Silvérie

OU

Les Fonds Hollandais





Scène première


Victor Dodeau, seul.

(La pendule sonne huit coups, que Dodeau compte avec ses doigts.)

Deux heures et demie… Aujourd’hui, à quatre heures précises, ma situation pécuniaire va changer du tout au tout. Mon passif ne diminuera pas, évidemment… Un passif ne diminue jamais… Mais mon actif va s’augmenter de vingt-cinq louis qui ne devront rien à personne… C’est-à-dire qu’ils ne paieront rien à personne… Ça revient au même. Je posséderai en tout cinq cent vingt-huit francs… Je me sens de très bonne humeur… C’est curieux comme l’argent aide à supporter la pauvreté… Ces vingt-cinq louis me sont absolument tombés du ciel… Je ne suis pas de ceux qui s’imaginent qu’ils n’ont qu’à ouvrir la bouche pour que les alouettes y tombent toutes rôties… Non, mais tout de même j’ouvre la bouche de temps en temps… Le ciel peut m’aider d’ailleurs un peu, car je m’aide autant que je puis. Qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il grêle, je joue dix heures par jour à la manille… C’est ainsi que j’assure médiocrement ma subsistance, et celle de ma bonne amie… Curieuse histoire que celle de ces vingt-cinq louis… Mais voici quelqu’un…



Scène II

Muche, Dodeau.


Muche, entrant.

Bonjour.

Dodeau

Muche, écoute. Tu ne viens pas ici dans l’intention de m’emprunter de l’argent ? Tu n’es pas tenaillé par un besoin très pressant ?

Muche

Pas précisément à cette minute. Mais pourquoi ?

Dodeau

Il est donc parfaitement établi que tu n’as pas perdu cette nuit une somme importante. Et tu ne songes pas du tout à te brûler la cervelle ?

Muche

Où veux-tu en venir ?

Dodeau

Je puis donc parler librement. Sache, mon vieux Muche, que je vais toucher cinq cents francs, tout à l’heure.

Muche, portant la main à la poche intérieure de sa jaquette.

Tiens, justement…

Dodeau, l’arrêtant.

Il n’est plus temps. (S’éloignant.) Je vais toucher vingt-cinq louis tout à l’heure.

Muche

Comment ça ?

Dodeau

Tu vas tout savoir. (Ils s’assoient sur les chaises à gauche.) Il y a quinze jours, j’étais allé au banquet des anciens élèves chassés des Lycées de Paris. J’y avais été admis par faveur bien que je n’eusse jamais été chassé que de lycées de province. Je fus présenté à un riche Hollandais, un nommé Van Heitner ; ce Hollandais, après boire, se livra, au sujet de la fidélité des femmes françaises, à des propos d’un cynisme sans égal. Que cet étranger au poil rude pût tenir de tels propos, il n’y avait rien là de si surprenant. Mais qu’il s’exprimât ainsi devant de jeunes Français dont chacun avait au moins une, sinon deux maîtresses à défendre, voilà qui, en vérité, dépassait toutes les limites… Je me levai d’un bond (il se lève), d’un seul… On avait bu, l’ai-je dit, force vins et liqueurs, et je sentais mon visage enflammé d’alcool et de colère. (Gravement.) Je regardai le Hollandais fixement dans le jaune des yeux… et au milieu d’un silence… d’un silence de mort. (Changeant de ton et souriant.) Vous en avez de bonnes, lui dis-je. Mais on n’avance pas de pareilles choses sans les soutenir d’un enjeu… Faisons un pari, voulez-vous ? Vous prétendez que toutes les femmes trompent leurs amants et que vous vous chargez de souffler une femme à n’importe qui en quarante-huit heures. Moi, monsieur, ce n’est pas quarante-huit heures que je vous donne pour triompher de la vertu de ma Silvérie, ma jeune maîtresse, ce n’est pas cinq jours, pas dix jours, mais quinze jours, entendez-vous, quinze jours. Venez vous installer dans mon hôtel. Vous y trouverez des chambres très convenables depuis trois francs… Soit dit en passant, ajoutai-je, car je sais que vous ne regardez pas à la dépense… Eh bien, vous entendez ? Je vous parie vingt-cinq louis que vous n’arriverez pas à vos fins. Et ce disant, je portai la main à ma poche… où je ne trouvai qu’un mouchoir et un crayon protège-pointe… Mais, entraîné par la beauté du geste, je les déposai fièrement sur la table.

