Silhouettes canadiennes/Philippe Gaultier de Comporté

Imp. L’Action sociale Ltée (p. 161-166).


PHILIPPE GAULTIER DE COMPORTÉ

premier seigneur de la malbaie





I l est profondément oublié. La Malbaie même n’a point gardé son souvenir. Rien n’y reste de lui hors ce nom, — La Comporté, — donné à la partie du chemin qui côtoie la rivière, à l’extrémité du village proprement dit.

D’après la tradition locale, c’est par là que les Français attaquèrent la forêt. La rivière, sur laquelle les arbres centenaires projetaient leur ombre, attira M. de Comporté ; il la remonta de quelques arpents et commença les défrichements sur ses bords. Vers l’endroit où est érigée la grande croix, on voyait encore, au commencement du siècle dernier, les ruines d’une scierie qu’il fit construire.

M. Buies, qui a écrit sur la Malbaie des pages si vives et si vraies, n’a jamais songé à son premier seigneur. Dans les lointains profonds, il n’a jamais vu passer son ombre.

Pourtant Philippe de Comporté mériterait autre chose que l’oubli.

Conseiller du roi et prévôt général des maréchaux de France en ce pays, il n’a pas été seulement un homme de valeur, il a été aussi, paraît-il, un homme singulièrement aimable, car, lorsqu’une mort prématurée l’enleva à sa famille, sa femme, dit l’histoire des Ursulines, ne put supporter la séparation et mourut de douleur trois semaines après lui.

Évidemment, elle n’avait pas connu le terme de la vie conjugale. Rare privilège, et qui met au front des deux époux l’auréole !

Malheureusement, les forêts de la Malbaie n’ont point abrité ce grand amour. Mme de Comporté bien probablement ne vit jamais sa sauvage et magnifique seigneurie : son mari avait son hôtel à Québec, sur la rue Notre-Dame, alors très aristocratique, et mourut avant d’avoir tenu feu et lieu à la Malbaie où il ne fit jamais que passer.



M. de Comporté était né en 1641 au bourg Sainte-Anne, diocèse de Poitiers, de Philippe Gaultier de Comporté et de Gilette de Vernon :

Il servait comme soldat volontaire sous son oncle, M. de la Feuillée, quand il fut envoyé au Canada, avec la compagnie dont il faisait partie.

Il s’y distingua, et le 7 novembre 1672, M. Talon, intendant du roi, lui concédait le fief de la Malbaie.

Quinze jours plus tard, le jeune seigneur épousait Marie Bazire, sœur du plus riche marchand de Québec.

Mais un peu avant de quitter la France, Philippe de Comporté s’était trouvé mêlé dans une querelle entre civils et militaires — querelle où deux hommes avaient été mortellement blessés. Quoiqu’il n’eût ni blessé, ni frappé personne, il fut compris dans les procédures criminelles et condamné à mort par défaut et contumace.

M. de Comporté en appela au roi, le suppliant d’enlever cette tache de son nom. Louis XIV accueillit favorablement la demande et expédia les lettres de grâce. J’en citerai quelques extraits.


« Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, salut.

« Nous avons reçu l’humble supplication de Philippe Gaultier, sieur de Comporté, prévost général de nos chers cousins les maréchaux de France, dans notre pays de la Nouvelle-France, contenant, — (suit l’exposé des faits).

« Le dit procès criminel a été instruit et jugé par défaut et contumace et le suppliant condamné à mort, lequel ayant, depuis peu, par l’entremise de ses amis, satisfait de sa part à la partie civile, nous a très humblement supplié de vouloir bien effacer cette tache… En considération de son innocence et des services qu’il a l’honneur de nous rendre actuellement, de ceux qu’il nous a rendus par le passé et qu’il espère de nous rendre à l’avenir, nous avons au dit suppliant, de notre grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, quitté, remis et pardonné ; et par ces présentes quittons, remettons et pardonnons le fait et cas susdit, tel et ainsy qu’il est ci-dessus exprimé, avec toute peine, amende et offense corporelle, criminelle et civile qu’il pourrait encourir envers nous et justice, mettant au néant tous décrets, sentences, défauts, jugements et arrêtés qui pourraient avoir été rendus pour raison de ce, contre le dit suppliant que nous avons remis et restitué dans sa bonne fame et renommée au pays et en ses biens, non d’ailleurs confisqués… Et donnons en mandement à nos amis et féaux conseillers, les gens tenant notre conseil souverain à Québec, que ces présentes lettres de grâce, pardon et rémission, ils fassent régistrer et de ce contenu en icelles, jouir et user le dit suppliant pleinement, paisiblement et perpétuellement, cessant et faisant cesser tous troubles et empêchements à ce contenu.

