Grasset (p. 30-66).


CHAPITRE DEUXIÈME


Dès le lendemain, je mis Zelten au courant du mystère de la Frankfurter, qui s’était d’ailleurs épaissi depuis la veille. Le numéro du matin m’avait apporté intercalée dans un article S. V. K. sur la réforme du code maritime allemand, une série de phrases qui prétendaient s’appliquer à Sassnitz et qui provenaient d’une description de Wimereux, dont cette fois j’étais l’auteur : « … De même que les parents s’extasient sur les navires et le mouvement du port, mais que les enfants, dédaignant ce spectacle, rêvent d’apercevoir par le trou de la serrure le bateau de sauvetage et l’assiègent sous son hangar… » Ou bien : « Les barques glissent, le sable amortit le bruit des pas, tous les bruits du monde sont relégués, car les sabots du dernier promeneur de droite seuls résonnent sur la dalle du quai, aux bords extrêmes de la terre et des flots… » J’avais publié ces nouveautés considérables avec l’épigraphe dont Forestier m’avait fait compliment et que S. V. K. ne manquait pas de reprendre : « Est-ce à moi à dire les bienfaits du soir ? »

Zelten ne parut pas le moins du monde surpris de l’aventure.

— On m’a parlé de S. V. K., me dit-il. C’est ce que nous appelons chez nous un juriste poétique. Il vit à l’écart et se consacre, paraît-il, à une critique de la Constitution de Weimar. Il est hors de doute qu’il agit de bonne foi. Puisque je pars dans deux jours pour Munich, où il habite, tu auras la semaine prochaine tous les renseignements. Mais que vois-tu de si extraordinaire dans cette copie à distance ?

Zelten, depuis mon arrivée à la Rotonde, m’avait installé à la terrasse, malgré le gel, et avait déjà changé trois fois de place. De chaque table, il plongeait ses regards dans les ténèbres, cherchait, et déménageait à nouveau. Enfin ses yeux brillèrent, il s’assit tout joyeux, et comme on dit dans les romans réalistes, il fallut que ce fût un picon-grenadine.

— Cher Jean, dit-il, j’ai aujourd’hui pas mal de confidences à te faire. Elles te surprendront, et elles ne ressemblent guère à celles que tu aurais entendues voilà sept ans. Mais nous avons été séparés juste par les années où nous étions appelés à nous rendre compte du monde et de son mouvement, et je doute que Newton, Archimède et Copernic se soient confiés de même façon à leur ami avant et après leur découverte. Ce n’est pas en voyant tomber des pommes, mais des Allemands (et un pauvre gros que je vois encore, qui rebondit !), que j’ai pris conscience des forces qui m’emportaient et qui emportaient l’Allemagne. Puisque ton affaire S. V. K. te tourmente, je crois qu’il est possible de t’en donner une explication sans recourir à cette hypothèse de notre mauvaise foi, dont vos astronomes se servent pour expliquer le mauvais temps et vos ménagères le prix délirant de la langouste. À ce propos, je t’avoue que jamais je n’ai éprouvé autant de surprise à voir la France. Cette révélation du règne en France de la petite propriété, qui laisse les banquiers américains sans voix aux fenêtres de l’express de Cherbourg, je la ressens devant les âmes des Français. Chacun a la sienne, et conduit des disputes de murs mitoyens avec les âmes voisines. Chacun a sa loyauté, son mensonge, sa mort à soi. Toutes les machines modernes à ensemencer ou à moissonner les peuples sont chez vous inutilisables. Jamais nation n’a eu moins de risque de disparaître que la tienne, avec ses quarante millions de lots étanches, et il faut bien avouer qu’aucune jamais ne l’égalera en sagesse et en équilibre, puisque chacun de vous, atrocement isolé des autres, arrive d’instinct aux mêmes conclusions, qui sont l’amour de la paix, du bien-être, et d’une éternité mitigée. De là vient que toutes les familles étrangères adorent avoir, comme un pot de fleurs à leur fenêtre, un ami français, plus sûr qu’un géranium. Mais, débarqué d’un pays où l’âme ne fut jamais morcelée, ni le mensonge, ni le vice, ni la mort, je vous découvre, chacun avec votre canon pare-à-grêle pour détourner jusqu’à l’ombre d’un nuage nouveau, privés de tous les sens. Un visage français est un masque contre tous ces fluides qui inondent l’univers, et plus ils sont nocifs, comme aujourd’hui, et abîment des peuples entiers, plus votre sourire et votre teint intérieurs fleurissent. Mais le système a ses inconvénients. Dès que les lois morales du monde ne se développent plus parallèlement au germe qu’on enferme en chacun de vous à sa naissance, vous n’en êtes plus avertis, et, comme un pêcheur après un long sommeil qui retrouve les raies longues de vingt mètres et les requins gros comme des maquereaux, quand vous vous décidez à sortir de votre monade pour les guerres rhénanes ou les congrès de parasitologie, vous retrouvez les âmes des autres peuples composées d’éléments différents de la vôtre et d’une échelle différente… Vous vous êtes étonnés, le 1er août 1914, de découvrir sur la France un réseau d’espions, d’apprendre que le maire du canton d’Albert de Mun avait nommé secrétaire de la mobilisation un nommé Durand, qui était un nommé Sachsen ; et que dans l’appartement contigu au logis de Maurras habitait un autre Durand qui était le colonel Schœn… Cela prouve que la présence d’aucun académicien ni d’aucun grand esprit français n’exerce la moindre garde contre ce que l’univers recèle, — sous le nom même de Durand, voile bien léger ! — de forces secrètes ou non raisonnables, tandis qu’ils reconnaissent comme à un nimbe le passant qui pense par syllogisme ; et c’est ce que l’on ne peut dire des membres de notre académie berlinoise, du père Hoffmann, ou du comte Clemens, qui devina à trente lieues une jeune fille en léthargie ; ou, de nos jours, du brave Liliencron, notre François Coppée à peu près, qui tombait en transe chaque fois qu’un assassin de souverain, — on l’a vérifié pour Carnot à Lyon, Élisabeth à Genève, Humbert à Rome, — passait l’octroi de la ville où il devait tuer…