Muche

Et c’est aujourd’hui qu’expire le délai en question ?

Dodeau

Aujourd’hui même à quatre heures, c’est-à-dire dans une heure et quart. Oh ! ne regarde pas la pendule… Elle avance de cinq heures et demie. Le précédent locataire était un jeune étudiant hindou qui avait le mal du pays. Alors il a mis la pendule au méridien de Chandernagor, sa ville natale.

Muche

Et tu vas toucher cette somme à quatre heures ?

Dodeau

S’il y a quelqu’un qui touche, il y a des chances sérieuses pour que ce soit moi. Je suis tellement sûr de mon fait que je n’ai pas prévu l’éventualité de la perte, et que j’ai même négligé de passer au Crédit Lyonnais pour voir s’il y a encore quelque chose à mon compte.

Muche

C’est égal. Il faut tout de même avoir du culot pour jouer ainsi vingt-cinq louis sur la vertu d’une femme.

Dodeau

Tu plaisantes ! Tu connais Silvérie ?

Muche

Je l’ai connue avant toi. Elle m’a trompé avec toi.

Dodeau

Oui… mais au bout d’un an. Nous sommes ensemble depuis quatre mois. Or, de mémoire d’homme, Silvérie n’a jamais trompé personne au bout de si peu de temps. D’ailleurs, je me connais en femmes. Et je vois bien qu’elle ne m’a jamais été plus aveuglément attachée.

Muche

Ça, c’est vrai.

Dodeau

C’est une femme de tout repos. Parée de toutes les grâces du corps, on dirait que la nature prévoyante ne lui a refusé les dons de l’esprit que pour qu’elle soit plus absolument belle.

Muche

Oui. Elle a ce qu’on appelle en termes de métier une jolie pochetée. On ne l’a jamais vue refuser un bateau ; elle les accepte tous avec une douceur inépuisable. Te rappelles-tu quand on lui a fait croire, à la gare du Nord, que dans les trains de luxe les bouillottes étaient chauffées avec du punch au kirsch…

Dodeau

C’est, je te le répète, une femme de tout repos. Je dois te dire, d’ailleurs, que je l’ai mise au courant du pari. Ce n’était pas absolument loyal sans doute… mais comme on n’en avait pas parlé dans les conventions…

Muche

Comment lui as-tu dit ça ? Tu lui as bien expliqué ?…

Dodeau

Je lui ai dit simplement que j’avais parié vingt-cinq louis qu’elle ne me tromperait pas dans les quinze jours avec ce Hollandais… J’ai surtout insisté sur les vingt-cinq louis. Si elle est tentée d’oublier ses devoirs, elle n’oubliera pas le chiffre en question.

Muche

Et qu’a-t-elle dit ?

Dodeau

Ça l’a beaucoup frappée. Elle en est restée toute songeuse. Elle m’a dit : « Oh ! mon chéri, faudra-t-il te faire gagner ces vingt-cinq louis ? » J’ai répondu : « Je t’écoute ! »

Muche

Et tu es absolument sûr que rien ne s’est passé ?

Dodeau

Sûrement. Silvérie a été toute rêveuse ces jours-ci, mais nous n’avons reparlé de rien. Aujourd’hui elle est sortie pour aller au Louvre. Je l’ai laissée partir avec joie. Le Hollandais, lui, n’a pas quitté l’hôtel. J’ai su tout à l’heure qu’il était resté dans sa chambre… Mais voici Silvérie elle-même… Voici la jolie Silvérie !



Scène III

Les mêmes, Silvérie.


Silvérie, entrant.

Bonjour, Muche ! (Embrassant Dodeau.) Victor, j’ai quelque chose à te dire.

Muche

Je vous laisse. Au revoir, Silvérie.

Dodeau

Je vais t’accompagner jusqu’en bas pour voir le résultat des courses. La première de Saint-Ouen doit être affichée. Il y a un cheval que j’aurais voulu jouer, et ça m’embêterait s’il avait gagné. Voilà ma façon de m’intéresser aux courses.



