Si le grain ne meurt/Partie I/I

Si le grain ne meurt
Éditions de la N.R.F. (p. 7-50).


I


Je naquis le 22 Novembre 1869. Mes parents occupaient alors, rue de Médicis, un appartement au quatrième ou cinquième étage, qu’ils quittèrent quelques années plus tard, et dont je n’ai pas gardé souvenir. Je revois pourtant le balcon ; ou plutôt ce qu’on voyait du balcon : la place à vol d’oiseau et le jet d’eau de son bassin — ou, plus précisément encore, je revois les dragons de papier, découpés par mon père, que nous lancions du haut de ce balcon, et qu’emportait le vent, par dessus le bassin de la place, jusqu’au jardin du Luxembourg où les hautes branches des marronniers les accrochaient.

Je revois aussi une assez grande table, celle de la salle à manger sans doute, recouverte d’un tapis bas-tombant ; au-dessous de quoi je me glissais avec le fils de la concierge, un bambin de mon âge qui venait parfois me retrouver.

— Qu’est-ce que vous fabriquez là-dessous ? criait ma bonne.

— Rien. Nous jouons. — Et l’on agitait bruyamment quelques jouets qu’on avait emportés pour la frime. En vérité nous nous amusions autrement : l’un près de l’autre, mais non l’un avec l’autre pourtant, nous avions ce que j’ai su plus tard qu’on appelait « de mauvaises habitudes ».

Qui de nous deux en avait instruit l’autre ? et de qui le premier les tenait-il ? Je ne sais. Il faut bien admettre qu’un enfant parfois à nouveau les invente. Pour moi je ne puis dire si quelqu’un m’enseigna ou comment je découvris le plaisir ; mais, aussi loin que ma mémoire remonte en arrière, il est là.

Je sais de reste le tort que je me fais en racontant ceci et ce qui va suivre ; je pressens le parti qu’on en peut tirer contre moi. Mais mon récit n’a raison d’être, que véridique. Mettons que c’est par pénitence que je l’écris.

À cet âge innocent où l’on voudrait que toute l’âme ne soit que transparence, tendresse et pureté, je ne revois en moi qu’ombre, laideur, sournoiserie.

On m’emmenait au Luxembourg ; mais je me refusais à jouer avec les autres enfants ; je restais à l’écart, maussadement, près de ma bonne ; je considérais les jeux des autres enfants. Ils faisaient, à l’aide de seaux, des rangées de jolis pâtés de sable… Soudain, à un moment que ma bonne tournait la tête, je m’élançais et piétinais tous les pâtés.

L’autre fait que je veux relater est plus bizarre, et c’est pourquoi sans doute j’en suis moins honteux. Ma mère me l’a souvent raconté dans la suite, et son récit aide mon souvenir.

Cela se passait à Uzès où nous allions une fois par an revoir la mère de mon père et quelques autres parents : les cousins de Flaux entre autres, qui possédaient, au cœur de la ville, une vieille maison avec un jardin. Cela se passait dans cette maison des de Flaux. Ma cousine était très belle et le savait. Ses cheveux très noirs, qu’elle portait en bandeaux, faisaient valoir un profil de camée (j’ai revu sa photographie) et une peau éblouissante. De l’éclat de cette peau, je me souviens très bien ; je m’en souviens d’autant mieux que, ce jour où je lui fus présenté, elle portait une robe ouverte.

— Va vite embrasser ta cousine, me dit ma mère lorsque j’entrai dans le salon. (Je ne devais avoir guère plus de quatre ans ; cinq peut-être.) Je m’avançai. La cousine de Flaux m’attira contre elle. Mais, devant l’éclat de son épaule nue, je ne sais quel vertige me prit : au lieu de poser mes lèvres sur la joue qu’elle me tendait, fasciné par l’épaule éblouissante j’y allai d’un grand coup de dents. La cousine fit un cri de douleur ; j’en fis un d’horreur. Elle saignait. Je crachai, plein de dégoût. On m’emmena bien vite, et je crois qu’on était si stupéfait qu’on oublia de me punir.

