Silhouettes contemporaines - Joseph Bédier

Silhouettes contemporaines - Joseph Bédier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 341-361).




SILHOUETTES CONTEMPORAINES




II[1]


M. JOSEPH BÉDIER






Ce svelte garçon aux yeux bleus, aux cheveux blonds, à la fois très timide et de très haute allure, qui débarque à Paris la grand’ville, arrive de loin : il arrive de l’ile Bourbon. Et cette très véridique histoire est belle comme un roman.

En l’an de grâce 1717, la Duchesse du Maine, qui déteste le Régent, juge que le véritable héritier de Louis XIV est Philippe d’Espagne : le moment est venu de le faire monter sur le trône de France. Elle met dans son parti l’ambassadeur du Roi très catholique, qui s’appelle Cellamare ; elle organise une conspiration à laquelle aucun élément pittoresque ne manque, ni l’abbé intrigant qui porte les messages, ni le copiste de la bibliothèque du Roi qui fabrique les faux papiers, ni le marquis ruiné qui se prête aux besognes louches pour quelques écus, ni les naïfs qui paieront de leur tête la folle entreprise, quand ce complot de comédie tournera tout d’un coup au drame. Car il échoue ; Cellamare en est pour sa honte, et la Duchesse du Maine pour quelques mois d’exil au château de Dijon. Mais les Bretons bretonnants ne prennent pas les choses à la légère; on leur a promis le secours de l’Espagne s’ils se révoltaient contre le roi de France qui méconnaît leurs droits ; ils se préparent à la guerre, nomment des chefs, transforment les évêchés en subdivisions militaires, et attendent les milices espagnoles. Elles ne viennent point ; ce qui vient, c’est la trahison, et puis la débandade. Un hobereau de Basse-Bretagne, nommé Bédier, dont la terre est près de Poncallec, en Morbihan, échappe aux soldats du Roi par l’exil.

Les colonies sont terre d’asile. Elles sont accueillantes aux réfugiés politiques, qui n’ont commis d’autre crime que de défçndre leurs convictions au péril de leur vie ; ils leur fournissent une aristocratie. Bédier l’exilé sert comme chirurgien dans les troupes de la Compagnie des Indes, sous un faux nom, jusqu’à ce qu’on oublie la conspiration de Cellamare. Puis il fait souche à l’île Bourbon, et sa famille connaît de brillantes destinées. C’est la large vie des planteurs, la royauté sur les noirs qui peuplent les vastes domaines, les navires qu’on arme pour le commerce des épices, les navires qu’on arme pour la course, aussi; car il ne s’agit pas seulement de commerce, il s’agit de batailles et de gloire. Les cadets servent dans l’armée du Roi et y font grande figure dans les luttes contre l’Anglais. Un Bédier lève dans l’île deux compagnies de volontaires, qui partent pour les Indes et combattent sous Dupleix. Un autre, plus tard, fait partie des mousquetaires rouges, et, rentré dans la colonie, n’a pas moins de dix duels.

Et c’est, en même temps, loin de la terre de France, la tradition continue de la civilisation française. Dans l’opulente maison, la pièce la moins fréquentée et la moins bien fournie n’est pas la bibliothèque. Voltaire, Rousseau et l’Encyclopédie, et l’histoire de l’infortunée Clarisse, et celle de la vertueuse Paméla, et toutes les tragédies, et tous les poèmes, en belles reliures, s’étagent sur les rayons. On reçoit de Paris les dernières nouveautés ; on les lit, on les discute ; on les aime d’un amour délicat et attendri, pour le charme qu’elles ont et pour celui qu’on leur prête, celui de la nostalgie, celui du désir… À la prospérité succède le luxe; on transforme toutes les cultures, café, cacao ou vanille, en plantations de cannes à sucre, qui rapportent des fortunes : jusqu’au jour où les gens du Nord se mettent à extraire le sucre des betteraves… Alors, la ruine vient tout d’un coup. Il faut que les jeunes aillent ailleurs refaire leur vie. Celui-ci part pour la Cochinchine, celui-là pour Madagascar ; cet autre revient vers la mère-patrie et débarque à Paris.

Feuilletons ces belles images, non seulement pour la couleur étrange qu’elles offrent à nos yeux, à nos yeux qui n’ont jamais vu que la fumée de nos villes et le soleil pâle de notre ciel ; mais parce qu’elles expliquent une âme. D’où vient le penchant secret qui ramènera un jour l’érudit vers les légendes de Bretagne, s’il ne vient pas de ses origines lointaines ? D’où viennent cette vigueur d’esprit, cette force d’intelligence et de volonté, si elles ne sont pas l’héritage de l’aïeul qui, par son intelligence et sa volonté, sut vaincre le destin hasardeux ? Et cet amour des bonnes lettres, d’où vient-il, sinon de cette terre où toutes les traditions françaises étaient pieusement, dévotement conservées ? Le lycée de l’île Bourbon, où Joseph Bédier fit ses études, entoura ses jeunes années d’une atmosphère de finesse et de douceur. Le jury devant lequel il comparut pour son baccalauréat, vieux magistrats qui savaient leur langue, lettrés qui parlaient avec admiration de Bertin et de Parny, fils de l’ile, valaient bien nos jurys hâtifs, qui fabriquent les bacheliers par séries, suivant le système Taylor. Leconte de Lisle était un ami de la famille ; dans la bibliothèque du collégien il y eut, à côté des belles éditions du xviiie siècle, les éditions de chez Poulet-Malassis, offertes en hommage par le poète. Peut-être même M. Joseph Bédier gardera-t-il, de cette origine et de ce premier milieu, quelque chose de plus profond encore. De ses yeux bleus, de ses cheveux blonds il ne laisse pas d’être fier. Ils prouvent qu’il n’y a pas eu de mésalliance dans sa famille, et que le bon sang de France est resté pur et sans mélange. Contre ceux qui ont forligné, il éprouve une répugnance invincible ; il les dépiste à des signes invisibles aux profanes. Eux-mêmes s’en rendent compte et n’abordent pas sans une. nuance d’humilité ancestrale ce fils des maîtres. Le raisonnement, la raison, la liberté, l’égalité, la fraternité, les droits de l’homme et tout ce qu’on pourrait dire, ne valent pas contre cette révolte instinctive de la chair. Or, il n’en va pas autrement dans l’ordre intellectuel et moral. M. Joseph Bédier haïra toute sa vie la vulgarité et la bassesse ; il aura toujours, dans sa façon de penser, je ne sais quoi de « signorile, » comme disent les Italiens ; le mot qu’il emploiera le plus volontiers, quand il voudra faire un éloge, sera celui de noble. Il ne croit pas au privilège de la noblesse ; mais il aime, d’instinct, la noblesse de l’esprit et du cœur.

