Sigurd, tradition épique selon l’Edda et les Niebelungen/01

SIGURD[1]
TRADITION ÉPIQUE,
SELON L’EDDA ET LES NIEBELUNGS.

Sigurd est l’Achille du nord. La destinée de ce personnage héroïque est le point culminant d’un cycle épique, héritage commun d’une portion des races barbares : les origines de ce cycle se perdent avec celles de la mythologie scandinave à laquelle il se rattache dans la nuit des traditions orientales. Des souvenirs confus de la grande migration des peuples s’y sont associés à des souvenirs d’un autre âge. Ce curieux dépôt de poésie primitive, spontanément formé au sein des populations septentrionales de l’Europe, a voyagé de contrée en contrée, s’est transmis de siècle en siècle depuis le pied de l’Hécla jusqu’au pied des Pyrénées et des Alpes, depuis les rives de la Baltique et du Rhin jusqu’à celles de la Loire et de l’Adige. Cette poésie non écrite mais chantée, non morte et immobile mais toujours vivante, et par conséquent se renouvelant, se transformant, se diversifiant sans cesse, a traversé le moyen-âge, et retentit encore, dans quelques chansons, dans quelques légendes populaires, parmi les brumes des îles Ferroé, aux bords des lacs de la Norwège, au sein des bruyères de la Westphalie.

Dans nos temps plus de curiosité que de poésie, ne nous intéresserons-nous pas au moins, comme à un fait digne d’étude et d’attention, à cette biographie d’une épopée de l’Europe primitive, à ses courses à travers les lieux et les âges, à ses vicissitudes, à ses aventures qui forment, pour ainsi dire, une autre épopée dont la tradition est l’héroïne. Il me semble qu’il y a quelque charme à suivre ainsi, comme à la trace, à travers le monde, une antique et naïve histoire, à se la faire raconter en diverses langues, par diverses générations, à voir comme chacune la fait sienne, l’empreint de son propre caractère, l’altère ou l’enrichit de ses propres souvenirs. C’est comme de suivre à travers le ciel un beau et sombre nuage, de voir ses contours mobiles onduler aux caprices du vent, ses flancs s’embrunir ou s’éclairer aux jeux de la lumière, ses flocons s’éparpiller ou se grouper dans les airs : et ce nuage, comme ceux d’Ossian, contient les ombres du temps passé.

Ce n’est pas ici le lieu d’embrasser, dans toute son étendue, le développement des légendes héroïques du Nord. Je le ferai ailleurs[2]. Aujourd’hui je détache de leur ensemble ce qui en forme le centre, la destinée du héros par excellence, de Sigurd ; et je me borne aux deux principales sources qui nous l’ont conservée, l’Edda Scandinave et le poème allemand des Niebelungs.

L’Edda, recueil fait en Islande au onzième siècle, de chants scandinaves plus anciens, qui contient les débris des vieilles croyances et des vieilles traditions du Nord, l’Edda raconte à sa manière l’histoire de Sigurd. Je donnerai d’abord une analyse rapide de son récit et la traduction de quelques fragmens. J’en ferai de même pour le poème des Niebelungs, qui contient une autre version de la même histoire, et je comparerai les deux versions.

I. L’EDDA.

Les chants de diverses époques et d’auteurs inconnus dont se compose l’Edda, sont courts, souvent mutilés, incomplets, obscurs. Cherchons à travers ces débris la suite des faits dont se compose la vie héroïque de Sigurd.

Après divers incidens assez confusément indiqués, la série d’évènemens que la tradition connaît et raconte avec quelque détail, commence par l’histoire d’un trésor auquel est attachée une malédiction. Cette histoire du trésor fatal est toute mythologique, les trois principaux personnages de l’Olympe scandinave y interviennent. C’est là tout ce que nous avons à y remarquer.

Cette histoire est racontée à Sigurd par un nain, espèce de personnage qui figure fréquemment dans la mythologie scandinave, et dont les attributs sont la science et la perfidie. Celui-ci se nommait Regin et avait été l’instituteur de Sigurd. Il excite le héros à aller mettre à mort un dragon, ou plutôt un enchanteur nommé Fafnir, qui avait revêtu cette forme, pour veiller ainsi à la garde du trésor fatal et à s’en emparer. Ce conseil était inspiré au nain Regin par un esprit de vengeance, car ce Fafnir était son frère, et après avoir tué leur père commun, il avait refusé de partager avec lui le trésor maudit, déjà cause de plus d’une horreur, et qui devait en causer bien d’autres dans la suite.

Sigurd, qui avait son père à venger, devoir particulièrement sacré pour un Scandinave, répondit : « Les enfans de Hunding riraient haut, eux qui ont tranché les jours de Sigmund, si j’allais en quête de l’or rouge avant d’avoir vengé mon père. »

Il va donc d’abord accomplir cette vengeance, triomphe de ses ennemis, et en signe de triomphe grave, avec le glaive aigu, un aigle sanglant sur le dos du meurtrier de son père.

Puis il va sur la bruyère où veille le dragon Fafnir, se place sur la route du monstre, creuse une fosse profonde, s’y cache, et quand il passe auprès, lui perce le cœur avec son glaive, puis il s’élance de la fosse, et en ce moment, dit le texte, ils se regardèrent l’un l’autre ; alors s’établit, entre le monstre et son meurtrier, ce sombre et singulier dialogue.

Fafnir chanta.

Compagnon, jeune compagnon, de qui es-tu né ? De quel homme es-tu fils, toi qui as rougi ta brillante épée dans le sang de Fafnir ? Le glaive a pénétré jusqu’à mon cœur.

SIGURD.

Je m’appelle Sigurd. Mon père s’appelait Sigmund, je t’ai tué avec mes armes.

FAFNIR.

Qui t’a excité ? comment as-tu été excité à ravir ma vie. Jeune homme aux yeux étincelans, tu as eu un père farouche. Les oiseaux de proie se sont réjouis avant ta naissance.

SIGURD.

Mon courage m’a excité, mes mains m’ont aidé et mon glaive aigu. Rarement il devient brave et aguerri aux blessures celui qui tremble quand il est enfant.

FAFNIR.

Je te donne un conseil, Sigurd ; fais attention à mon conseil. Retourne promptement dans ta demeure ; cet or brillant, ces trésors étincelans causeront ta perte.

SIGURD.

Toi, tu n’as plus besoin de conseils, j’irai vers cet or qui est sur la bruyère ; mais toi, Fafnir, reste ici dans ton agonie jusqu’à ce que tu descendes chez Héla.

FAFNIR.

Regin m’a trahi ; il te trahira à ton tour, il causera notre mort à tous deux. Je sens qu’à cette heure Fafnir devait finir sa vie ; ta force l’emporte.


Regin, qui s’était tenu éloigné pendant le combat, s’approche alors, il ouvre le sein de son frère Fafnir, en tire son cœur et boit le sang de sa blessure.

Sigurd prend le cœur du monstre et le fait rôtir. Pendant cette opération, il porte par hasard son doigt à sa bouche ; dès que le sang du dragon eut touché sa bouche, il comprit le langage des oiseaux. Il entendit alors des hirondelles chanter dans les rameaux ; elles s’entretenaient de la perfidie du nain prêt à attenter aux jours de Sigurd, et conseillaient à celui-ci de se débarrasser de cet ennemi. Sigurd profita du conseil, il coupa la tête de Regin, mangea le cœur de Fafnir, et but le sang des deux frères. Alors il entendit encore le chant des hirondelles ; elles parlaient d’une jeune vierge, au pays des Franks, endormie au sommet d’une montagne, dans un palais étincelant qu’environnait un rempart de flamme ; Sigurd s’empare des trésors du monstre, en charge son cheval Grani, et se met en route pour aller chercher la merveilleuse jeune fille.

Cette jeune fille est Brunhilde Valkyrie, qu’Odin a frappée d’un sommeil magique pour la punir d’avoir donné, sans sa permission, la mort à un de ses guerriers : il lui a interdit les combats et l’a condamnée au mariage ; mais elle a fait serment de n’épouser que celui qui serait capable de traverser la flamme dont son palais est entouré.

Sigurd arrive et la réveille en fendant sa cuirasse. Alors elle salue le jour, la terre et la nuit, les dieux et les déesses.

