Similia similibus ou La guerre au Canada/La loi de milice
VIII
LA LOI DE MILICE
— Ah ! vous autres les Angliches, c’est toujours comme ça ; il n’y a que vous qui puissiez avoir raison.
— Explique-moi au moins en quoi j’ai tort, you blockhead !…
— Eh bien, je te dis, moi, qu’il y a moyen de passer.
— Et moi, je t’affirme que toutes les issues sont gardées. Dans la matinée, quand j’eus fait un somme dont j’avais grand besoin après notre nuit blanche, je suis allé faire le tour des ponts et je me suis renseigné : partout des corps de garde, partout des patrouilles.
— Oui, partout, excepté au bon endroit où tes longues gigues ne t’ont pas porté. Tes patrouilles, tes corps de garde, je m’en moque. Veux-tu parier que je passe quand même ?
— Don’t make a fool of yourself. Voyons, my dear Paul, tu seras bien plus avancé quand tu seras tombé entre les pattes de ces mangeurs de saûerkraut. Leurs espions nous connaissent trop bien tous deux. Tu as dû les voir souvent à ton journal comme ils venaient au mien, sous prétexte de publicité commerciale ou d’articles ronflants sur la paix universelle.
— Fiche-moi la paix avec tes histoires d’espions. Je ne sais qu’une chose : c’est qu’il faut à tout prix avoir des nouvelles, savoir ce qui se passe dans le pays. Québec est pris, bon ; mais le Canada est grand, et ils ne sont pas maîtres de tous les chemins, de tous les téléphones, de tous les télégraphes. Nous avons promis du secours à Québec ; eh bien, il faut aller le chercher. Comprends-tu, espèce de beef-eater ?
— You bet si je comprends, mais ce que je sais aussi, c’est que pour sortir de Québec, il faut une permission…
— Je m’en passerai.
— Mais, you d… fool, tu te feras pincer, ou tu recevras du plomb dans l’aile. Et moi, tu sais, je n’entends pas rester tout seul à la manœuvre !
On l’a deviné, ce sont nos deux inséparables qui dialoguent sur ce ton charmant.
Après s’être remis des fatigues de la nuit, ils avaient couru la ville chacun de son côté pour juger de l’effet de leur « mot d’ordre », et ils se retrouvaient, dans l’après-midi de cette torride journée de juillet, au rendez-vous qu’ils s’étaient assigné, dans un haut de maison dont les fenêtres donnaient d’enfilade sur la rue Saint-Jean, et où Belmont avait établi ses quartiers de célibataire.
Certains de n’être dérangés par personne, et surtout d’être à l’abri des regards fureteurs du lynx allemand, ils profitaient de ce moment de répit pour se livrer sans contrainte à leur sport favori : le ping-pong à coups de langue.
Cette fois, leur prise de bec différait de leurs habituelles bisbilles politiques, en ce qu’ils étaient pour le moment d’accord sur le fond, ce qui ne leur était jamais encore arrivé.
Tous deux voulaient exactement la même chose : percer le voile ténébreux qui enveloppait la capitale, communiquer avec le dehors, pouvoir crier au secours avec quelque chance d’être entendus. Sur l’urgence de ce projet, ils abondaient ; c’est seulement sur le mode d’exécution qu’ils en étaient encore aux gros mots.
Pourtant, il devait y avoir un moyen d’arriver. Ils croyaient sincèrement qu’il n’est pas de situation sans issue ; cet axiome avait souvent relevé leur courage dans leurs pires échecs. À la guerre comme dans la politique, ce devait être la même chose. Ils se disaient aussi que la nuit n’est jamais plus noire qu’à l’approche de l’aurore.
Mais ils avaient beau se répéter : « L’issue existe », ils ne l’entrevoyaient nulle part. Chaque fois que l’un émettait une proposition, l’autre mettait le pied dessus. C’étaient alors des hauts cris à n’en plus finir.
Il faut dire aussi que quelques-unes des solutions proposées étaient d’une extravagance pommée.
Jimmy Smythe avait sérieusement lancé l’idée d’établir un poste de T. S. F. sur le toit même qui abritait l’appartement de Paul, pour se mettre en communication aérienne avec Ottawa, tout au moins pour intercepter les ondes hertziennes de l’ennemi.
Belmont, plus funambulesque, parlait ni plus ni moins d’assassiner un Allemand comme dans les Trois Mousquetaires, d’endosser son uniforme et d’aller monter la garde sous les fenêtres de l’état-major, dans l’espérance de saisir au vol, de cette façon, quelque renseignement utile à la patrie.