« Donné à Fontainebleau, l’an de grâce 1680 et de notre règne le 38ème.

Signé,
Louis,
Et sur le repli,
Par le roi
Colbert



Cet acte de souveraine autorité délivra Philippe de Comporté de tout ce que l’injuste condamnation lui avait fait appréhender. Il avait six enfants. Rien ne lui manquait de ce qui rend sur terre un homme heureux, et l’avenir lui apparaissait encore riche de promesses quand une maladie très courte le mit au tombeau, à l’âge de quarante-six ans.

Mme de Comporté était jeune encore, pleine de vie et de force, mais ce malheur inattendu l’accabla, comme je l’ai dit : si grande fut sa douleur qu’elle en mourut.

Marie-Madeleine, l’aînée de la famille, douée de tous les charmes, dit l’histoire des Ursulines, se préparait joyeusement à ses noces quand son père lui fut ravi. Elle vit sa mère mourir de douleur et le néant du bonheur de la terre lui apparut.

« Je veux aimer Celui qui ne meurt pas, se dit-elle. À quoi sert une alliance dont la rupture peut ainsi briser le cœur ? »… Et elle se fit religieuse.

Mlle de Comporté semble avoir cru qu’aimer son mari, à ne pouvoir lui survivre, est ce qu’il y a surtout à craindre dans le mariage. Elle ignorait que d’ordinaire « les époux les mieux assortis n’ont bientôt plus l’un pour l’autre qu’une estime sèche et une amitié altérée et sans goût[1]. »

Marie-Madeleine de Comporté fut une fervente religieuse. Elle mourut de la petite vérole, à l’âge de vingt-huit ans, amèrement pleurée pas sa sœur Anne qui l’avait suivie au monastère des Ursulines de Québec.

Leur sœur Marie épousa Alexandre Perraut de Ganderville, et en secondes noces Charles Claude du Tisné.

Angélique devint Madame Denis Riverin. C’est elle, je crois, qui s’est fait peindre avec ses enfants, à genoux devant la bonne sainte Anne. Cet ex-voto, qui contraste agréablement avec la plupart des autres, se trouve maintenant près de l’autel de la vieille chapelle de Beaupré.


Quant aux fils de M. de Comporté, on ignore ce qu’ils devinrent. D’après M. Ernest Myrand[2], l’aîné, Jacques-Philippe, fut du nombre de ces écoliers qui, à force d’instances, obtinrent de prendre les armes en 1690.

Le juvénile bataillon commandé par le vieux seigneur de Beauport, Nicolas Juchereau de Saint-Denis, rendit de véritables services, et plusieurs des écoliers-soldats restèrent sur le champ d’honneur.

On s’étonnera peut-être que les fils de Philippe de Comporté n’aient laissé à la Malbaie aucune trace. Voici l’explication.

Quelques semaines avant sa mort, M. de Comporté avait vendu à MM. Hazeur, Sommande et Marchand de Québec, les deux tiers de la Seigneurie de la Malbaie, laquelle s’étendait alors depuis le Cap-aux-Oies jusqu’aux fermes de Tadoussac.

La partie qu’il avait conservée, c’est-à-dire la Malbaie, fut vendue à l’encan dans l’année de son décès, par les exécuteurs testamentaires.

M. Hazeur l’acheta et la paya cinq cents livres. À sa mort, en 1708, il en était seul seigneur. Ses fils, MM. Thierry et Pierre Hazeur, tous deux prêtres et chanoines de la cathédrale de Québec, héritèrent de la Malbaie, qu’ils vendirent au roi en 1724 « pour et moyennant la somme de vingt mille livres, monnaie de France. »

Devenue propriété de la couronne, la Malbaie fut, après la cession, concédée au colonel John Nairn et au major Malcolm Fraser, du régiment des Highlanders.



  1. Bossuet.
  2. Sir William Phipps devant Québec.