Elle lui donne ensuite des enseignemens sur les diverses sortes de runes, leur origine, leur usage, et quelques conseils ; le tout peut passer pour un petit traité de magie et de morale encadré dans le récit.

Leur entretien se termine ainsi : Sigurd dit : « Il n’y a pas d’homme plus sage que toi, et je jure que je te posséderai, car tu es tout-à-fait selon mon sens. » Elle répondit : « C’est toi que je voudrais quand j’aurais à choisir entre tous les hommes ; » et ils confirmèrent cela par serment.

Sigurd arrive ensuite dans un pays où il fait amitié avec deux frères Gunar[3] et Hogni, qu’on appelle aussi les Nifflungs. Il épouse leur sœur Gudruna[4], mais ce n’est qu’après que leur mère a donné à Sigurd un breuvage magique qui lui fait perdre le souvenir des sermens qu’il a prêtés à Brunhilde. Bientôt après Gunar veut lui-même aller conquérir cette vierge merveilleuse, et Sigurd accompagne son beau-frère dans cette expédition ; mais nul autre que lui et son cheval Grani ne peut traverser le feu enchanté qui entoure la demeure de Brunhilde. Que faire ? Lui et Gunar changent de forme. Sigurd, ainsi transformé, paraît devant Brunhilde, qui est obligée de se soumettre à celui qui a triomphé de l’épreuve du feu. Cependant elle s’étonne que ce puisse être un autre que Sigurd. Sigurd passe trois nuits près de Brunhilde ; mais, respectant les droits de son frère d’armes, il place entre elle et lui son épée nue, et remet pure à Gunar l’épouse qu’il lui a conquise.

Brunhilde, à qui nul breuvage n’a fait perdre la raison, ne peut se consoler d’être à un autre qu’à Sigurd ; sa passion, ses combats, la résolution furieuse de le faire périr qui naît de cette passion même, sont exprimés dans l’Edda par quelques traits brusques, naïfs et profonds. Voici les plus saillans.

« Entre eux les destinées cruelles se placèrent. Elle était assise dehors, le soir, quand il lui fallut dire ces paroles : « Je veux posséder Sigurd ou mourir. Ce guerrier florissant de jeunesse, je veux le tenir dans mes bras.

« J’ai dit ce mot, et voici que je m’en repens. Gudruna est sa femme ; j’appartiens à Gunar ; de tristes destinées nous ont envoyé de longues douleurs. »

Souvent elle marche le cœur plein d’ennui, souvent elle marche sur la neige et la glace des montagnes, le soir quand Sigurd et Gudruna se retirent ensemble.

« On m’a privée d’époux et de joie, je trouverai ma joie dans des pensers cruels. »

Dans un de ses accès de jalousie, elle excite Gunar à faire périr Sigurd. « Tu me perdras, Gunar, tu perdras entièrement ma terre et moi-même ; jamais je ne partagerai une joie avec toi ; je m’en retournerai où j’étais auparavant, auprès de mes proches et de mes amis, là je demeurerai et je mènerai une vie tranquille, si tu ne fais périr Sigurd, et si tu ne deviens un roi au-dessus des autres rois. »

« Ayons soin que le fils suive le même chemin que le père. Il ne faut pas élever ce jeune loup ; car à qui la vengeance ou la composition du sang a-t-elle été plus facile, parce que le fils de son ennemi vivait ? »

Gunar hésite à lui obéir, à se priver d’un tel appui, à manquer ainsi à la foi jurée, il hésite ainsi durant une heure. Enfin, il va trouver son frère Hogni, et lui dit :

« La seule Brunhilde vaut mieux pour moi que toutes les femmes ; je perdrai plutôt la vie que de consentir à perdre les richesses de mon épouse.

« Veux-tu que nous nous emparions du trésor de ce chef ? Il est bon de posséder l’or des fleuves[5], de jouir de ses richesses et de goûter en paix le bonheur. »

Enfin, ils se décident pour le meurtre, et en chargent Guttorm[6], leur plus jeune frère qui n’avait rien juré. Sigurd est traîtreusement percé pendant son sommeil. « Le glaive pénétra jusqu’au cœur de Sigurd. Le vaillant tenta la vengeance, il chercha à porter un coup au meurtrier qui s’enfuyait. Le fer étincelant atteignit Guttorm, lancé fortement par la main du roi. »

Son ennemi tomba en deux parts ; les mains et la tête tombèrent d’un côté ; ce qui restait avec les pieds tomba en arrière. Gudruna, qui dormait sans inquiétude à côté de Sigurd, se réveilla nageant dans le sang. Elle frappa si violemment ses deux mains, que le héros au cœur d’acier se souleva sur son lit. « Ne pleure pas si amèrement, ma jeune épouse : tes frères vivent… » La reine poussa un soupir, et le roi rendit l’âme : elle frappa si violemment ses fortes mains, que les coupes de fer retentirent, et que, dans la cour, les oies crièrent.

Alors Brunhilde rit : elle rit une fois de tout son cœur, quand de son lit elle put entendre les gémissemens aigus de la fille de Giuki.

Gunar indigné lui dit : Tu ne ris pas, femme furieuse, d’un bonheur qui te soit réservé, tu pâlis : il semble que la mort va te saisir. Tu mériterais que nous missions à mort devant toi ton frère Atli, tu verrais ses blessures ; tu serais obligée de bander ses plaies sanglantes. Mon frère est plus puissant que vous, dit Brunhilde. Puis elle se plaint de sa destinée : elle ne voulait pas se marier. Son frère l’y a forcée ; alors elle n’a voulu que Sigurd. — Je n’ai jamais aimé qu’un seul homme, dit-elle. Je n’avais pas une âme changeante. Atli apprendra tout cela quand il demandera si j’ai accompli mon voyage chez Héla. Je ne suis pas femme d’un cœur assez faible pour passer ma vie avec un autre époux. Un jour ma vengeance viendra sur mes ennemis.

Gunar, le chef des guerriers, se leva et jeta ses bas autour du cou de Brunhilde, et chacun se mit en devoir l’un après l’autre de calmer sa douleur.

Elle repoussa tout le monde et ne se laissa pas détourner du long voyage.

Gunar fit appeler Hogni pour lui parler. « Je veux, dit-il, que tous les guerriers viennent dans ma salle, les tiens comme les miens ; maintenant il en est besoin pour empêcher que cette femme ne fasse le voyage de la mort, et qu’un malheur ne résulte de ses discours : qu’en tout ceci le destin gouverne. »

Mais Hogni répondit à cela : « Ne la détourne nullement du long voyage d’où puisse-t-elle ne jamais revenir. Funeste elle est venue des genoux de sa mère ; elle a été enfantée pour de perpétuels malheurs, et pour troubler le cœur de beaucoup d’hommes. »

Gunar s’éloigna sombre : il fut là où la Valkyrie partageait ses ornemens. Elle promenait autour d’elle ses regards sur tous ses trésors, sur ses esclaves, qu’elle avait voués à la mort, sur les servantes de la salle. Elle revêtit sa cuirasse d’or : la joie fut loin de son âme jusqu’au moment où elle se perça avec la pointe de son glaive. Elle tomba renversée sur son lit et blessée par le glaive. »

Brunhilde ne voulant pas que Sigurd vécût pour un autre, il fallait le punir de l’avoir trompée : maintenant qu’il n’est plus, elle ne veut plus vivre. Elle donne ses parures à ses femmes, en leur recommandant de les brûler avec elles, quand elles viendront la rejoindre chez les morts ; puis, s’adressant à Gunar, elle lui annonce les malheurs qui doivent arriver, et le menace de la vengeance de son frère d’Atli, qui doit épouser Gudruna ; puis elle prédit la perte de ce frère lui-même, victime à son tour de la veuve de Sigurd. Gudruna, dit-elle, monte dans son lit avec un cœur irrité et un glaive aigu.

Elle ajoute :

« Il serait mieux à notre sœur Gudruna de suivre son premier mari dans la mort, si on lui donnait de bons conseils, ou si elle avait un cœur comme le nôtre. »

Enfin elle dit à Gunar :

« Je t’adresserai une demande, ce sera ma dernière demande en ce monde : fais dresser un vaste bûcher dans la plaine, afin qu’il y ait place pour nous tous, qui devons mourir avec Sigurd.