La discussion s’était tellement échauffée que l’Anglais avait fini par tourner le dos à son adversaire, et comme pour exprimer son profond dégoût, s’était mis à siffloter tout en faisant semblant de reluquer curieusement les portraits d’hommes politiques et d’actrices à la mode qui composaient en grande partie la décoration murale de cette chambre de garçon.
— What is this ? demanda-t-il tout à coup d’un ton indifférent, manière de rompre le silence.
— Ah ! ça, c’est tout nouveau, dit Paul. Comme tu n’es pas ami du ministère, je parie que tu n’as pas encore vu cette carte ; je t’en ferai donner une. Cette intéressante lithographie accompagne le dernier rapport du ministère de la Voirie. Voilà qui te convaincra, fanatique censeur, que la province de Québec, si arriérée à tes yeux d’angliche, bat toutes les autres pour les belles routes. Regarde : ces lignes en couleurs indiquent les différents genres de chaussées : macadam, bétonnages, empierrements et cætera.
— Et tu dis que cette carte est toute récente ? fit Jimmy sans se retourner.
— Mais oui, je l’ai reçue pas plus tard qu’hier.
Soudain, l’Anglais pousse un cri à faire trembler les vitres :
— By Jove, we’ve got them ! vociféra-t-il en exécutant un tango fantastique tout autour de la chambre.
Paul le croit fou, mais l’autre, l’entraînant de force vers la carte, pose un doigt triomphant sur l’un des bariolages en couleur qui la décorent.
— Tiens ! crie-t-il, voilà un bout de chemin qui m’a l’air de s’arrêter tout court à deux ou trois milles de notre ville.
— Eh ! oui, dit l’autre, c’est un nouveau raccourci que les paroisses de Portneuf ont obtenu du gouvernement pour faciliter le transport de leurs denrées au marché. Eh bien, quoi ! qu’y a-t-il là de si épatant ?
— Il y a, my dear fellow, que, si tu étais d’équerre, tu ne manquerais pas l’occasion de m’abrutir d’un de tes assommants calembours.
Il y a que, si tu étais dans un de tes moments lucides, tu dirais : Voilà une impasse qui va nous tirer de la nôtre. Il y a que ce tronçon de chemin vicinal, non encore ouvert à la circulation, ne doit pas encore figurer sur les fameux plans des espions allemands. Il y a enfin que je connais le moyen d’y parvenir à travers bois sans risquer sa peau. Voilà ce qu’il y a, simplicissimus !
L’enchantement que cette révélation produisit instantanément sur Belcourt lui fit oublier le ton blessant qui l’accompagnait.
Les deux affidés firent sans bruit leurs préparatifs de départ, et comme toute circulation était interdite dans les rues après 7 heures du soir, ils se rendirent de bonne heure chez un ami logé aux extrémités de la ville du côté de Sainte-Foy, où ils attendirent la noirceur pour se glisser furtivement dans un bois voisin, dont les sentiers n’avaient rien de secret pour Jimmy Smythe, qui les avait maintes fois pratiqués dans ses parties de cynégétique.
Nous précéderons nos amis dans leur aventureuse chasse aux nouvelles. Disons tout de suite, pour ne pas faire languir le lecteur, que, si Québec avait été pris par surprise, il n’en avait pas été de même pour le reste du pays.
Les communications télégraphiques n’avaient été rompues que localement, sur quelques points du vaste territoire qui s’étend au sud du Saint-Laurent. Montréal, Ottawa, à vrai dire tout le nord du fleuve, étaient restés intacts, et les chemins de fer de la rive nord continuaient à circuler librement, à l’exception d’un certain rayon autour de la vieille capitale.
Dès la veille au soir, les mouvements des envahisseurs avaient été notablement compromis par la découverte fortuite d’une cache d’armes et de munitions dans un endroit isolé non loin de la frontière. Ordre avait été immédiatement dépêché d’Ottawa dans toutes les directions d’armer les bataillons de milice volontaire et d’arrêter la circulation des voies ferrées venant des États-Unis.
Déconcertées, çà et là désorientées au premier moment, les bandes armées s’étaient reformées et concentrées sur divers points, et leurs rangs grossissaient à vue d’œil. Des villages de frontière avaient été ravagés, pillés, incendiés même.
