Silhouettes canadiennes/La Mère Catherine-Aurélie du Précieux-Sang

Imp. L’Action sociale Ltée (p. 181-189).


LA MÈRE
CATHERINE-AURÉLIE DU P.-S.




I l y a quelque soixante ans, dans la petite ville de Saint-Hyacinthe, vivait une humble et aimable jeune fille nommée Aurélie Caouette.

Cette enfant du peuple avait reçu d’en Haut une mission ; en son âme ardente et profonde Dieu avait mis un grand rêve austère. Jamais Mlle  Caouette n’avait lu un livre mystique, elle avait grandi dans un milieu simplement chrétien et à l’âge de la sensibilité extrême, alors que tout s’irradie, que le cœur s’ouvre au charme de sentir, aux ivresses de la vie, elle n’aspirait qu’à réparer, qu’à expier, qu’à s’immoler pour la grande famille humaine.

Active et délicieuse au foyer, elle était à ses parents la plus aimable des filles et intérieurement ne perdait pas de vue Jésus Crucifié. Le Sang jailli de ses plaies avec un si beau feu d’amour, coulait toujours devant ses yeux et la pensée de l’ingratitude de presque tous les rachetés l’accablait.

Jésus-Christ voulait faire de cette jeune fille une réparatrice, une conquérante d’âmes, une glorieuse amante de sa croix et avec les lumières surnaturelles, il avait mis en son cœur les ardeurs, les tendresses sacrées.

Comme les anges, au jour de la Passion, elle aurait voulu se tenir aux pieds du Sauveur, n’avoir rien à faire qu’à l’aimer, qu’à le consoler de l’oubli de l’ingrate humanité.

Sans cesse elle répandait sur les âmes le Sang rédempteur, océan de miséricorde. Le désir de glorifier ce Sang divin la consumait. On la disait comblée de faveurs célestes, saturée d’étranges et mystérieuses souffrances. La voix populaire l’appelait la sainte, mais bien des gens éclairés et parmi eux de grands théologiens la traitaient de folle.

Notre regretté Alphonse Lusignan alors écolier, habitait près de la famille Caouette et voyait Aurélie presque tous les jours. « Je la trouvais charmante, dit-il dans Coups d’œil et coups de plume.  Non qu’elle fut belle mais elle avait une figure si douce, si sereine, non dépourvue de grâce ; elle était si modeste et si enjouée, elle causait si intelligemment et si naturellement…

« Toujours vêtue de noir, sans aucun ornement de toilette, couverte d’un long manteau, elle avait plutôt l’air d’une religieuse que d’une jeune fille ayant sa liberté. Son heure n’était pas venue de fonder un Ordre ; elle cherchait sa vocation, la volonté de Dieu, sous la direction éclairée du vénérable grand vicaire Raymond. Mais déjà sa réputation de sainteté s’était répandue dans tout le pays. On lui attribuait des miracles ; elle avait fait un jeûne absolu de quarante jours selon les uns, de trois mois, de six mois, selon les autres… Quand elle communiait, sa figure se transfigurait ; on assurait que certains prêtres avaient vu ses habits noirs devenir blancs à cette minute, dans un rayonnement ; elle était marquée tous les vendredis des stigmates de la crucifixtion ; le sang coulait sur sa langue, sur son front quand elle s’attablait au banquet eucharistique[1]. »

Les prudents directeurs de la jeune fille restaient fort perplexes. Quelles étaient les vues de Dieu sur elle ? Ils croyaient tous que Notre-Seigneur voulait pour Lui seul cette âme de lumière et de tendresse. « Mais quand Mgr  Prince proposait à Mlle  Caouette l’une ou l’autre des communautés du pays, elle répondait : Si vous le voulez, j’irai, Monseigneur, mais sans attrait pour les œuvres qu’on y pratique. » Et quand dans la plus grande intimité de leurs rapports, le grand vicaire Raymond, insistant, lui disait : « N’aimeriez-vous pas, Aurélie, à vous consacrer à l’instruction des jeunes filles ? l’avenir du pays dépend de leur formation. » Elle répondait : « Ô mon Père, j’aime la jeunesse et je serais heureuse de lui être utile ; mais je n’ai de l’attrait que pour Jésus Crucifié et pour les âmes qu’il a rachetées au prix de son sang. »

En certaines circonstances où il portait à sa connaissance les misères de tous genres qui sollicitaient ses prières, il lui disait : « Vous aimez Jésus Crucifié, Aurélie, n’aimeriez-vous pas à vouer votre vie au soulagement de ses membres souffrants ?… » C’était la toucher au vif de sa nature sensible et si profondément sympathique ; mais — souvent en pleurant — elle arrivait à dire : « Je serais heureuse, mon Père, d’être appelée à soulager tous les genres de souffrances ; cependant, vous le savez, mon attrait principal est d’oindre les plaies sacrées de Jésus Crucifié avec le baume de l’amour et de recueillir le Sang qui en découle pour le répandre sur les âmes ; car Jésus a encore soif, non de recevoir mais de donner[2]. »



Aurélie Caouette sentait en son cœur l’impérieux devoir d’obéir à sa vocation. Mais que n’eût-elle pas à souffrir avant d’arriver à la pleine lumière.