Ici Zelten changea de table, et chercha dans les ténèbres…

— Le réseau d’espions, reprit-il, n’est d’ailleurs que le plus lamentable et le plus visible de ces filets secrets. À cette terrasse, je peux te désigner sur-le-champ celles des petites femmes qui ont mission d’atteindre, au besoin par des intermédiaires de toutes les races et par un tour du monde, un adjudant colonial de mitrailleuses assis à la table d’en face, et ceux des maîtres d’hôtel chargés de les surveiller. Le fait qu’un seul chef de bureau français, à l’aide de trois dossiers, d’un apéritif et d’un petit arrosoir pour apaiser l’été la poussière de son parquet, arriva à contrebattre le travail de notre plus grand espion (je parle de ce Scheuermann qui devant la foule et les temples indous se sentit soudain la vocation de l’espionnage et y était donc poussé par l’admiration du grouillement humain), te prouve qu’il s’agit là d’un art bien matériel et grossier. Mais, jetés sur ces deux cents étrangers qui nous entourent, je soupçonne des rets autrement subtils. Je vois ici douze ou quinze membres de la secte dont les adeptes, avant les actes de l’amour, prononcent une suite de paroles rituelles que moi-même je n’ai jamais pu savoir et qu’aucune femme n’a trahie. Je vois trois représentants de la secte de ton ami Barletipoulos, le beau Grec que les femmes aiment un peu moins maintenant parce qu’il leur fait des jumeaux, et auquel elles n’accordent plus que ce qu’on accorde à deux personnes à la fois… Barletipoulos a été sacré à Göteborg, la ville d’industrie de la Suède, une nuit où tous les mineurs étaient montés à cet effet sur les toits proches des constellations, président d’une secte de lunaires (et non de Stellaires comme on l’a prétendu), dont les vice-présidents n’étaient autres que le prince Oscar et l’héritier Nobel. Il est astreint à un protocole impérieux, qui règle ses gestes d’heure en heure ; tu l’as vu deux ans de suite chaque jour, tu l’as vu par le soleil et par la lune, et jamais, Français, tu n’as rien soupçonné. Ces deux Américains, nos voisins (je te les dénonce tout haut, car ils ne savent pas le français ; et d’ailleurs, entre membres d’une association secrète, ce qui est le plus inutile, c’est de se comprendre quand on parle), récoltent de l’or par tous les moyens défendus pour que la directtice de la Christian Science d’Europe paie en or, règle absolue, ses dépenses personnelles… Quant à l’enfant blond qui lit le New-York Herald (le Nev-York Herald est, avec Le Gaulois, le bréviaire de tous les administrateurs de sectes, à cause de la rubrique des déplacements mondains ; on y voit tous les mariages des adeptes, et quand le premier lunaire a gagné au polo ou au billard, ou qu’un petit ami d’Eulenbourg a un fils, il reçoit le lendemain vingt bouquets et vingt télégrammes), c’est l’auteur d’un guide en Europe que j’ai pu entrouvrir une seconde, à la page qui commençait ainsi : « De toutes les villes du continent, c’est Berlin qui compte le plus grand nombre d’anthropophages… » Ne souris pas ; si tu retournes en Allemagne, ces indications te seront aussi nécessaires qu’elles le seraient à Kim s’il y portait ses pas. « À partir de deux cents âmes par kilomètre carré… », dit encore l’enfant blond dans son Guide… Mais, te rappelles-tu Maghéna ?

Maghéna était un nègre du Cameroun qui avait servi quelques jours à la Rotonde, dans un incomparable abrutissement, et qui avait disparu un soir entre le rôti et les desserts, sans apporter notre Beaujolais et pour jamais, comme ce prince hongrois qui donnait à dîner, qui sortit sous le prétexte de surveiller le caviar, et qu’on ne revit plus, si ce n’est à Londres, à Dieppe et à Lennox.

— Toi, tu as vu dans Maghéna une merveille d’idiotie congédiée par le patron. En fait, il a été enlevé par un groupe d’Allemands et habite aujourd’hui Berlin. Tu te souviens peut-être qu’à cette époque régnait dans la Rotonde une agitation, un frémissement que tu t’expliquais par la présence de Courteline qui venait y faire son piquet. C’était Maghéna la cause de ces passions. Ainsi un éphèbe neuf à la Nouvelle Athènes. Maghéna avait été ramené du Congo par un Suisse, nommé d’ailleurs avec franchise Schweitzer, qui l’avait tiré de la prison où il attendait la mort en sa qualité d’homme-Tigre. C’était le chef de la marmite de Dibamba, c’est-à-dire celui qui procédait aux sacrifices humains d’initiation du district. Je ne te dirai pas qui il avait tué ou mangé, les victimes devant être des parents de plus en plus rapprochés du chef, et ses menus d’ailleurs ne lui conféraient, entre Gabon et Oubanghi, nulle originalité. Mais il était le dépositaire de pas mal de secrets hypnotiques, et son regard était la plus belle déformation de la lumière et de la pensée qu’on ait vu à Berlin depuis Lilidny. Je lui ai rendu récemment visite dans le taudis de Rummelsburg où ses séquestres le font jeûner ou le gavent selon l’intensité qu’ils veulent donner à leur phare. Toi, Français modèle, pendant que la ruche était en révolution sous la présence du fétiche, tu attribuais bruits et rumeurs au fait que Courteline venait de faire un grand schlem à sans atout sans avoir d’as…

Il s’interrompit. Je vis au fond de la nuit l’étoile qu’il avait cherchée avec tant d’impatience. Elle se levait, de moyenne grandeur, mais taillée. Il rougit de joie, que je l’aie découvert en flirt avec une aussi belle amie…

— C’est Bellina III, dit-il. On la voit surtout de Rékyavick… De Nilsen-Tilsen surtout, où l’on arrive par un petit tramway tiré par des poneys gris…

Un être roux, haut de six pieds, s’était levé et masquait l’étoile. Zelten le repoussa avec colère. Le géant s’excusa. C’était d’habitude un personnage irascible qui insultait les enfants et vidait sa bière dans le violon de la soliste. Il alla se rasseoir tout au bout, ne sachant au juste s’il avait caché Zerlina II, Müller 34 ou Wandenberg 2.000, mais tout honteux.

— Revenons à ton histoire S. V. K., reprit Zelten, qui lut du moins dans l’étoile un de mes désirs. Tu sais qu’à l’université de Berlin, en ce moment même, le Dr  Kuno Schmitt professe que pas mal de génies ont été guidés à distance par des amis connus ou inconnus qui usaient de leur supériorité hypnotique pour leur imposer, à leur insu, une inspiration. Il va un peu loin ; il explique ainsi, sans parler de l’affaire Shakespeare, toutes les contaminations et les plagiats. En tout cas, le bonhomme qui projeta ainsi sur Corneille les romanceros, sur Molière Don Juan, et Tristan sur Wagner, n’avait pas perdu son temps, et il est à souhaiter que les lumières des douaniers, à chaque frontière, soient remplacées par un homme projecteur de cet ordre. Mais sans aller si loin et pour t’éviter de me regarder avec pitié, apprends que c’est moi, moi seul, qui t’ai inspiré cette épigraphe sur les bienfaits du soir que tu accuses S. V. K. de t’avoir empruntée. Qui te dit que tu n’es pas toi-même, inconsciemment, le correspondant de S. V. K., en ce qui concerne du moins l’élément liquide, car pour la terre, l’air et le feu il semble se passer de nous ?

— Zelten, dis-je, sois sérieux. L’Action française exigera une explication plus claire.

Il daigna quitter des yeux l’étoile, bien qu’elle fût déjà à son déclin, bien que commençât le crépuscule de cette journée passionnée, mais longue, hélas ! de dix minutes, il me regarda de ses yeux parfois un peu troubles et auxquels, car je n’y vois aucun tatouage, je n’avais pas les mêmes raisons de me fier qu’à son bras gauche.

— Tu me diras, comme le prétendait M. Prudhomme et comme a dû l’affirmer M. Brunetière, que le plus grand mystère de l’univers est encore la clarté de l’esprit français. Tous les syllogismes et les démonstrations qui ratent dans le reste de l’Europe continuent à éclater en France par des pétarades. Les déviations constatées à Potsdam sur la trajectoire de Newton 16 sont immédiatement corrigées à Paris. Mais ce que l’on comprend mal chez toi, c’est que ces conventions conclues avec la logique, la simplicité, l’acceptation de la mort moyennant certaines clauses somptuaires, si tu veux avec la justice, vous êtes les seuls au monde, comme pour les autres traités d’ailleurs, non seulement à les respecter mais à en saisir le caractère nécessaire. Archanges de la table de multiplication, Trônes du juste état civil, Séraphins du froment et de la vigne indigène, vos six cents députés assaillent dans leurs six cents circonscriptions le malheureux qui tente, par la cocaïne ou la vue des cubistes, de trouer son masque de Français. Vous y gagnez d’être un pays tapisserie où le minimum de conscience commence à ce qui est le bonheur pour d’autres nations, et qu’on doit avoir plaisir à observer d’une autre étoile. Mais ne vois-tu pas, toi du moins que je croyais poète, que les esprits se reproduisent en France moins rapidement encore que les Français, et la chauve-souris roussette, seul animal cabalistique que vous ayez conservé des deux mille de votre Moyen Âge, ne peut remplacer à elle seule les incubes et les succubes ? Aussi la France est devenue une institution à peu près purement humaine et les forces poétiques et diaboliques en sont de plus en plus bannies à notre bénéfice. Vous avez d’innombrables forêts, mais à minuit, en pleine horreur nocturne, elles agissent moins sur l’âme primitive qu’une sapinière de Berlin à midi. Vous avez des fleuves et rivières qui se repeuplent, paraît-il, en écrevisses et en mirandelles, mais cette hégémonie et cette hypocrisie de l’élément liquide dont le moindre ruisseau allemand témoigne autant que le Mékong, on peut l’y chercher en vain, et tu peux être assuré que le Rhin, de Bâle à Carlsruhe, ne va plus rouler lui aussi que de l’eau filtrée, loyale et insipide.