« Qu’on range à l’entour des boucliers, des tentures, des tapis magnifiques, des guerriers choisis qu’on me brûle à côté du héros.

« Qu’on brûle de l’autre côté de Sigurd mes esclaves ornés d’or ; que deux soient à la tête avec deux faucons ; que tout soit égal.

« Qu’on place entre lui et moi le glaive tranchant, le glaive orné d’or, comme il fut placé entre nous, quand nous montâmes dans la même couche et qu’on nous appelait du nom d’époux : alors les portes étincelantes du Val-Halla ne se fermeront point devant lui, s’il s’avance suivi de mon cortège. Notre marche ne sera pas sans éclat ; car cinq de mes femmes, huit de mes serviteurs, mon père-nourricier et ma nourrice le suivront.

« J’en dirais plus, si l’épée me donnait le temps de parler davantage. Ma voix meurt, ma plaie s’ouvre. J’ai dit vrai : c’est ainsi qu’il fallait finir ! »

Un chant d’un pathétique peut-être aussi vif est celui qui est consacré à peindre la douleur de Gudruna. On voit qu’il est d’un autre auteur ; car il offre dans les détails des contrastes frappans dès les premiers vers.

« Il arriva un jour que Gudruna était près de mourir ; quand, assise tristement, elle se penchait sur le corps de Sigurd, elle ne soupira point, ne frappa point dans ses mains, ne se plaignit pas comme les autres femmes.

« Des chefs brillans vinrent vers elle pour adoucir son cuisant chagrin. Gudruna ne pouvait pleurer : la tristesse de son âme était si grande, qu’elle était prête à se briser.

« Les nobles épouses des chefs étaient assises couvertes d’or auprès de Gudruna, et chacune d’elles raconta le plus amer chagrin qu’elle eût éprouvé.

« Alors parla Giflôga, la sœur de Giuki. « Nulle plus que moi n’est privée de plaisir sur la terre : j’ai perdu cinq maris, deux filles, trois sœurs, huit frères, et je reste seule. »

« Mais Gudruna ne put jamais pleurer, tant elle était triste de la perte de son époux, tant son âme était endurcie par la mort de ce roi.

« Alors parla Herborga, la reine du pays des Huns. « Moi, j’ai une douleur plus cruelle à raconter : mes sept fils et mon mari, le huitième, sont tombés dans le pays de l’est. »

«Mon père et ma mère, mes quatre frères, ont été le jouet de l’Océan. Le flot a frappé le tillac de leurs vaisseaux. Moi-même j’étais forcée de soigner, de préparer, de diriger leurs funérailles. J’ai souffert tout cela dans une année, et pendant ce temps nul ne m’a consolée.

« Et alors je fus enchaînée et prise de guerre, et, avant la fin de cette année, déjà avancée, j’étais obligée de parer l’épouse d’un chef guerrier et de lui attacher sa chaussure chaque matin.

« Elle me tourmentait par jalousie ; elle me frappait de coups violens. Je n’eus jamais de meilleur maître, mais jamais de pire maîtresse. »

« Gudruna n’en put pour cela pleurer davantage, tant elle était triste de la perte de son époux, tant son âme était endurcie par la mort de ce roi.

« Alors parla sa sœur Gullranda. « Vous en savez peu, nourrice, quelque sage que vous soyez, pour consoler une jeune femme. Et elle fit découvrir le corps du roi. »

« Elle retira le tapis du cadavre de Sigurd, et posa les joues du héros sur les genoux de sa veuve. « Vois-tu, ton bien-aimé ; colle ta bouche sur ses lèvres, comme si tu l’embrassais vivant. »

« Gudruna regarda. D’un regard, elle vit la chevelure du roi teinte de sang ; ses yeux, qui brillaient naguères, éteints ; sa poitrine déchirée par le glaive.

« Alors Gudruna retomba sur les coussins : ses cheveux se détachèrent ; ses joues devinrent rouges, et une pluie de larmes ruissela jusqu’à ses genoux.

« Elle pleura cette fois la fille de Giuki à tel point, que les larmes se précipitaient en abondance, et dans la cour ses beaux cygnes répondirent à ses cris. »

Chrimhilde, mère de Gudruna, donna à sa fille un breuvage amer et froid dans une corne à boire, sur laquelle étaient gravées des runes sanglans, et qui contenaient toute sorte d’ingrédiens magiques : c’est le type du chaudron des sorcières de Macheth, qui elles-mêmes sont les trois Nornes[7] de la mythologie scandinave.

Ce breuvage enlève la mémoire à Gudruna. Chrimhilde la presse d’épouser Atli, roi des Huns. « Ne me pressez pas, répond-elle, avec tant de passion : il accablera Gunar de maux ; il arrachera le cœur à Hogni.

« Et moi, je n’aurai point de repos que je n’aie privé de la vie ce chef du combat. »

Après cette prophétie sinistre, elle se résout et va, suivie d’un nombreux cortège, dans le pays d’Atli, qui l’attend pour l’épouser. Atli, de son côté, a fait d’horribles songes, où figurent Gudruna et ses enfans, et qui doivent aussi se réaliser. C’est sous ces sombres auspices que commence cette union, qui doit amener des catastrophes plus épouvantables que tout ce qui a précédé.

Atli, roi des Huns et frère de Brunhilde, a épousé la veuve de Sigurd ; mais cette alliance ne l’empêche pas de méditer l’extermination des meurtriers de ce héros, des deux frères Nifflungs Gunar et Hogni, qui ont causé la mort de sa sœur Brunhilde, et qui possèdent le fameux trésor de Fafnir.

Il envoie vers eux un messager, pour les inviter à venir le voir dans sa demeure et s’asseoir à sa table. Le messager leur promet des boucliers choisis, des glaives brillans, des casques étincelans d’or et une multitude d’esclaves, des housses, des armes et des chevaux. Gunar soupçonne la ruse d’Atli : il dit à son frère : « Nous avons sept salles pleines de glaives, et chacun a une poignée en or ; mon cheval est le meilleur des chevaux, mon glaive, le plus tranchant des glaives… » Puis il se demande d’où vient que leur sœur leur a envoyé un anneau entouré de poil de loup : c’est sans doute un avertissement ; cependant il se décide. Il part avec un sombre pressentiment. Voici leur voyage : « Les vaillans firent voler les pieds des chevaux par-dessus les montagnes, à travers la forêt sombre et inconnue. Toute la forêt des Huns fut ébranlée, quand ces hommes, au cœur farouche, la traversèrent : ils traversèrent des espaces verdoyans qui semblaient fuir derrière eux. »

Ils arrivent enfin dans le pays d’Atli. Ils le trouvent dans son château de guerre (borg), buvant avec ses guerriers au milieu d’une salle entourée de boucliers.

L’épouse d’Atli, la sœur des Nifflungs, dès qu’ils sont entrés, sent qu’ils sont perdus : elle leur dit de fuir. « Sœur, il est trop tard, répond Gunar. » Alors on le prend et on l’enchaîne. Pour Hogni, il tua sept hommes avec son glaive acéré, et il en poussa un huitième dans le brasier ardent : c’est ainsi qu’un homme vaillant se garantit de ses ennemis. »

On demanda ensuite à Gunar s’il voulait racheter sa vie avec de l’or.

Voici ce qu’il répondit :

« Que je tienne dans ma main le cœur d’Hogni, arraché avec un poignard émoussé de la poitrine de ce vaillant fils de roi. »

Ils arrachèrent le cœur d’un esclave, qui s’appelait Hialli, le placèrent tout sanglant sur un plat, et le portèrent à Gunar.

Alors Gunar, ce chef du peuple, chanta : « Ici je vois le cœur d’Hialli le lâche ; il ne ressemble pas au cœur d’Hogni le brave ; il tremble beaucoup sur le plat où il est placé ; il tremblait la moitié davantage, quand il était dans la poitrine du lâche. »

Quand on arracha le cœur d’Hogni tout vivant, il rit. Sa dernière pensée eût été de gémir. On plaça son cœur sanglant sur un plat, et on le porta à Gunar.

Alors le noble héros Nifflung chanta : « Là je vois le cœur d’Hogni le brave : il ne ressemble pas au cœur d’Hialli le lâche ; il tremble peu sur le plat où il est placé ; il tremblait la moitié moins dans la poitrine du brave.