Il apporte donc avec lui la vocation des lettres, et commence à préparer le concours d’entrée à l’École Normale : dure épreuve. De tous les points de la France, les jeunes gens arrivent et s’engouffrent dans les rhétoriques de Paris. Ils ont eu de beaux prix, dorés sur tranche ; ils ont été la gloire de leur lycée provincial ; le professeur leur a serré la main lorsqu’ils sont partis, et leur a prédit une destinée brillante, au moins égale à la sienne. Ils ont une âme neuve, un zèle ardent et des yeux pleins de mirages. Ils ont dix-huit ans ; ils n’hésitent pas à s’enfermer derrière ces vieux murs, à subir l’horreur d’une vie dont tous les mouvements sont réglés au son d’un tambour barbare, les rangs deux par deux, les relents du réfectoire, l’étude trop chaude sous les becs de gaz rougeoyants, et le dortoir, la seule prison où on ne puisse même pas rêver. Ils travaillent. Mais le mérite de cette liberté sacrifiée, l’application, l’effort, ne suffisent pas ; ils sont deux cents à affronter le concours, et il y a vingt places, pas une de plus. Cette certitude donne à leur labeur un caractère âpre, et comme désespéré. Quelques-uns se troublent et s’exaspèrent. D’autres se fanent et se dessèchent. D’autres encore se résignent à la perte de leurs espoirs, et continuent à ramer mollement sur la galère, rameurs fatigués qui ne savent plus où la galère les mènera.

Joseph Bédier entre à Louis-le-Grand. Henri-IV, Louis-le-Grand, les deux maisons concurrentes, l’une plantée sur la montagne Sainte-Geneviève, l’autre qui s’accroche a ses flancs, gardiennes toutes deux de la bonne tradition universitaire ; sérieuses et dignes. Mais cette année-là, l’atmosphère est ora- geuse ; on sent de l’agitation dans la ruche. La discipline est trop rude pour ces grands jeunes gens, que l’administration d’alors croit devoir traiter je ne dis pas en enfants, ce qui supposerait quelque tendresse, mais en captifs. La révolte gronde. Un jour, un rayon de soleil luit dans la cour; les élèves se massent sous sa tiédeur : cette attitude est jugée séditieuse par le pion, qui leur défend de profiter du rayon de soleil ; le soleil ne luit pas pour tout le monde. Alors on manifeste. Les pensionnaires sont des péripatéticiens qui, dans la cour trop étroite, tournent toujours dans le même sens. Pour marquer leur mécontentement, ils tournent dans le sens opposé. Licence scandaleuse, qui irrite l’àme d’un proviseur inflexible : il sévit. Du coup, c’est la révolution. On monte au dortoir, on éventre les matelas ; les élèves ressemblent à des Sioux couverts de plumes. Ils se retranchent derrière les lits dressés en barricades. Il faut aller chercher la police, oui, les agents avec leur capuchon et leur sabre-baïonnette, qui arrivent en escouades, défoncent les portes, escaladent les barricades : et voici que le commissaire de police en personne inscrit sur son carnet les noms des délinquants. — Ces images d’un passé qui n’est pas très lointain sont-elles donc si désuètes ? Et dans nos lycées toujours régis par le vouloir de Napoléon, toujours réglés par le roulement du tambour, toujours semblables à des geôles, ne réapparaissent-elles pas quelquefois, pour nous faire sourire et pour nous affliger ?

Ce n’est pas que Joseph Bédier eût pris une part active à la révolte. Il passait la majeure partie de son temps à l’infirmerie, où le retenaient des fièvres paludéennes. Mais entre la liberté de ses jeunes années et cet internat pesant, quel contraste ! Heureusement, la fin de l’année le délivra, et il passa brillamment de la rue des Écoles à la rue d’Ulm. — Vous aurez remarqué déjà que, quand on entre à l’École Normale, c’est toujours brillamment.


À l’École Normale, Georges Perrot, directeur nouvellement nommé, inaugure une ère de liberté. Pour tels de ses prédécesseurs, la grande affaire était de distinguer les Normaliens en deux catégories, ceux qui pensaient bien et ceux qui pensaient mal : on voit assez les conséquences. Georges Perrot estime qu’ils sont assez grands pour penser ce qu’ils veulent ; il se garde de pénétrer dans les consciences ; il a le mérite rare de respecter toutes les convictions religieuses, toutes les opinions politiques. Il a le mérite, aussi, de découvrir les vocations scientifiques, et de les favoriser de tout son pouvoir. Pour ses normaliens, point de démarche qu’il refuse d’entreprendre : prolongations de séjour à l’École, bourses de doctorat, bourses de voyage à l’étranger, nominations à des postes favorables au travail et à la recherche : il part pour les bureaux du ministère chargé de demandes, ne se tient pas pour battu si on refuse, finit par emporter toujours ce qu’il veut, grâce à sa haute autorité et à sa ténacité proverbiale. Sous sa direction, l’École Normale devient un foyer scientifique de premier ordre, d’où sortiront la plupart de nos professeurs d’enseignement supérieur ; et un laboratoire d’idées, où se heurtent les convictions les plus disparates, où les discussions se prolongent quelquefois jusqu’à l’aube, où les paradoxes escaladent le ciel en feux d’artifices, où l’esprit critique triomphe.

