Sillages/Dans un verger
DANS UN VERGER
Un verger de Mytilène, vers la fin d’un après-midi d’été.
Les vignes, chargées de grappes, se déroulent jusqu’à la mer. Le soleil brûle.
Au lever du rideau, Eranna tire quelques sons du paktis, mais ses mains retombent. Épuisée par la chaleur, elle parle d’une voix faible.
Scène I
Ô vierges, le soleil est à son apogée.
Maître implacable, il règne et pèse sur l’Égée.
Je suis lasse et ne sais plus tirer du paktis
L’ode à l’Aphroditâ ni l’hymne à l’Adônis.
Tu nous brûles, soleil !
Vers le soir tombera la paix des crépuscules,
Il le faut espérer enfin, car nous souffrons
De ce pesant soleil abattu sur nos fronts.
Voici que monte, ainsi qu’un éclat de cymbales,
Infatigablement le long cri des cigales.
Grandement fatigués par l’été dessèchant,
Les bergers sur la route ont suspendu leur chant.
Puisque le dur soleil est le maître des choses,
Se tournant vers Dika
Tissons, Dika, les brins de fenouil et les roses,
Toi qui seule entre nous sais parer les autels…
L’Aphroditâ sourit aux fleurs que tu lui donnes
Et tes guirlandes sont chères aux Immortels.
De tes très tendres mains tresse-leur des couronnes,
Dans ce verger, si doux à l’abri du soleil,
Où des feuillages tombe et coule le sommeil.
Scène II
Une étrangère approche à pas lents.
Ses yeux ont le regard jeune et fier des vainqueurs.
La nouvelle venue est digne de nos chœurs…
Elle s’approche, lente et lasse.
(Se levant et s’approchant de l’étrangère.)
Toi qui viens à travers les vignes de l’été,
Réjouis-toi de ta jeunesse et ta beauté !
Que la vierge de ton désir te soit clémente,
Et que, reconnaissant le rythme aux strictes lois,
Le sarbitos docile obéisse à tes doigts
Imprégnés de fenouil, de roses et de menthe.
(Avec un intérêt croissant :)
Tes voiles sont de pourpre et tes parfums sont doux.
Vierge pareille aux fleurs, que cherches-tu de nous ?
Je porte le salut de ma ville natale
À Psappha de Lesbos, illustre par ses chants.
Salut ! Ici le cri strident de la cigale
S’adoucit, plus lointain, sous les rameaux penchants,
Et le repos est doux sur une couche molle.
Nos chœurs alterneront le chant et la parole
Pour te plaire et la brise est plus aimable ici.
Il n’est rien de plus doux que l’eau fraîche. Voici
L’eau de la source pure au flanc de la montagne.
Je t’apporte un rayon de miel, ô ma compagne !
Plus frais que le nectar et plus doré que l’or.
Console ta fatigue, allonge ta paresse
Dans ce verger où de beaux chants ont pris l’essor
Plus rapides que les oiseaux de la Déesse.
Veux-tu, pour rafraîchir ton front las, un coussin
D’un travail de Lydie aux couleurs délicates ?
Et veux-tu des iris plus beaux sur un beau sein ?
Voici du mélilot.
Voici des fruits dorés ;
Qui célèbre l’hymen et pleure l’Adônis.
On le suspend devant l’autel aux jours de fête.
Plus doux que le sommeil, plus fort que la tempête,
Lui seul calme le front de l’Érôs irrité.
Il se répand sur la montagne et sur la berge,
Et fait frémir de joie et d’orgueil la cité.
Le voici… Chante-nous avec son aide, ô vierge !
Les hymnes rituels de ton pays lointain
Qui pleurent une mort ou comblent un festin.
Plus tard je chanterai pour vous plaire, ô très belles !…
Je suis lasse d’avoir erré… Mais grâce aux Dieux
Je me repose enfin parmi vos chœurs heureux.
(Une pause.)
Parlez-moi de Psappha, mes compagnes nouvelles !
Dites-moi ce que sont ses cheveux et ses yeux,
Afin qu’en vieillissant je bénisse les Dieux
D’avoir cueilli la fleur de ses grâces… J’écoute
Tel un pâtre lassé par l’ardeur de la route
Se réjouit du bruit des feuilles et de l’eau.
(Avec une curiosité brûlante :)
Elle est ardente et jeune et son visage est beau ?
Ses cheveux sont plus noirs encore que l’aile ombreuse
De la nuit noire.
Car elle parle ainsi qu’une triste amoureuse.
Tout ce qui l’environne est lumineux et doux.
Les étoiles, autour de la lune divine,
Voilent leur clair visage alors qu’elle illumine
La terre… Ainsi paraît celle-là parmi nous.
Son front est couronné de graves violettes.
Elle prête sa voix aux Déesses muettes.