Une photographie de ce temps, que je retrouve, me représente, blotti dans les jupes de ma mère, affublé d’une ridicule petite robe à carreaux, l’air maladif et méchant, le regard biais.


J’avais six ans quand nous quittâmes la rue de Médicis. Notre nouvel appartement, 2 rue de Tournon, au second étage, formait angle avec la rue Saint-Sulpice, sur quoi donnaient les fenêtres de la bibliothèque de mon père ; celle de ma chambre ouvrait sur une grande cour. Je me souviens surtout du vestibule, parce que je m’y tenais le plus souvent, lorsque je n’étais pas à l’école ou dans ma chambre, et que maman, lasse de me voir tourner auprès d’elle, me conseillait d’aller jouer « avec mon ami Pierre », c’est-à-dire tout seul. Le tapis bariolé de ce vestibule présentait de grands dessins géométriques, parmi lesquels il était on ne peut plus amusant de jouer aux billes avec le fameux ami Pierre.

Un petit sac de filet contenait les plus belles billes, qu’une à une l’on m’avait données et que je ne mêlais pas aux vulgaires. Il en était que je ne pouvais manier sans être à neuf ravi par leur beauté : une petite, en particulier, d’agathe noire avec un équateur et des tropiques blancs ; une autre, translucide, en cornaline, couleur d’écaille claire, dont je me servais pour caler. Et puis, dans un gros sac de toile, tout un peuple de billes grises qu’on gagnait, qu’on perdait, et qui servaient d’enjeu lorsque, plus tard, je pus trouver de vrais camarades avec qui jouer.

Un autre jeu dont je raffolais, c’est cet instrument de merveilles qu’on appelle kaleïdoscope : une sorte de lorgnette qui, dans l’extrémité opposée à celle de l’œil, propose au regard une toujours changeante rosace, formée de mobiles verres de couleur emprisonnés entre deux feuilles translucides. L’intérieur de la lorgnette est tapissé de miroirs où se multiplie symétriquement la fantasmagorie des verres, que déplace entre les deux feuilles le moindre mouvement de l’appareil. Le changement d’aspect des rosaces me plongeait dans un ravissement indicible. Je revois encore avec précision la couleur, la forme des verroteries : le morceau le plus gros était un rubis clair ; il avait forme triangulaire ; son poids l’entraînait d’abord et par dessus l’ensemble qu’il bousculait. Il y avait un grenat très sombre à peu près rond ; une émeraude en lame de faux ; une topaze dont je ne revois plus que la couleur ; un saphir, et trois petits débris mordorés. Ils n’étaient jamais tous ensemble en scène ; certains restaient cachés complètement ; d’autres à demi, dans les coulisses, de l’autre côté des miroirs ; seul le rubis, trop important, ne disparaissait jamais tout entier.

Mes cousines qui partageaient mon goût pour ce jeu, mais s’y montraient moins patientes, secouaient à chaque fois l’appareil afin d’y contempler un changement total. Je ne procédais pas de même : sans quitter la scène des yeux, je tournais le kaleïdoscope doucement, doucement, admirant la lente modification de la rosace. Parfois l’insensible déplacement d’un des éléments entraînait des conséquences bouleversantes. J’étais autant intrigué qu’ébloui, et bientôt voulus forcer l’appareil à me livrer son secret. Je débouchai le fond, dénombrai les morceaux de verre, et sortis du fourreau de carton trois miroirs ; puis les remis ; mais, avec eux, plus que trois ou quatre verroteries. L’accord était pauvret ; les changements ne causaient plus de surprise ; mais comme on suivait bien les parties ! comme on comprenait bien le pourquoi du plaisir !

Puis le désir me vint de remplacer les petits morceaux de verre par les objets les plus bizarres : un bec de plume, une aile de mouche, un bout d’allumette, un brin d’herbe. C’était opaque, plus féerique du tout, mais, à cause des reflets dans les miroirs, d’un certain intérêt géométrique… Bref, je passais des heures et des jours à ce jeu. Je crois que les enfants d’aujourd’hui l’ignorent, et c’est pourquoi j’en ai si longuement parlé.