« Que n’es-tu aussi loin de mes yeux, Atli, que tu le seras toujours de mon trésor. À moi seul est confié maintenant tout le trésor caché des Nifflungs ; car Hogni ne vit plus. Tant que nous vivions tous deux, je craignais toujours qu’il ne te le révélât. Maintenant je ne crains plus : je suis seul. »

Alors on le place vivant dans un lieu rempli de serpens, où le héros en colère mourut en frappant fortement sa harpe avec son pied.

Au bout de quelque temps, un jour qu’Atli revenait du carnage, son épouse s’avance à sa rencontre avec des vases d’or, remplis de miel. Un grand festin a lieu, après quoi elle s’adresse ainsi à Atli :

« Roi des glaives, tu as mangé dans ce miel le cœur sanglant de tes fils. Le noble Atli, me suis-je dit, peut manger de la chair d’homme dans un festin et la distribuer à ses braves.

« Tu n’appelleras plus à tes genoux tes deux enfans, Eirp ni Eitil, le charme de tes heures de festin ; tu ne les verras plus, quand, assis sur ton siège royal, tu distribues l’or à tes guerriers, mettre un manche à une pique, couper la crinière des chevaux, ou dompter des poulains. » Il se fit un grand tumulte sur les bancs et sous les tentes. Les guerriers poussèrent des cris étranges. Les enfans des Huns pleuraient. Gudruna seule ne pleura point ; car elle ne pleura jamais, depuis la mort de Sigurd, ni ses frères au cœur d’ours, ni ses tendres enfans, ses enfans sans défiance, qu’elle avait engendrés avec Atli.

Puis elle profite du sommeil où l’ivresse avait plongé son époux.

« Sa main meurtrière abreuve son lit de sang : elle lâche les chiens, qui s’élancent hors de la salle, et elle réveille les serviteurs par un incendie. Ainsi elle vengea ses frères.

« Elle livra aux flammes tous ceux qui étaient dans l’intérieur, et qui étaient revenus du lieu sombre où périrent Gunar et son frère. Les vieilles poutres tombèrent, le trésor était fumant, les demeures royales brûlèrent, les guerrières qui y étaient renfermées tombèrent, privées de la vie, dans le feu dévorant. »

Tel est le dénouement de cette tragédie lugubre. Tandis que ces diverses scènes sont présentes à notre esprit, transportons-nous dans un autre temps, dans un autre pays, dans une autre littérature. Passons de la Scandinavie à l’Allemagne, de l’Edda aux Niebelungs.

II. LES NIEBELUNGS.

Les Niebelungs ont été rédigés vers la fin du douzième siècle ou le commencement du treizième. On ne sait pas précisément en quel lieu, mais c’est certainement dans le midi de l’Allemagne. Le nom de celui qui, à cette époque, donna à de vieilles traditions germaniques la forme dans laquelle nous les possédons aujourd’hui n’est pas connu d’une manière certaine. On sait seulement que c’était un de ces troubadours allemands qu’on nommait chantres d’amour, Minnesinger.

Les Niebelungs restèrent ignorés jusqu’au dix-huitième siècle. Alors quelques fragmens de ce poème attirèrent l’attention de Lessing, esprit remuant et vaste qui a donné à l’Allemagne ce mouvement critique d’où est sortie sa littérature, et qui a commencé presque tout ce qui s’est fait depuis. L’école suisse de Bodmer, qui cherchait avec plus de zèle que de génie une poésie nouvelle, en fit connaître un peu davantage[8]. Enfin c’est au commencement de ce siècle que les Niebelungs furent publiés pour la première fois dans leur entier. Leur apparition fut un événement national. L’enthousiasme et un peu la manie du moyen âge régnaient en Allemagne. Un poème qui peignait avec naïveté, quelquefois avec grandeur, les vieilles mœurs, les sentimens germaniques, fut accueilli avec une exaltation tout à-la-fois littéraire et patriotique ; puis, quand vinrent les mauvais jours, quand un pouvoir étranger pesa sur le pays, ce fut surtout aux Niebelungs qu’on s’adressa pour y chercher une image de ce passé qu’on étudiait, qu’on inventait, afin d’y trouver un asile contre la triste réalité du présent. On admira, on commenta ce poème des Niebelungs, comme on rêvait l’ancien empire germanique, avec l’ardeur des regrets et la passion de l’indépendance. Cet élan historique et poétique fut utile ; l’érudition, la critique, l’imagination, si elles ne créèrent pas entièrement le patriotisme allemand, le fortifièrent. Les âmes se ravivèrent à ces souvenirs, et on peut dire que la découverte d’un poème national aida les Allemands à se sentir une nation.

Pour nous, ce qui nous intéresse en ce moment dans les Niebelungs, c’est que les événemens racontés dans ce poème nous présentent un rapport frappant avec ceux qui font le sujet d’une partie des chants de l’Edda, avec tout ce qui concerne le meurtre du héros Sigurd et la vengeance tirée de sa mort dans le pays des Huns.

Je vais raconter brièvement les événemens du poème des Niebelungs. Je passerai ensuite à la comparaison de l’épopée allemande et des chants Scandinaves.

D’après d’anciens récits, il y avait à Worms, dans le pays de Bourgogne, une noble jeune fille nommée Chrimhilde, et dans les Pays-Bas vivait un noble fils de roi nommé Sigfrid. À l’époque où le poème commence, Sigfrid avait déjà accompli plusieurs hauts faits. Le plus merveilleux avait été de ravir à un dragon le trésor des Niebelungs. Un jour, il entend parler de la belle Chrimhilde du pays de Bourgogne, se prend pour elle d’un grand amour et monte à cheval avec ses guerriers pour courir cette aventure. Chrimhilde avait deux frères, dont l’aîné s’appelait Gunther et régnait en Bourgogne. Le plus redoutable de ses guerriers s’appelait Hagen. Les Bourguignons demandent à Sigfrid et à ses cavaliers ce qui les amène. « On m’a raconté dans le pays de mon père, dit Sigfrid, qu’ici étaient les plus braves guerriers qu’ait jamais commandés un roi ; j’ai beaucoup entendu dire cela et je suis venu ici pour en faire l’épreuve. » Puis il propose à Gunther de combattre en engageant réciproquement leur pays au vainqueur. Le roi décline la proposition, mais lui offre de tout partager avec lui, et à cette condition Sigfrid se radoucit ; « il resta un an dans le pays et sans voir la belle Chrimhilde. Pour elle, elle le voyait souvent de sa fenêtre et alors elle n’avait besoin de nul autre passe-temps. »

Voici comment ils devaient être rapprochés. Le roi de Saxe et le roi de Danemarck déclarent la guerre à Gunther. Il propose à Sigfrid de l’accompagner ; Sigfrid accepte, et taille en pièces les ennemis du roi. Pour sa récompense, on charge Chrimhilde de lui donner le salut de bien-venue. Sigfrid paraît devant elle, et ils se regardent l’un l’autre avec des yeux pleins d’amour. « Jamais dans la saison d’été, dans les jours de mai, il n’avait porté dans son cœur une aussi grande joie. » Mais bientôt une nouvelle expédition se présente. Il y avait en Islande, au-delà de la mer, une reine nommée Brunhilde, d’une grande beauté et d’une force merveilleuse ; elle défiait ceux qui venaient lui faire la cour à des exercices dans lesquels elle excellait, et s’ils étaient vaincus, ils perdaient la vie. Gunther forme le dessein de tenter cette périlleuse aventure et demande encore à Sigfrid de l’accompagner. Il y consent à cette condition, que s’il sert le roi dans cette entreprise, il obtiendra de lui la belle Chrimhilde. Ils arrivent ensemble en Islande. Grâce à Sigfrid et à un chaperon magique qui le rend invisible, Gunther triomphe ou paraît triompher des épreuves et obtient la reine. Cependant Brunhilde diffère son départ et rassemble autour d’elle une foule immense de parens et de vassaux. Sigfrid alors va chercher du renfort dans le merveilleux pays des Niebelungs, habité par des nains et par des géants, pays qu’il avait autrefois soumis par ses armes et d’où il avait rapporté son trésor et son chaperon. Brunhilde cède enfin et accompagne son vainqueur. Sigfrid réclame de Gunther la main de Chrimhilde ; il l’obtient, et on célèbre à Worms les deux noces le même jour. Tout se passe à merveille entre Sigfrid et sa jeune épouse. Il n’en va pas de même pour le roi Gunther. Au moment où il se croit le plus sûr et le plus près de posséder la fière Brunhilde, elle lui défend de toucher sa blanche chemise ; et comme il veut braver cet ordre, la robuste héroïne détache un ruban qui lui servait de ceinture, lui attache les pieds et les mains et le suspend à un clou contre la muraille. Le lendemain, Sigfrid paraît très satisfait, mais Gunther est soucieux. Il raconte sa mésaventure à son beau-frère, qui est toujours son recours dans les grandes difficultés. Sigfrid, d’accord avec lui, s’introduit le soir dans la chambre royale, invisible au moyen de son chaperon. La reine le prend pour son époux et veut le traiter comme elle a traité celui-ci la veille. Il a beaucoup à faire pour venir à bout de cette terrible femme, qui tantôt le presse contre le mur, tantôt serre les doigts du fort Sigfrid de manière à faire jaillir le sang de ses ongles. Enfin il s’irrite de la résistance d’une femme : quand elle veut le lier, il la serre à son tour de manière à faire crier tous les membres de son corps. Alors elle se confesse vaincue ; Sigfrid lui enlève son anneau, et Gunther, qui, caché dans un coin, a assisté à cette étrange lutte, vient profiter de la victoire de Sigfrid. « Je ne m’opposerai jamais à ton noble amour, lui dit Brunhilde ; j’ai éprouvé maintenant que tu étais digne de commander à une femme. »