Scène IV

Silvérie seule.


Silvérie

Trois heures moins cinq. Encore une heure et le pari était perdu. Il était temps… Faut-il que j’aime assez Victor pour avoir fait cela ? Quand il m’a parlé de ça, il y a quinze jours, je n’ai vu qu’une chose, c’est qu’il fallait… connaître ce Hollandais pour faire gagner vingt-cinq louis à mon Victor. J’étais bien décidée, mais j’ai retardé jusqu’au dernier moment… Je suis donc allée le trouver tout à l’heure, ce Hollandais que je déteste. Je l’avais rencontré plusieurs fois dans l’escalier. Il m’avait fait des agaceries de toute sorte. Mais je ne lui avais rien répondu. Quand j’ai ouvert sa porte, quand je suis allée à lui, et que je lui ai dit avec résignation : « Je suis à vous », il a eu l’air extrêmement étonné, très troublé… si troublé que j’étais inquiète, et que je me suis demandé s’il aurait le temps de se remettre de son trouble avant quatre heures. Enfin, il a repris son sang-froid… et me voici. Ç’a été un moment un peu ennuyeux, mais mon Victor va être bien content. Le voici.



Scène V

Dodeau, Silvérie.


Dodeau

Me voici ! belle chérie ! Eh bien, qu’as-tu à me dire ?

Silvérie

Victor, tu as gagné !

Dodeau, doucement.

Pas encore, belle chérie ! Il n’est que trois heures. Mon pari ne sera gagné que dans une heure seulement.

Silvérie

Pensais-tu que j’allais attendre à la dernière minute ! Victor, tu as gagné. J’ai passé un moment pénible. Mais tu as gagné tes cinq cents francs. Faut-il que je t’aime !

Dodeau, après l’avoir regardée avec inquiétude pendant quelques instants.

Explique-toi. Il y a dans tes paroles un peu de confusion.

Silvérie

C’est pourtant bien simple, mon petit Victor. Je détestais ce Hollandais, et il m’en coûtait beaucoup de te tromper. Mais puisque ça te rapportait vingt-cinq louis, j’ai pris bravement mon parti. Il n’y avait plus qu’une heure et demie. Je suis allée trouver ce monsieur, et je lui ai dit en fermant les yeux : « Je suis à vous… » Il m’a prise au mot.

Dodeau

(Il l’écoute en hochant machinalement la tête, puis il finit par la regarder avec effroi. Il tombe atterré sur son fauteuil, le front dans ses mains. Silence. Il relève enfin la tête, et d’un ton effroyablement calme :)

Les plus grandes profondeurs de l’océan Atlantique sont de sept mille deux cents mètres environ. Elles ont été constatées dans le golfe du Mexique. Le Pacifique a donné lieu à des sondages plus intéressants encore : huit mille six cent six mètres dans la fosse dite de Tuscarora… On a donné ce nom à cette partie du Pacifique parce que le navire anglais chargé des sondages s’appelait le Tuscarora(Regardant Silvérie.) Hé bien ! les sondeurs du Tuscarora — qui doivent être des sondeurs habiles — peuvent tous être mis en présence de la frêle petite âme que voici. Ils pourront déployer jusqu’au bout leurs plus grandes sondes. (Avec une véhémence croissante.) Ils se pencheront sur le bastingage pour aller plus profondément. On leur permettra de s’accrocher par les pieds au bord du navire et de tenir la corde au bout de leurs doigts. Croyez-vous qu’ils atteignent le fond de cette âme mignonne, de cette démesurée candeur ? (Avec un sourire de triomphe.) Ils y coupent ! (Avec emportement.) Vous y coupez, messieurs du Tuscarora ! (Il entre dans la plus violente colère, et pousse des cris épouvantables ; puis, se calmant un peu, dit à Silvérie.) Il n’y a pas dans la langue française ni dans aucune langue européenne de mots suffisants pour caractériser ton cas. Sais-tu à quoi j’en suis réduit ? J’en suis réduit aux rudes onomatopées, comme nos ancêtres des cavernes. Tu es la dernière des ha ! ha ! ha !… une hou ! hou ! hou ! de bas étage… et, pour me résumer, … une hi ! hi ! hi ! (Après réflexion.) Une hi ! hi ! hi ! C’est le mot.