Les autres jeux de ma première enfance, patiences, décalcomanies, constructions, étaient tous des jeux solitaires. Je n’avais aucun camarade… Si pourtant ; j’en revois bien un ; mais hélas ! ce n’était pas un camarade de jeu. Lorsque Marie me menait au Luxembourg, j’y retrouvais un enfant de mon âge, délicat, doux, tranquille, et dont le blême visage était à demi caché par de grosses lunettes, aux verres si sombres que, derrière eux, l’on ne pouvait rien distinguer. Je ne me souviens plus de son nom, et peut-être que je ne l’ai jamais su. Nous l’appelions Mouton, à cause de sa petite pelisse en toison blanche.

— Mouton, pourquoi portez-vous des lunettes ? (Je crois me souvenir que je ne le tutoyais pas).

— J’ai mal aux yeux.

— Montrez-les moi.

Alors il avait soulevé les affreux verres, et son pauvre regard clignotant, incertain, m’était entré douloureusement dans le cœur.

Ensemble nous ne jouions pas ; je ne me souviens pas que nous fissions autre chose que de nous promener, la main dans la main, sans rien dire.

Cette première amitié dura peu. Mouton cessa bientôt de venir. Ah ! que le Luxembourg alors me parut vide !… Mais mon vrai désespoir commença lorsque je compris que Mouton devenait aveugle. Marie avait rencontré la bonne du petit dans le quartier et racontait à ma mère sa conversation avec elle ; elle parlait à voix basse pour que je n’entende pas ; mais je surpris ces quelques mots : « Il ne peut déjà plus retrouver sa bouche ! » Phrase absurde assurément, car il n’est nul besoin de la vue pour trouver sa bouche sans doute, et je le pensai tout aussitôt — mais qui me consterna néanmoins. Je m’en allai pleurer dans ma chambre, et durant plusieurs jours m’exerçai à demeurer longtemps les yeux fermés, à circuler sans les ouvrir, à m’efforcer de ressentir ce que Mouton devait éprouver.

Accaparé par la préparation de son cours à la Faculté de Droit, mon père ne s’occupait guère de moi. Il passait la plus grande partie du jour, enfermé dans un vaste cabinet de travail un peu sombre, où je n’avais accès que lorsqu’il m’invitait à y venir. C’est d’après une photographie que je revois mon père, avec une barbe carrée, des cheveux noirs, assez longs et bouclés ; sans cette image je n’aurais gardé souvenir que de son extrême douceur. Ma mère m’a dit plus tard que ses collègues l’avaient surnommé « Vir probus » ; et j’ai su par l’un d’eux que souvent on recourait à son conseil.

Je ressentais pour mon père une vénération un peu craintive, qu’aggravait la solennité de ce lieu. J’y entrais comme dans un temple ; dans la pénombre se dressait le tabernacle de la bibliothèque ; un épais tapis aux tons riches et sombres étouffait le bruit de mes pas. Il y avait un lutrin près d’une des deux fenêtres ; au milieu de la pièce, une énorme table couverte de livres et de papiers. Mon père allait chercher un gros livre, quelque Coutume de Bourgogne ou de Normandie, pesant in-folio qu’il ouvrait sur le bras d’un fauteuil pour épier avec moi, de feuille en feuille, jusqu’où persévérait le travail d’un insecte rongeur. Le jurisconsulte, en consultant un vieux texte, avait admiré ces petites galeries clandestines et s’était dit : « Tiens ! cela amusera mon enfant ». Et cela m’amusait beaucoup, à cause aussi de l’amusement qu’il paraissait lui-même y prendre.