Tel est le milieu où Joseph Bédier se trouve maintenant plongé. Les premiers maîtres, ici, sont les normaliens eux-mêmes ; chacun impose à ses voisins un peu de sa personnalité, et prend le meilleur des autres. Parmi ses camarades de promotion, Joseph Texte ; Bouvier, de Genève ; Herr, le philosophe, qui exercera sur les générations normaliennes la grande influence que l’on sait ; Henri Lechat, cousin de Phidias et d’Aristide le Juste, qui, après son séjour à l’École d’Athènes, deviendra vite un des premiers archéologues d’Europe ; Émile Mâle, qui apporte à ce brillant concert intellectuel sa note de finesse et de délicatesse exquises ; René Durand, qui sait du latin autant qu’homme de France, et que personne ne peut connaître sans l’estimer et sans l’aimer. Parmi les scientifiques, Painlevé, Lucien Poincaré. Trois ans passés en une telle société comptent dans l’existence d’un homme. Presque toutes les amitiés qu’on noue dans la jeunesse contiennent une part d’illusion ; l’illusion disparaît dans les années plus mûres, et l’amitié a peine à se survivre à elle-même. Les amitiés normaliennes ne sont pas telles ; elles sont fondées sur la connais- sance implacable des caractères ; elles naissent non pas des qualités qu’on suppose aux autres, mais des qualités qu’on leur a reconnues après une épreuve longue et dure ; elles se nuancent de respect, et ne prennent fin qu’avec la vie.

Parmi les maîtres qui le formeront, de Gabriel Monod à Émile Boutroux, deux surtout marquèrent sur lui leur influence. Le premier s’appelle Gaston Paris. Il distingue dans Joseph Bédier non seulement une vocation décidée de médiéviste, mais une exceptionnelle qualité d’esprit ; ce grand connaisseur d’hommes ne tarde pas à faire du jeune normalien qui vient à lui un dû ses disciples préférés. Il lui ouvre, suivant la formule qui n’est pas ici une métaphore, les trésors de son érudition ; il lui montre avec quelle patience, avec quel scrupule, avec quelle dévotion il convient de rechercher la vérité ; comment il faut se méfier de la « littérature, » lorsqu’elle n’est, rhétorique anémiée, que l’art insupportable de déguiser sous les mots le vide de la pensée. Il sollicite, il accueille, il publie ses premières productions. C’est le maître, heureux de trouver un élève digne de lui, non pas servile, maisoriginal,et qui même le contredit quelquefois, — le maître à la bienveillance efficace, prêt à aider le disciple qui débute dans la vie non seulement de sa science, mais de son pouvoir.

L’autre fut Brunetière. Sa nomination à l’École Normale, — ce fut lorsque Bédier entrait en troisième année, — était des plus discutées. Il avait contre lui les médiocres, et je n’étonnerai personne en disant qu’ils étaient assez nombreux. Il n’était pas docteur, que dis-je ? il n’était même pas agrégé ! Quel scandale ! Il n’avait pas de titres, il n’avait que du talent. On l’avait choisi a sans lui demander ni diplômes, ni bouton de cristal. » On attendait ses débuts avec une curiosité d’autant plus vive, qu’on ignorait s’il possédait les qualités nécessaires à l’enseignement ; avant de se faire connaître comme publiciste, il n’avait guère professé, pour gagner sa vie, qu’à l’institution Lelarge, dernier refuge des candidats au baccalauréat qui avaient perdu tout espoir. Il s’installe dans sa chaire (je veux dire sur une mauvaise chaise de paille, derrière une table boiteuse) ; il assure son lorgnon, il parle : il prend conscience de sa propre éloquence. Ce public « ardent et rebelle » est conquis du coup ; de l’admiration pour l’orateur il passe au respect et à l’affection pour l’homme. Lui-même sut toujours gré à ses premiers auditeurs d’avoir été les témoins de cette révélation merveilleuse; il y eut une nuance de reconnaissance durable dans l’amitié qu’il leur porta. Le goût et le souci des idées générales, la haine de tout dilettantisme intellectuel, la hardiesse de la pensée à se contrôler elle-même : telles fuient ses leçons, et tel fut son vivant exemple. Il leur disait : « De toutes les libertés, la plus précieuse peut-être est celle de ne pas se faire le complaisant de soi-même et l’esclave de sa propre pensée. » — « Le dilettantisme n’est qu’un nom plus spécieux dont on masque l’égoïsme intellectuel. » — Il leur disait encore : « Je ne puis m’associer à ce dédain qu’on affecte parfois pour les idées générales, même prématurées, même arbitraires, même fausses. Ce sont elles qui font avancer la pensée, comme ce sont les grandes hypothèses qui font avancer la science. Les exclure de la science, c’est en ôter le levain même. » Paroles que M. Joseph Bédier rappellera, lorsqu’à l’inauguration du buste de Brunetière, au cimetière Montparnasse, il exprimera les sentiments des anciens élèves de l’École Normale ; paroles qui ont retenti profondément en lui, et dont il ne serait pas difficile de retrouver l’écho dans son œuvre. Au reste, Brunetière lui donna la plus haute preuve d’estime : il demanda par testament que ses papiers littéraires lui fussent confiés. Et M. Joseph Bédier édita ses œuvres posthumes, pieusement.


L’Université de Halle, Fribourg en Suisse, Caen pour son retour en France : autant d’étapes sur la route capricieuse qui le ramènera vers Paris. À Halle, il pensait s’abreuver aux sources de la science pure : il s’étonne de sentir que ces eaux magiques aient si peu de pouvoir. Certes, il entend des cours qui lui paraissent fort honorables ; il accroît ses connaissances philologiques. Mais il attend la grande révélation, la nouveauté substantielle : il ne voit rien venir. En somme, une année de bonne scolarité ; rien de plus.

À Fribourg en Suisse, c’est une autre affaire.

La petite ville est singulièrement paisible. Les gens y marchent d’un pas lent et grave ; ont-ils peur que les rues ne paraissent trop vides, s’ils ne s’y attardent un peu ? Des coins pittoresques, de vieilles places, de vieilles fontaines. Des traîneaux en hiver, des poêles à l’allemande, qui mettent une chaleur douce dans les salles aux doubles carreaux. Un pont vertigineux suspendu sur le vide. Tout autour, un décor de collines et de forêts, qui gardent de haut les maisons encerclées et prisonnières. Des soutanes et des frocs, qui vont aux offices à l’heure des cloches. Des étudiants, qui vont aux collèges à l’heure des cours. Et puis le grand calme du soir provincial ; rien ne bouge.