Silvérie

Mon ami… si j’avais su que tu serais si furieux… J’ai cru bien faire…

Dodeau, d’une voix douce et lui caressant les joues.

Non… Non… ne dis rien davantage. (Montrant son front, et plaintivement.) Ceci est un crâne humain, où il y a de la cervelle humaine. Ça n’a pas une résistance sans limite. (Il pousse un soupir, attire Silvérie contre lui, et d’une voix familière et presque enjouée.) Alors, tu ne sais pas ce que c’est qu’un pari ?

Silvérie

Tu m’as dit…

Dodeau

Si tu n’allais pas voir le Hollandais, je gagnais vingt-cinq louis. Si tu allais le voir, je perdais les vingt-cinq louis. Je perds donc vingt-cinq louis. Tout à l’heure, au lieu que ce soit moi, ou, si tu préfères, au lieu que « ça soye moi » qui touche cinq cents francs, ce sera moi, Victor, qui serai obligé de les lui donner.

Silvérie

Tu seras obligé ?

Dodeau

C’est ce qu’on appelle une dette d’honneur.

Silvérie

Oh ! mon chéri ! Je suis terriblement malheureuse.

Dodeau, se contenant.

Tu as bien tort. Regarde si je me fais de la bile… Tonnerre de tonnerre ! (Avec éclat.) Il est neuf heures à Chandernagor ! Dans une demi-heure, il va s’amener ici, et me dira d’une voix calme : « Vous avez perdu ».

Silvérie, avec un air de doute.

Qu’est-ce que tu dis là ? Il va venir ici et te dira que tu as perdu ?

Dodeau

C’est dans les conventions.

Silvérie

Et il dira ça, dis-tu ?… Il dirait ça ?… Il viendrait te dire à toi que j’ai… Non, il ne le dira pas ! Car il y a des gentilshommes en Hollande…

Dodeau

Il le dira… puisque c’est un pari.

Silvérie

Mais il ne faut pas qu’il le dise… Ah ! j’ai fait une gaffe. Eh bien, je me dois, je te dois de la réparer. J’irai trouver ce Hollandais. C’est un gentilhomme. Van veut dire « de » en hollandais. Je n’aurai qu’à lui dire deux mots, à le supplier de se taire. Il se taira, que je te dis. Et comme tout naturellement tu feras le monsieur qui ne sait rien, c’est toi qui auras gagné.

Dodeau, avec calme.

Je t’ai écoutée patiemment. J’ai voulu voir si tu irais jusqu’au bout. (Se montant.) J’ai fait taire en moi ce vieux fonds d’incoercible honneur qu’y ont déposé par hérédité plusieurs siècles de sévère éducation. (Très calme.) Hé bien ! il s’est passé une chose assez curieuse avec ce vieux fonds d’incoercible honneur : il s’est tu étrangement. Est-ce que je l’aurais étouffé malgré moi ?… (D’un ton solennel.) Va, va, créature de tristesse, va-t’en à la tâche de dévouement silencieux. (Exit Silvérie.)



Scène VI

Dodeau, puis un garçon d’hôtel.


(Dodeau après le départ de Silvérie, garde d’abord un silence profond. Puis il sursaute, ouvre gravement un tiroir, y prend un revolver, et le pose fortement sur la table, il prend également une grande feuille de papier blanc et s’apprête à écrire. On frappe à la porte.)

Le garçon d’hôtel, entrant.

Voici ce que le monsieur de la chambre 17 m’a chargé de remettre à monsieur. (Exit le garçon d’hôtel.)

Dodeau, ouvrant la lettre avec précaution en retire un billet de banque.

Si je n’avais rien reçu, il ne me restait plus qu’à me brûler la cervelle. (Remettant le revolver dans le tiroir, d’un ton ferme.) Et je l’aurais fait comme je le dis. (Approchant les doigts du billet, puis les retirant, puis les appuyant tout à fait.) Aucune brûlure aux doigts. (S’avançant à l’avant-scène et mettant le billet dans son portefeuille.) Il faut vous dire qu’à la suite d’une chute de cheval j’ai perdu tout sens moral.



FIN