Silhouettes contemporaines - Robert de la Sizeranne

Silhouettes contemporaines - Robert de la Sizeranne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 816-834).




SILHOUETTES CONTEMPORAINES




III[1]


M. ROBERT DE LA SIZERANNE






Il existe à Rome, dans la galerie Borghèse, un portrait anonyme du xvie siècle, qui représente un personnage un peu plus que quadragénaire, à la forte ossature du corps et du visage, aux traits énergiquement accentués : grand nez à la cassure pittoresque, collier de barbe et couronne de cheveux, d’un poil rude et dru, l’air d’un chasseur qui serait un peu lui-même un sanglier. Ce personnage vêtu d’un pourpoint somptueux sans magnificence, tient dans une de ses mains une paire de gants solidement construits, que l’on devine taillés dans une peau excellente. Ces gants, — on ne sait pourquoi, — complètent à merveille la physionomie de ce personnage énigmatique, dont on se deniande s’il est un gentilhomme caibpagnard, un sénateur de la sérénissime République, un membre disert et omniscient de quelque académie florentine, un peintre illustre peut-être, admis dans l’intimité des podestats, des princes et des souverains pontifes. L’auteur même de cette singulière figure est inconnu. Est-ce Titien, ou Paul Véronèse, ou Giorgione, vers la fin de sa vie ? On hésite à se prononcer. Mais le fait est que l’œuvre est puissante, originale, et qu’on ne peut passer devant elle sans s’arrêter, sans l’admirer et sans chercher à en pénétrer le secret.

Outre la ressemblance physique, étrangement frappante, avec cette flgure de musée, M. Robert de la Sizeranne a aussi d’elle le je ne sais quoi, — non pas précisément de mystérieux, — mais de réticent, de discret, de volontairement effacé, qui est comme répandu sur toute sa personne. La première fois que je le rencontrai, ce fut à Nice, dans un sentier pierreux, qui serpente aux flancs d’une colline, entre des oliviers. Avec sa cape de laine bourrue, à qui je trouvai tout de suite une couleur de muraille, son chapeau tyrolien rabattu sur les yeux, le gourdin noueux qu’il brandissait à son poing, il avait l’air d’un carbonaro qui connaît tous les chemins de la montagne. Ce n’était qu’un voyageur sérieux, qui entend profiter de son voyage, tirer d’un paysage tout ce qu’il peut donner de jouissances esthétiques, et qui certes ne vient point en Riviera pour s’amuser.

Robert de la Sizeranne est un grand voyageur. C’est pourquoi il est très difflcile de le joindre. Quand il n’est point « rembûché, » — pour prendre une de ses expressions favorites, — dans sa gentilhommière de la Drôme, il court sur les grandes routes de l’art et de la beauté. De loin en loin, par exception, on le rencontre, le dimanche, vers cinq heures, dans son appartement de l’avenue de Breteuil, en face de ce merveilleux dôme des Invalides, dont lui-même a dit que, lorsqu’on le voit surgir tout à coup, au milieu des frivoles ou vulgaires bâtisses du Paris moderne, on éprouve quelque chose de l’émotion des courtisans d’autrefois, à Saint-Cloud, lorsqu’ils entendaient le majordone du Palais annoncer : « messieurs, l’Empereur ! »

Rien d’impérial dans ce studio aux tentures grises et au mobilier sévère, dont l’hôle, devant ses visiteurs, s’efforce plus que jamais de s’effacer et de mettre un frein à sa naturelle éloquence. Ces visiteurs eux-mêmes sont gens graves et de poids pour la plupart ; de rares peintres qui ont su forcer l’estime ou l’admiration du maître du logis (ce qui n’est point commode), quelques confrères en littérature, des hommes politiques, des historiens, des militaires : le général des Garets, M. Maurice Spronck, M. Germain Bapst, le marquis de Saporta, le vicomte d’Avenel, M. Gaston Deschamps, et quelquefois, M. Louis Bertrand, cet autre « rembûché. » Pourtant j’oserai dire que, dans ce milieu parisien, M. de la Sizeranne m’apparaît toujours, sinon comme un étranger, du moins comme un passant très pressé, qui ne se sent pas tout à fait à son aise, et qui cache mal sa hâte de partir ailleurs.

Il se peut que je me trompe, que ce soit là une impression toute personnelle et involontairement tendancieuse. Mais l’auteur de Ruskin et la religion de la Beauté me semble beaucoup plus chez lui dans le hall de quelque hôtel cosmopolite, ou dans une villa de la Côte d’Azur. En tout cas, nulle part, je ne l’ai trouvé aussi brillant que dans cette petite cour d’amis intimes, de gens du monde, de voyageurs notoires ou illustres que Mme  Henri Germain avait su grouper autrefois, à Cimiez, dans sa villa Orangini. On ne reverra plus, je le crains fort, des « chambrées » comme celles qui se réunissaient en ce temps-là. C’était avant la guerre, sous les ombrages de l’hospitalière villa. Des personnes venues des régions les plus opposées du monde politique, littéraire, artistique, ou proprement « mondain, » s’y rencontraient miraculeusement, tout étonnées de dîner côte à côte. Un jour, c’était le tsar de Bulgarie, qu’on appelait alors « le prince Ferdinand. » Une autre fois, c’était M. Léon Bourgeois, ou M. Gabriel Hanotaux, ou M. l’ambassadeur Bihourd, à moins que ce ne fût M. l’ambassadeur Lozé, — ou Sarah Bernhardt, ou Mgr  l’évêque de Monaco, ou M. Gustave Le Bon, le comte d’Harcourt, M. Ferdinand Bac, Mlle Hélène Vacaresco, M. Paul Adam, M. Binet-Valmer, M. André Hallays, — et combien d’autres seigneurs de plus grande ou de moindre importance !…