C’est Mgr  Bourget, de sainte mémoire, qui prononça la parole définitive et déclara à Mlle  Caouette que Dieu l’appelait à fonder un Ordre dans l’Église. « Si j’étais l’évêque de Saint-Hyacinthe, dit-il, je vous dirais : « Allez-vous-en dans une petite chaumière bien solitaire et fondez une communauté d’Adoratrices du Précieux-Sang, filles de Marie Immaculée. »

« Je ne saurais exprimer, disait plus tard Mlle  Caouette, la dilatation de mon cœur, quand j’entendis ces mots : une communauté d’Adoratrices du Précieux-Sang, filles de Marie Immaculée. En un instant je passai d’une profonde tristesse à une vive allégresse. Tout mon être exultait, tout chantait en moi : Vive le Sang de Jésus ! Amour à Marie Immaculée ! »

Invitée par l’évêque de Saint-Hyacinthe à exposer ses vues sur l’Institut en perspective, la future fondatrice écrivit le Sitio[3] qui résumait les aspirations de son âme céleste.

Trois jeunes filles, Mlle  Sophie Raymond, Mlle  Elisabeth Hamilton et Mlle  Euphrasie Caouette s’étaient jointes à elle pour adorer, réparer et souffrir. Mais que d’obstacles ne rencontra pas la fondation de notre première communauté contemplative. D’après les gens discrets, c’était une folie. Jamais il n’y eut chez nous un si riche étalage de cette sagesse terrestre dont sainte Thérèse s’amuse quelque part.

Cependant le 14 septembre 1861, en la fête de l’Exaltation de la Croix, l’Institut du Précieux-Sang prit naissance à Saint-Hyacinthe dans l’humble demeure du père d’Aurélie Caouette.

Mgr  Larocque bénit la petite maison changée en un monastère et donna à la fondatrice le nom de Catherine-Aurélie du Précieux-Sang qui vivra à jamais.

« Si votre œuvre est, comme je l’espère, conforme au bon vouloir de Dieu, dit l’évêque aux quatre aspirantes, il saura la faire réussir même en se servant d’aussi frêles instruments que vous… Mes chères filles, la doctrine de la sainte folie de la Croix se retrouve avec tout son pouvoir, avec sa merveilleuse sagesse dans les âmes attirées à la suite de Jésus-Christ, dans la vie religieuse. Cette mystérieuse folie se change avec l’aide de Dieu en une sagesse et une lumière qui éclaireront le monde.

« Vous allez maintenant, mes chères filles, mettre vos délices uniquement dans la prière, la méditation, la pénitence. La vertu des anges va être votre céleste passion : jeu, dissipation, luxe, vanité, vous allez estimer cela comme la boue et la fange. C’est là la folie de la Croix ; mais par cette sainte folie, quelle sagesse vous pourrez procurer à bien des âmes ; quelle sainte influence vous pourrez exercer sur la société… la piété engendre la piété. Les cœurs qui sont à Dieu attirent à Dieu d’autres cœurs. — Vous ne manquerez pas d’attirer d’autres âmes par les attraits du bien. — Il sortira de vos cœurs comme des traits de feu, qui porteront à d’autres cœurs vos pensées et vos sentiments. »



Le temps a vérifié magnifiquement les paroles que l’évêque adressait aux quatre fondatrices, le 14 septembre 1861.

La communauté du Précieux-Sang compte maintenant quatre cent quinze religieuses et treize monastères : neuf au Canada, trois aux États-Unis et un à la Havane.

En 1911, l’institut a célébré solennellement le cinquantième anniversaire de sa fondation.

À Saint-Hyacinthe, les fêtes eurent une véritable splendeur. « Le beau et spacieux monastère, orné, enguirlandé, festonné, illuminé, embelli de mille manières, de sa base au sommet, entouré de jardins magnifiques, de pelouses verdoyantes, d’arbres déjà gigantesques » ne rappelait en rien l’humble petite maison du bon M. Caouette, « berceau de l’Institut », lit-on dans le Livre d’or.

Les adoratrices du Précieux-Sang ont été bien inspirées en publiant le compte rendu de leur cinquantenaire et l’historique de leur Institut. « S’il est bon de tenir cachés les secrets d’un roi, il est honorable de révéler et de confesser les œuvres de Dieu. »

Une femme dont le jugement est fort prisé m’écrivait, il n’y a pas longtemps, à propos du Livre d’or : « Je trouve le volume parfait, édifiant et mesuré tout ensemble ; tout y est soigné sans trop de recherche ni de mysticité. Je suis certaine qu’il sera bien apprécié des gens du monde. »


Ceux qui ont eu le bonheur de connaître la fondatrice y retrouveront sa grandeur d’âme, sa haute raison ; comme sainte Thérèse dans les rapports avec Dieu, Mère Catherine-Aurélie du Précieux-Sang n’estimait rien tant que la simplicité, la droiture, le courage.

