on croirait que l’automne se trompe de date.
C’était une de ces journées maussades qui se préparait. Ce matin-là, le commandant intérimaire de la place se leva en humeur massacrante. Ses pensées étaient couleur du temps, brumaire, ventôse, pluviôse.
Les nouvelles que lui apportaient les officiers de service n’étaient pas non plus de nature à l’égayer. Si la ville était toujours paisible, il n’en était pas de même du pays circonvoisin. On y remarquait depuis la veille des allées et venues suspectes d’un village et d’un comté à l’autre.
La vérité est que le peuple des campagnes environnantes commençait à en savoir plus long que la ville sur les derniers événements, bien qu’il fût également sans télégraphe, sans téléphone, sans chemins de fer, sans gazettes. Ce qui surexcitait surtout les esprits, c’était de sourdes rumeurs d’appel sous les armes, de levée en masse de tous les hommes en état de porter un fusil.
Von Goelinger se dit qu’il fallait voir à cela, ce qui en allemand veut dire jeter l’épouvante dans le pays. Des détachements furent aussitôt expédiés dans diverses directions autour de la ville.
Biebenheim sollicita et obtint l’honneur de commander la patrouille de la Côte de Beau Pré, dont il connaissait tous les coins comme le creux de sa main. Il lui tardait d’aller étaler son uniforme et sa puissance aux yeux d’une population qui, sans lui avoir été ouvertement antipathique, l’avait dédaigneusement baptisé le Prussien.
Il avait bien des comptes à régler de ce côté-là, et en disant cela, sa pensée se reportait machinalement à cette sotte de Marie-Anne, qui avait eu le mauvais goût de préférer un petit journaliste de rien du tout à un particulier de sa taille, appartenant à une race supérieure. Il s’était laissé dire que les ingénues, en Canada comme en bien d’autres pays du reste, ont un faible très fort pour le militaire ; aussi se promettait-il de se payer un petit triomphe, si éphémère qu’il fût.
À la tête d’une trentaine de cavaliers qui se donnaient de faux airs de uhlans, il se lança au grand galop sur la route poudreuse qui lui était familière, s’arrêtant pour un instant dans chaque village, le temps de signifier au maire de l’endroit l’ordre de se tenir à sa disposition lorsqu’il repasserait.
Cette chevauchée échevelée, à travers un nuage de poussière, la vue de tous ces grands sabres battant au flanc des chevaux, de ces crinières hérissées en coup de vent, de ces naseaux fumants, de ces uniformes inconnus, il y avait certes dans tout cela de quoi produire quelque émoi parmi cette paisible population, plus habituée à la grande vitesse des automobiles de promenade qu’à des charges de cavalerie.
Lorsque Biebenheim et sa bande arrivèrent au village où il désirait plus particulièrement stationner, le sanctus de la grand’messe venait de sonner, et par les fenêtres entr’ouvertes on pouvait voir les ménagères récitait leur dizaine de chapelet sur une chaise de paille comme prie-Dieu, pendant que le chat somnolait dans un coin et que la soupe mijotait sur le fourneau.
Le Prussien fit ranger l’escadron sur la place en face de l’église. La fringante entrée en scène de toute cette cavalcade inattendue causa un certain trouble parmi les rustauds percherons et les pouliches de ferme attelés aux voitures de famille et attendant patiemment, la tête basse, qu’on vînt, la messe finie, les détacher de leur rangée de poteaux pour regagner le logis et l’écurie. Il y eut des hennissements de part et d’autre.
Ce tapage fit apparaître sur le perron de l’église quelques-uns des gars qui entendent la messe le plus près possible des portes afin d’être les premiers à filer dehors. Pour eux, l’Ite missa est veut dire : vite, rallumons la pipe !
Biebenheim fit signe à l’un de ces curieux de s’approcher et lui ordonna de dire au maire de réunir les paroissiens sur la place publique après la grand’messe. Puis, laissant le commandement de la troupe à un sous-officier, il se dirigea à pied vers l’habitation de la famille Meunier.