Car on n’échappait point à Mme Germain, pour peu qu’on eût son quart d’heure je ne dirai pas même de célébrité, mais de simple notoriété, qu’on eût un talent, ou une supériorité quelconque, fût-ce comme joueur de bridge. Au saut du train, on était happé par des émissaires vigilants et requis de venir déjeuner à Orangini. Ce déjeuner était une sorte de tribut obligatoire, de droit de péage, que l’on devait acquitter, en franchissant le Var, par devant la divinité du lieu. On se laissait faire bien volontiers cette douce violence) car on pouvait être sûr d’avance de ne jamais s’ennuyer chez Mme Germain, tant cette incomparable maîtresse de maison excellait à grouper les plus intéressants convives et à les mettre en valeur.

D’habitude, elle recevait dans une véranda chauffée comme une serre, dont les parois vitrées s’ouvraient sur d’admirables perspectives végétales, toutes fleuries de roses grimpantes et de bougainvilliers. C’était au sortir du déjeuner, au moment le plus ensoleillé et le plus tiède de la journée. Quand l’après-midi était tout à fait chaud, cette grande bourgeoise, qui rappelait les Mme  Cornuel et les Mme  Geoffrin, préférait descendre au jardin et s’y installer dans un tonneau d’osier, comme la marquise du Deffand. Qui n’a pas vu Mme  Germain dans son tonneau n’a rien vu. Elle se tenait là, vêtue d’une soie noire qui chatoyait au soleil comme une cuirasse, ou un bouclier. Elle était casquée d’un petit chapeau, surmonté d’une aigrette belliqueuse. Le menton entre le pouce et l’index, elle écoutait d’un air recueilli et approbateur le grave personnage qui parlait. Et, quand c’étaient MM. Gabriel Hanotaux et Francis Charmes qui se tenaient de chaque côté du tonneau, on aurait dit la sage Minerve, entre les deux Muses austères de l’Histoire et de la Politique.

C’était habituellement à ce moment-là que M. Robert de la Sizeranne faisait son apparition à Orangini. Il choisissait de préférence les jours où il n’y avait ni princes, ni ambassadeurs, ni ministres, ni célébrités d’aucune sorte, — les jours de complète intimité. Les familiers de la maison, des femmes et des jeunes filles du monde, des bridgeurs enragés faisaient cercle autour du tonneau. Ceux qui ne le connaissaient pas braquaient tout de suite leurs yeux sur ce visiteur au profil si original et qui s’avançait en homme sûr de soi, avec un air de si parfaite aisance. À peine s’était-il installé que toutes les petites conversations particulières s’éteignaient. L’attention se concentrait peu à peu autour de lui et de la maîtresse du logis, qui excellait d’ailleurs à provoquer la verve du moindre de ses interlocuteurs. Elle s’entendait non moins bien à donner la réplique. Bientôt, il n’y avait plus que M. Robert de la Sizeranne qui parlât, et il le faisait avec un tel intérêt et une telle autorité que toute cette frivole assistance devenait un auditoire qui l’écoutait, la mine subitement sérieuse. Après avoir effleuré les dernières histoires mondaines, les dernières nouvelles de la politique, ou de la littérature, le causeur s’élevait insensiblement jusqu’à la pure région des idées générales, où il finissait par se tenir et s’établir en maître. Et voilà que l’atmosphère semblait s’être purifiée. On se trouvait comme sur une hauteur, où l’on respirait plus à l’aise, où l’on voyait loin, où, avec celui qui parlait, on s’exaltait, on se sentait plein de ferveur pour des choses très nobles et très belles.

Cette impression qu’on éprouvait en écoulant M. Robert de la Sizeranne, c’est celle même que nous avaient donnée ses livres.

Quand on a lu Ruskin et la religion de la Beauté et quand on essaie de se recueillir après sa lecture, on croit voir surgir un grand paysage bleu et or, plein de lumière et de sérénité, comme ceux qui se découvrent subitement au tournant d’une route en corniche, ou du sommet d’un col, dans les hautes montagnes. Les plus beaux édifices de la terre s’y mirent dans des fleuves ou dans des lacs, se suspendent aux flancs de collines dorées ou couronnées de pins, — et l’on sait d’avance que les plus belles œuvres de l’art s’abritent sous ces architectures groupées par le plus subtil et le plus averti des éclectismes. Mais ce splendide paysage n’est pas plus méditerranéen qu’il n’est septentrional. Ces montagnes sont celles de l’Apennin, mais elles pourraient être aussi bien celles de l’Engadine. Cette magnifique pelouse est peut-être lombarde, à moins qu’elle ne soit oxfordienne. Et quant à toutes ces architectures, ces œuvres d’art, ces tableaux, ces statues qui décorent le paysage, elles finissent par perdre, sous le regard de l’esthète qui nous impose sa vision, tous leurs caractères distinctifs de temps et de lieu, pour ne plus laisser transparaître, à travers leurs formes, que l’unique Beauté. Le royaume de la Beauté est un autre aspect du Royaume de Dieu, — et M. Robert de la Sizeranne est le Prophète et le Voyant qui, à la suite de Ruskin, nous introduit dans ce royaume nullement mystique, mais au contraire parfaitement visible et tangible.