Il était évident que le Canada avait affaire à un coup de main beaucoup plus sérieux que les raids féniens de 1866.
Du côté de Québec surtout, la situation était singulièrement inquiétante. Les communications télégraphiques avaient été brusquement coupées de bonne heure dans la soirée, et les rumeurs les plus terrifiantes faisaient traînée de poudre d’un bout à l’autre du pays.
On parlait d’un massacre général, de l’arrivée d’une mystérieuse escadre armée de gros canons dans les eaux du golfe Saint-Laurent ; en un mot, le spectre de la guerre hantait tous les esprits, monstre d’autant plus hideux que sa visite était inattendue.
D’où partait le coup ? On n’osait le deviner. Les rapports confus reçus de la frontière parlaient d’une invasion de 200,000 Allemands recrutés secrètement dans les États de l’Ouest, où l’immigration germanique s’était surtout groupée, comme d’après un plan préconçu et dirigé par une main occulte, formant ainsi dans les grandes villes, depuis San Francisco jusqu’à Détroit, des noyaux prépondérants.
Cette information n’avait rien d’invraisemblable pour ceux qui avaient étudié le mouvement ethnique en Amérique. Ne parlons pas de ces petites colonies luthériennes venues d’Allemagne au 18e siècle, quelques milliers d’individus à peine ; non plus que de l’émigration germanique aux États-Unis pendant la première moitié du siècle dernier, jusqu’à la révolution de 1848.
Il est permis de croire que ces déjà vieilles générations, chassées du sol natal par le despotisme, sont aujourd’hui fondues dans le grand moule américain ; les noms se sont altérés, Trautwein est devenu Trautwind, Schumacher s’est transformé en Shoemaker, Meyer en Myers, et ainsi de suite.
C’est l’apport des décades suivantes qui nous intéresse davantage pour le moment. Voici, succinctement, les statistiques de l’immigration allemande aux États-Unis depuis 1850 : 1851-60, 951,667 ; 1861-70, 787,408 ; 1871-80, 718,182 ; 1881-90, 1,452,970 ; 1891-1900, 543,922 ; soit environ 4,500,000 âmes auxquelles on peut ajouter 500,000 Autrichiens de nationalité germanique.[1]
Il n’y avait donc pas à s’étonner que sur les dix millions d’individus que devait représenter l’accroissement naturel d’une aussi forte immigration, on eût pu enrégimenter et armer 200,000 fanatiques aventuriers.
D’ailleurs, l’apparition imprévue du chef de l’Exécutif de Québec ce jour-là dans les rues de la capitale fédérale, et surtout les nouvelles qu’il apportait, ne laissèrent aucun doute sur la nationalité des agresseurs.
La veille au soir, après que Québec eut été plongé dans les ténèbres et dans la terreur, un messager était allé en toute hâte prévenir le Lieutenant-gouverneur de ce qui se passait dans la ville.
Comme le représentant de Sa Majesté à Québec habite un château champêtre hors ville, et que les chemins lui étaient encore libres, ses ministres l’avisaient — c’est ici le terme consacré — de partir pour le siège du gouvernement central, afin de pouvoir concerter la défense, pendant qu’eux veilleraient au grain sur place.
Qui fut dit fut fait. Quelques instants après, le gouverneur sautait dans sa rapide limousine, qui bientôt le déposait à la première station de chemin de fer non encore inquiétée, où il prenait le train de nuit pour Ottawa.
Il y était reçu avec tous les honneurs dus à son rang le lendemain vers midi, c’est-à-dire presque à la même heure où Son Excellence le commandant Von Goelinger enrageait de ne pas avoir le plaisir de serrer la main et de passer les menottes à Son Excellence le gouverneur.
La conséquence de cette apparente évasion d’un grand personnage fut que le pays était informé du peu glorieux fait d’armes de Goelinger, pendant que celui-ci restait dans une complète ignorance de ce qui se passait dans le pays.
Naturellement, l’émouvante nouvelle de la capture de Québec par un détachement allemand leva les derniers doutes qui pouvaient encore subsister dans l’esprit des autorités fédérales.
Il n’y avait pas à hésiter un instant devant l’audacieuse entreprise d’ennemis menaçant le Canada sur tous les points : aux grands maux les grands remèdes, il fallait prendre un parti extraordinaire, mettre en force certaines dispositions, — jusque-là lettre morte — de la loi de milice du Canada, et convoquer le Parlement à quinze jours d’avis.