Espérons que le Livre d’or sera beaucoup lu et nous débarrassera de bien des idées fausses. La vie contemplative est féconde comme les entrailles de la terre. La bienfaisante action exercée chez nous par les réparatrices échappe à tout regard humain. « La prière est la seule force devant laquelle Dieu s’incline. »

« Dieu seul sait l’influence qu’exerce pour le bien de la société une communauté du genre de celle que nous possédons, a dit Mgr  Christie, évêque de Portland, dans son sermon à l’occasion des noces d’or. Dieu seul sait le grand besoin que nous en avions sur cette côte du Pacifique.

« Ah ! les bénédictions que mes religieuses du Précieux-Sang font pleuvoir chaque jour sur la cité de Portland et sur tout le diocèse de l’Orégon… Quand vous jouissez des douceurs du sommeil et que le crime veille dans la cité, ces religieuses se lèvent, sacrifient leur repos et comme autrefois Moïse sur la montagne élèvent leurs mains et leur cœur virginal vers Dieu, le conjurant d’épargner la ville de Portland. Elle prient, réparent : et adorent, dans le Sang du Christ, par le Sang du Christ et avec le Sang du Christ. »

Pendant ces fêtes inoubliables l’œuvre de la même Catherine-Aurélie a été partout, exaltée, glorifiée. Neuf ans avant sa mort, l’illustre fondatrice avait eu la consolation de voir son Institut jugé digne à Rome d’être solennellement et définitivement approuvé. « Cette œuvre du Précieux-Sang qui avait pressuré son cœur de tant de manières et pendant si longtemps, c’était donc l’œuvre de Dieu. C’est donc à l’Esprit-Saint qu’elle avait obéi, puisque l’Esprit-Saint par la voix de la sainte Église lui en apportait la preuve en approuvant ce qu’elle avait non pas « rêvé » non pas « imaginé » mais manifesté de par la volonté de Dieu à ses directeurs spirituels, aux jours des aspirations et des inspirations de sa jeunesse, aux jours des angoisses de son âme et des tortures de son corps », dit le Livre d’or de l’Institut.



C’est le 6 juillet 1905 que les religieuses du Précieux-Sang eurent la douleur de voir mourir leur fondatrice. Comme tous les saints, elle avait subi la double épreuve de la vénération et du mépris, et elle n’avait pas craint de souffrir.

Pour ceux qui l’ont connue intimement, son souvenir sacré et cher reste un attrait vers la vie surnaturelle, vers l’amour qui divinise.

Son ombre céleste veille sur le cloître austère, foyer de la flamme immortelle et sainte. Jamais supérieure n’eut le commandement plus entraînant, plus suave, et par son Sitio où elle a mis la fleur de son âme, la Mère Catherine-Aurélie redit dit toujours à ses filles : « Marchons, mes amies, mes sœurs, à la suite de l’Époux de Sang devenu victime en nous, avec nous et pour nous, désirant continuer cette vie d’immolation et de louange à la gloire de son Père et pour le bien des âmes. Notre amour a été crucifié : soyons crucifiées avec Lui. Il nous a donné tout son Sang, donnons-lui tout notre amour ; lavons ses plaies sacrées avec des larmes d’amour. »



  1. À propos de ce qu’on racontait de merveilleux, M. Lusignan ajoute : « Qu’on explique la chose comme on le voudra, voici ce que j’ai vu d’étrange chez Sœur Caouette. C’était pendant la vacance qui suivit ma rhétorique, — j’avais alors treize ans — j’étais assez vieux pour bien voir et bien comprendre et surtout pour ne pas oublier ce dont j’étais témoin. La maison de mon père était la maison voisine du couvent où le grand vicaire Raymond disait souvent la messe. Quand son servant de messe était absent, M. Raymond m’envoyait chercher. Plusieurs fois, j’ai vu à la pleine lumière du soleil, quand Sœur Caouette recevait la communion, une épaisse couche de sang bien liquide qui, chose étonnante, se maintenait sur le dessus de sa langue et ne se répandait ni sur les côtés, ni dans la bouche. Un matin, il y eut plus. Je constatai, comme d’ordinaire, la présence du sang sur la langue ; mais je fus frappé d’en voir une trace séchée, qui partait de sous les cheveux et descendait sur la paupière droite où elle se terminait par une large goutte vermeille. » — Coups d’œil et coups de plume.
  2. Livre d’or.
  3. Lors de l’approbation de la communauté en 1890, Rome a placé le Sitio après les règles.