On peut dire que toute son œuvre ne fait que traduire de mille manières cette vision initiale. L’auteur n’a vécu et n’a travaillé que pour la répandre, que pour annoncer et, si je puis dire, que pour prêcher cette religion de la Beauté. L’homme ne peut pas se séparer de son œuvre. Cette œuvre est universellement connue et justement admirée. Et ce n’est pas aux lecteurs de la Revue qu’on peut avoir la prétention de la révéler ni de dire ce qu’elle vaut. Seulement, on peut se demander sous quelles influences particulières la pensée de l’écrivain a pris la direction que l’on sait ; et même si l’on admet que cette pensée était assez impérieuse, assez originale pour n’avoir eu besoin d’aucun stimulant ni d’aucun guide, — il n’en est pas moins curieux de rechercher quelles circonstances l’ont aidée à prendre conscience d’elle-même et à se développer dans toute sa puissance. C’est ce que l’on voudrait tenter ici.


Pour quelqu’un qui considère la Beauté comme la manifestation la plus haute de la Vie, il n’est pas indifférent d’être né à la campagne, c’est-à-dire en pleine nature, dans un milieu où les paysages ont été jusqu’à un certain point respectés par l’industrialisme moderne, où le type humain a été moins déformé que dans les villes par le labeur de l’usine, ou par les vices, par tout l’artificiel et tout le mensonge débilitant des vieilles civilisations. Les caractères y sont aussi plus vigoureux, plus tranchés que dans les milieux mondains des grandes capitales, ou des grands centres civilisés, où, pour les yeux de l’homme naturel, l’homme de vérité et de beauté, les pâles vivants, exténués par un raffinement ou par une mollesse extrême, ont toujours l’air à bout de souffle. Ici, pourrait-on dire en entrant dans certains salons ou dans certains cénacles parisiens, ici expire le flot de la vie…

M. Robert de la Sizeranne devant être l’homme de l’œuvre qu’il a écrite, a eu la chance non seulement de naître provincial, mais de naître campagnard. Cela se sent tout de suite aux qualités robustes de son caractère, de son tempérament d’écrivain et de sa pensée. Très indépendant au fond, homme libre essentiellement, attentif à l’évolution des idées modernes, prêt à suivre toute nouveauté, tout changement qui lui paraît justifié, en un mot tourné intrépidement, même avidement, vers l’avenir, il est aussi un homme de tradition et d’autorité, comme on doit l’être quand on est un rejeton dru et fort de vieille souche provinciale, qui sait tout le prix du passé et aussi de quel prix s’achète la liberté. Cette ascendance rurale et provinciale se trahit encore, en M. de la Sizeranne, par le goût évident de l’ordre, de la mesure, de la sobriété, par l’horreur de tout vain luxe, du colifichet en art comme dans la vie, de tout ce qui est pure ostentation, réclame, besoin maladif d’éblouir le voisin. Et, avec cela, il est bien le descendant d’une race de maîtres habitués à commander. Son style a quelque chose de décidé, parfois de brusque et d’impérieux. En tout cas, sans rien répudier de ce que son siècle a de meilleur, il a naturellement l’allure et le grand air des styles classiques. Il est souvent oratoire, il a le tour des vieilles correspondances diplomatiques du xviie siècle. Ainsi écrivaient autrefois, du fond de leurs châteaux des Cévennes ou du Beaujolais, les Villars et les Vogué, — sans y tàchor, en quelque sorte par droit de naissance. De même, M. Robert de la Sizeranne, pour retrouver ce slyle-là, n’avait qu’à se donner la peine de naître.

Il a passé son enfance dans les montagnes du Dauphiné et dans une solitude à peu près complète. Pour un enfant contemplatif, cette solitude de la campagne est une bénédiction. On a très peu de petits camarades de son espèce, sinon de sa condition. Et ainsi on est à peu près seul toujours, on peut rêver à l’aise et infiniment. On a pour amis les fleurs et les arbres. Celui qui écrit ces lignes a passé des heures, lorsqu’il était petit garçon, à contempler des groseillers chargés de leurs grappes d’ambre ou de rubis. Robert de la Sizeranne, lui, contemplait les montagnes de son pays. Tout jeune, il a eu d’autres horizons que ceux d’un jardin de village. Entraîné par un père artiste, il a couru les Alpes, le sac de touriste au dos, et, le plus souvent, le carton à dessiner sous le bras. Il s’est promené à travers l’Oisan, le Vercors, la Savoie surtout. Il a connu la Meije à une époque où nul n’en parlait. Il a longtemps habité Margès, dans la vallée de l’Isère, et, des fenêtres du logis familial, il pouvait apercevoir, aux deux extrémités opposées de l’horizon, les Alpes et les Cévennes.

Cette nature montagnarde, ces grands spectacles naturels, ont façonné de bonne heure les sens de l’enfant ou de l’adolescent qu’il était. Le Dauphiné, où il naquit, n’a rien de méridional, ni de provençal. C’est un pays de forêts, de prairies, d’étangs, de cascades et de torrents, de hautes et merveilleuses architectures minérales. Bien avant d’avoir lu Ruskin, la Sizeranne y a pris l’admiration des rochers, des vieilles pierres, des moindres cailloux, pourvu qu’ils fussent singuliers, révélateurs de la plus humble intention de beauté. Et, comme, dès cette époque, il dessinait d’après nature, il n’a pas vu seulement en contemplatif ce grandiose paysage, il l’a regardé en homme de métier, cherchant à se rendre compte de tout dans le plus menu détail, à voir « comment c’est fait. » En un temps où l’impressionnisme n’existait pis encore, au moins comme école, il a étudié, dit il, avec une passion et une minutie qui, aujourd’hui, lui paraissent étranges, les formes et les couleurs changeantes des terrains, des eaux, des arbres, des ciels. L’éducation de cet esthéticien n’a rien eu de livresque. Elle ne s’est pas faite dans les salons d’un Musée, sous la froide lumière blanche qui tombe d’une vitre dépolie. Il a vécu dans un contact direct et perpétuel avec une nature prodigieusement pittoresque et, en même temps, très variée, où le Nord et le Midi finissent par se fondre et par associer leurs aspects les plus intenses. Et ainsi s’est formé en lui, dès son adolescence, le sentiment très fort que le plus grand, le plus complet et le plus inimitable de tous les chefs-d’œuvre, c’est la nature, et que le plus grand des artistes, c’est la vie. Peut-être que Robert de la Sizeranne n’est pas loin de conclure que nul pnysnge de maître ne vaut un lever d’aube ou un coucher de soleil sur ses montagnes natales ; — et peut-être qu’il pense, comme Ruskin, que les sldues grecques les plus fameuses ont moins de beauté qu’une jeune Anglaise bien portante.