Pourtant, sur cette scène tranquille, un petit drame se joue. Nous sommes en 1889, et l’Université de Fribourg vient de se fonder. Or, ces étudiants arrivent de tous les pays d’Europe ; ils suivront l’enseignement qui saura les séduire et les retenir. Ils peuvent choisir entre quelques professeurs suisses, quinze professeurs allemands, un professeur polonais, trois professeurs français. Il y a lutte d’influence. Joseph Bédier est le premier professeur français de littérature française. Il sent qu’à son devoir professionnel un autre devoir s’ajoute. Il fréquente ses collègues allemands, mange à la même table qu’eux, et noue même, avec celui-ci ou celui-là, de bons rapports. Mais entre eux et lui il y a, il le sent bien, il fe sent de mieux en mieux, des différences irréductibles. Ces savants ne représentent pas la science internationale, ils représentent leur patrie. Et lui, de même, représente la France ; lorsqu’il a enseigné la littérature française, il n’a pas tout à fait rempli son rôle, s’il n’a pas en même temps enseigné l’âme française. Pour la première fois, il se rend compte qu’il a charge de sa pairie. Ce poste à l’étranger est un poste d’avant-garde, dans la lutte pour le bon renom de notre pays. Aussi y enverra-t-on, après lui, des maîtres de la même lignée, qui considéreront leur enseignement comme un apostolat : qu’il suffise de citer, parmi ses successeurs, M. Victor Giraud et Pierre-Maurice Masson. À Fribourg en Suisse, on peut activement pousser les plus savantes études. Quand on a fini ses cours, on se met à ses travaux personnels ; on interrompt ses travaux personnels pour aller faire ses cours; pas d’autre vicissitude, pas d’autre distraction. Voilà pourquoi nos jeunes professeurs d’exportation y achèvent rapidement des thèses remarquables. Mais ils font mieux que de travailler pour eux; ils travaillent pour la France.

Depuis cette date, Joseph Bédier ne cessera plus de s’intéresser à l’enseignement français hors de France. Il séjournera deux fois dans les Universités américaines, en 1909 et en 1913. Il y avait alors les tournées de l’Alliance française, utiles pour rassembler les fidèles autour d’un orateur venu de la mère-patrie, utiles aussi pour atteindre le grand public. Mais à part quelques centres privilégiés, où des échanges réguliers et stables s’étaient organisés, la jeunesse des écoles, — celle précisément qu’il faut gagner, puisqu’elle formera plus tard l’opinion, — restait hors de nos prises. Ceux de nos professeurs qui parlaient dans les Universités passaient trop vite ; ils n’atteignaient pas les étudiants; ils ne montraient pas ce que valaient nos méthodes; ils ne permettaient pas aux hommes de bonne volonté de faire le choix entre notre civilisation et la culture allemande. À vrai dire, nous étions ignorés, tandis que les Allemands, par le mérite de leur activité et par le bénélice de notre indolence, étaient installés partout à demeure, lisse chargeaient d’enseigner la philologie française : la pensée française, la forme française, on les escamotait, tout simplement. M. Joseph Bédier transporte sur un plus vaste terrain la lutte commencée dans la petite ville suisse; il négocie les accords stables qui ouvriront les grandes Universités des États-Unis à nos représentants. Il ira en Suède, en Roumanie ; il nouera des relations suivies avec les étudiants et les professeurs qui nous font l’honneur de venir chez nous ; il dirigera les jeunes Français qui, à l’étranger, sont nos missionnaires intellectuels. Il prêchera, devant nos autorités, dont le défaut n’est généralement pas un excès de hardiesse, et qui voient sans plaisir leurs bonnes brebis quitter le bercail, l’impérieuse nécessité d’établir, de la France à l’étranger, ces liens de l’esprit sans lesquels nous ne saurions maintenir notre position dans le monde.

Cependant l’École normale l’appelle. Elle semble être, en vérité, un des lieux prédestinés de sa vie.

Entre l’Allemagne et Fribourg, il y passe d’abord quelque temps en qualité de « caïman. » Ce vocable effrajant désigne des fonctions très inoffensives. Il s’agit simplement d’être surveillant, sous l’égide de M. Paul Dupuy : lequel a excellemment compris que le meilleur moyen d’exercer le pouvoir était de gouverner non pas contre, mais suivant les habitudes de la maison, et qui n’aspire à d’autre dictature qu’à la plus difficile, celle de l’esprit. Une des tâches ingrates du caïman est d’aller réveiller les élèves chaque matin, dans leur lit ; car ils ont une tendance fâcheuse à prolonger outre mesure les délices du sommeil. Le rite consiste à frapper avec une clef la cloison de bois qui figure la chambre des dormeurs, et à dire : « Messieurs, il est sept heures et demie ; » et ensuite, avec une légère nuance d’impatience : « Allons, Messieurs, il est huit heures moins dix. » Les élèves se vengent en affichant des descriptions du caïman empruntées à Chateaubriand : « Sa tête a environ trois pieds de long; les naseaux sont larges : la mâchoire supérieure de l’animal est la seule qui soit mobile ; elle s’ouvre à angle droit sur la mâchoire inférieure ; au-dessous de la première sont placées deux grosses dents comme les défenses d’un sanglier, ce qui donne au monstre un air terrible… » Moyennant quoi, le caïman est libre de passer son temps dans les bibliothèques, ou en tout autre endroit qui lui plaît.

Un peu plus tard, M. Bédier revient rue d’Ulm comme maitre. Le rôle de professeur à l’École normale est un des plus ingrats qu’on puisse concevoir. Car les auditeurs sont sans pitié ; ils ne font grâce ni d’une erreur, ni d’un oubli ; ils notent ayec empressement les travers et les tics ; ils répètent avec délices les expressions malheureuses échappées aux infortunés qui, deux fois par semaine, comparaissent devant eux comme des accusés devant des inquisiteurs. Ils s’expriment sur leur compte avec toute la superbe de leur âge ; à les entendre, on croirait qu’on est allé chercher dans la France entière les hommes les plus fatigués et les plus incapables, pour les installer de force dans ces chaires magistrales. Ils ont l’esprit vif et la dent dure. Quelques-uns même poussent la critique jusqu’à la manie : c’est le mauvais côté de l’esprit normalien. Rien ne trouve grâce devant ceux-là; ils passent leur temps à chercher les formules amusantes qu’ils attacheront à leurs victimes. Leurs propos ne sont plus qu’une perpétuelle caricature. Ils paralysent leurs camarades par la crainte du ridicule : leur châtiment est qu’ils se paralysent eux-mêmes.