— Il en a toujours été ainsi en France, Zelten.

— Erreur, triple erreur. Quand Swedenborg mourut, c’est à la France qu’il remit la direction des forces spirituelles de la planète, à un certain Le Boy des Guays, un des inventeurs aussi du puits artésien, qui pendant cinquante ans entretint de pression démoniaque le monde, et en particulier l’État de Michigan, pour lequel il nourrissait une prédilection que l’étude des textes ne m’a pas permis d’expliquer. Je t’avoue que, dans le désir de trouver en France un district où le bon sens eût plus de trois dimensions, je suis allé autrefois rendre visite au grand maître, son successeur direct, qui habitait l’hôtel Le Boy des Guays lui-même, à Saint-Amand-Mont-Rond en Berry. J’y arrivai plein d’espoir, car les renseignements pris sur la ville et sur Me  Rollet me laissaient penser que je trouverais dans Saint-Amand autre chose que ce mélange de nain jaune, de soucis testamentaires et de valse de Faust qu’on appelle une atmosphère bien française. C’est sur le Mont-Rond qu’étaient brûlées les sorcières ; c’est au centre de la ville, en l’endroit nommé Eldorado, que confluent la rivière la plus froide de France, la Marmande, et la plus chaude, le Cher ; le confluent, si tu veux, du diable et de Vénus. Du jour où j’eus décidé de m’y rendre, il ne passa point de semaine où je ne constatai, d’après les journaux, que Saint-Amand n’avait pas été choisi à la légère par Le Boy des Guays. En un mois, j’eus le crime du marquis de Naive, le cimetière hanté, et l’affaire toujours énigmatique des canards décapités. Ville sans grands hommes et sans statue, excellente précaution, car les esprits détestent une concurrence trop précise. (Cet avantage a d’ailleurs disparu, car c’est aux environs de Saint-Amand que Carpentier vient maintenant se mettre au vert.) Ville qui marque juste le centre de la France, ou plutôt qui le marque à nouveau depuis que tu m’as repris l’Alsace, où les fêtes druidiques se sont muées sans transition en romaines, puis en françaises, et les menhirs en sarcophages, puis en bornes milliaires. Sur chaque borne kilométrique, une rigole pour le sang. Avec ses richesses, ses lacs noirs de l’abbaye de Noirlac, sa forêt de chênes verts de Vertechenaie, le tout dominé par un système de tours ridicules bâties après la guerre de Crimée et appelées les tours de Malakoff, la même ville en Allemagne aurait créé trois Hoffmann et cinq Arnim. Mais quand j’entrai chez Me  Rollet, ma dernière illusion mourut. Un tennis, comme à l’Ambassade d’Angleterre ; dans le jardin, des fleurs piquées comme à la Légation de Hollande, c’est-à-dire suivant le dessin le moins extra-terrestre, et un pavillon chinois avec des porcelaines neuves, comme à celle de Chine. À l’intérieur, le premier phonographe qu’il y ait à Saint-Amand, la première bouilloire électrique, la première voiturette Bollée : la légation des États-Unis. Je revins à Paris le soir même.

L’étoile était couchée… À demi étendu, Zelten se tut et semblait un fumeur d’opium qui attend sa seconde pipe… Mais l’étoile polaire elle-même ne pouvait plus fournir ce soir d’aliment à ses yeux… Il se détourna du ciel dépeuplé, et remit au lendemain ses confidences, car, à ce qu’il me dit, le troisième sous-brigadier de la 8e escouade de contre-espionnage venait d’être désigné par le gérant pour verser nos consommations. Nous y gagnâmes d’être servis copieusement, et le sous-brigadier d’entendre une discussion aussi vive qu’impromptue sur l’influence aryenne dans les mouvements mexicains…

— Tu as dû apprendre, me dit cependant Zelten qui me raccompagnait chez moi, que je suis divorcé. Mais je continue à voir Geneviève. Elle te portera mes lettres pendant mon absence, car je pars pour une grande entreprise, et j’ai l’impression que S. V. K. ne va pas tarder à nous être moins étranger…

— Tu pars pour l’Allemagne ?

— Il vaut mieux ne rien te dire. Je pars pour Munich. Je pars à cause d’une phrase qui m’obsède. Cette phrase, c’est tout ce que je sais encore de mes projets. Je me suis acheminé vers tous les actes importants de ma vie, et entraîné à eux, tout simplement en me répétant une année, six mois à l’avance la même formule, venue d’ailleurs par hasard à mon esprit, mais l’habitude de la répétition finissait par me rendre anodin et inévitable l’acte qu’elle figurait. Je ne redoutais rien plus, enfant, que désobéir à mon grand-père, mais si je me répétais trois jours de suite : « J’ai dit zut à mon grand-père », j’arrivais inéluctablement et sans remords à ce méfait. L’acte n’était plus que ma confession. L’acte m’absolvait. Ainsi dans mon existence, j’ai prononcé six mois innocemment la phrase : « J’ai trompé ma femme », puis six autres mois j’ai dit : « Je trompe ma femme avec ma belle-sœur », et ces phrases endormaient en moi tout sursaut et tout jugement. Vingt formules ont habité ainsi ma pensée et ma gorge, dont je n’ai pas à te dire si elles se sont ou non réalisées : « J’ai tué mon capitaine », « j’ai crevé la Ronde de Nuit », « j’ai coupé de force la barbe et une moustache de Sudermann », « j’ai donné le quart de ma fortune aux petites sœurs de Cassel ». Sache seulement que la phrase que je porte en ce moment est la suivante : « Je veux mourir pour la vraie Allemagne… » Rassure-toi, il faut d’abord la trouver…

Mais nous étions presque à ma rue. J’entendais déjà l’ébranlement que cause à ma maison, tous les soirs, à minuit, un locataire auquel la concierge ne tient pas à ouvrir et qui secoue, comme Samson, mais en criant, le double portail.

*


Était-ce à moi, ce soir-là, à dire les bienfaits du soir ?