À sa grande surprise, personne ne répondit à ses coups de marteau. La porte donnant sur la rue était fermée à clef. Comme il savait que dans nos confiantes campagnes l’entrée familière donnant sur l’arrière-cour est rarement close, il fit le tour de la maison et en effet put facilement pénétrer à l’intérieur. Mais il eut beau appeler, taper du pied, personne. Maison vide.
Il alla s’asseoir près d’une table pour réfléchir. Sur cette table, à côté de la pipe et du sac à tabac du père Meunier, un petit carré de papier déplié attira son attention. Machinalement, il y jeta les yeux. C’était l’avertissement que Paul Belmont avait envoyé à son futur beau-père le soir du bombardement, lui recommandant si solennellement d’éloigner les femmes parce que, disait le billet, un grand malheur se préparait. Il comprit qu’il avait été devancé et que, s’il était en quête de succès auprès des dames, il lui faudrait chercher ailleurs. Il sortit plus vite qu’il n’était entré.
Cette déception n’était pas faite pour lui remettre l’humeur. Aussi, lorsqu’il eut rejoint ses hommes, ce fut d’un ton bref et pas commode du tout qu’il leur commanda de remonter en selle et de dégainer.
Devant cette rangée d’hommes et de bêtes, hérissée de casques pointus et de sabres au clair, menaçante dans son immobilité, la foule villageoise, hommes, femmes et enfants, qui venait de sortir de l’église, se tenait muette, comme figée d’étonnement, à une distance tout il fait respectueuse. Biebenheim parut satisfait de l’effet produit. Il appela :
— Monsieur le maire !
Un des spectateurs s’avança en disant :
— C’est moi.
— Pien, fous allez tonner ortre à fos atministrés te fenir téposer ici tous les fusils qu’il y a dans la paroisse.
Un long murmure courut dans la foule. Quelqu’un avait reconnu Biebenheim et s’était écrié : « C’est le Prussien ! »
Celui-ci reprit :
— Ce n’est pas tout. Monsieur le maire va nous suifre à Québec, comme carant de fotre ponne contuite. Fous savez sans toute que le Canata a chanché de maître. Il y a, paraît-il, parmi fous tes chens qui fous incitent à la résistance au noufel ortre de chose. Che fous afertis qu’au premier acte te révolte, les coupaples seront poursuivis sans pitié, et leurs piens confisqués.
Il y avait dans ce village comme dans beaucoup d’autres un personnage dont la langue était si bien pendue qu’on l’avait surnommé « l’avocat de la paroisse ». Ses amis dans la foule le poussaient de l’avant, convaincus dans leur naïveté qu’avec des « bonnes raisons » on ferait fléchir le sévère officier. Prenant son air bonasse et engageant des grandes occasions, le brave homme s’approcha de Biebenheim et prit la parole :
— ’Coutez donc, m’sieu le colonel…
— Pas colonel… lieutenant, dit sèchement le Prussien.
— Ah !… Eh ben, m’sieu le capitaine, comprenez, nous autres, on est des bons vieux Canayens, de père en fils ; on est dans le pays, su’nos terres, depu’deux cent cinquante ans. Vous pouvez voir nos titres au bureau d’enregistrement. Moé pour un, j’ai le numéro 201 du cadastre, qui me vient de mon grand grand-père. Pour lors, vous n’êtes pas pour nous déranger, est-ce pas ?
Biebenheim eut un petit rire méchant. Tapant sur l’épaule du beau parleur, il répondit :
— Cela tépend… Fos titres, fotre catastre, nous ne connaissons pas ça. Sachez que tout ce qu’il y a tans le pays, fos terres, fos maisons, tout est entre nos mains.
— Mais, m’sieu, se récrie l’autre, si vous me dépossédez, qu’est-ce que je deviendrai, moé ?