Mais, à ce compte, l’art ne servirait donc à rien ? En face de la beauté naturelle, la beauté esthétique n’aurait que la valeur d’un reflet, ou ne serait qu’une glose très inférieure au texte ? L’auteur du Miroir de la Vie a surabondamment répondu, dans ses livres, à cette objection. Rappelons seulement qu’il voit, dans l’art et dans l’artiste, la manifestation de la même puissance mystérieuse, créatrice de joie, de paix et d’harmonie que dans les grandes œuvres de la nature. Si ce n’est pas la même, elle est de même famille, de même origine. L’art prolonge la nature, y ajoute peut-être, en tout cas nous en fournit une interprétation qui est plus à notre portée, qui nous parle un langage plus familier que celui des eaux, des ciels, des rochers et des bois.

M. de la Sizeranne est bien trop artiste pour ravaler l’art en faveur de la vie. Il appartient d’ailleurs à une famille chez qui non seulement l’art, mais la culture sous toutes ses formes a toujours été en honneur. Enfant, il a eu des tableaux et des gravures sous les yeux et même il a pu apprendre à peindre sous la direction paternelle. Il a lu et relu les classiques du XVIIe siècle, les écrivains de la Pléiade, des poètes comme Ronsard, des prosateurs comme Montaigne. Il lui suffisait enfin de prêter l’oreille aux conversations, qui se tenaient autour de lui, pour avoir le goût précoce des idées générales, pour se tourner d’instinct vers les considérations élevées. Sur la terrasse de la Combe, en face du massif de la Grande Chartreuse, le premier communiant qu’il était alors put entendre Mgr  Dupanloup agiter les grands problèmes et se passionner pour les causes les plus désintéressées. En ce temps-là, le groupe des catholiques libéraux qui entourait l’illustre évêque d’Orléans était déjà bien éclairci. On n’y voyait plus ni Montalembert, ni Lacordaire, ni le Père Gratry, ni l’abbé Pereyve. Mais, vers la fin de l’été, à l’automne, au temps des vacances, on y rencontrait une petite troupe de pèlerins spirituels, qui jouaient déjà, ou devaient jouer dans le monde, un rôle plus ou moins éclatant : les abbés Foulon et Dadolle, celui-ci qui devint plus tard évêque de Dijon, celui-là qui mourut cardinal et archevêque de Lyon, et, parmi les jeunes clercs qui suivaient leur chef, l’abbé Henri Chapon, l’actuel évêque de Nice, qui était alors le secrétaire de l’éminent prélat et qui nous a donné sur ces conciliabules, à la fois chrétiens et platoniciens, des souvenirs pleins d’émotion et de poésie : Les Mémoires de la Combe. Du côté laïque, c’étaient les Grabinssey, les Léon Lefébure, les Récamier, les De la Combe, les Gouraud (le frère du glorieux général), — âmes enthousiastes que soulevait la parole du grand vieillard, lorsqu’il dressait devant eux l’image d’une France régénérée, redevenue, au nom du Christ, l’émancipatrice des peuples et des intelligences.

De la terrasse du château, où s’élevaient, le soir, ces éloquents et parfois lyriques entretiens, on apercevait dans l’ombre le massif de la Grande-Chartreuse. Le ciel était plein d’étoiles. Des souffles qui avaient passé sur les torrents et sur les neiges éternelles, dilataient les poitrines. Et quand le vieil évêque emporté par la fougue de l’inspiration, tendait son doigt vers les espaces constellés, on voyait le ciel s’ouvrir réellement, en cette minute-là, et l’on y entrait avec lui, dans tout l’éblouissement de sa parole…

L’enfant Robert de la Sizeranne qui écoutait, sans bien les comprendre, ces paroles magnifiques, — immobile, blotti dans un coin de ténèbres, — en a gardé une impression ineffaçable. Bien avant que Ruskin l’entraînât vers sa u Religion de la Beauté, » vers son Royaume esthétique, Mgr  Dupanloup lui avait montré le chemin des cimes.


À cette influence du paysage alpestre sur son esprit et son imagination, il faut, pour bien comprendre ses directives ultérieures, joindre l’influence du paysage provençal. Adolescent, il séjourna en Camargue, il y habita, il y chassa. Il eut longtemps sous les yeux ces immenses étendues dénudées, ces landes pierreuses, ces lagunes que les soleils couchants revêtent de colorations si somptueuses. Aigues-Mortes, Saint-Gilles, les Saintes-Maries-de-la-Mer lui révélèrent un moyen âge éclatant et joyeux, tout baigné de lumière orientale. Ainsi s’explique, dans son œuvre, le double aspect, à la fois méridional et septentrional. Même quand il nous fait voir l’Italie la plus ensoleillée et la plus dorée, c’est toujours avec ses yeux de montagnard dauphinois. Parmi les enchantements des villes romaines et campaniennes, il reste l’homme des lacs, des prairies, des forêts, et des montagnes, qui n’a pas grand efl’ort à faire pour rejoindre fraternellement les lakistes anglais. M. Robert de la Sizeranne ne situe pas précisément son rêve de beauté « dans le grand Nord féerique » enveloppé de brume. Exactement, il est l’esthéticien de l’Europe centrale.