À ce public difficile M. Bédier s’impose ; il est parmi les trois ou quatre professeurs qu’on ne discute pas, et parmi les très rares qui n’ont même pas de surnom. Sa personnalité est maintenant dans toute sa force; les années d’apprentisssage sont terminées, les années de maturité commencent. Plusieurs traits le caractérisent nettement. C’est d’abord l’acuité singulière de son esprit. À quelque problème littéraire qu’il s’attache il apporte une solution originale ; ceux qui ont regardé le même problème avant lui ont vu trop vite ou n’ont pas su voir; il arrive, il examine, il fait surgir l’évidence. C’est l’époque où il élabore les travaux qui, réunis en volume, formeront ses Études critiques, modèle du genre. Par exemple : le hasard des programmes universitaires l’amène à étudier le voyage de Chateaubriand en Amérique. — Comment ? dit-il. Chateaubriand a-t-il vraiment fait tant de choses, en si peu de temps ? Voyons. — Il commence par établir solidement les dates : date d’arrivée à Baltimore, 10 juillet 1791 ; date de départ, 10 décembre 1791. Entre les deux. Chateaubriand est pris, il ne peut s’échapper. Calculons maintenant : de Baltimore à Albany, deux cents kilomètres ; d’Albany au Niagara, parcours de quatre à cinq cents kilomètres. Du Niagara à Pittsbourg sur l’Ohio, de Pittsbourg aux Natchez, des Natchez à Philadelphie, tant. Divisons le total des kilomètres par le nombre des jours : il est impossible, matériellement impossible, que Chateaubriand ait vu tout ce qu’il décrit… — Vous pensez si l’auditoire suit avec intérêt cette captivante démonstration. M. Bédier arrive en retard à son cours, un peu essoufflé : « Je vous demande pardon, c’est M. l’abbé Bertrin qui m’a retenu… » M. l’abbé Bertrin est le défenseur de Chateaubriand ; il peut bien prouver que le critique a exagéré sur quelques points de détails ; il ne peut infirmer l’ensemble. Parmi les normaliens eux-mêmes, un champion surgit ; un élève étranger, un Canadien, qui met son point d’honneur à prouver que Chateaubriand a raison et que Bédier a tort. Le ban et l’arrière-ban des normaliens s’assemble pour assister à la joute. On apporte des cartes, on dessine au tableau des itinéraires, on discute sur le temps que peut mettre une pirogue à descendre i’Ohio ou le Mississipi. Le contradicteur est confondu.

Autre trait : cette critique aiguë n’est cependant pas desséchante. Au contraire, elle reste très sensible à la beauté littéraire, et défend les droits des formes et des harmonies. Ceux qui exagèrent les disciplines a la mode ont une tendance à s’occuper exclusivement de la pensée, à bannir l’art de l’histoire littéraire : je dis ceux qui exagèrent ; ils prétendent n’être pas plus sensibles à la valeur esthétique d’une œuvre que le naturaliste ne peut concevoir la valeur d’un mollusque ou d’un crustacé. Ce médiéviste, cet érudit qu’est M. Joseph Bédier garde à l’imagination et à la sensibilité leur place. C’est l’époque où il reconstitue Tristan et Yseut, et donne ainsi au public un roman d’une ligne si pure, d’une passion si profonde que je n’en connais guère de plus harmonieux ou de plus poignant.

Ceci encore, et ceci surtout : il poursuit ses travaux sur le moyen âge ; il donné toute une série d’éditions savantes, établies suivant les meilleures méthodes. Mais il a le courage de revenir sur sa formation première, de l’étudier de faire le départ entre ce qu’il convient de retenir et ce qu’il convient de rejeter aussi. Des méthodes érudites il faut garder le principe, qui est un principe de loyauté. Examiner les questions à fond ; s’informer, s’entourer de la bibliographie indispensable pour ne pas retomber dans les erreurs anciennes et les éternels recommencements ; ne jamais rien avancer qui ne soit solidement prouvé ; ne jamais tromper les autres, et pour cela, ne jamais se leurrer soi-même ; lutter contre les puissances de paresse et de présomption qui guettent. — Mais éviter, en même temps, que ces méthodes scientifiques ne deviennent une sorte de mécanisme. Éviter que l’esprit soit étouffé, et que les malheureux chercheurs en arrivent à considérer la pensée originale comme un délit. Éviter le procédé, la formule, qui se substituent trop commodément à l’effort de la personnalité. Parti de la conception de l’histoire littéraire considérée comme une science, M. Bédier arrive peu à peu à la conception de l’histoire littéraire considérée comme un art. Tels nos bons humanistes de jadis, à la fois si savants et si souples…

Et quant à sa personne, n’allez pas croire qu’il ressemble à l’érudit, tel que se le figure l’imagination populaire ! Une haute stature. Non point du tout le dos voûté ou les épaules inégales du savant qui, pour avoir déchiffré tant de manuscrits, lu tant de livres, et tant écrit, semble se pencher toujours vers une table de travail invisible. Au contraire, le corps droit, de la fierté dans l’allure, de la noblesse. Le geste rare, le geste sobre. Il est peu d’hommes, dans ce grand tourbillon parisien, qui ne soient pris de fièvre et ne finissent par porter en eux je ne sais quelle trépidation ; M. Bédier n’a même pas l’air pressé. On se demanderait comment il fait tenir tant de choses dans sa vie, sans s’aider d’un peu de hâte, si on ne savait avec quel soin il sacrifie le superflu. A-t-il jamais cédé à la tentation de la conférence qui séduit tant de nos contemporains ? Jamais. Il n’est pas de ceux qui improvisent facilement : plût au ciel que tous les Français fussent comme lui ! Quand vous lui parlez, vous le voyez quelquefois qui hésite ; il a l’air de chercher ses mots. Mais prenez garde : il ne cherche pas ses mots, il choisit l’expression la plus exacte, la plus nette, la plus vigoureuse de sa pensée ; il l’a trouvée, elle sort, elle est cruelle aux sots ; et si vous avez dit une sottise, tant pis pour vous ! Son clair regard, son regard qui semble pénétrer jusqu’au fond des consciences, est ce qui frappe le plus dans sa physionomie. C’est le regard des probes et c’est le regard des forts.