Je me trouvais avec Geneviève Prat, qui avait à me remettre une lettre de Zelten, sur le pont de la péniche du Maréchal-Joffre, achetée par le Club des Cent, convertie en restaurant, et amarrée par des ancres au sol de la Concorde. Des bandes de Saint-Cyriens y dînaient, c’était le Borda des maréchaux. Le service était fait par trois stewards, anglais, français et suédois, qui, tous trois, avaient été maîtres d’hôtel sur de vrais navires, et que reconnaissait parfois un ancien passager du ToKya-Moru, du Cretic ou du Calédonien. Geneviève m’avait suivi avec bonheur sur la péniche, car elle détestait tout ce qui est en fer et adorait tout ce qui est en bois. Jamais, lors de son flirt de Toulon, le neveu de l’amiral Germinet n’avait pu obtenir qu’elle vînt à bord du cuirassé, et il avait dû louer, pour lui offrir le thé, l’opium et la lecture de Tristan Corbière, un vieux brick abandonné nommé La Désolation. Aussi était-elle étonnée de voir sur l’eau tant de monde. C’était un bateau qui sentait exclusivement ce que ne sent pas un bateau : la violette, la rose, les fraises et le feu de sarments ; c’était un bateau sans barre de gouvernail (on l’avait démontée depuis le jour où elle avait balayé sans raison les trois tables voisines) ; mais il y avait parmi les clients quelques vrais voyageurs, qu’on reconnaissait à ce qu’ils cherchaient instinctivement à descendre vers une cabine, et surtout on voyait deux mouettes, après avoir accompagné jusqu’à une bouche d’égout connue de toutes les mouettes de la Manche quelque saumon âgé qui remontait, attendre devant la Chambre des députés quelque saumon jeune qui descendît… Puis le soleil se coucha, et elles disparurent vers le lieu où couchent les mouettes à Paris… En face, au quai d’Orsay, s’allumèrent les deux fenêtres derrière lesquelles le chiffreur mettait sans repos en bouillie le télégramme pour Pékin qu’allait avaler dans une heure le gros câble de mer… Les cinq étoiles du Maréchal, peintes sur les assiettes et les menus, foisonnaient déjà au-dessus des têtes ; et du niveau de la Seine, on voyait les différentes montagnes de Paris reprendre leur vraie hauteur, le Mont-Rouge plus haut que le Mont-Parnasse, le Chaut-Mont moins haut que le Mont-Martre… Par le robinet de la cuisine, toujours grand ouvert, le lac du Mont-Souris se déversait avec murmures dans la Seine… Quand le Nord-Sud passait sous le fleuve, la péniche tremblait comme un immeuble et l’on entendait ce bruit du cristal qui, au centre de l’Océan Indien, annonce seul le typhon… Sous le souffle de la terre, la lune se couvrait de buée ; impossible de prétendre ce soir que la terre était morte… Rehaussés de rouge là d’où partent leurs paroles, de bleu là d’où partent leurs regards, les visages des femmes, selon l’angle qu’elles aiment avoir avec les rayons de la lune, s’inclinaient ou se relevaient… Pour en revenir à ces fameux bienfaits du soir, peut-être, en effet, n’était-ce pas à M. Forest de les dire, qui affirmait au steward suédois que les laitues à lui servies étaient arrosées au purin et non au porto ; ni à Curnonsky, qui se refusait à manger sa fraise de veau Stérilisée par l’appareil de Flonne ; ni à M. Rouff, aux prises à la fois avec un homard et un éternuement ; peut-être était-ce à moi ?…

La lettre de Zelten me permettait d’expliquer les plagiats S. V. K. par une hypothèse hier encore inconcevable, et déjà j’avais obtenu du steward toutes les heures des rapides de Munich. J’étais décidé à partir aussitôt pour la vérifier, pour ne perdre aucune chance de retrouver mon ami Forestier sans mémoire, mais vivant. Jamais, sur un navire, être humain ne désira à ce point voir une gare !…

«… Cher Jean, disait la lettre, la formule qui me hantait l’autre jour a disparu ou a pris une autre forme. Elle est devenue maintenant : Je veux être roi de Bavière… Voilà sur moi des indications suffisantes…

« En ce qui concerne S. V. K., son histoire est singulière. Il a été trouvé sur le champ de bataille, au début de la guerre, nu et agonisant, et après deux mois d’inconscience, s’est réveillé sans mémoire. Il a fallu lui apprendre à nouveau à manger, à boire, à parler allemand. C’est un major Schiffl de Stralsund qui s’est chargé de tout cela, et il a mieux réussi que Schlegel avec l’Allemagne de 1800, car S. V. K., qui produit peu, passe pour un des premiers dialecticiens d’Europe. C’est lui qui contrôle en ce moment la Constitution de Weimar. Surveille bien s’il ne copie pas Forestier dans les annotations sur le régime du Danube et le statut des lacs… »

Geneviève était étonnée de mon silence, mais tous les convives, anglais et autres, émus après tout de sentir ce soir sous leurs pieds le centre du monde plus mouvant et sensible en ce lieu qu’au Palais-Royal ou à la Madeleine, étaient, eux aussi, plus silencieux que chez Larue ou chez Stefen. On devait avoir, dans quelques heures, un nouveau président du Conseil ; les Français, amis de la liberté, souhaitaient, en buvant leur fine, un tyran qui leur obéît, à part deux ou trois qui souhaitaient un doux roi qui leur commandât. J’avais conduit Geneviève dans le cabinet particulier orné de gravures de Dalila, de Judith, et de Ninon de Lenclos… Je ne savais pas que Ninon eût fait, elle aussi, tant de mal aux hommes… La présence de Geneviève suffisait d’ailleurs à rassurer… Elle était là, menue et faible, devant son apéritif quotidien, qui lui donnait chaque soir le courage de résister à la vie, et admirant le premier maître d’hôtel comme elle eût fait Jurin de la Gravière. Je ne l’avais pas vue depuis dix ans, époque où sa sculpture ne l’avait pas rendue célèbre et où tous les trois mois elle se fiançait. Le fiancé, selon qu’il était professeur ou ingénieur, se mettait aussitôt à déplacer dans l’appartement de la fiancée les livres ou les ampoules, apportant une pile de nouveaux poètes ou illuminant à la lumière bleue le poisson rouge, — selon qu’il disposait d’un tramway, d’un taxi ou d’une auto, lui révélant Bois-Colombes, Marly ou Chartres, — et il disparaissait un beau jour, sans que Geneviève ait jamais su pourquoi, comme si son rôle dans l’existence avait été uniquement de lui révéler les dadas ou le plomb vierge que respectent les courts-circuits. Les écrivains amis de Geneviève ne se croyaient même plus tenus de dédicacer leurs œuvres au fiancé en cours. Elle, dont le visage se modelait de façon inlassable, ne répandait aucune plainte et se contentait de ressembler quinze jours au disparu… Nous l’adorions, car elle était une de ces forces ou de ces faiblesses naturelles que le monde ne produit qu’à contrecœur et dont la civilisation se venge en les accablant de toutes les médiocres disgrâces qu’elle garde en sa panoplie, car Geneviève était fille et mère adultérine, divorcée, défroquée, et pas mal d’autres choses encore. Elle se défendait contre la société par des phrases d’enfant qui causaient de la honte à tous ceux qui se croyaient en règle avec leur petite conscience : Je suis enfant adultérine, mais mon père était sénateur. J’ai quitté le couvent directement pour l’atelier Quentin, mais je ne crois en Dieu que l’été. Je suis divorcée, mais je continue à vivre avec mon mari. J’ai été Allemande pendant la guerre, mais je suis revenue deux fois en France par l’aéroplane pour accoucher de petits enfants morts…