De là, son culte pour l’Engadine et les nombreux voyages qu’il y fit. De là aussi son admiration pour Segantini, qui fut le peintre de l’Engadine. D’autres vont chercher au bord du Nil, ou dans les régions sahariennes, les suprêmes effets de la lumière, ses splendeurs et ses dégradations les plus déconcertantes et les plus imprévues. Ces extraordinaires magnificences lumineuses, il les a trouvées, lui, comme Segantini, dans les glaciers de l’Engadine. Les sables du désert, avec leurs mirages, les neiges des hautes montagnes, avec leurs colorations aurorales et crépusculaires, sont les plus étonnants miroirs qui existent sous le ciel. Et, dans ce pays abrupt et sauvage, placé si haut au-dessus des plaines, où se mêlent trois peuples différents, où résonnent trois idiomes, Robert de la Sizeranne reconnaissait les principaux traits de son paysage intérieur, — paysage de montagne aux bleus un peu froids et mélancoliques, comme dans les fonds de tableaux du Vinci, mais tout égayé par le sourire du grand soleil italien.

Une éducation comme celle-là, faite par les plus beaux paysages du Nord et du Midi, peut suffire pour un poète lyrique. Quand on veut être un esthéticien et un historien de l’art, il y faut tout autre chose. Après avoir regardé longuement les couleurs et les nuances des ciels et des terrains, étudié le squelette d’une feuille ou la structure d’une branche d’arbre, il reste à se familiariser avec les procédés et les techniques des gens dont c’est le métier de représenter la figure du monde, y compris la figure humaine, — de refléter en un mot la totalité de la vie. Et c’est ainsi que notre Dauphinois, comme un compagnon de saint Luc, un imagier ou un maçon de l’ancien temps, s’est mis à courir l’Europe, ses musées et ses fabriques, pour savoir comment est faite une œuvre de bon ouvrier. Naturellement, il a beaucoup vécu en Italie. Il a largement et fréquemment séjourné à Florence, à Naples, à Rome, à Venise et à Milan. Les Italiens du « Quattrocento, » dont les effigies remplissent les palais, les académies et les églises des grandes villes d’art, sont devenus pour lui presque des contemporains. Leurs peintres lui ont livré les secrets de leur palette et de leur pinceau. De là, il est allé en Allemagne et en Hollande, voire à Copenhague, lorsqu’il a voulu étudier de près les procédés de la céramique. Et lorsque le « style moderne » s’est imposé de force à la discussion du théoricien comme à l’attention du passant, — pour en avoir le cœur net, — il s’en fut le relancer jusqu’en sa tanière tudesque : à Munich, il visita les ateliers des ébénistes et des marchands de meubles, comme les glyptothèques et les pinacothèques. Auparavant, lorsque le préraphaélitisme commença à préoccuper, — un peu tardivement, — la critique française, il avait passé le détroit, et il était allé se renseigner chez eux sur les Burne-Jones, les Gabriel-Dante Rossetti et les Holman Hunt.

Pendant plusieurs mois, il vécut à Londres, dans un intérieur bourgeois et strictement londonien. De ce séjour en Angleterre, il rapporta, sur les Anglais et sur la vie anglaise, des notions qui contredisent passablement l’image trop flattée que d’autres voyageurs, à partis pris idéologiques, nous en avaient tracée dans des livres fameux.


Toutefois, à se promener ainsi à travers l’Europe, ne risque-t-on pas, quand on est Français, de perdre le goût du terroir ? L’esthétisme, — pourtant si anglais chez Ruskin, — n’a-t-il pas toujours eu chez nous une teinte cosmopolite un peu inquiétante et déplaisante ?

Ce n’est pas le cas pour celui de Robert de la Sizeranne. Ce provincial a d’abord de profondes racines dans sa province natale. Et, s’il a trop couru le monde pour être un provincial de Paris, comme le sont la plupart des Parisiens, — il est devenu néanmoins un Parisien d’adoption, qui connaît merveilleusement tous les milieux de la capitale, aussi bien les milieux ouvriers que les milieux mondains, littéraires et parlementaires. Il est donc avant tout un Français, un homme de goût français, de tradition française, au sens le plus large du mot.

Au temps de sa prime jeunesse, on l’a même connu mondain. On l’a vu faire des grâces chez les belles dames de ce temps-là. Aujourd’hui encore, quand il parle du « Faubourg, » on sent que, pour lui, le Faubourg n’est pas un mythe, comme pourraient le croire certains esprits artificiels ou mal informés. Le Faubourg existe parfaitement. C’est une région réelle, dont il connaît la géographie et la frontière, les annexes, les colonies, les infiltrations et les contaminations. Mais, ce tribut une fois payé aux traditions de famille et aux belles manières, Robert de la Sizeranne s’est toujours plu de préférence dans les milieux intellectuels et littéraires. Il a fréquenté autrefois chez « M. Taine, » chez Gaston Paris, chez Melchior de Vogué. Robert de Bonnières lui a laissé le souvenir d’un causeur éblouissant. Et, comme nous tous, il a subi l’emprise de Ferdinand Brunetière, qui accueillit de la façon la plus flatteuse ses premiers essais et avec qui il se rencontrait dans les mêmes cercles littéraires et dans les mêmes milieux mondains. On peut dire que, parmi ses aînés, c’est Taine, Melchior de Vogué et Brunetière qui, seuls, ont pu exercer sur sa pensée, et même quelquefois sur son style, une certaine influence. L’exemple du premier a très évidemment contribué à développer son goût naturel pour les idées générales et les belles constructions logiques. Et il a dû peut-être au second de s’intéresser davantage à toutes les manifestations de la vie et de l’art modernes. Brunetière, qu’il n’a connu que déjà formé, déjà en possession de sa manière et de ses idées essentielles, Brunetière, à un certain moment, par une sorte d’entraînement que subissait quiconque approchait de ce puissant esprit, lui a communiqué quelque chose de son tour oratoire, du large mouvement qui animait ses grandes synthèses d’idées, et même, par-ci par-là, quelque chose de sa phraséologie archaïsante.

