Silva/06
Le ciel était voilé de longs nuages gris,
Un vent froid coupait l’air, et des champs défleuris
Les étés avaient fui vers un plus doux rivage.
C’était l’automne, non l’automne au front paré
Des verdures du pampre et du raisin doré,
Mais l’automne pâlie au terme du voyage.
Une teinte rougeâtre enveloppait les bois,
L’herbe des sentiers verts était sombre, et la voix
Des oiseaux se taisait aux cimes des feuillées ;
Nul bruit dans la forêt excepté le bruit sourd
Des vents qui, des grands fûts berçant le dôme lourd,
Faisaient voler dans l’air mille feuilles rouillées.
Assis au pied d’un hêtre et seul, au sifflement
De l’air froid je prêtais l’oreille, et tristement
Contemplais le déclin des choses de nature,
Lorsqu’un craquement sec dans l’arbre épais et haut
Retentit, et je vis à mes pieds aussitôt
Tomber en tournoyant un débris de ramure.
Ce fragment, détaché du faîte gémissant,
Avait fini de vivre, et flétri, jaunissant,
Allait se perdre au sein d’une aride poussière,
Et pourtant au milieu de ses sœurs couleur d’or
Une feuille encor verte et toute fraîche encor
Brillait comme aux beaux jours de la fleur printanière.
Son apparition splendide m’attendrit,
Et soudain m’arriva la pensée à l’esprit
Que, dans sa survivance au reste du feuillage,
Cette fraîcheur était comme un rêve d’été,
Un heureux souvenir épanchant sa gaîté
À travers les brouillards et les glaces de l’âge.
Alors, moi-même alors, je revis mes vingt ans
Avec tous leurs plaisirs, leurs espoirs éclatans,
Leurs secrètes amours, leurs amitiés sans voiles,
Et de ces souvenirs qui ravivaient mon cœur,
Quelques-uns surpassaient les autres en douceur
Comme la blanche lune efface les étoiles.
Sur ceux-là bien longtemps s’attacha le regard
De mon âme ; longtemps les contemplant à part
Comme un bouquet de fleurs aux grappes embaumantes,
Des touffes de lilas qu’un pauvre voyageur
Trouverait au désert, longtemps avec bonheur
J’en savourai la grâce et les odeurs charmantes…
O divine Mnémé, de l’âme auguste enfant !
Les Grecs eurent pour toi, dans leur âge brillant,
Une adoration profondément pieuse :
Leur pensée honorait sous ton aimable nom
La mère des neufs sœurs compagnes d’Apollon,
Et du grand Jupiter l’éternelle amoureuse.
Et moi, comme eux je t’aime et t’honore comme eux,
Car seule, de ce monde obscur, tumultueux,
Inconstant, fugitif, tu retiens quelque chose ;
Tu sèmes de plaisirs notre course ici-bas,
Et de nouveaux bonheurs par-delà le trépas
Tu dois fleurir encor notre métamorphose.
Oui, quand la Parque sombre, avec son fer divin
De notre vie aura coupé le fil de lin
Et dans les airs laissé partir l’âme légère,
Si, comme une fumée aux champs de l’infini,
Notre esprit ne s’est point soudain évanoui,
Ce que je ne puis croire et nullement n’espère,
En lui le souvenir renaîtra plus fervent,
Plus profond qu’il n’était lorsque le corps vivant
Le tenait à l’étroit dans sa prison massive ;
Son regard aura plus de portée et d’ampleur,
Et jusqu’aux moindres faits cachés au fond du cœur,
Tout réapparaîtra d’une façon plus vive.
Alors si, par l’effet d’instincts supérieurs,
Nulle infâme action, nuls pensers corrupteurs
N’ont terni son essence en traversant la terre,
Ou si des actes vils les fantômes ombreux,
Se fondant au brasier des remords douloureux,
Ont laissé revenir sa pureté première,
Alors il reverra, dans leurs rayonnemens
Et leurs suavités, les rapides momens
Où l’union des cœurs doubla son existence ;
Il reverra les traits, les formes de tous ceux
Que sur terre il aima d’un amour sérieux,
Car l’amour vainc la mort et la passe en puissance.
O bonheur ineffable ! ô nobles cœurs éteints,
Vous, vers qui des aimans subtils et clandestins
Nous avaient entraînés dans le torrent de l’être,
Vous n’aurez pas touché vainement à nos jours
Et tenu place en nous pour, loin de nous toujours,
Au gouffre du néant plonger et disparaître.
Qu’importe, doux amis, même après le trépas,
Que votre esprit semblable au nôtre ne soit pas !
Qu’il monte plus léger ou demeure en arrière !
Qu’importe que, moins purs ou que plus avancés,
Ainsi que ramiers blancs l’un à l’autre enlacés,
Nous ne puissions voler ensemble à la lumière !
Vous n’en vivrez pas moins en nous profondément,
Et pas moins n’en serez, sans perte d’un moment,
Les tendres compagnons de nos pèlerinages ;
Nous vous invoquerons et vous nous répondrez,
Comme au temps du sommeil, en des rêves dorés,
Le faisaient si souvent vos vivantes images.
En vain le vif éclat des célestes beautés,
L’épanouissement des saintes vérités
Nous jetteront l’esprit en extases sublimes ;
Ce vaste enivrement ne saurait amoindrir
Et ruiner en nous le puissant souvenir
Des ivresses du cœur aux régions infimes.
L’esprit ne doit-il pas toujours de plus en plus
S’épurer ? Comme lui, les souvenirs accrus
Le feront, et, laissant sur notre humble planète
La plus grossière part des doux accouplemens,
Ils ne retraceront en nos entendemens
Que les plus purs instans de l’union parfaite.
De là, chers adorés, d’indestructibles nœuds,
Augmentant, redoublant leurs serremens joyeux
À tout avènement d’existences nouvelles ;
Car, une fois entrés en nous, les amours vrais
N’en doivent plus sortir, ni s’éteindre jamais,
Étant du grand amour les divines parcelles.
O maître de Florence, ô sublime voyant
Dans les choses du ciel, ô Dante, maintenant
Je comprends mieux les faits de ton allégorie :
Pourquoi tu mis aux champs de l’expiation
La fontaine Eunoë, cette onde ayant le don
De ne vous rappeler que le bien de la vie ;
Pourquoi, dès que ton âme eut purgé ses erreurs,
Et d’un éther plus haut aspiré les fraîcheurs,
Tu retrouvas soudain ta chère Béatrice,
Et pourquoi la beauté de l’être ravissant,
Ainsi que ton amour, allait toujours croissant,
Plus vous montiez tous deux vers l’âme créatrice…
AUGUSTE BARBIER.
Fontainebleau 1863.