À ses jours de fierté, seuls jours qu’elle eût, elle nous parlait à toute occasion d’une cousine de Montbéliard qui, elle, était en règle avec tous les prêtres et hôtels de ville, qui était légitime, baptisée, mariée à l’église, et qui enfantait de petits enfants vivants. Mais d’une beauté extrême, surtout les jours où elle ressemblait à un fiancé non humain, à l’esclave de Vinci, à l’ange de Modigliani, ayant non seulement les trois sillons du ventre, les traits et le buste parfait d’après le compas des Beaux-Arts (que de fois nous l’avions mesurée !) mais pesant, quoique toujours mourante, le poids de la santé absolue sur les bascules du métro. Traversée, sans qu’elle leur offrît la moindre résistance, par les gros atomes qui déterminent les actes de ses contemporains, nationalité, coutumes, snobismes, mais barrage absolu pour les impondérables. Incapable de pressentir aucun événement, et épousant un Bavarois le 29 juillet 1914, comme elle n’aurait pas manqué d’épouser un Anglais la veille du supplice de Jeanne d’Arc, mais prévoyant tout ce qui ne dépend que des éléments et de l’âme, annonçant les sécheresses, les inondations (le contraire, en somme, de Venizelos, qui donnait en août 1914 la date où le Guatemala entrerait dans la guerre) ; mais, à la vue d’une marchande des quatre-saisons, d’une concierge, devinant avec ses regards X ce que cette forme vulgaire avait accompli dans la vie en générosités, en sauvetages ou en suicides, et le lui faisant avouer par des brusqueries et des menaces, comme à celui qui vous a avalé un louis. N’ayant au monde qu’un désir : ne pas habiter seule ; et, puisque les gens avec qui l’on habite de naissance manquaient autour d’elle, puisqu’elle n’avait père, mère, frère ni sœur, elle avait donc dû se contenter des logis de fait ou de hasard, ceux des peintres russes, des banquiers, ou des actrices du Français. S’en libérant d’ailleurs aussitôt, dès qu’on lui avait signalé l’existence de quelque cousine en province…

— Adieu, Emilio ! Adieu, Somov ! je vais habiter onze jours avec une parente à Montereau…

À cause de sa fragilité, on la disait frivole ; on disait qu’elle aimait les tigres, qu’elle aimait les bruns. Calomnie ! Moi-même, j’avais habité avec elle près de Rouen-Saint-Morin, chez Renaud, à l’enseigne : Au bon vin pas d’enseigne, où elle travaillait seule à sa sculpture ; car elle différait en cela des autres sculpteurs, qui ne se précipitent que là où ils sont sûrs de trouver un contingent de leurs collègues, les sculpteurs s’attirant à la campagne comme les statues à la ville, et comme si le but suprême de la sculpture était de donner au monde les bustes des sculpteurs. Elle préférait simplement les villégiatures humides, à cause de sa glaise, et rentrait de vacances gavée d’écrevisses ou percluse de douleurs. Elle parlait sans liaison, sans adjectif, attribuant toujours l’affirmation qu’elle croyait importante (sur le beau temps par exemple, ou la nécessité des armées permanentes), par modestie, à un corps de métier voisin du sien, médaillers ou graveurs sur bois… Le Figaro lui accordait le plus grand talent après Rodin, mais elle, ce qui l’amusait le plus dans les bustes, c’était de percer les yeux à l’épingle à tricoter… Les Feuillets lui accordaient le plus grand génie après Barka, mais ce qu’elle préférait, dans les statues en pied, c’était de faire les boutons des vêtements. Redon, Monet, Renoir, Debussy avaient posé pour elle, elle était la seule à imaginer l’impression des dix doigts du demiurge, si le premier jour du monde, il avait pétri, au lieu d’Adam, tous les peintres et musiciens de 1912 à 1919 ; mais ce qu’elle préférait, c’était modeler de grands nez au coupe-papier, et comme elle ne savait, semblable à la plupart des Français, reconnaître les Israélites, elle était stupéfaite, le jour de ses expositions, de ne voir sur son catalogue que les Bernheim, les Bloch Levallois, et tous les Valdos Heymann. Parfois, des gens qui venaient la réveiller la nuit, comme on réveille un médecin en province, des gens qui allaient le lendemain prendre des vêtements de deuil, et n’avaient déjà plus de gants ni de chapeaux ; c’était pour l’emmener mouler la tête d’un mort célèbre. Elle se levait sans mot dire, prenait son baquet, son rouleau à plâtre, et suivait, en cuisinière de Pluton… Elle détestait, d’ailleurs, perdre ses compagnons, même animaux, et quand elle avait à choisir entre un chien, un chat, ou des oiseaux, elle allait voir le directeur du Muséum (car elle adorait voir le directeur de chaque administration, de chaque monument, parler au contrôleur, directeur du tramway !) et adoptait celui dont la race vit le plus vieux. Elle se proposait aujourd’hui d’acheter un jeune cheval, car elle était à l’âge (les poneys de Zetland vivent trente et un ans) où le cheval risquait de lui survivre… Dans cette atmosphère d’eau de Seine où elle se sentait par habitude inspirée, elle me racontait pourquoi elle avait épousé Zelten.

— Avant Zelten, j’avais eu des amis, mais qui alternaient tous dans cet ordre : un homme mûr, un tout jeune homme, un homme mûr, un tout jeune homme. Jamais un homme de mon âge. Tous les dix-huit mois, j’étais assurée de regagner la barbe blanche des collectionneurs d’Outamaro et de Van Goyen, pour retomber, au bout de dix-huit mois, à l’extrême jeunesse et aider mon ami à préparer son bachot. J’avais à changer de mode de locomotion et de démarche, de jeux d’argent, de bibelots, de bien d’autres choses aussi, et de langage. À la rigueur, j’acceptais d’abandonner le poker et de jouer la bourre, les pyjamas pour les chlamydes, de compter par mille francs au lieu de compter par écus, mais c’était justement ce qui semble appartenir à tous les âges et leur être commun, qui me donnait à moi l’impression d’être collée à mes années et à ma génération : la mer, la montagne, les buissons en allant à Deauville, bref, comme disent les potiers d’art, la nature. C’étaient les ruisseaux, les forêts, c’étaient, comme disent les graveurs sur bois, les Cévennes. Quand les hommes mûrs me parlaient de la pluie ou du beau temps, cela agissait sur moi comme s’ils me parlaient d’une vieille pluie, d’un vieux beau temps. Quand les jeunes me parlaient de la tempête, j’avais l’impression de bébés typhons, d’enfants cyclones. Quelquefois, nous nous baignions ; bien que tout nus, comme disent les ferronniers, dans mon beau paysage à moi, les vieux m’apparaissaient comme des nus de Rochegrosse, et les tout jeunes de Matisse. Aucun de mes amants n’avait le nu de mes peintres. Vous pensez de quel cœur j’ai décidé d’habiter avec Zelten : il était né le même jour que moi, nous n’avions qu’un anniversaire à nous deux, il m’a suffi de le voir sans vêtements pour deviner que tous les grands événements qui éprouvent l’enfance, la mort de Bismarck, la mort de Jules Ferry, la visite à Tanger, Dreyfus et l’exposition des Munichois, nous les avions ressentis au même jour de notre vie. Je crois seulement qu’il était du matin, moi du soir, mais tous ces mots : hêtres, soleil, topinambours, trèfle incarnat, qui me causaient avec les autres un malaise terrible, je les sentais calmés en moi auprès de lui. Il ne s’est jamais douté de tout cela, ni pourquoi, à la campagne, je m’amusais à fermer les yeux et à lui faire décrire champ par champ le paysage… Vous aussi, d’ailleurs, ne devez pas être si loin de mon année ; j’ai reconnu cela tout à l’heure, quand vous avez parlé de la nuit, comme disent les graveurs en couleurs…

C’est ainsi que tout s’ingéniait, même Geneviève, à me désigner pour dire ce soir les bienfaits de la nuit. L’espoir incroyable que m’avait apporté la lettre de Zelten m’y poussait aussi. Sur l’autre quai, le tramway no 14 faisait la chasse éternelle au tramway no 20. La Tour Eiffel, juste de notre âge aussi (et il y avait eu une semaine où nous avions eu la même taille qu’elle), toute sa masse mobilisée par la pointe en platine du paratonnerre, hissait par l’ascenseur sa lumière, en berne pour la nuit. Ces deux vies que nous avions eues, ces centaines d’amis tués ou morts, ces maladies, cette otite, cette névrite, et cette sinusite, ces souffrances pour mettre au jour de petits yeux éteints, ces brouilles avec notre concierge, par la vertu de nos deux verres de marc, nous étions tout prêts à les reprendre. La lune avait tourné et nous montrait toutes ses montagnes en ordre, elles aussi, et sans palpitation, le Mont-Argent moins haut que le Mont-Radium, le Mont-Platine égal au Mont-Wilson, la petite étoile qui se nourrit de ses vermines voletant sur son côté droit… Nous la contemplions, c’était bien celle dont notre livre d’enfant, le même aussi pour Geneviève et pour moi, tout en avouant qu’elle faisait figure dans le ciel, révélait dédaigneusement qu’elle n’était pas grand-chose auprès des autres astres et qu’une simple diligence pourrait y parvenir en trois ans quinze jours… Oui, Forestier, c’est à moi de décrire les derniers onze jours, alors qu’on approche d’elle en mettant ses gants pour enfin la toucher, ses lunettes noires pour n’en être pas ébloui, et l’amour de celle qui abandonna la terre pour vous accompagner dans la diligence déjà changé en amitié.