— Fous, dit Biebenheim en le toisant curieusement des pieds à la tête, fous êtes pien pâti, fous ferez un peau soltat.
— Et ma femme ! mes filles ! gémit l’avocat du village, en reculant épouvanté.
— Oh ! reprend le Prussien avec un petit accent canaille, les femmes, les filles, nous en aurons pien soin, soyez tranquille !
Et, comme là-dessus tout l’escadron grogna un ricanement dont tout le monde comprit la sinistre signification, l’orateur du village n’en voulut pas entendre davantage ; il se perdit dans la déroute générale, car les femmes, prises d’une terreur soudaine, fuyaient dans toutes les directions, entraînant leurs hommes et leurs enfants.
— Maintenant, cria Biebenheim sur le ton du commandement, te l’afoine pour nos chefaux, à tîner pour mes hommes ! Troit de conquête…
Le curé avait assisté à cette scène du seuil de son presbytère. Plusieurs des notables allèrent lui demander conseil.
— Voici, répondit-il, comment je comprends votre devoir de conscience en face du Pouvoir qui a envahi notre sol et occupe cette partie du pays. Ce Pouvoir n’est pas une autorité légitime ; dès lors, dans l’intime de votre âme, vous ne lui devez ni estime, ni attachement, ni obéissance. Occupation n’est point conquête. L’occupant gouverne de fait, non de droit. Devant ce fait de force majeure, notre devoir est de respecter les règlements qu’on nous impose, pourvu qu’ils ne portent atteinte ni à la liberté de nos consciences chrétiennes, ni à notre dignité patriotique.[1]
— Mais, m’sieu le curé, dirent quelques-uns, ils parlent de s’emparer de nos biens, ils veulent disposer de force de ce qui nous appartient, se servir chez nous comme s’ils étaient chez eux. Ces gens-là, c’est pas du monde !
— Que voulez-vous, mes amis ? C’est comme ça qu’ils font la guerre en Europe. Quand ils entrent en pays conquis, ils s’emparent de la personne des principaux citoyens comme ils ont fait de notre maire ; ce sera peut-être bientôt mon tour, à moi aussi, car les Prussiens ont un faible pour les curés. Ils appellent cela prendre des otages, Naturellement, ce procédé révolte les amis des otages, cause de l’agitation. Alors, sous le premier prétexte venu, un prétendu coup de fusil, une altercation quelconque, ils commencent par fusiller les cautions ; puis ils abandonnent leurs hordes à leurs instincts brutaux. Le pillage, voyez-vous, ils ont cela dans le sang. Latrocinia nullam habent infamiam : c’est Jules César qui a dit cela de leurs ancêtres les Germains, et au bout de près de deux mille ans, il se trouve que c’est encore vrai. Ce sont encore des barbares ; ils s’en vantent eux-mêmes.[2] Non seulement piller, mais mettre le feu à des villes entières, non seulement voler, mais violer, assassiner, martyriser les non-combattants sans défense, c’est un jeu pour eux. C’est ce qu’ils appellent faire la guerre.[3] Ce qu’ils font là-bas, pourquoi ne le feraient-ils pas ici ? Donc, mettez-vous bien en tête, mes amis, que vous feriez leur jeu en résistant, en faisant même semblant de les provoquer. Patientez, endurez, ayez confiance en Dieu ! Il ne vous abandonnera pas !
- ↑ Extrait presque textuel de la lettre pastorale de Son Em. le cardinal Mercier, 1er janvier 1915.
- ↑ Le général Von Disfurth dans le Tag de Berlin :
« Tout ce que feront nos soldats pour faire du mal à l’ennemi sera bien fait et est justifié d’avance… Mars est le maître de l’heure, non Apollon… On nous traite de barbares. Nous en rions. »
- ↑ Le Post de Berlin du 20 décembre 1914 émettait cette monstrueuse théorie :
Faire la guerre humainement, c’est en vérité la faire cruellement, car une guerre humaine dure plus longtemps et exige de plus grands sacrifices. »