Les brillants causeurs que Robert de la Sizeranne rencontrait chez M. Taine ou chez Melchior de Vogüé, il les retrouvait en Riviera, à Hyères, à Coslebelle, chez M. Paul Bourget, ou à Cannes, à Nice, au Cap Martin, chez des hivernants assidus de la Côte d’Azur. Il est lui-même un des fidèles de la Côte. J’oserai même dire qu’il s’y plaît mieux, qu’il s’y trouve plus chez lui qu’à Paris. Il y avait là un danger pour lui, un grand danger. La Côte d’Azur est devenue non seulement le symbole, mais l’inspiratrice de toute une émolliente et conventionnelle esthétique. C’est un paysage pour Anglais, — je dis la « Côte d’Azur » touristique, et non l’admirable côte provençale : il faut soigneusement distinguer ! Oui, un paysage pour Anglais, truqué à souhait, peigné, ratissé, décoré de plantes vertes, et si propre, si propre ! C’est le pays des mimosas, des faux palmiers, des cactus et des agaves, — des villas polymorphes et polychromes, des casinos, des vegliones et des batailles de fleurs. Les personnes qui habitent ces villas si propres ont un goût fâcheux pour un art qui est, lui aussi, très propre, et pour une nature plus propre encore. Cette nature émondée et endimanchée, sous prétexte de la rendre à sa pureté originale, je crains bien qu’elle n’ait été parfois, — par exception, — la nature de Ruskin lui-même… Je lis, par exemple, chez Robert de la Sizeranne, cette description d’un thé, — un thé chez Ruskin, s’il vous plaît. « Ce soir-là, le premier que nous passâmes à Brantwood, les salles étaient éclairées par les rayons obliques du soleil couchant que reflétait le lac. Mme Severn (la cousine de Ruskin) s’assit à sa place derrière une fontaine à thé, d’argent, tandis que le maître de la maison, tournant le dos à la fenêtre, dispensait cet aliment spirituel et temporel que peuvent seuls se figurer ceux qui ont été ses hôtes : du beau pain de froment et des gâteaux écossais en couronnes et en croissants craquants ; et une truite du lac et des fraises, telles qu’elles croissent seulement sur les pentes de Brantwood. Étaient-ce là des coupes de thé seulement ou des coupes de fantaisie, de sentiment, d’inspiration ?… »

Eh bien ! ce thé écossais, ce thé pontifical, sentimental et gastronomique, je l’ai vu en Riveria. J’y ai assisté cent fois. Il n’y manquait que la présence du grand-prêtre. Théières de nickel ou d’argent, napperons et petits gâteaux, touffes d’œillets ou de roses dans des vases, et, par les baies ouvertes d’une loggia vénitienne ou florentine, un coin de mer où passent des voiles orangées, un bout d’un jardin avec une pergola en perspective, ou une fausse colonne se détachant sur le bleu tendre du ciel, — comme tout cela est gentil, reluisant, bien ordonné, fait pour réjouir des imaginations bourgeoises qui ont peur des réalités offensantes ou importunes !…

Il va sans dire que Robert de la Sizeranne n’a qu’un regard condescendant pour cet innocent décor. Par delà les jardins de villas et d’hôtels, il voit la grande nature harmonieuse, les grands paysages classiques de l’Esterel et des Alpes-Maritimes, les féeries lumineuses de la Méditerranée à toutes les heures du jour. Il vit de préférence à Hyères, parce que la nature y est moins gâtée qu’ailleurs par les jardiniers et les architectes que l’aspect du pays est plus provençal qu’italien, et qu’il y retrouve ainsi, avec une vie plus tranquille, la simplicité et la frugalité provinciales. Comme pour M. Paul Bourget et quelques autres, cette terre de lumière et de joie lui est d’abord le plus, confortable des cabinets de travail.


Mais j’imagine que M. de la Sizeranne travaille beaucoup mieux encore dans sa maison familiale de Tain, où il lui arrive de disparaître et de s’enfermer pendant des mois entiers. Quand il n’est pas sur la côte provençale pour se remettre dans l’atmosphère de ses chers artistes italiens, ou à Paris pour faire des recherches dans les bibliothèques, pour visiter les musées et les expositions de peinture, il est à Tain, pour écrire, se recueillir, s’occuper de ses affaires et de ses gens. Ce propriétaire rural s’astreint religieusement à la résidence.

Pour lui, ce séjour prolongé à la campagne est d’abord une reprise de contact avec la vraie nature, — une nature autre que celle qui est transposée dans l’art, ou travaillée et déformée par l’industrie ou l’esthétique des hôteliers, — et aussi avec tout un ordre de réalités que les gens des villes ont à peu près perdues de vue. Faut-il s’étonner après cela que l’auteur du Miroir de la vie ait un sens si vif et si profond de la terre et du terroir. Il a eu beau courir l’Europe, se provoquer à l’admiration devant les chefs-d’œuvre étrangers, entonner son hymne devant les gloires consacrées du monde de l’art, il a gardé son cœur pour son pays natal, — et non pas seulement le pays de France, de la France centrale où il est né, mais de son canton, de son coteau de l’ilermitage, en face des âpres Cévennes et du Rhône retentissant.