La scène change encore ; M. Joseph Bédier a le très grand honneur de succéder à Gaston Paris dans la chaire de langue et littérature françaises du moyen âge, au Collège de France.

J’y fus l’autre jour pour l’entendre ; je passai sous les yeux de Budé et de Ghampollion, qui surveillent l’entrée d’un air las ; et j’arrivai dans l’amphithéâtre trois. L’amphilhéàtre trois s’adorne de quatre colonnes, deux en faux marbre, qui encadrent le tableau noir ; et deux autres en fonte, qui, s’élançant du milieu de la salle, produisent, comme on l’imagine, le plus heureux effet. Il y a non seulement un tableau noir, mais deux tableaux noirs ; le second diffère du premier en ce qu’on le tire au moyen d’une poignée. Au-dessus, un drap blanc pour les projections : on prétendra, après cela, que les institutions scientifiques françaises manquent des perfectionnements modernes ! L’illumination est généreuse ; sept lampes électriques, deux pour les tableaux noirs, une pour l’orateur, quatre pour le public ; celles-ci sont placées si haut, que les auditeurs ne manqueraient pas d’être en pleine lumière, si seulement ils siégeaient au plafond. Les bancs sont placés en demi-cercle, si commodément qu’on ne peut bouger sans déranger vingt personnes. Des barrières de bois séparent les assistants, et les parquent. Il y a des peintures, mais elles se perdent dans l’ombre, puisqu’elles ne sont pas au plafond. Bien entendu, l’amphithéâtre est trop petit, et les derniers arrivants doivent rester debout derrière les gradins ; ils ont la consolation d’apercevoir néanmoins l’orateur, en haussant le col. Vous n’imaginez rien de plus Louis-Philippe que l’intérieur deces salles de cours, dans l’antique fondation du roi François Ier. Dans les couloirs passent des garçons de salle falots, en tablier de toile bleue, qui viennent peut-être du théâtre de Cluny, tout voisin : tant ils offrent le type classique du vaudeville. Au reste, l’éclairage ayant épuisé tout son effort dans les sept lampes de la salle, les couloirs sont obscurs. Tant mieux.

La France est un singulier pays. Certes, je ne demande pas pour nos savants les palais colossaux, éclatants d’or, à l’allemande. Mais tout de même, quand on pense à l’antique tradition de gloire de cette maison, quand on songe au mérite des hommes qu’elle abrite aujourd’hui, honneur de la pensée française, on rêverait un autre décor ; de la simplicité, de l’austérité même, mais de la grandeur. Eux n’y songent point ; et après tout, c’est un des plus beaux traits de nos savants, que leur mépris de l’apparat, que leur dédain pour tout ce qui n’est pas la pensée pure. Ce n’est pas l’installation matérielle qui importe ; c’est la valeur de leur enseignement. La leçon commence, et on se trouve transporté du coup dans le beau domaine des idées. L’auditoire est recueilli, presque pieux ; ceux qui sont là viennent pour l’amour de la science ; ils ne sont même pas attirés par le souci des examens à préparer ; ils veulent seulement apprendre.

Le maître parle de la Chanson de Roland. Il continue l’exposé des faits qu’il a énoncés les années précédentes, et qui ont achevé de rendre son nom célèbre. Car il n’a pas seulement renouvelé pour une bonne part la littérature du moyen âge, il a jeté une lumière inattendue sur l’histoire de l’esprit humain. On croyait, depuis le xviiie siècle, que les légendes épiques que nous possédons étaient le pâle reflet d’une poésie primitive qiie nous ne possédons plus. Les chants jaillis de l’âme même du peuple à l’époque des événements, — autour de Charlemagne, par exemple, — chants spontanés, chants admirables, s’étaient perdus ; trois siècles plus tard, quand cette fleur de poésie commençait à se faner, les jongleurs les fixèrent sous leur forme déjà corrompue. D’où nos chansons de gestes, copies effacées d’originaux inconnus. C’est dans cette salle même, devant des auditeurs semblables à ceux d’aujourd’hui, que M. Joseph Bédier a examiné cette hypothèse d’une poésie populaire, si solidement établie qu’elle paraissait inébranlable, et qu’il l’a ébranlée. Il a démontré que les chansons de gestes étaient nées au xie siècle, sur les routes des grands pèlerinages, de la collaboration la plus surprenante et cependant la plus naturelle, celle des moines et des jongleurs : les moines fournissant aux jongleurs les données historiques sur les héros vénérés dans leurs sanctuaires ; les jongleurs, par le prestige de leurs belles chansons, alléchant au passage les pèlerins qui s’en allaient vers les terres lointaines, les attirant vers les sanctuaires des moines : tout honneur et tout profit. C’est là qu’ont été prononcées les paroles où M. Joseph Bédier résumait son effort, appelées à éveiller de longs échos chez les savants du monde entier, et à frapper l’oreille même des profanes qui s’intéressent aux grandes idées et aux grands faits historiques : « Rétablir la liaison entre le monde des clercs et l’autre, montrer que l’Église fut le berceau des chansons de gestes aussi bien que des mystères, revendiquer pour elles leur vieux nom délaissé de romans de chevalerie, et marquer par là que leur histoire est inséparable de l’histoire des idées chevaleresques à l’époque capétienne, rappeler les faits psychologiques généraux qui provoquèrent en même temps qu’elles les croisades d’Espagne et les croisades de Terre Sainte, en un mot, les rattacher à la vie, c’est à quoi je me suis efforcé. » Et encore, substituant à la création populaire mythique la création populaire véritable : « Les véritables créateurs, quels furent-ils ? Non pas tel clerc, avide de procurer à son église de faux titres ou de fausses reliques, non pas tel jongleur désireux de rimer un roman nouveau, mais bien maints clercs et maints jongleurs, et maints chevaliers et maints marchands, tous ceux qui passèrent par ces routes, émus des mêmes pensées : le peuple. Ici on touche le tuf, la création populaire véritable. » — On voit jusqu’où s’étend cette découverte, s’il est possible que toutes les épopées s’expliquent de la même façon, qu’il s’agisse du Ramayana ou des Nibelungen, et si pour toutes il faut reprendre la question des origines. Un Grimm et un Herder ont attaché leur nom à l’hypothèse d’une poésie primitive, et les générations successives leur ont payé en tribut de gloire le mérite d’avoir expliqué les premiers balbutiements des littératures. Le temps marquera la place de celui qui montre aujourd’hui que leur hypothèse était fausse et qui, nous apportant une vue originale sur la formation des épopées, renouvelle un aspect de l’histoire de l’humanité.


