C. Marpon et E. Flammarion (p. Image-306).
Médaillon représentant Camille Delaville par L. Gastine.
Médaillon représentant Camille Delaville par L. Gastine.


CAMILLE DELAVILLE


Madame Camille Delaville est un argument vivant contre ce sot préjugé qui veut que la femme soit moins apte que l’homme à faire de la bonne littérature.

Certains hommes cherchent toujours à prouver l’infériorité dans tout ce qui sort d’un cerveau féminin, se basant sur cette opinion, basée sur rien, que le cerveau féminin est d’une essence inférieure au cerveau masculin.

Voyez combien peu on doit prendre au sérieux les critiques que font les hommes des œuvres féminines !

Camille est un nom hermaphrodite, il est féminin, il est masculin, il possède les deux sexes. Des hommes l’ont illustré, des femmes l’ont rendu célèbre.

Eh bien ! l’écrivain que je silhouette aujourd’hui a signé Camille Delaville des articles de science, des critiques littéraires, des chroniques mondaines qui ont paru dans l’ancien Grand Journal de Villemessant, dans le Gaulois, dans l’Événement et dans la Presse. Le public a lu ces articles avec grand plaisir ; il s’est dit : Ce monsieur Camille Delaville a beaucoup de talent.

Les journalistes, ne sachant pas que Camille Delaville était une femme, ont dit : « Notre confrère a beaucoup d’esprit. « 

Mme Camille Delaville a publié dans la Presse des silhouettes d’officiers ministériels, qui ont eu un grand succès. Au palais, dans la presse et dans le public, on se disait : « Voila un gaillard qui a une bonne plume, son style est clair, concis ; il a le mot à l’emporte-pièce, et un esprit si souple qu’il aborde tous les sujets et les traite également bien. »

Nul n’a reconnu la femme dans ces articles.

Alors, dites-moi, je vous prie, ce que devient cette prétendue infériorité attribuée aux œuvres littéraires féminines ?

Si Mme Delaville, au lieu de ce nom hermaphrodite de Camille, avait signé : Marie, Lucie ou Thérèse, le sexe n’aurait plus été un secret, et les journalistes auraient montré un beau dédain pour ces articles-là.

Convenez que ceci prouve bien le peu de valeur de ce grand préjugé contre les œuvres littéraires féminines !

Avouez aussi que j’avais raison de vous dire que Mme Camille Delaville est un argument vivant, excellent, en faveur de la thèse que je soutiens, qui est, que talent, esprit, bon sens et génie sont le privilège des deux sexes, et que c’est à tort que l’homme s’est figuré en avoir le monopole.

Sous le pseudonyme de Pierre de Chatillon, Mme Delaville a écrit plusieurs romans qui ont paru dans les grands journaux. Sa Femme jaune, publiée en feuilletons par le Gaulois, a obtenu un réel succès ; le héros est un serpent boa, qui joue un rôle fantastique. Ce roman est très émouvant, fort mouvementé et bien charpenté ; aucun lecteur n’a reconnu le faire féminin dans cette œuvre.

Elle a publié en librairie plusieurs romans : la Loi qui tue, la Tombe qui parle, les Bottes du Vicaire, les Amours de Madame de Bois-Joly et les Trois criminels. Comme on croyait que Pierre de Chatillon avait l’heur et bonheur d’appartenir au sexe laid, on a loué et admiré sans restriction ces romans. Celui la Loi qui tue a même été attribué à un de nos plus spirituels avocats.

Il est un tyran en France que les hommes n’auront jamais le bon esprit de renverser, c’est le tyran préjugé.

On a sapé les fondements de la Bastille, mais on ne parviendra pas à saper ceux du tyran préjugé, car ses bases reposent sur la bêtise humaine, faite d’un granit invulnérable.

Mme Camille Delaville est la première femme vraiment journaliste, c’est-à-dire faisant chaque jour cent lignes sur l’événement du jour, qu’il soit tragique ou comique, sur le disparu célèbre, et sur la question du moment.

Dur labeur, qui demande une grande érudition, une grande souplesse d’intelligence et une verve intarissable.

Camille Delaville est poète, et ses poésies n’ont rien de fade et de précieux ; on y sent courir un souffle puissant, sa muse chante de préférence la passion sombre et ardente.

Comme femme, elle est grande, un peu forte, ses épaules et ses bras semblent taillés dans le marbre par un Phidias.

C’est une brune, au teint d’un blanc mat ; ses grands yeux noirs ont parfois un regard voilé, qui paraît regarder en dedans. On devine, en la voyant, qu’elle a souffert.

Le calme est sa vertu dominante.

Signe distinctif, elle adore les enfants et les bêtes.

Elle a deux filles dont l’une est belle, l’autre jolie, et elle a été pour elles la plus tendre et la plus prévoyante des mères.

Mme Camille Delaville est fille d’un agent de change. Elle fut mariée fort jeune à un tout jeune homme. Une de ces catastrophes si fréquentes, hélas ! dans le grand monde parisien, a brisé sa vie, et des circonstances, ayant la sottise du code pour base, ont si bien changé sa situation, que, tout en ayant une grande fortune, des complications d’affaires l’ont privée d’en jouir, et elle a dû écrire, afin de pouvoir bien élever et bien doter ses filles.

L’affection passionnée qu’elle a pour ses enfants lui a donné l’énergie nécessaire à celui qui veut vivre de sa plume.

Sous les pseudonymes de Camille Delaville et de Pierre de Chatillon, elle a montré ce que peut une femme intelligente, instruite, lorsqu’elle ose vouloir.

Elle a prouvé que talent, quoique mis au masculin par les grammairiens, est l’apanage des deux sexes.

Pendant la fatale guerre de 1870, elle a fait vaillamment son devoir de citoyenne : elle avait transformé en ambulance une partie de l’hôtel qu’elle occupait alors, et elle allait, elle aussi, ramasser bravement les blessés sous le feu ennemi ; elle a même été blessée par une balle prussienne.

Depuis quelques mois, Mme Camille Delaville est rédacteur en chef du Passant, un journal fort bien fait, qui a trouvé bon accueil dans le public et dans la presse.