Mais voici que le tramway no 20 continue sa route, hélas ! horizontale, sans se douter que le 14 le poursuit en brûlant l’arrêt facultatif… À chacun son métier. Moi, qui suis écrivain, quand je pense à un ami, j’écris sans le vouloir avec son écriture. Pour Geneviève, le sculpteur, qui me perce de ses regards, qui a déjà deviné qu’un jour j’ai sauvé trois chats, qui va deviner dans une minute qu’un jour j’ai sauvé un enfant, voilà que son visage commence à me ressembler… Le steward suédois nous a mis à la porte et lâchés vers l’Obélisque… Dire les bienfaits de la nuit ? C’est au premier qui dira au premier sergent de ville : La lune est levée, sergent de ville, on voit mille étoiles !

C’est à moi.

*


Le 21 mars 1922, à minuit, exact comme le printemps, mais de meilleure humeur, je débarquai à Landshut. Zelten avait dépêché à la gare un docteur Mueller, professeur dans cette ville de diction française, et au métier duquel la guerre avait porté un coup, car s’il avait toujours quelques élèves, à mesure que les parents voyaient s’éloigner la réconciliation franco-allemande et le jour ou l’on redonnerait à la distribution des prix de l’Altstadt le Solo de Flûte ou Horace immolant Camille, on lui amenait les futurs protagonistes de plus en plus jeunes, et aucun ce mois-ci n’avait plus de six ans.

Il avait gelé. Le sol de la Bavière sonnait demi-creux. C’était la première fois depuis la guerre que je revenais en Allemagne, elle était reconnaissable, mais il avait dû s’y produire un changement que tout mon être subissait, sans que je pusse remarquer cependant autre chose que le ciel plus noir à minuit, les étoiles plus fixes, et le point du gel un degré plus élevé. Mueller m’entraînait dans un restaurant pour m’y passer les consignes de Zelten. Les maisons centenaires des Corporations, repeintes de la veille, séchaient et dormaient sans une lumière, comme les maisons et les villes ne savent dormir que si elles ont été sous la menace des avions. Mueller, qui professait aussi l’histoire de l’art, essayait de m’indiquer, ou de me faire toucher, quand la hauteur le permettait, enflambant des allumettes, la part respective des artistes bavarois et italiens dans les façades de la Résidence et dans le clocher Saint-Martin, haut de cent trente-trois mètres, et dont il déplorait que l’allumette ne permît pas de voir, juste sous la croix du paratonnerre, un motif sicilien pur. L’Isar gémissait bordé de deux Isar de glace. L’odeur des hôtelleries aussi avait changé, la bière y était d’un degré plus faible ou plus forte, les quenelles et le civet d’un jour plus macérés. Mueller me garda au chaud plusieurs heures ; on craignait, à Munich, un mouvement anarchiste, les automitrailleuses patrouillaient sur les grand-routes, et je reçus de la part de Zelten, un faux passeport qui me donnait le nom de Chapdelaine et me baptisait Canadien. L’hôtelier méfiant ne quittait pas la salle, pour le désespoir de mon hôte, qui avait projeté de me réciter les principales tirades du répertoire français, car il craignait que son accent ne se fût corrompu. À peine s’il eut le temps, pendant que l’autre ouvrait sa devanture, de me murmurer, touchant aveu à la France, les stances de jules Truffier sur les mitaines. Mais soudain, du haut des cent trente-trois mètres, entre ses anges berlinois, de son marteau nurembergeois, la demie convenue sonnait.

Il fallut sortir avec précaution de la ville, en évitant de se frotter aux monuments non secs, par un chemin de jardins palissadés où foisonnait sous la neige le radis noir, et qui contournait des pigeonniers-tourelles d’où s’échappait justement le premier pigeon, car le soleil allait paraître. Bientôt, tout le ciel fut doré, y compris la dernière étoile. Sept heures sonnaient à l’horloge de Trautsnitz, purement allemande celle-là, à part la petite aiguille suédoise, et d’où les poupées par cette aube devaient sortir piteusement, Salomon, du givre à sa main levée, et Goliath, le verglas au nez, quand nous arrivâmes à un tertre planté de quatre chênes, au carrefour de la chaussée de Freysing. Deux percherons de ferme gris pommelé, de ceux que chevauchent les timbaliers de Charles Quint, nous attendaient retenus aux arbres par un nœud marin. C’était une imprudence, comme le remarqua Mueller, car c’est grâce à des nœuds semblables que l’on reconnaissait et arrêtait durant la révolution les matelots, alors tous communistes. À cette place où il avait été tant pendu durant la guerre de Trente Ans, quelques milans et des corbeaux voletaient ou tournoyaient, confondant sur nous l’odeur du sommeil avec l’odeur de la mort. Un jeune homme en manteau de peau de chien que masquait un des chevaux nous salua du gant, m’indiqua ma monture, enfourcha la sienne, et Mueller me dit adieu, d’une phrase larmoyante qu’on sentait poussée en lui par deux ou trois mille vers de Corneille et de Botrel.

Rien de trop morne ni de trop désespéré dans l’aube. Elle était luisante et correcte comme une aube d’Albert Durer. Elle nous était bienvenue comme à ceux qui n’ont pas dormi, comme aux pirates et aux mercenaires, comme aux honnêtes gens la nuit. Sur ces plateaux et ces pentes verglacées, le vent, le soleil nouveau, l’étoile du matin, — tout ce qui semble pourtant un bien commun au monde entier, — sentaient la Souabe et la Franconie à plein nez. Pas un lapin, pas un lièvre, par un genièvre et un noyer avec une grive dans l’angle comme une signature, pas un ruisseau gelé et sillonné d’une rigole à son thalweg, pas une croix, que je ne connusse déjà par le Petit ou le Grand Testament. J’étais dans ce temps épique du Saint-Empire qui continue à vivre en Allemagne le matin, alors que l’époque romantique n’y reparaît que vers midi, et, au crépuscule et dans les environs des villes, celle du Sturm und Drang. Je prenais dans l’air le plus frais ce bain de Moyen Âge que donne la Bavière à son réveil, quand ne sortent encore que les êtres et les animaux qui n’ont pas changé depuis Wallenstein, les belettes, les vairs, les courriers à cheval dont les cors éveillent trop subitement les gardiens de beffroi, étendus par bonheur au pied et non au faîte, et les chambrières qui entr-ouvrent un volet doucement, et de l’épaule, car il faut empêcher l’autre sein de paraître et le pot de verveine de tomber ; une alouette, un coq, mais la seule alouette et le seul coq dont on pût affirmer, à je ne sais quoi dans leur cri et leur plumage, qu’ils ne personnifiaient en rien la Gaule ni la France. Un paysage vu tant de centaines de fois, monticule par monticule, dans Altdorfer ou Wohlgemüth qu’on s’attend à percevoir soudain dans l’air, comme dans leurs dessins et leurs gravures, un gros petit enfant tout nu, ou des mains seules priant, ou des gibets célestes. J’étais, non dans un pays, mais dans une aube de conjuration, de pillage, et qui s’obstinait à ne rien révéler de l’Allemagne moderne. Parfois apparaissait, loin sur la droite ou loin sur la gauche, le clocher d’un bourg où la route finissait toujours par nous mener. Le plus matinal des enfants patinait sur la plus petite des mares. La buse, un trou dans l’air glacé, chavirait soudain de dix mètres. Des bandes de corbeaux, séparés par la chaussée, déléguaient en son milieu les corbeaux héroïques qui se battaient jusqu’au sang et ne s’envolaient pas sous notre cavalcade. Nos chevaux avaient des gerbes droites de fumées aux naseaux, des étincelles à chaque sabot, des éclats d’or au poitrail. C’était juste le paysage où ont eu lieu, grâce aux peintres, le plus de naissances de l’enfant jésus et le moins de repentirs de Madeleine ; le plus de massacres des Innocents et le moins de noces de Cana, le plus de danses macabres et le moins d’Adonis mourants, où aussitôt, dans les tableaux, les sourcils poussent aux apôtres, les mains des vierges se font noueuses et leur gorge remonte, les chairs pendent aux mégères… c’était l’Allemagne.