Je dirai ses yeux bleus, comparables à l’eau.
Moi je comparerai très bien à l’arbrisseau
Jeune et souple son corps virginal…
Comparer cette voix très glorieuse, orgueil
De Piéria dont le doux Lesbos est le seuil,
Et qui charme le cœur de ceux qu’Éros afflige ?
Beaucoup plus mélodieuse que ce paktis
Qu’Hermès tira de la tortue au temps jadis,
Et que le messager du printemps, immortelle
Comme eux-mêmes, elle a chanté devant les Dieux.
La persuasion s’étonne devant elle…
(Après une légère pause :)
Et que dirai-je encor de la voix éternelle ?
Divine et s’élevant à la hauteur des cieux,
Dédaignant la louange ou le blâme des hommes,
Elle résonne, et nous, les chants jeunes, nous sommes
Selon sa volonté, tourmentés ou joyeux.
Parfois elle caresse, et parfois se courrouce,
Et parfois se lamente, au hasard du mélos.
Elle est incomparable…
Quel est ton nom ?
Ô toi dans ses beaux chœurs l’unique et la première !
« Désormais une vierge aussi sage que toi, »
Dit-elle, en aucun cas ne verra la lumière… »
Et ces mots très lointains sont venus jusqu’à moi…
Se rapprochant d’Eranna :
Vierge, demeure ainsi, debout et face à face
Dévoilant la douceur qui sourit dans tes yeux.
Chère à Psappha, chère à Lesbos et chère aux Dieux
Fleuris dans ta splendeur, ô gloire de ta race !
Les mots que tu me dis sont bienveillants et doux…
(Avec une humilité altière :)
Le désir de Psappha me rendit glorieuse.
Quelqu’un, dans l’avenir, se souviendra de nous,
Je le crois…
Car ton nom sera grand dans l’avenir lointain,
Puisque tu t’es mêlée aux chœurs blonds des Piérides.
Tu joignis au laurier le fenouil et le thym
Et doux est ton labeur, ô vierge aux yeux limpides !
Ce très noble labeur, noblement accompli !
Le sort des chants obscurs entassés dans l’oubli
N’est pas le tien. Salut !
Si mon laurier naissant grandit et triompha,
C’est qu’il fleurit à l’ombre illustre de Psappha
Et mon éternité splendide me vient d’elle.
Mais, vous toutes sur qui tomba son beau regard,
Dites à l’étrangère, ô belles ! votre part
Dans la gloire de la Poétesse divine
Et vos beaux noms.
Et je suis Euneika.
Je suis la bienheureuse Atthis qu’elle invoqua
Lorsque la douce lune illuminait la terre.
Te souvient-il, toi que l’amour d’elle conduit
(Se tournant vers l’Étrangère :)
Vers nous ? Elle chantait : « Il est plus de minuit,
Ô belle ! l’heure passe et je dors solitaire… »
Très désirable Atthis, vierge à la douce voix
Qu’Apollon attentif a lui-même écoutée !
Redis avec orgueil que Psappha t’a chantée
Alors qu’elle t’aimait aux longs jours d’autrefois.
Gurinno, pâle encor de ta vaine tendresse,
Et Gorgô, qui la rassasias pleinement,
Toi dont elle vanta le savoir et l’adresse,
Louez les Dieux de ce qu’elle fut votre amant !
Dites que ses beaux chants vous firent éternelles,
Que celle qui chanta votre aimable pâleur,
Votre forme pareille aux lys d’or, ô très belles !
Ayant connu le lit d’azur des Immortelles
Le quitta pour l’amour de vos bouches en fleur,
Qu’elle chanta ses chants pareils à la colère
Du vent sur la montagne en l’espoir de vous plaire.
(Se tournant vers Damophyla :)
Damophyla, dis à celle qui vient vers nous
Apportant le salut de sa ville avec elle,
Que ton chant, composé sur le divin modèle,
Honora l’Artémis aux traits cruels et doux,
Et que tu célébras ses flèches sur les berges,
L’ombre de ses forêts, le beau chœur de ses vierges,
Toi-même étant promise à la virginité.
Salut !
Ô gracieuse, et que ton doux nom soit chanté !
Que ta gloire traverse, à la nage, l’espace
Du Fleuve, traversant le vaste flot des morts !
Car toujours tu gardas le souci des accords,
Des choses nobles et belles, et de ta race.
(Se tournant vers le chœur :)
Vierges, grâce à l’Érôs et grâce aux beaux travaux
Que fit pour vous Psappha, vous êtes glorieuses.
Voyez, ô chœur sacré des belles amoureuses !
Le soir descend sur les oliviers et les eaux.
Salut au soir, dont la lumière d’hyacinthe
Ne blesse point les yeux !…
S’entoure d’ombre ainsi que d’un long voile noir.