Sigfrid retourne dans son pays avec Chrimhilde. Dix ans se passent sans événemens. Enfin Gunther les invite à une fête qui dure onze jours. Pendant ce temps une dispute s’élève entre les deux reines, à l’occasion de la prééminence de leurs époux. Le dialogue devient de plus en plus pressé et mordant ; Chrimhilde dit dans son emportement à la femme de Gunther : Tu as été la concubine de Sigfrid. Brunhilde tout en larmes va se plaindre à son époux. Sigfrid se justifie. Mais la vindicative Brunhilde demande à son mari la mort du héros.

Le plus farouche de ses guerriers qui hait Sigfrid, Hagen, achève de l’y décider. On fait une grande chasse, et dans cette chasse, tandis que Sigfrid se penche pour boire au bord d’une fontaine, Hagen le perce entre les épaules dans le seul point où il fût vulnérable, et que la trop confiante Chrimhilde lui avait révélé.

« Le héros s’élance de la fontaine, un long manche de pique sortait de sa poitrine ; il espérait trouver son arc ou son glaive, et alors Hagen aurait été payé de ses services. »

Ne trouvant que son bouclier, il le lance à son assassin et le renverse, puis il meurt : alors on apporte à Chrimhilde son cadavre sanglant.

On cherche à lui cacher les auteurs du meurtre, mais elle les devine sur-le-champ par un instinct de douleur. Le vieux père de Sigfrid, Sigemond, veut attaquer la Bourgogne. « Nous ne sommes pas les plus forts, lui dit-elle, attendons. » Après lui avoir ravi son mari, ses frères et Hagen lui ravirent encore le trésor des Niebelungs qu’il lui avait laissé : on le précipita dans le Rhin. Dépouillée de tout, Chrimhilde « supporta beaucoup de maux durant treize années, sans pouvoir oublier la mort du brave ; » enfin vint l’heure de le venger.

Attila, roi des Huns (qui s’appelle ici Etzel), ayant perdu sa femme Herka, envoie demander en mariage la veuve de Sigfrid, dont la renommée de beauté est venue jusqu’à lui ; ses messagers la trouvent encore noyée dans les larmes ; elle refuse d’abord d’épouser ce païen ; mais enfin, contrainte par ses frères, elle cède et part pour le pays des Huns. Ils arrivent à la cour d’Attila, où étaient toutes sortes de peuples et un grand nombre de héros.

Au bout de treize autres années, la pensée de venger Sigfrid, qui ne quittait Chrimhilde ni jour ni nuit, lui fait demander à Attila d’engager ses frères à venir la voir. Attila y consent, elle a soin de comprendre dans l’invitation le terrible Hagen, son ennemi le plus abhorré. Des ménestrels viennent de la part d’Attila au pays du prince bourguignon, et les engagent en son nom à le visiter en Hongrie, au solstice prochain : ils hésitent. Hagen leur dit de se défier de Chrimhilde. Enfin ils partent avec une nombreuse suite de guerriers. Avant leur départ et pendant leur voyage, des prédictions fatales leur annoncent qu’ils ne reviendront pas du pays des Huns. Un sombre pressentiment les gagne, mais ne les détourne pas ; et Hagen brise, avec un farouche héroïsme, la barque dans laquelle ils ont passé le Rhin, parce qu’il sait qu’elle ne leur servira pas pour le retour.

Arrivés chez Attila, ils y trouvent Dietrich de Berne (Théodorik de Vérone), qui les avertit que Chrimhilde pleure encore Sigfrid. Hagen répond :

« Qu’elle pleure autant qu’elle voudra, il est couché depuis maintes années frappé à mort. Qu’elle aime maintenant le roi des Huns, Sigfrid ne reviendra pas ; il est enterré depuis long-temps. » Chrimhilde pense à sa vengeance : elle se prosterne aux pieds des guerriers d’Attila pour leur demander la mort d’Hagen. Cependant les Niebelungs, comme on appelle dans cette partie du poème les princes bourguignons, se sont assis à un festin magnifique. La nuit vient : Hagen et son ami le ménestrel Volker font la garde et empêchent les meurtriers envoyés par Chrimhilde de pénétrer dans la salle où les princes sont couchés. Le lendemain, après la messe, un grand tournoi a lieu. Dans le tournoi, un chef hun est percé par la lance d’un Bourguignon ; cependant Attila est encore pour le maintien de la paix. Mais bientôt la lutte s’engage : Chrimhilde cherche à armer, contre ses frères, Théodorik et son vieux compagnon d’armes, Hildebrand : comme ils refusent, elle s’adresse à Bléda, frère d’Attila ; celui-ci va chercher querelle aux Bourguignons et il est tué. Les guerriers huns s’avancent pour venger Bléda. Le Bourguignon qui l’a frappé est frère d’Hagen, il supporte quelque temps seul l’assaut des Huns, qui lancent tant de traits dans son bouclier, qu’il ne peut plus en supporter le poids. Cependant il combat toujours. Hagen arrive enfin à son aide, et la mêlée s’engage alors d’une manière terrible ; le féroce Hagen tue le jeune enfant d’Attila et jette sa tête dans le sein de sa mère. Les Bourguignons se retranchent dans une salle hors de laquelle ils lancent les corps de leurs ennemis, et sept mille morts roulent le long des marches de l’escalier jusqu’au milieu des Huns qui les reçoivent avec de grands cris. Vingt mille se présentent pour remplacer leurs frères ; les Bourguignons combattent encore, ils combattirent ainsi tout un long jour d’été. La nuit vient : épuisés de fatigue, ils demandent la paix et à racheter le dommage qu’ils ont fait. Les Huns sont prêts à y consentir, mais Chrimhilde les en empêche : « Ne les laissez pas sortir de cette salle, dit-elle, qu’ils y périssent tous. » Son plus jeune frère, Giselher, lui demande grâce : « Très belle sœur, dit-il, je me doutais bien peu que tu m’avais envoyé inviter au bord du Rhin pour me faire venir dans ce pays au sein de tant de maux. Qu’ai-je fait aux Huns pour mériter la mort ? — Je ne puis vous faire grâce, répondit-elle, on ne me l’a point faite. Hagen m’a causé une trop profonde peine. Pour cela, il n’y a point de rançon tant que je vivrai ; il faut que vous payiez tous pour lui. » Cependant elle ajoute : « Voulez-vous me donner Hagen seul en otage, et je vous laisserai vivre, car vous êtes mes frères, nous sommes les enfans de la même mère… » Les guerriers refusent, et Chrimhilde dit aux siens : « Que pas un ne sorte d’ici, qu’on mette le feu aux quatre coins de la salle ; ainsi seront vengées toutes mes douleurs. » On lui obéit, et on pousse dans la salle, à coups de traits et de glaive, ceux qui étaient encore à l’extérieur. Un des guerriers était tourmenté par la soif, Hagen lui cria : Si tu as soif, bois du sang. « Alors le brave s’en fut là où il trouva des morts. Il s’agenouilla près d’une blessure, il leva sa visière, il détacha son casque. Là il commença à boire le sang, qui ruisselait : quoiqu’il n’y fût pas accoutumé, cela lui sembla grandement bon. »

Cependant le feu pleut sur leurs têtes : ils le reçoivent sur leurs boucliers. Hagen leur crie d’éteindre les tisons sous leurs pieds, dans le sang.