Sa meilleure chanson, c’est encore celle qu’il a chantée pour célébrer les fruits et les vins de sa terre. Titien avec toutes ses fresques et toutes ses grandes compositions décoratives ne l’a peut-être pas autant ému que notre Chardin avec ses petits tableaux d’intérieurs ou de natures mortes, dont le goût est si purement français. Et peut être que les glaciers de l’Engadine et la Colline de Fiesole ne lui ont rien inspiré de plus senti, et, au fond, de plus lyrique, que tels passages où ce gentilhomme fermier pindarise sur les poires de ses espaliers et les bouteilles de sa cave…

Faut-il rappeler aux lecteurs de la Revue ces lignes toutes frémissantes d’émotion et d’un enthousiasme presque sacré sur « la vieille bouteille française, — pansue, mal coiffée, la bague mise de travers, toujours une épaule plus haute que l’autre, dissymétrique à plaisir, faite d’une pâte trouble, épaisse, à peine translucide, et qui ne livre pas, d’abord, son secret. Vénérable et comique, avec sa petite collerette portant son nom et son âge, fière de sa vi’eillesse, fière de son terroir, cachant aux cavités ombreuses de son cristal, la vertu des soleils éteints et des comètes disparues, elle annonce aux hommes ce qui ne se fait pas en un jour et ce qui ne se fait pas n’importe où, mais ce qui demande la collaboration des années et d’un coin de terre choisi. L’ouvre-t-on, voici que remonte des profondeurs du passé, le parfum subtil et pénétrant des automnes… Gardienne des soleils qui se sont éteints, des chants qui se sont tus, des parfums qui se sont envolés, elle transmet mystérieusement aux cœurs des vivants la force et la joie, la chanson et la gaîté des cœurs qui ont cessé de battre. Comme la messagère classique des naufragés d’autrefois, elle apporte aux jeunes hommes debout et prêts à partir sur les rivages de la vie le nom du lieu et du jour où elle fut confiée à l’océan des âges par les générations englouties. Elle leur enseigne le respect des aïeux et le culte du terroir. Elle les fait songer à deux choses : à la Race et à la Patrie… »

Cet hymne à la vieille bouteille française ne surprendra pas les amis de Robert de la Sizeranne, ceux qui l’ont vu arriver à quelque dîner intime, serrant dans la poche de son pardessus une monstrueuse apostume, puis en tirant, avec mille précautions, embobinée de journaux, sale et poudreuse à souhait, une bouteille de son cru, — puis, d’un geste large, la posant sur la table, se reculant un peu pour jouir de l’effet, et, l’œil enflammé de concupiscence, la bouche déjà fraîche, les lèvres serrées en bouquet, la langue claquante, nous détaillant, avec sa généalogie, les mérites de cette paysanne en jupe crottée. Je doute que Ruskin, dans toute sa gloire, entouré de sa cour de vieilles demoiselles esthètes, ait jamais offert le thé avec l’éloquence et la conviction respectueuse de Robert de la Sizeranne débouchant un vin de l’Hermitage, ou une vieille eau-de-vie presque centenaire.

Cela, c’est la poésie de la campagne. Mais il y a aussi la prose, hélas ! Une prose souvent fort rude et qui n’a rien de plaisant. Robert de la Sizeranne n’en a pas peur. Ce propriétaire connaît ses champs, ses vignes, son monde, son village, son canton, son département. Il cause avec le facteur, l’instituteur ou le curé comme avec ses tâcherons et ses ouvriers agricoles. Il sait ce qui se trame au « Café du Commerce » entre le vétérinaire et le médicastre du lieu. Et ainsi il n’a aucune des illusions que peuvent avoir les politiciens de salon, ceux qui rêvent de réconcilier les classes, d’évangéliser les campagnes, de rénover la vie provinciale par un vague régionalisme. Il connaît la haine sournoise d’une partie du peuple des campagnes contre tout ce qui le dépasse, contre toute supériorité morale, intellectuelle, matérielle, contre ceux qui possèdent la terre pu la richesse et aussi contre le prêtre, qui en enseigne le mépris, et, par conséquent, il n’ignore pas combien il est difficile de faire fraterniser la chaumière avec le château. En revanche, il voit ces mêmes gens agenouillés devant la force et l’argent, — la puissance quelle qu’elle soit, juste ou injuste, funeste ou bienfaisante, honorable ou ignominieuse. Il n’ignore pas non plus que le « Café du Commerce » dressé en face de l’église est une citadelle inexpugnable et que M. Homais est éternel ; que la prospérité d’une province est liée à de tout autres causes qu’un régime plus ou moins centralisateur et que l’esprit local est capable de bien pires méfaits que celui des bureaux ministériels et des administrations métropolitaines.