C’est l’heure où les troupeaux retournent vers l’étable
Et les bergers vers le foyer et vers la table.
L’enfant lasse revient vers la mère.
Tendre soir, fils de Zeus !
Toi qui fais oublier le dur labeur du jour,
Ramène-nous vers le festin et vers l’amour
Et rallume la torche et prépare la table !
Voici que se prépare enfin la belle nuit,
Entre des bras très blancs qu’elle nous soit doublée !
J’invoque la Déesse en mon âme troublée,
Celle qui triomphe à l’approche de la nuit,
Celle qui sait tisser les trames de la ruse !
Qu’elle amène vers moi la belle qui me fuit,
Que je veux attirer, qui raille et qui refuse
Mes présents… Qu’elle vienne encore maintenant,
Vers mon constant amour ! Que je sois délivrée
De mes cruels soucis !
Cœur et corps, celle qui me traite injustement,
Celle qui me trahit et me dompte, qui brise
Mon âme même par la détresse et méprise
Ma beauté pour un être inférieur et vil !
Reçois, fille de Zeus, Déesse au cœur subtil,
Répandu sur ton cher autel, ce lait de chèvres,
Et ce miel, et ce vin qui ressemble au nectar.
Si jamais ton doux nom a fleuri sur nos lèvres,
Viens parmi nous, ayant attelé ton beau char !
(On entend au dehors une lamentation orientale, terrible et prolongée.)
C’est la voix de Psappha, qui pleure et lamente…
(Se tournant vers l’autel :)
Déesse, souviens-toi de Psappha !
Ô vierges, déchirez vos tuniques de lin.
Car Psappha meurt… L’Érôs a fondu sur son âme.
Comparable au tonnerre est le courroux divin.
Comparable à l’éclair est sa terrible flamme.
L’amour parle à travers un songe.
L’amour n’est pas heureux.
Prends pitié de nos cœurs tourmentés, ô Déesse !
Lesbos est le plus beau d’entre tes beaux autels
Et Psappha t’a louée en des chants éternels.
Kupris, ne courbe point son front sous la détresse !
Scène III
L’Érôs a brisé mon âme, comme un vent
Des montagnes tord et brise les grands chênes.
Ton cœur n’a point pitié des maux que tu déchaînes !
Érôs, être fatal, amer et décevant !
Érôs, suprême Érôs !
Amantes, célébrez le tisseur de chimères !
Je maudis ta douceur, Érôs cruel et beau !
Érôs !
Je voudrais te louer, mais ma langue est brisée.
Érôs !
Et la sueur m’inonde ainsi qu’une rosée,
Je ne sais même plus chanter le doux mélos,
Érôs, maître des Dieux ! Érôs ! Érôs !
Elle s’en va vers toi qui guéris et consoles,
Pâle Perséphona !
L’ombre de la douleur s’empare de mes yeux.
Hadès est fort, et vous êtes jaloux, ô Dieux !
Vierges, n’invoquons plus l’irritable Déesse
Qui se plaît à dompter nos cœurs par la détresse.
Elle est différente, aveugle, ingrate…
Ô toi
Qui railles la pitié, la justice et la foi,
Aphrodita changeante, implacable Immortelle !
Tu jaillis de la mer, périlleuse comme elle.
La vague sous tes pas se brisait en sanglots.
Amère, tu surgis des profondeurs amères,
Apportant dans tes mains l’angoisse et les chimères,
Ondoyante et perfide, en tout semblable aux flots.
(Sur ces dernières paroles, une messagère entre, essoufflée, très pâle.)
Ô vierges, elle expire à l’ombre de Leucade !
Réunissez vos chœurs… Ô lamentation
Sur Psappha, sur Lesbos, sur nous et sur Leucade !
Chantant avec fureur son invocation,
Et sanglotant ainsi que rit une Ménade,
Elle atteignit la roche et se précipita.
Ô lamentation !
Psappha la délicate a subi la colère
Des Dieux qui, souriants, poursuivent leur dessein.
Déchirez vos péplos et frappez votre sein,
Ô vierges !
Coupez vos beaux cheveux en leur force…
Ô toi dont le laurier grandit et triompha
Parmi nous, se peut-il que tu meures, Psappha !
Ô toi que nous aimions, ô l’illustre, ô Psappha !
Vierges, souvenez-vous, en vos âmes confuses !
La commune douleur sur le commun trépas
Respecte la maison des serviteurs des Muses,
Cette auguste maison où le deuil n’entre pas.
Ne pleurez plus ! Ceignez vos jeunes fronts de roses,
De celles-là qui sont heureusement écloses,
Et la douleur n’ayant point fait baisser vos yeux,
Chantez comme l’on chante en la maison des Dieux !
Les vierges, obéissant à l’ordre, ceignent leurs fronts de roses tressées, de laurier et de thym et ressaisissent leurs paktis. Le rideau tombe.