Ils passèrent ainsi la nuit. Le lendemain six cents vivaient encore.

Pour ranimer le courage des Huns, Chrimhilde remplit d’or leurs boucliers : elle force à combattre contre ses frères le bon margrave Rüdiger, qui les avait accueillis à la frontière, et qui avait fiancé sa fille au plus jeune d’entre eux. Attila se joint à elle. Rüdiger répond : « Seigneur roi, reprenez tout ce que vous m’avez donné, terres et châteaux… mais comment voulez-vous que je fasse ? Je les ai reçus dans ma maison ; je leur ai offert à boire et à manger, et je leur ai donné un don : comment pourrais-je travailler à leur perte ? » Cependant Chrimhilde le supplie encore. Alors il dit : « La vie de Rüdiger paiera aujourd’hui l’amour que vous et mon seigneur m’avez montré. » Puis il va aux assiégés. « Braves Niebelungs, leur dit-il, défendez-vous mieux que jamais. — Je devais vous servir et je viens vous combattre.»

« Plût à Dieu, ajouta-t-il que vous fussiez encore sur les bords du Rhin, et que je fusse mort ! »

Ses adversaires sont consternés et touchés de ce langage. L’un d’eux, Gernot, lui dit : « Et maintenant que Dieu vous récompense, seigneur Rüdiger, pour les riches dons que vous nous avez faits. Si je dois être funeste à un si noble courage, j’aurai regret à votre mort. Je porte ici l’arme que vous m’avez donnée, bon héros ; elle ne m’a jamais manqué dans tout le péril. Maint chevalier est tombé sous son tranchant ; elle est franche et sûre : jamais guerrier ne fit un plus riche don.

« Et si vous ne voulez pas renoncer à votre dessein, si vous voulez venir à nous, et me tuer les amis qui sont ici près de moi, si alors, avec votre propre glaive, je vous ôte la vie, j’en serai fâché pour vous, Rüdiger, et pour votre noble épouse.»

Puis le plus jeune des frères, celui qu’il a fiancé avec sa fille, lui demande s’il veut la rendre si tôt veuve.

« Que Dieu ait pitié de nous, dit le brave homme, » et ils levèrent leurs boucliers pour combattre ; cependant Hagen adresse encore un mot à Rüdiger.

« Je suis dans un grand souci. Le bouclier que dame Gotelinde m’avait donné, les Huns l’ont haché à mon bras. Plût au dieu du ciel que j’en eusse un aussi bon que celui que tu portes, Rüdiger ; je ne demanderais pas d’autre armure.

— Je te donnerais volontiers mon bouclier, si j’osais le faire devant Chrimhilde : mais n’importe ! prend-le, Hagen, et porte-le. Puisses-tu le porter jusqu’au pays des Bourguignons ! »

Alors tous sont émus, de chaudes larmes tombent des yeux de ces guerriers farouches. Tous pleurent de ce qu’on ne peut éviter cette nécessité terrible ; puis le combat commence, et Rüdiger meurt percé de son propre glaive par Gernot, qui meurt ainsi que lui.

La mort de Rüdiger produit une consternation générale. Les guerriers de Théodoric, tous ces héros qui, dans la tradition allemande, l’entourent comme les douze pairs entouraient Charlemagne, en cherchant à arracher le corps de Rüdiger aux Niebelungs, en viennent aux mains avec eux, et alors commence un carnage, auprès duquel ce qui a précédé n’est rien ; alors presque tous les grands noms du cycle germanique sont en présence. Ces héros d’une force et d’une vaillance gigantesques se heurtent dans une épouvantable mêlée. Les guerriers marchent dans le sang, et le sang rejaillit au-dessus de leur tête. Enfin il ne reste plus du côté de Théodoric que le vieil Hildebrand, et de celui des Niebelungs que Hagen et Gunther.

Théodoric leur offre de se rendre à lui : ils refusent avec colère. Alors il combat contre chacun d’eux l’un après l’autre, se rend maître d’eux et les remet à Chrimhilde, en lui recommandant de les épargner. Elle le promet : puis, faisant venir Hagen, elle lui demande où on a caché le trésor de Sigfrid. « J’ai juré, dit-il, de ne le révéler à personne.

« Il faut en finir, » dit la noble dame. Et elle ordonna de tuer son frère. On lui coupa la tête. Elle l’apporta par les cheveux devant Hagen.

Hagen lui dit : « Le noble roi des Bourguignons est mort. Maintenant nul autre que Dieu et moi ne sait où est le trésor, et toi, diablesse, tu ne le sauras jamais. »

Elle dit : « Vous m’avez gardé injustement mon or ; mais j’aurai au moins l’épée de Sigfrid, celle que portait mon bien-aimé, quand je le vis pour la dernière fois.

Elle la tira du fourreau : il ne pouvait s’y opposer. Elle se prépara à lui ravir la vie ; elle lui coupa la tête avec le glaive. Le roi Attila le vit et en fut très affligé. »

Alors le vieil Hildebrand, indigné de voir périr un tel guerrier de la main d’une femme, la frappe elle-même à mort. C’est le dernier incident de ce grand drame, qui se termine en nous montrant tous les guerriers couchés morts, Chrimhilde hachée en morceaux, et les deux héros Théodoric et Attila, restés presque seuls, qui pleurent les amis et les parens qu’ils ont perdus.

III. COMPARAISON.

Dans la fable des Niebelungs, il est impossible de ne pas trouver une autre version de la fable contenue dans quelques chants de l’Edda. Comme Sigfrid, Sigurd avait conquis un trésor et tué un dragon. Tous deux font amitié avec une famille de princes nommés Nifflungs dans l’Edda, et auxquels on donne en Allemagne le nom identique de Niebelungs. L’aîné qui s’appelle Gunar en Scandinavie, s’appelle Gunther en Bourgogne. Hogni, frère de Gunar, y est représenté par le guerrier Hagen. Des deux côtés se trouve le personnage de Brunhilde, même nom, même rôle, même caractère. C’est également une vierge merveilleuse et guerrière ; c’est de même le héros qui la subjugue et la livre à son ami ; c’est de même elle qui cause sa mort ; enfin, c’est de même un roi des Huns qui s’appelle Atli ou Etzel, et qui est certainement Attila, qui épouse sa veuve.

Jusqu’ici la marche de l’action est exactement pareille. À partir de ce point, la même série d’événemens continue, mais avec quelques différences importantes entre l’une et l’autre version.

DIFFÉRENS NOMS TRANSPOSÉS.

D’abord, selon l’Edda, la veuve de Sigurd s’appelle Gudruna ; dans les Niebelungs, ce nom est remplacé par celui de Chrimhilde. Il y avait bien une Chrimhilde dans la tradition scandinave, mais c’était une magicienne, mère et non sœur des Nifflungs. Cette confusion des deux noms pris l’un pour l’autre, de deux personnages qui se conservent dans la tradition en changeant de rôle, est un fait qui se présente fréquemment dans l’histoire des traditions. Les peuples font ce qu’on fait tous les jours quand on se souvient imparfaitement d’un récit : on suit à-peu-près l’ordre des événemens, mais l’on confond les noms.


2o ÉVÉNEMENS DÉPLACÉS.

Ce ne sont pas les noms seuls qui se déplacent ainsi dans le souvenir et se transportent d’un personnage à un autre personnage. Pareille chose arrive pour les événemens : on prête à l’un ce qui est arrivé à l’autre ; et par là le même fond de récit, en passant de bouche en bouche, devient une histoire toute différente.