Le miracle, par contre, se produisit inverse en ce qui concernait mon jeune compagnon. Il avait des gants à rabat, mais dans lesquels je reconnus peu à peu une main fine, de grosses prunelles, mais dont le regard s’amenuisa ; des bottes où son pied soudain parut minuscule. Je me rappelai que depuis le départ, j’avais eu pour lui des attentions (j’avais ramassé sa cravache et agrafé son manteau ; près du château Cornar, j’évitai de plaisanter), qui me prouvaient que mon corps, plus rusé que son maître, avait soupçonné près de lui un corps féminin. Dès la seconde où je l’eus appelé Fraülein, il tourna vers moi la tête, étirant des deux mains pour se mieux démasquer, comme les enfants dans leurs grimaces font de leurs lèvres, son passe-montagne, et au fond d’une gueule de monstre azur, je vis le visage nu et rosissant d’une jeune fille.

— Si vous saviez mon nom, dit-elle en riant, vous seriez plus étonné encore. Ne cherchez pas. Je n’avais que sept ans quand, pour la dernière fois, vous m’avez vue. Je suis Ida Eilert.

Au seul nom d’Eilert, et peut-être aussi parce que dix heures sonnaient, comme un décor instantané, une autre Allemagne apparut. Nous étions près de Moosburg, et les diligences jaunes, rayonnant de la poste, arrivaient au son de la trompe sur les premiers hameaux. Les restaurations sortaient leurs ifs taillés ; les servantes tyroliennes astiquaient les bougeoirs et les lampes au soleil ; des percherons tachetés chair, attelés à des chèvres, déposaient devant chaque maison à enseigne fleurie un tonneau comme un œuf. Par le sentier en lacet qui mène à la chapelle ogivale, des hommes à pantalon havane et à chapeau hérissé tenaient à chaque main un backfisch à jupe rouge, à chevelure noire en coquille, et à chaînette d’or. Au-dessus d’un horizon plat où se coupaient et recoupaient d’innombrables chaussées bordées de tilleuls en boule, on voyait les Alpes. Des bassets, se ruant hors de niches en forme de cathédrales, aboyaient aux cages en forme d’abbayes, où chantaient de vieux serins d’avant la guerre et leurs métis. Sur le bassin d’un parc était apprêté pour la promenade du matin un traîneau à sonnettes en vernis Martin orange ; et, personnifiant tout cela, la grande Ida en travesti, dont j’avais, voilà quinze ans, aimé successivement et par rang d’âge les trois aînées, Trude au tennis, Elsa au bain Ungerer, et Fredy aux feux de Saint-Jean, une par élément, aurait dit Zelten. Elsa était ma préférée. Tous les mercredis et vendredis, jours mixtes, nous accomplissions à la nage le périple des paysages et des températures qui est l’attrait du bain Ungerer, des 30° du fleuve indien, par les 25 du kiosque chinois, et les 19 du canal français aboutissant au 8 de la caverne de Tannhaüser, éclairée de culs-de-bouteilles alternés d’Apollinaris et de Bordeaux ; nous en sortions juste avec la même température et la même humeur, comme après une lecture à haute voix en famille et allions nous sécher au soleil, le visage protégé et caché par un journal munichois, et le vendredi, jour chic, par Le Figaro. C’est à ce journal distingué que nous reconnaissait le père Eilert, peintre de décors pour pièces tyroliennes, qui venait parfois dessiner le cygne dont nous étions escortés dans notre cycle. Sa fille, nue, détournait à sa vue la tête, surprise sous le journal, non par pudeur, mais parce qu’il avait la manie, chaque fois qu’il pouvait la saisir ou saisir celle de ses sœurs, d’appuyer à la fois sur leur menton et leur nez, comme on le fait au bec des pigeons pour voir s’ils ont volé. Les trois sœurs avaient volé depuis, chacune happée par chaque colonie allemande de l’étranger, l’aînée mariée à Rio, Elsa à Milvaukee, Fredy à Trieste, le père n’avait plus à presser l’un contre l’autre que le menton et le nez de la mère, et chaque lettre de chacune de ces filles inséparables arrivait avec un timbre de continent différent. Ida me racontait tous ces départs, et parfois un de ses mots ébranlait en moi tout un ordre de souvenirs qui jamais n’aurait eu la moindre chance, de l’abîme où il était tombé, de remonter à la surface, tel que les histoires des casseroles à bombes de la mère et de la vis à trou que le père imposait aux machinistes.

— Vous rappelez-vous, me disait Ida, le jour où vous étiez souffleur à la vente de charité de la baronne de Buchen-Stettenbach ?

Pourquoi, en effet, avais-je oublié aussi la baronne, fille de Baedeker et célèbre pour sa taille de sept pieds ? Comment avais-je pu oublier celle dont la grande idée était le Baedeker sentimental, destiné aux jeunes mariés et aux poètes. Gares, musées, hôtels, tout y était décrit en fonction des gens qui vont avoir leur nuit de noces ou en sortent exactement. Les plans et cartes en étaient semés de croix qui marquaient la ville fatale des héros suicidés, ou meurtris ou meurtriers, ou éternellement malades. Werther, Adolphe, et dans la nouvelle édition, d’Anna Karénine et de Paphnuce. Il se trouvait, à l’étonnement de tous, malgré le peu de romantisme de ma race, que la majorité de ces croix était française. Nous savions par cœur les plus belles phrases du guide : « Quelle que soit la distraction qu’engendre l’amour, il convient de lever les yeux en entrant dans le Colisée. » Ou, au chapitre Paris : « Mon mari m’a toujours répété qu’il a eu dans sa vie deux souvenirs impérissables, son mariage et sa campagne de 1870. » Aussi la baronne était-elle dévouée à tout ce qu’elle sentait français, comme si c’était le fruit ou la cause de son mariage même, m’appelant Söhnchen ou Vaterchen, selon son humeur, et m’encourageant à trouver désirable la princesse Ottilie, dans l’espoir que, par l’effet d’un amour aussi illustre, après avoir planté un jour sur ma tombe une croix, l’éditeur du Baedeker sentimental se sentirait autorisé à en dessiner sur sa carte la flatteuse projection.

