Silhouettes canadiennes/À l’Habitation

Imp. L’Action sociale Ltée (p. 1-6).

Silhouettes Canadiennes


À L’HABITATION

(30 mai 1615)


A l’Habitation — frêle berceau de la Nouvelle-France — la nuit avait ramené le calme.

Les grands feux de joie, allumés à l’arrivée de Champlain et des missionnaires, éclairaient encore la rive sauvage, mais les acclamations, les coups de fusil, les bruyantes allées et venues avaient cessé. Avec un bruit de chaînes, on avait relevé le pont-levis jeté sur le fossé qui entourait et protégeait les trois corps de logis.

Sur la pointe de Québec, l’on n’entendait plus que le roulis des eaux du Saint-Laurent, que les longs frémissements dont s’emplissait l’espace, quand le vent passait sur la forêt virginale, aux limites inconnues.

À l’Habitation, le silence s’était vite fait. Aucune lumière ne brillait plus aux fenêtres étroites et hautes ; mais, de l’une des cheminées, la fumée s’échappait encore et montait distincte, dans la demi-obscurité.

Malgré la fatigue du voyage, malgré l’heure avancée, Champlain ne songeait pas au repos. Trop d’espérances, trop de souvenirs peuplaient pour lui ce coin de terre ignoré.

Jusque-là, Champlain n’avait pu emmener de missionnaires. Son manque de ressources et le mauvais vouloir des compagnies l’en avaient toujours empêché. Aussi sa joie était grande d’en voir à Québec, et passionnément heureux de se retrouver à son foyer, il se plaisait à regarder le feu, en causant avec le Père Jamay, supérieur de la nouvelle mission.

Les flammes de l’âtre éclairaient souvent le crucifix, placé sur la cheminée. Par instants les grandes lueurs faisaient briller les lis d’or du drapeau pendu à la poutre. Mais les murs de la salle disparaissaient dans l’ombre avec tous les détails mesquins, et la forêt environnante projetait sur le rude foyer une étrange et poétique grandeur.

— Est-ce le berceau d’un peuple ? demanda tout-à-coup Champlain avec une émotion visible. Y aura-t-il sur les bords du Saint-Laurent une autre France ?

— En doutez-vous ? répondit le missionnaire qui leva sur lui un regard brillant.

— J’ai marché sur bien des feuilles mortes, dit le grand explorateur… sur bien des feuilles mortes… et sur bien des espoirs anéantis.

— Mais aussi, répliqua le religieux, souriant, vous avez vu des noyaux devenir des arbres, vous avez vu des espoirs réalisés.

— Ah ! mon Père, s’écria douloureusement Champlain, que dites-vous !… c’est surtout aux rêves accomplis qu’il faut mourir… Le 3 juillet prochain, il y aura sept ans que j’arborais ici le drapeau de la France… sept ans que je donnais le premier coup de hache à un noyer de la forêt, et il n’y a encore d’ensemencé que le petit jardin que vous avez vu tantôt au bord de l’eau.

Il se leva brusquement et se mit à marcher de long en large dans la salle. Par les fenêtres ouvertes, avec les grands souffles frais, des rumeurs puissantes arrivaient du fond des solitudes.


— Mon Père, écoutez, dit Champlain reprenant sa place, écoutez… c’est la respiration du désert. La Nouvelle-France n’est encore qu’une forêt. Ah ! mon Dieu ! le soir du 3 juillet 1608, les choses m’apparaissaient bien autrement… Ce soir-là, les beaux rêves que je fis, en regardant le feu qui flambait à travers les souches… Il me semblait que je sentais la terre se réjouir… Ce rameau de France que je venais de planter, comme je le voyais grandir ! Et ce n’est encore qu’un germe tout près de terre.

— Laissez faire… il grandira, dit fermement le religieux.

— Laissez faire ? Ah ! oui, il le faut bien… En faisant valoir les avantages de la traite avec les sauvages, j’ai réussi à former des compagnies. Mais ces marchands ne songent qu’à troquer leurs bibelots contre les belles fourrures… Puis je serai bientôt usé de corps et d’âme.

Sa souplesse vigoureuse, la flamme de ses yeux noirs disaient éloquemment le contraire. Mais le Récollet avait vu bien des forts tomber avant l’heure. Il fut ému et dit avec une douceur pénétrante :

— Monsieur, pour qui se dévoue à une grande œuvre, il est bien dur de n’être qu’un homme. C’est sûr… Mais vous n’avez pas regardé à la peine… Vous n’avez pas eu en vue cette légère fumée qui s’appelle la gloire… Votre œuvre est une œuvre de foi… Tout est là. Dieu fera le reste : « J’ai planté, disait saint Paul, j’ai arrosé, mais c’est Dieu qui donnera l’accroissement. »

Un sourire éclaira le visage bronzé de Champlain.