Ainsi, pour ce qui nous occupe, dans l’Edda, c’est Attila qui fait périr les meurtriers de Sigurd. Leur sœur désire les sauver, et c’est leur mort qu’elle venge sur Attila. Dans les Niebelungs, au contraire, Attila ne veut aucun mal aux princes bourguignons. C’est leur sœur qui, furieuse de ce qu’ils lui ont ravi son époux et l’héritage de son époux, conspire leur ruine avec une perfidie profonde, et l’exécute avec une inflexible cruauté.

Voilà assez de ressemblance pour établir que ces deux fables ont un rapport certain d’origine, et assez de différence pour faire juger impossible que l’une soit un calque de l’autre.

Maintenant étudions la légende qui sert de base commune à ces deux versions ; nous reviendrons plus tard sur leurs différences.

DEUX PARTIES DANS LA LEGENDE.

Il faut distinguer dans cette légende deux parties, l’une contenant l’histoire du trésor, du dragon, de Brunhilde, de tout ce qui arrive jusqu’à la mort de Sigurd ; la seconde comprenant tout ce qui suit cette mort, la punition de ses auteurs, et ce qui se passe dans le camp d’Attila.

Ces deux parties sont de nature et d’époque diverses.

PREMIÈRE PARTIE MYTHOLOGIQUE.

Le fond de l’histoire de ce personnage, qui dans le nord s’appelle Sigurd, et qui en Allemagne a pris le nom de Sigfrid, est un mythe dont le sujet est celui-ci : un héros triomphant d’un dragon gardien d’un trésor. Ce mythe n’était probablement pas plus originaire de la Scandinavie que l’ensemble de la religion à laquelle il se rattachait. Il est vraisemblable que, comme elle, il venait de l’Orient. Les critiques danois les plus habiles y ont vu une manière symbolique d’exprimer ce fait si frappant pour des peuples pleins d’imagination et d’avidité : l’or que roulent certaines rivières de l’Europe et de l’Asie.

Une autre explication plus haute de ce mythe consiste à admettre que l’histoire du héros Sigurd ait été primitivement celle du dieu Odin lui-même, dont Sigurd, que son origine rattache à lui, serait une manifestation, une sorte d’incarnation[9], reproduisant dans sa vie héroïque la destinée divine, à la manière des héros Crichna et Rama, incarnations de Vichnu. Dans ce point de vue, une idée primitivement mythologique eût été, par l’effet du temps et le cours naturel des choses, rabaissée à un événement humain. Le nom de Sigurd (destinée de la victoire) ressemble à plusieurs noms d’Odin, le père de la victoire, le victorieux, etc., et celui des Nifflungs, ennemis et meurtriers de Sigurd contient la racine nifl, brouillard, ténèbres, qui, dans la mythologie scandinave, sert à dénommer le monde des mauvaises puissances[10] en guerre avec le bon principe.

Quoi qu’il en soit, cette guerre du bon et du mauvais principe et le triomphe momentané de celui-ci sont exprimés symboliquement dans le mythe héroïque qui nous occupe comme dans le cycle de la destinée des dieux, dans la mort de Sigurd comme dans celle d’Odin ou de Balder.

Ce mythe, qui a ses analogues dans plusieurs religions antiques, est, ce me semble, la partie fondamentale et primordiale de la tradition.

DEUXIÈME PARTIE HISTORIQUE.

Sur cet ancien fond mythologique, probablement d’origine orientale, sont venues s’implanter des traditions d’une origine toute différente.

L’époque de l’invasion des barbares, cette époque terrible de dévastations et de renouvellement, avait laissé de frappans souvenirs chez les peuples de cette famille germanique à laquelle appartenaient les Scandinaves. Parmi ces souvenirs, nul n’était plus grand que celui d’Attila. Ce nom, resté dans la mémoire des peuples l’égal des noms merveilleux des héros de l’ancienne mythologie, ne tarda pas à se confondre avec eux ; car la tradition rapproche toutes ses célébrités et ne tient pas plus compte des distances de temps que de celles de lieu. Attila, devenu dans la poésie un personnage presque idéal, vint figurer naturellement à côté du héros par excellence, de l’ancien Sigurd[11] : il fallut peu de chose pour lier ces deux traditions. Une confusion de noms suffit. Brunhilde avait pour frère un Atli, nom indigène en Scandinavie, et qui figure dans une autre partie de l’Edda ; la ressemblance de ce nom avec celui d’Attila put suggérer l’idée de faire de Brunhilde la sœur du roi des Huns, et ainsi, tout ce qui concernait celui-ci se trouva rattaché à la légende de Sigurd ; l’histoire, devenue fabuleuse, s’enta de la sorte sur l’antique mythologie, mais non de manière à ce qu’on ne s’aperçût pas de l’hétérogénéité primitive des deux parties.

Ainsi se forme, par l’alliance de deux élémens originairement distincts, la légende qui fut le patrimoine commun des races germaniques et dont nous avons présenté les deux versions les plus célèbres : la version scandinave dans l’Edda, et la version allemande dans les Niebelungs. Comparons les deux versions.

VERSION SCANDINAVE.

Si l’on compare les chants héroïques de l’Edda aux Niebelungs, on est frappé de la différence de caractère qu’offrent les deux monumens, là même où la suite des événemens présente le plus de ressemblance. L’Edda est purement païenne. Les mœurs qu’elle peint sont les anciennes mœurs du Nord et à demi celles de l’Orient. Les sentimens de l’époque barbare s’y produisent dans toute leur rudesse et souvent dans toute leur atrocité, brusques, emportés, profonds.

VERSION ALLEMANDE.

Dans les Niebelungs, il y a un vernis de christianisme et de chevalerie sur ce fond sauvage. Çà et là percent bien des traits assez nombreux de l’antique barbarie, mais c’est à travers des idées, des sentimens, des peintures plus modernes. C’est le caractère original et le mérite particulier des Niebelungs, de peindre naïvement ce mélange de paganisme et de christianisme qui a subsisté si long-temps dans les mœurs et les croyances des hommes du Nord. Dans les Niebelungs, la scène est au moyen-âge ; mais on aperçoit souvent le grand corps du barbare sous l’armure du chevalier.

Dans l’Edda, Brunhilde se fait brûler avec Sigurd, presque comme une veuve indienne, et fait brûler avec elle ses esclaves, comme on enterrait avec lui ceux d’un roi barbare ou d’un despote d’Orient. Odin intervient pour protéger et conseiller la race. Sigurd entend le langage des oiseaux dès que le sang du dragon a touché à ses lèvres, d’après une croyance très ancienne et fondée probablement sur l’idée orientale de la science du serpent. Dans les Niebelungs, on va à la messe ; il y a des tournois de chevalerie, de la galanterie à côté de ces guerriers qui boivent le sang des blessés, et de cette Chrimhilde qui porte par les cheveux la tête de son frère et coupe de sa propre main celle de son ennemi.

SORT DES DEUX PARTIES DE LA LÉGENDE. — PARTIE MYTHOLOGIQUE.

Si nous examinons le sort qu’ont subi dans la version allemande les deux parties de la légende, nous remarquerons que la première, et surtout le commencement de la première, est peu développée dans les Niebelungs. Le combat de Sigurd et du dragon est relégué dans l’avant-scène. Tout ce qui tient à ce point, qui était primitivement le fond même de la légende, est obscur et confus. L’aventure des trois personnages mythologiques, qui ouvre l’Edda et contient le principe de tout ce qui suit, a été complètement laissée de côté. Le nom même de Niebelungs, ce nom si expressif dans le Nord, où, comme nous l’avons vu, il se rattachait à tout l’ensemble des idées mythologiques, conservé sans but en Allemagne, ne s’y rattache plus à rien. Tantôt ce sont les merveilleux habitans d’un pays inconnu, d’où Sigfrid a rapporté son trésor et son chaperon ; tantôt les Niebelungs sont les princes bourguignons meurtriers de Sigurd, et leurs chevaliers. Ce double emploi n’atteste-t-il pas une réminiscence vague de ce fait, que les Nifflungs étaient les ennemis de Sigurd, et, en même temps, l’oubli de ce qu’étaient les Nifflungs et Sigurd ?