Mais il ne se borne point à observer autour de lui, à se mettre en garde contre les utopies et les entraînements. Cet homme de pensée est aussi un homme d’action. Cela rentre d’ailleurs dans son esthétique. Comme Ruskin et aussi comme Taine, il croit que la Beauté se reconnaît à ce signe qu’elle possède une bienfaisance sociale. D’ailleurs, avant de peindre des tableaux et de sculpter des statues, la première des tâches est de donner du pain aux multitudes, et, en diminuant la souffrance et la misère, de diminuer d’abord la laideur dans le monde. Notre esthéticien s’est mis bravement à la besogne. Il a écrit et il écrit encore une foule d’articles sur les questions sociales contemporaines. Ceux qui ne connaissent de lui que ses livres d’art seront tous surpris un jour de voir surgir, à côté de son œuvre purement littéraire, une autre œuvre éminemment pratique, vulgarisatrice d’idées saines, justes, belles aussi, et immédiatement applicables. Et il ne s’en est pas tenu à la théorie. Un des premiers, il a concouru, dans son pays, à la formation des syndicats agricoles. Il a été surtout le collaborateur dévoué, plein d’abnégation, de son admirable frère, M. Maurice de la Sizeranne, dans son œuvre d’éducation des jeunes aveugles. On sait que celui-ci, ayant perdu la vue à l’âge de douze ans, a consacré sa vie et ses ressources au soulagement de ses frères d’infortune. Grâce à lui, l’Association Valentin Haüy est un établissement de premier ordre, doué, en particulier, d’une très riche bibliothèque à l’usage des aveugles. Les deux frères, unis en cela de cœur et d’esprit, n’ont épargné ni leur temps, ni leur argent, ni leurs peines, pour que les pauvres aveugles ne fussent pas exclus complètement même du bienfait de la lumière, et qu’à travers les livres, un peu de sa beauté et de sa joie parvînt jusqu’à eux…


Je disais que l’on sait tout cela. On ne le sait peut-être pas assez. Ni Robert de la Sizeranne ni son frère ne parlent volontiers de leurs œuvres sociales. Ils ne leur demandent ni plus de notoriété pour eux-mêmes, ni honneurs, ni bénéfices matériels d’aucune sorte. La bonté des résultats leur suffit. Personne n’aura mis plus strictement en pratique la vieille maxime que Flaubert avait faite sienne : « Cache ta vie ! » Eux, ils vont plus loin : ils cachent leurs bienfaits.

Robert de la Sizeranne voudrait n’être connu que comme l’auteur de quelques beaux livres. Et encore cela lui est égal. Il estime que le plaisir de les avoir écrits à peu près tels qu’il les rêva est une récompense plus que suffisante. Avec de tels sentiments on risque fort d’être oublié par les Académies comme par les distributeurs de décorations. Mais on a le droit de se dire quelqu’un, quand on a rendu réellement un cerveau à la critique d’art, qui, depuis Fromentin, n’en avait plus, quand on a fondé une sorte d’esthétique nationale, munie d’idées, défendue contre les contagions étrangères, regardant de haut les charlatanismes et les déliquescences des exploiteurs et des malades de l’art, — et quand enfin on joint à cela un style personnel, à la fois souple et fort, coloré, plastique, traversé de perpétuelles suggestions intellectuelles, quand on est, en un mot, un écrivain de race. Si dédaigneux que l’on soit du succès et des applaudissements vulgaires, cela finit bien par se savoir. On a pour soi non pas seulement l’élite de son pays, l’estime de ses pairs, les seuls bons juges que l’on doive accepter, mais on voit venir vers son œuvre l’élranger lui-même. Il arrive assez souvent que l’étranger, dont le jugement est plus libre, moins faussé par l’injuste opinion des coteries locales, accorde à l’émiuent écrivain encore à demi inconnu de ses compatriotes, une consécration qu’on ne lui accordera que tardivement dans son pays d’origine.

Au mois de septembre de l’année 1905, un Congrès artistique se réunit à Venise. Tout ce qui compte, dans toutes les parties du monde, comme critiques, esthéticiens, artistes illustres, collectionneurs et amateurs de belles choses, toute une foule fervente était accourue dans la vieille cité des Doges. Afin de mieux célébrer Venise et l’art, on décida qu’une séance solennelle serait consacrée à la glorification de Ruskin, l’homme qui a le mieux parlé de Venise, de l’Art, de la Beauté. Et pour trouver des accents à la hauteur d’un tel sujet, la municipalité de Venise résolut de s’adresser à un orateur extraordinaire et de lui demander son concours.

Le jeudi 21 septembre. Leurs Majestés, le Roi et la Reine d’Italie, suivis des ministres, des généraux et de la cour, au milieu des vivats et des applaudissements sans fin de tout un peuple massé sur la place Saint-Marc, montaient l’escalier d’honneur du Palais ducal. Les souverains allaient prendre leur place parmi les milliers d’auditeurs qui se pressaient dans la grande salle du Palais, pour entendre exalter l’homme qui aima tant Venise. Il y avait là des Anglais, des Hongrois, des Allemands, des Italiens, des Américains, des représentants de la presse de tous les pays. La Reine, en robe de velours gris pailleté d’argent, présidait avec une grâce souriante et modeste. Les dames d’honneur, assises autour d’elle, étalaient tout le faste de leurs toilettes et de leurs bijoux héréditaires. Les fresques du Tintoret et de Tiepolo, les lourds caissons dorés des plafonds enveloppaient l’assistance d’un rayonnement de splendeurs et de couleurs sans pareil. C’était le spectacle que Gabriele d’Annunzio a décrit dans des pages immortelles…

Parmi tous ces Italiens et tous ces étrangers, quelqu’un se leva, quelqu’un que les représentants de la Cité Anadyomène avaient choisi comme le plus digne de parler d’Elle-même et du chantre de la Beauté. Ce quelqu’un était un Français, qui discourut sur Venise et sur le grand Anglais, dans la langue du Roman de la Rose, si chère à Dante comme au poète des Laudi : c’était Robert de la Sizeranne.

Fidus.
  1. Voyez la Revue des 15 janvier et 15 mars.