Or, tandis qu’il met la dernière main à son édifice, voici que nous sommes au mois d’août 1914. S’il est vrai que la guerre permet de mesurer la valeur morale de nos contemporains, suivant ce que chacun d’eux a fait ou n’a pas fait pour elle, nous allons le voir à l’épreuve.

Il se mettra tout entier au service de la patrie. Il lui offrira le secours de cette intelligence lucide, qui va au cœur des problèmes, qui distingue aussitôt où gît la difficulté, et qui sait comment la résoudre. Ces années d’études, ce long effort, ces réflexions sur la recherche de la vérité, qui ont rendu sa pensée si souple et si forte, ne seront pas perdus pour la grande cause. Il aura tout de suite le sens des nécessités de l’heure, verra clairement ce que les autres ne faisaient que soupçonner, et agira.

Il s’applique d’abord à dissiper un malentendu créé par les Allemands. Belges et Français dénonçaient les procédés infâmes de l’adversaire, les civils fusillés, les femmes violées, tout le déchaînement de la barbarie. Mais les neutres, et les amis de l’Allemagne, pouvaient croire que nous exagérions pour le bénéfice de notre cause ; aussi bien ces forfaits dépassaient-ils l’imagination. Dès que leur échappa la victoire subite et totale qu’ils avaient escomptée, nos ennemis non seulement renièrent leurs doctrines de terreur, mais démentirent l’évidence. Mieux préparés que nous, ainsi qu’en toutes choses, à diriger l’opinion publique, ils déclarèrent que leurs atrocités n’étaient que l’invention de notre mauvaise foi. Ils provoquaient donc là un malentendu ; nous protestions ; nous poussions des cris de douleur ou de colère : or, c’était des preuves qu’on nous demandait.

Le premier mérite de Joseph Bédier fut de les fournir, irréfutables. Il lui suffit de prendre quelques-uns de ces carnets de route qu’on trouvait en abondance au début de la guerre sur les Allemands prisonniers, et que tous les soldats rédigeaient par ordre. Il en détacha les pages les plus significatives, celles qui contenaient les aveux les plus cyniques et les plus odieux : il n’y avait qu’à choisir. Il ne se contenta pas de les recopier, il les photographia. Il publia, en somme, des documents, avec le même soin qu’il eût mis à éditer une chronique du moyen âge ; et c’étaient des documents allemands, qui racontaient les crimes allemands, et qui émanaient des auteurs mêmes de ces crimes. Ainsi s’explique le succès mondial de sa première brochure, Les crimes allemands d’après les témoignages allemands ; et de celle qu’il écrivit en réplique aux démentis officiels venus d’outre-Rhin, Comment l’Allemagne essaie de justifier ses crimes. Par deux fois, il marqua les criminels au fer rouge, juste en temps opportun.

Que n’a-t-elle pas fait de chacun de nous, la guerre ? Quelles ressources n’a-t-elle pas révélées ? De M. Joseph Bédier, elle fait un adjoint au maire du Ve arrondissement, et puis encore, pendant cinq mois, un modeste employé volontaire au ministère des munitions. Elle le transforme même en auteur dramatique.

Car il faut agir sur l’opinion ; et celui qui réussit à faire passer un frisson sacré dans les salles de spectacle, exalte à sa manière ces forces morales qui soutiennent la nation. Ce détail est peu connu sans doute : au début de 1916, la Comédie-Française voulut passer en revue les chefs-d’œuvre de notre théâtre et de notre poésie lyrique, et, pour inaugurer ces représentations, elle eut l’heureuse idée de s’adresser à l’auteur des Légendes épiques, qui se mit à l’œuvre et tira de Guillaume d’Orange une pièce en un acte intitulée Chevalerie. Aymeri de Narbonne, dont tant de fils et de petits-fils sont morts en bataille, met à l’épreuve les trois derniers nés de son lignage qu’il voudrait retenir à la cour paisible et joyeuse du roi Gaifier, mais il s’est heurté au refus des jeunes gens qui viennent d’être armés chevaliers et font le serment de ne jamais reculer devant les Sarrazins de la longueur d’un arpent mesuré et de se montrer dignes de servir la douce France, France la libre, France l’honorée…

Cette pièce obtint à la représentation le plus vif succès. La noblesse des caractères, la pureté des sentiments, la passion innée du plus haut devoir, font passer dans les scènes si brèves de cette courte pièce un souffle épique. Et surtout, en entendant parler ces fils de la France chevaleresque, on songe invinciblement aux jeunes gens d’aujourd’hui. Ils ont offert leur vie avec la même vaillance ; et beaucoup sont morts, plutôt que de reculer d’un arpent mesuré. Ce rapprochement qui s’impose aux esprits transforme les jeux du théâtre en réalité tragique. Nous aussi, nous aurions crié pitié pour les plus jeunes de notre race ; nous aussi, nous sommes fiers de leur héroïsme, dans le temps même où nous les pleurons. Dans cette œuvre de circonstance, M. Joseph Bédier a fixé l’un des traits de la France éternelle.

Il ne s’agit donc pas seulement d’une curiosité. Mais ce qu’on voudrait savoir surtout, c’est comment est né cet admirable livre dont plusieurs chapitres ont paru ici même, et qui s’appelle L’Effort français. Livre de passion, — en est-il qui soient grands sans passion ? — mais d’une passion contenue, concentrée, et par cela même saisissante. Quelquefois elle éclate malgré elle ; une lueur illumine la page ; mais elle se voile : l’effet doit être produit par l’ensemble, par la dernière phrase aussi bien que par la première, par l’idée dominatrice. Cette intensité de vie dans cette sobriété de forme rappelle le grand art classique, ardent et digne. Œuvre de vérité aussi. Elle suit pas à pas l’histoire, donne des chiffres, des statistiques, invoque le témoignage même de l’ennemi. Il y a là de petits tableaux comparatifs d’une éloquence singulière. Rien que des faits rigoureusement contrôlés, certains ; devant ceux qui demeurent inextricables à l’heure présente, et que l’avenir seul expliquera, l’auteur nous avertit et se récuse ; il passe. C’est ainsi, véridique et passionné tout ensemble, qu’il nous donne l’épopée de notre armée, et plus spécialement de notre infanterie. Oui, c’est bien l’épopée moderne, non pas l’épopée claironnante d’autrefois, l’épopée des héros aux noms sonores ; elle n’a qu’un héros à la grande âme, et c’est la piétaille de France.