— J’espère, dit-il, mais je n’en suis pas moins comme un père condamné à voir son enfant languir, chétif, souffreteux… et c’est si amer.

— Après la foi, la souffrance est la plus grande des forces. C’est la souffrance qui fait le travail généreux de la vie… D’ailleurs, vous le savez, l’œuvre que vous avez entreprise entraîne des frais infinis et conviendrait plus à une nation qu’à des particuliers.

— Oui, mais la France est fille de la guerre et de la gloire… Ses forces vives se dépensent sur les champs de bataille… Le Français n’émigre pas volontiers… Et à ceux qui sont en mal de colonisation le roi accorde tout au plus le privilège de la traite…

— Et vous êtes réduit à faire petitement une grande œuvre, à vous associer des marchands qui vous entravent, qui ne comprennent rien à la beauté, à la noblesse de vos vues.

— C’est un conflit toujours renaissant d’intérêts personnels… Un amas de petitesses écrase l’œuvre de ma vie.

Il était devenu triste. Un mortel — même héroïque — ne se défend pas toujours de la lassitude et du dégoût. Le Récollet, le savait et il dit vivement :

— Monsieur, il n’y a rien sur terre de plus grand que le travail obscur, que le travail ingrat ; et en ce monde on ne construit, on n’édifie rien que par le sacrifice.

Champlain ne répondant point, le religieux reprit :

— Une fois l’été fini l’isolement est absolu à Québec ?

— Oui, et l’on dirait que les Français ne peuvent supporter d’être sans communications avec le monde civilisé. Jamais je n’oublierai le regard de mes hommes, quand le vaisseau de Pontgravé disparut à l’horizon le 8 septembre 1608…

— Les missionnaires qui ont vécu dans les pays lointains disent que c’est surtout quand le soleil baisse qu’on se sent triste, effroyablement loin…

— C’est vrai, et vous l’éprouvez ; quand il faut dormir dans les bois mouillés, on se sent pris parfois d’un besoin irrésistible de s’abriter… de se chauffer à un foyer. L’homme civilisé qu’il y a en nous ne peut longtemps supporter de n’avoir ni toit, ni murs. Je reviens toujours avec grand plaisir à l’Habitation, et pourtant plus qu’ailleurs j’y ai souffert.

— On dit que le premier hiver ici a été terrible à passer.

— Plus terrible que je ne saurais jamais dire. L’installation finie, les provisions de bois faites, j’essayai de donner aux hivernants le goût de la chasse. Tous mes efforts furent inutiles… Le premier symptôme du mal de terre c’est l’horreur du mouvement, et je revis à Québec ce que j’avais vu à Port-Royal — des hommes passer des jours et des jours immobiles, la tête dans leurs mains. Puis le mal éclata dans toute sa force, dans toute son horreur. Le délire de plusieurs fut affreux… Ils voyaient la forêt qui se rapprochait, qui les pressait, qui les déchirait… et ils criaient à leurs mères… Comme je rentrais après la première inhumation, le docteur Bonnerme — justement là où vous êtes — me dit en me montrant la porte : « Vous avez vu sortir le cercueil des uns, vous verrez sortir le cercueil des autres. » Pauvre garçon ! Si jeune, si dévoué, lui aussi fut atteint. Comme je l’aidais à se coucher « Pauvre lit, dit-il, en s’arrangeant sur ses oreillers, tu sens le tombeau ! » À la fin de l’hiver, je restais seul debout… Sur mes vingt-huit compagnons, vingt étaient dans le cimetière… Je ne sais comment je ne perdis pas la raison.

— Rien de grand ne se fait sans beaucoup de souffrance, dit le religieux après quelques instants de silence. La souffrance est la pierre angulaire. Toute autre base serait ruineuse… Ce serait une base de nuages… Ah ! monsieur de Champlain, je voudrais bien que nous pussions voir le Canada dans deux ou trois cents ans !

— Eh ! qu’y verrions-nous ? demanda le marin ému et souriant.

— Ce que nous y verrions, dit lentement le missionnaire ? La Croix partout adorée, la forêt transformée en villes florissantes, en campagnes prospères, et, dans ce beau grand pays neuf, un peuple jeune, parlant la vieille langue française.


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