Cette vieille loi de milice dormait depuis plus de soixante ans dans les poudreux statuts, d’où on l’avait retirée à certains intervalles, histoire de lui donner un coup de plumeau.
Et voilà que tout à coup, sans crier gare, on allait s’en servir tout de bon, pour la première fois dans l’histoire de la Confédération ; il le fallait bien, puisque l’effectif de la troupe permanente et de la milice active était manifestement insuffisant pour faire face à cette nuée d’envahisseurs qui menaçait l’interminable frontière du Canada.
Voici ces terribles clauses de levée en masse qui allaient sonner le tocsin par tout le Dominion. Comme on le verra, c’est presque la conscription, une conscription à une minute d’avis, comme la trompette du jugement dernier :
« 2 — L’expression « milice » signifie toutes les forces militaires du Canada.
« 4 — Le commandement en chef de la milice reste et est attribué au Roi, qui l’exerce et administre personnellement, ou par l’intermédiaire du Gouverneur-général agissant comme son représentant. »
« 11 — Tous les habitants mâles du Canada, âgés de dix-huit ans et plus, et de moins de soixante ans, non exemptés ou frappés d’incapacité par la loi, et sujets britanniques, peuvent être appelés à servir dans la milice ; dans le cas d’une levée en masse, le Gouverneur-général peut appeler au service toute la population mâle du Canada en état de porter les armes.
« 12 — Seules les personnes suivantes sont exemptées de servir dans la milice, savoir :
« Les membres du Conseil Privé du Roi pour le Canada ;
« Les juges de toutes les cours de justice ;
« Les membres des conseils exécutifs provinciaux ;
« Les sous-ministres des gouvernements fédéral et provinciaux ;
« Le clergé et les ministres de toutes confessions et sectes religieuses ;
« Les télégraphistes en activité d’emploi ;
« Les fonctionnaires et commis régulièrement employés à la perception du revenu ;
« Les directeurs et officiers de toutes prisons et de tous les asiles publics d’aliénés ;
« Les membres de la milice navale ;
« Les membres de la police et des corps de pompiers employés en permanence dans les cités, villes et villages constitués en corporation ;
« Les professeurs des collèges et universités, et les instituteurs des ordres religieux ;
« Les personnes rendues impropres au service militaire par quelque infirmité physique ou mentale ;
« Le fils unique d’une veuve, s’il est son seul soutien ;
« Les pilotes et apprentis pilotes durant la saison de navigation ;
« Les gens auxquels, à raison des doctrines de leur religion, il répugne de porter les armes ou de faire eux-mêmes du service militaire — dans les conditions établies. »
« 15 — La population mâle ainsi sujette à servir dans la milice est partagée en quatre classes : « La première classe comprend les hommes âgés de dix-huit ans et plus, mais de moins de trente ans, célibataires ou veufs sans enfants ;
« La deuxième classe comprend ceux âgés de trente ans et plus, mais de moins de quarante-cinq ans, célibataires ou veufs sans enfants ;
« La troisième classe comprend ceux de dix-huit ans et plus, mais de moins de quarante-cinq ans, mariés ou veufs avec enfants ;
« La quatrième classe comprend ceux âgés de quarante-cinq ans et plus, mais de moins de soixante ans.
« Et tel est l’ordre dans lequel la population mâle est appelée au service.»
« 70 — Le Gouverneur en conseil peut mettre la milice, ou toute partie de la milice, en service actif partout dans le Canada et en dehors du Canada, pour la défense de ce dernier, en quelque temps que ce soit où il paraît à propos de le faire à raison de circonstances critiques. »
Il y eut du débat dans le conseil des ministres avant que le projet de décret pût être définitivement adopté.
Mais il survint à ce moment quelque chose qui coupa court à la discussion. Un câblogramme venait d’arriver, annonçant avec un sinistre laconisme que le feu était aux quatre coins de l’Europe ; l’Allemagne, sous un prétexte quelconque, avait déclaré l’état de guerre, et ses armées envahissaient d’un côté la France par le territoire belge, de l’autre la Russie, pendant que sa flotte menaçait les côtes anglaises.
Ainsi, au lieu de la Paix universelle — ce rêve évangélique des âmes honnêtes et généreuses, des hommes de bonne volonté — c’était la Guerre universelle — le déchaînement de tous les diables de l’enfer sur la terre !
- ↑ Voir Encyclopedia Americana, article : « The Germans in the United States. »