— Tirer les pieds d’un souffleur, disait Ida, c’est chose plutôt rare ! Le jour, pourtant, où vous souffliez Angèle, au moment où la femme du fils prend le père, on entendit un grand cri sous la scène, qui sembla saisir pour la première fois l’indécence des pièces de Hartleben et qui poussa son appel. C’était que je vous avais tiré par les pieds… je l’avoue aujourd’hui…

Ainsi se révèle dans votre vie, après trente ans, et dans le fond d’une province étrangère, ce pourquoi la vitre du coin à la fenêtre de votre grand-mère se brisait les jours de foire, ou pourquoi, pendant trois mois et tous les dimanches, votre voisine de palier frappait une boîte à cigares avec un marteau. Je ne désespère pas de voir se résoudre un jour, en Océanie, ou à Mexico, quelques autres énigmes de mon passé ; un nœud finit toujours par se défaire du simple dégoût d’être un nœud. La seule d’ailleurs qui me préoccupe vraiment est l’énigme Tornielli : cet ambassadeur en exercice, que je voyais pour la première fois à la distribution des prix du concours général, me fit signe d’aller à lui et me glissa dans la main un œuf dur.

Ida, qui avait mis pied à terre pour se réchauffer et courir, au lieu de remonter sur son cheval, avait sauté derrière moi à califourchon, et m’expliquait bourgs, châteaux et colonies d’artistes avec des bras qui semblaient être les miens. Elle avait seulement le tort de revenir de Mecklembourg, et de comparer à son correspondant mecklembourgeois chaque paysage et chaque objet de la Bavière. Au Mecklembourg, les châteaux sont imités non de Versailles, mais de Chambord. Au Mecklembourg, au lieu de peindre comme ici les façades des maisons, ils peignent de blanc les rochers, les bornes et jusqu’aux grosses pierres. Quand vous rencontrez une pierre grise, c’est qu’elle n’est sortie du sol mecklembourgeois que de la veille.

Il était midi à l’horloge de Freysing, onze heures cinquante à la chapelle du Saint-Sang de Schwerin, et, de même que jadis avec sa sœur Elsa, j’achevais dans le bain allemand moderne, parmi les marbres et le nickel, le périple aquatique, à cette nouvelle température nous arrivions, n’ayant à peu près enjambé que l’époque gœthéenne, à l’Allemagne de 1914. Chassée par les Comités de protection des sites n° 1 à n° 15, elle s’entassait dans les sites 14 à 20, ceux qui sont à l’écart des rivières et des forêts. Puisque l’eau, le chauffage et la lumière se trouvent maintenant à tous endroits, sur chaque surface stérile, entre pinèdes et bruyères, s’amassaient des faubourgs sans ville, des cheminées éloignées d’après le nouveau système de leur usine et réunies à vingt en palmeraie ; auprès de chaque étang, un établissement avec flux et reflux artificiel ; parallèles à la route et fonctionnant à l’air, des courroies de transmission qui reliaient deux pignons dans deux bâtiments séparés de vingt décamètres. Sur les vêtements de tout ce nouveau peuple, quelle qu’en fût la couleur, cette bourre qu’on trouve sur la robe des jeunes louveteaux et des oursons. Mais surtout, à chaque interstice libre entre deux rues, sur chaque façade, sur les tréteaux autour des marchés de poissons combles des bêtes que les autres pays dissimulent dans les conserves, crabes, pieuvres, calmars et poissons tigres, l’alphabet de la nouvelle race, les affiches. Affiches pour les aliments, tous pourvus de noms chimiques, comme si l’Allemand ne connaissait plus la nourriture animale et végétale, l’Egoton, qu’il faut faire bouillir deux heures, l’Hygiopon, préférable rôti, le Rad Io, pour les salades, et les cakes eux-mêmes s’écrivaient Keks. Affiches pour la beauté, aussi fréquentes et plus larges que la publicité chez nous des sardines Amieux, et presque toutes consacrées entre Freysing et Munich à l’embellissement du nez : Ennoblis ta forme de nez, disait l’écriteau qui, en France, au nom de Michelin, vous prie d’épargner les enfants. Les nez rouges sont guéris par l’Ekia, les nez ronfleurs ou à soufflets par l’Ekiol ; les membranes du nez sont raffermies par l’Hygiéna. On eût dit le catéchisme d’une nation vouée à la cocaïne… Les mots empruntés à l’étranger devenaient subitement exsangues. Bureau devenait Burö ; les chères minuscules étaient congelées en une seule majuscule, le thé devenait T, le café K. F. Tous les dieux et les déesses qui président au panmorphisme, grandeur nature, Cybèle, Pan et Orphée, étaient les seuls garants autorisés pour les blanchisseurs et les recettes à l’impuissance… Notre chasseur de chez Maxim’s, notre vagabond à talons de caoutchouc étaient remplacés par Thésée nu, par Apollonios de Thyane… De sorte que, bien avant d’avoir rejoint l’auto qui nous attendait à Schleissheim et nous débarqua à Nymphenburg, dans la rue de Siegfried Kleist, j’avais déjà l’impression d’une race qui surpassait de loin toutes les autres dans l’art de digérer les métaux, d’avoir le sang en alcool, de se nourrir d’équivalents solides de l’oxygène, et occupée, par le mélange d’agents chimiques, à créer (c’était toujours un moyen d’imiter Goethe) des homuncules vivants.

*


— Nous y sommes, dit Ida. Voici sa villa. Dans dix minutes, il va sortir pour fermer les volets… son bureau d’ailleurs donne sur la rue… Tenez, voyez cette ombre !

Il appartenait bien à l’Allemagne, au lieu de me le faire voir lui-même, de me montrer d’abord le spectre de S. V. K. Derrière le store baissé en drap de cinéma, je voyais seulement une ombre se rapetisser à la taille d’un nain, s’agrandir à celle d’un géant, s’orner de nombreux bras, ou ne plus laisser sur la table qu’un cercle gris et mouvant comme en donne le microscope. On eût dit la projection d’une de ces batailles acharnées entre globule vivifiant et globule de mort ; on eût dit la fusion d’un métal, la destruction d’un tissu… Du moindre mouvement de S. V. K., le spectre allemand prenait prétexte pour me dérouter et tripler sa tête, limer son nez, ou ne plus faire de lui qu’une main immense… Triste opération d’avoir à reconnaître ses amis au rayon X !…

Ma peine se doublait de surprendre, à chaque minute, liée à S. V. K. par des fils médiocres mais incassables, l’Allemagne complète. Le facteur passa et jeta des journaux à bande dans une boîte sur laquelle était gravé le nom. On entendit son téléphone sonner. Il avait planté de jeunes tilleuls, il avait préparé un mur pour les tomates ou la clématite. Savoir S. V. K. noué à l’Allemagne par des abonnements de six mois, des contrats de six ans, des tilleuls qui demandaient encore dix années, des tomates qui réclamaient le retour de l’été, du jasmin, plante qui enlace, m’attristait autant que de le savoir dans une vraie prison. Des pigeons bavarois revenaient, à travers les flocons, se coller à sa cheminée, presque à sa chaleur ; des moineaux criaient derrière les volets : S. V. K. était lié à l’Allemagne par ses animaux. Une servante rentra avec une cruche de bière et des bretzels : S. V. K. était lié à l’Allemagne par le sens du goût… Soudain, l’écran devint blanc de neige. S. V. K. allait sortir…

— Le voilà, dit Ida. Approchons de la porte…

Elle me poussa, car je manquais de courage. J’aurais presque souhaité voir sortir le géant lui-même, le nain, l’homme à dix bras, la main unique. La porte s’était ouverte par une double glissière (S. V. K. était lié à l’Allemagne par le système des portes et des fenêtres) et, précédé de la fameuse ombre, je vis un homme regarder le couple inconnu qu’Ida et moi nous formions, je vis un être orné de tous les appendices que confère l’Allemagne quand on y plonge, un visage embelli de deux lunettes de fausse écaille, d’une dent en or, d’une barbe allemande coupée en pointe…

Je vis Forestier…