On trouve çà et là dans cette partie de la tradition allemande quelques traits qui la rattachent à la Scandinavie. Ainsi Brunhilde est en Islande, au-delà de la mer. Le pays merveilleux des Niebelungs est une fois indiqué en Norwège[12]. La rareté même de ces traits isolés, qui ne semblent pas tenir au reste du récit, ou sont en contradiction avec lui, montre que l’histoire de Sigurd est venue au bord du Rhin d’ailleurs : ce sont des traces de contact avec les traditions scandinaves, que les peuples allemands ont oublié d’effacer.

Là où quelques faits ou quelques personnages merveilleux, appartenant à cette première partie, ont subsisté dans les Niebelungs, ils se sont dénaturés complètement et ont perdu tout leur caractère. Ainsi la Valkyrie, frappée par Odin pour lui avoir ravi un guerrier, endormie d’un mystérieux sommeil dans un palais qu’entoure une flamme divine, est devenue une simple guerrière, dont la conquête est une véritable aventure de chevalerie. Au lieu du changement de forme des deux héros, qui reportait aux antiques idées de la métempsycose, le chapeau magique, merveilleux subalterne et récent, et enfin des scènes naïves sans doute, mais comiques et quelquefois grotesques, résultant de ce merveilleux, voilà ce qu’on trouve dans la première partie des Niebelungs, voilà ce qu’on ne trouve pas dans l’Edda. C’est en dire assez pour cette première partie, dans laquelle des deux versions la donnée commune et primitive a été le moins altérée.

PARTIE HISTORIQUE.

Pour la seconde partie, on devrait s’attendre à y rencontrer la tradition d’Attila, mieux reproduite dans les Niebelungs que dans l’Edda ; car le fléau de Dieu a traversé l’Allemagne, et n’a jamais mis le pied en Scandinavie. Cependant il n’en est pas toujours ainsi ; et si, dans les Niebelungs, la résidence d’Attila en Hongrie, et la route qui y mène, sont plus exactement définies ; si les noms de son frère Bleda et de sa femme Herka sont conservés, dans l’ensemble du récit de l’Edda, la réalité historique semble moins dénaturée. Attila y meurt, dans son lit, de la main d’une femme, comme le voulait une tradition que les historiens latins nous ont transmise[13]. Ainsi, dans la version scandinave, le fait a un peu plus de vérité ; malgré l’éloignement des lieux, par cela seul qu’elle est plus ancienne, et qu’elle a été recueillie et remaniée par des mains moins modernes que celles des poètes qui nous ont donné cette refonte, qu’on appelle les Niebelungs.

En Scandinavie et en Allemagne, Attila a perdu dans la légende sa physionomie historique ; il en a été de même pour Charlemagne dans les poèmes chevaleresques du moyen-âge. Telle est la marche des traditions poétiques, des cycles qui se forment autour d’un grand nom. Ce nom reste toujours au centre du cycle, mais à mesure qu’on avance, l’histoire du personnage qui le porte, s’oublie ; on cesse de s’intéresser à une grandeur passée qui ne se lie plus aux événemens, aux intérêts du temps présent. D’autres héros moins célèbres dans le monde, mais plus importans pour le pays et pour l’époque, attirent à eux l’attention et finissent par occuper, pour ainsi dire, tout le premier plan de la légende. Cependant la figure du vieux héros se retire toujours de plus en plus vers le fond de la scène, ses contours vont peu-à-peu s’effaçant dans le vague. Ce personnage, devenu étranger à l’action et aux événemens qui continuent à se mouvoir autour de lui, touche au ridicule : c’est ce qui est arrivé pour Charlemagne, pour le roi Arthur, c’est ce qui est presque arrivé pour Attila, surtout dans les Niebelungs, où, les bras croisés pendant l’épouvantable catastrophe, il ne prend part à rien, ne tente de rien empêcher, laisse sa femme commettre des atrocités sur les Bourguignons, auxquels il veut du bien, et la laisse ensuite massacrer avec un égal flegme. Un bon homme, voilà ce qu’avec le temps, l’imagination populaire avait fait du terrible Attila.

La grande catastrophe qui termine les Niebelungs était-elle un souvenir de la fameuse bataille des champs catalanniques, où combattirent des représentans de presque toutes les populations barbares, ou de celle que se livrèrent, après la mort d’Attila, ses fils et les peuples qu’il avait rassemblés sous ses drapeaux, ou bien de ces deux batailles à-la-fois ? On ne sait, mais enfin à ce nom d’Attila se rattachait la pensée d’une immense extermination, à ce nom se rattachait aussi l’idée d’un vaste empire et d’une grande quantité de chefs de diverses nations germaniques sous les ordres du grand chef barbare ; par là, on était conduit à placer autour de lui tous les noms célèbres dans les traditions germaniques, quels qu’ils fussent : ainsi on faisait Théodoric son lieutenant, parce que des Goths et un autre Théodoric servaient dans son camp.

Le plus curieux des anachronismes des Niebelungs est d’avoir mis en relation avec Attila le margrave Rüdiger, mort dans le neuvième siècle en combattant les Hongrois, qu’on appelait aussi les Huns, et pour comble de confusion, on y voit figurer l’évêque Pellegrin, mêlé à tous ces personnages héroïques plus anciens, uniquement pour avoir rédigé en latin au onzième siècle la tradition qui a servi de base aux Niebelungs. L’épisode consacré à Rüdiger est plein d’un intérêt touchant et de sentimens chevaleresques, qui seuls démontreraient qu’il est d’un autre temps que le sanglant tableau dans lequel il est encadré.

DIFFÉRENCE DES DEUX POÉSIES.

Si nous passons de l’histoire comparée des deux versions de la légende à l’examen de leur mérite poétique, la supériorité de pathétique me paraît du côté de l’Edda. Les Niebelungs ne savent rien de cette passion et de cette mort de Brunhilde qui ébranlent si fortement, la douleur de Chrimhilde est faible à côté de celle de Gudruna. D’autre part, dans les amours de Chrimhilde et de Sigfrid, se peignent fidèlement la douceur et la tendresse d’âme des Allemands. Dans le récit de leur première entrevue, par exemple, il y a une innocence naïve, je dirai presque une gaucherie touchante, qui contraste singulièrement avec les horreurs qui suivent.

Les Niebelungs offrent, dans une foule de détails de mœurs, un charme paisible, une grâce domestique ; et, quant à la première partie, du moins on peut dire qu’elle ressemble aux chants de l’Edda, où il y a plus de mouvement, plus de force, comme l’Odyssée ressemble à l’Iliade.

Ainsi s’est formée cette légende épique, ainsi elle s’est diversifiée dans les deux principaux monumens qui la contiennent. Son histoire ne s’arrête pas là ; elle a subi bien d’autres modifications, elle a laissé bien d’autres traces ; mais, comme je l’ai dit en commençant, ce n’est pas ici qu’on peut tenter d’épuiser cette histoire. D’ailleurs elle est liée à deux histoires plus générales dont elle fait partie : celle du cycle scandinave et celle du cycle allemand pris dans leur totalité, et qui, tous deux, embrassent beaucoup d’autres choses que le meurtre et la vengeance tirée du meurtre de Sigurd, les deux faits auxquels je me suis borné. Cette notice, malgré sa brièveté, n’aura pas été peut-être entièrement inutile, si elle a donné une idée un peu précise du rapport de l’Edda et des Niebelungs, et fourni un spécimen de l’ordre de faits le plus curieux que présente l’histoire de la poésie, des assimilations et des transformations que subissent partout les épopées primitives.


j.-j. ampère
  1. Prononcez Sigour.
  2. Dans un ouvrage ayant pour titre : Origines et poésies scandinaves, qui est presque achevé et ne tardera pas à paraître.
  3. Prononcez Gounar.
  4. Prononcez Goudrouna
  5. Ce nom poétique de l’or fait allusion à celui que roulaient les fleuves, et qui joue un si grand rôle dans toute cette histoire.
  6. Prononcez Goutorm.
  7. Elles s’appellent the weird systers, d’Urda, nom de la principale des Nornes.
  8. Chrimhilden rache 1757, 4o.
  9. Odin était père de la race des Volsungs dont le plus célèbre est Sigurd.
  10. Nifflheim, demeure des ténèbres.
  11. Il en fut de même à plusieurs degrés de Theodorik, d’Ermaurik et d’Odoacre.
  12. Nieb., v. 2971. éd. Hagen, 1824.
  13. Marcellinus comes Ed. Sirmond, p. 524 : noctu mulieris manu cultroque confoditur.