Ce grand livre, comment l’a-t-il composé ? La chose est à la fois très simple et très compliquée. Ceux qui avaient la charge de l’opinion publique, frappés de voir le puissant secours que M. Bédier leur avait spontanément apporté, lui demandèrent un livre sur la guerre. Rien de plus naturel. Mais connaître la guerre, quelle tâche ! Quelle tâche pour ce savant, qui du métier de soldat n’avait même pas les connaissances élémentaires pouvant servir au moins de point de départ ! Il doit tout apprendre : il apprendra. Il compulse les archives du ministère de la guerre ; on le rencontre dans les couloirs, sa serviette sous le bras ; à sa rosette de la Légion d’honneur, les factionnaires le prennent pour un officier supérieur habillé en civil. On le rencontrera bientôt en des endroits plus étranges ! Ces archives ne lui donnent pas l’impression de vie qu’il recherche. Il part donc pour le front ; il s’approche des généraux ; il se fait donner par les techniciens, qu’il sait choisir, les données dont il a besoin. Il est au grand quartier général, où la bienveillance du chef qui a compris l’importance du moral dans la guerre lui est bientôt acquise. Il s’attache à une division, puis à une autre, les suit dans leurs déplacements, et pendant des semaines vit de leur vie. Les soldats s’étonnent de rencontrer ce civil isolé, qui n’a rien de commun avec les caravanes officielles. On le voit près des fantassins. On le voit près des aérostiers, peu accoutumés à recevoir pareilles visites. On le voit dans les gourbis des artilleurs. Ici, une raison spéciale s’ajoute au souci de la documentation : parmi ces artilleurs, il y a ses deux fils. « À Louis Bédier, lieutenant au 30e régiment d’artillerie ; et à Jean Bédier, sous-lieutenant au 30e régiment d’artillerie, leur père qui les remercie : » telle sera l’émouvante épigraphe d’une des études dont il poursuit les éléments.

Voilà comment il compose son livre, dans l’action même. Il écrit ce que ses yeux ont vu ; il a été le témoin du drame ; il a partagé les émotions des combattants, à leurs côtés. La passion intense et sobre qui anime l’ouvrage est celle même qui fut au cœur de nos soldats et de nos chefs. Et voulez-vous savoir enfin quelles sont les facultés qui lui ont permis de mettre en œuvre, mieux qu’un autre, cette matière vivante, faite de courage indomptable, d’angoisse et d’espoir ? Il les a définies lui-même, sans s’en douter, à propos des aérostiers qu’il étudiait. La première, quand il rappelle les tâtonnements qui précédèrent l’emploi de règles sûres pour le choix des observateurs en ballon : « Alors réapparut en pleine lumière cette antique vérité que tous les hommes ne voient pas le monde extérieur ; que les uns, les méditatifs, sont habiles à regarder seulement les âmes ; que d’autres, les Imaginatifs, croient voir les choses qui sont sous le soleil parce qu’ils jouissent de leurs aspects, mais ne les voient pas réellement, car l’intensité même de leur jouissance les altère et les déforme ; que ceux-là sont rares, et reconnaissables dès l’enfance, qui ont des yeux pour voir ce qui est. En un mot, voir et observer est un don, au sens propre du mot, très inégalement réparti entre les hommes, et qui tient de l’instinct. » — La seconde, d’après un propos tenu par les officiers observateurs : « Ceux d’entre nous qui voient le mieux, disent-ils, ce sont les plus sensibles, ceux qui pénètrent d’une pitié plus fraternelle et plus active les misères du fantassin. C’est par le cœur qu’ils voient, et, s’ils voient mieux que nous, c’est qu’ils ont plus de cœur. »


Il y a longtemps que M. Joseph Bédier a recommencé ses cours, et a ouvert ses livres à la page fermée depuis plus de quatre ans. Il a été des premiers à donner le bon exemple. J’aime l’évoquer dans son décor familier, dans son studio tout tapissé de livres. C’est au quartier latin, à l’ombre du Panthéon. La notoriété, vers laquelle il n’a jamais fait un pas, est venue le prendre dans cette retraite paisible ; il l’a accueillie comme il accueille les étudiants ses visiteurs, avec la même simplicité. Quelques pas le séparent de l’École Normale, quelques pas du Collège de France ; si près de sa demeure, que lorsqu’il rentre accompagné d’un disciple respectueux, après son cours, dans le soir, il faut battre les trottoirs et faire le tour des pâtés de maisons pour allonger le chemin à la mesure de la causerie. Il n’aura pas à se déranger beaucoup non plus, si quelque jour on l’invite à entrer dans un édifice non moins vénérable, mais plus illustre encore, parce qu’il a une coupole au lieu de toit.

Il pose sa plume, abandonne un moment le feuillet couvert de sa haute écriture, sage et belle, pour rouler son éternelle cigarette. En suivant des yeux les volutes de fumée, il songe. Voit-il Tristan et Yseut sur leur nef, tandis qu’ils boivent le philtre d’amour qui les unira pour la vie ? Entend-il s’élever, sur la route qui mène les pèlerins du moyen âge à Saint-Jacques de Compostelle, la grande voix des chants épiques ? Se rappelle-t-il le bruit de cette canonnade, entendue de Verdun ? Conçoit-il le sujet de quelque œuvre nouvelle, de ces œuvres qui semblent paradoxales au début, et que le temps transforme en vérités évidentes ? S’il songe aux jours du passé, il peut les contempler avec fierté. Dans la frêle matière de l’existence humaine, il a su tailler des souvenirs qui durent. Il a connu les âpres labeurs et les joies de la science, les délices de l’art, et surtout, — juste récompense d’avoir uni toujours les lettres et la vie, — la plus belle forme de l’action, l’action sur les âmes.

Fidus.
  1. Voyez la Revue du 15 janvier.