Mais le souvenir du cabinet de travail est resté lié surtout à celui des lectures qu’il m’y faisait. Mon père avait à ce sujet des idées très particulières, que n’avait pas épousées ma mère ; et souvent je les entendais tous deux discuter sur la nourriture qu’il convient de donner au cerveau d’un petit enfant. De semblables discussions étaient soulevées parfois au sujet de l’obéissance, ma mère restant d’avis que l’enfant doit se soumettre sans chercher à comprendre, mon père gardant toujours une tendance à tout m’expliquer. Je me souviens fort bien qu’alors ma mère comparait l’enfant que j’étais, au peuple hébreu et protestait qu’avant de vivre dans la grâce il était bon d’avoir vécu selon la loi. Je pense aujourd’hui que ma mère était dans le vrai ; n’empêche qu’en ce temps je restais vis-à-vis d’elle dans un état d’insubordination fréquente et de continuelle discussion, tandis que, sur un mot, mon père eût obtenu de moi tout ce qu’il eût voulu. Je crois qu’il cédait au besoin de son cœur plutôt qu’il ne suivait une méthode, lorsqu’il ne proposait à mon amusement ou à mon admiration rien qu’il ne pût aimer ou admirer lui-même. La littérature enfantine française ne présentait alors guère que des inepties, et je pense qu’il eût souffert s’il avait vu entre mes mains tel livre qu’on y mit plus tard, de Madame de Ségur par exemple — où je pris, je l’avoue, et comme à peu près tous les enfants de ma génération, un plaisir assez vif, mais stupide — un plaisir non plus vif heureusement que celui que j’avais pris d’abord à écouter mon père me lire des scènes de Molière, des passages de l’Odyssée, la farce de Pathelin, les aventures de Sindbad ou celles d’Ali-Baba et quelques bouffonneries de la Comédie Italienne, telles qu’elles sont rapportées dans les Masques de Maurice Sand, livre où j’admirais aussi les figures d’Arlequin, de Colombine, de Polichinelle ou de Pierrot, après que, par la voix de mon père, je les avais entendus dialoguer.

Le succès de ces lectures était tel, et mon père poussait si loin sa confiance, qu’il entreprit un jour le début du livre de Job. C’était une expérience à laquelle ma mère voulut assister ; aussi n’eut-elle pas lieu dans la bibliothèque ainsi que les autres, mais dans un petit salon où l’on se sentait chez elle plus spécialement. Je ne jurerais pas, naturellement, que j’aie compris d’abord la pleine beauté du texte sacré ! Mais cette lecture, il est certain, fit sur moi l’impression la plus vive, aussi bien par la solennité du récit que par la gravité de la voix de mon père et l’expression du visage de ma mère, qui tour à tour gardait les yeux fermés pour marquer ou protéger son pieux recueillement, et ne les rouvrait que pour porter sur moi un regard chargé d’amour, d’interrogation et d’espoir.


Certains beaux soirs d’été, quand nous n’avions pas soupé trop tard et que mon père n’avait pas trop de travail, il demandait :

— Mon petit ami vient-il se promener avec moi ?

Il ne m’appelait jamais autrement que « son petit ami ».

— Vous serez raisonnables, n’est-ce pas ? disait ma mère. Ne rentrez pas trop tard.

J’aimais sortir avec mon père ; et, comme il s’occupait de moi rarement, le peu que je faisais avec lui gardait un aspect insolite, grave et quelque peu mystérieux qui m’enchantait.

Tout en jouant à quelque jeu de devinette ou d’homonymes, nous remontions la rue de Tournon, puis traversions le Luxembourg, ou suivions cette partie du Boulevard Saint-Michel qui le longe, jusqu’au second jardin, près de l’Observatoire. Dans ce temps les terrains qui font face à l’École de Pharmacie n’étaient pas encore bâtis ; l’École même n’existait pas. Au lieu des maisons à six étages, il n’y avait là que barraquements improvisés, échoppes de fripiers, de revendeurs et de loueurs de vélocipèdes. L’espace asphalté, ou macadamisé je ne sais, qui borde ce second Luxembourg, servait de piste aux amateurs ; juchés sur ces étranges et paradoxaux instruments qu’ont remplacés les bicyclettes, ils viraient, passaient et disparaissaient dans le soir. Nous admirions leur hardiesse, leur élégance. À peine encore distinguait-on la monture et la roue d’arrière minuscule où reposait l’équilibre de l’aérien appareil. La svelte roue d’avant se balançait ; celui qui la montait semblait un être fantastique.

La nuit tombait, exaltant les lumières, un peu plus loin, d’un café-concert, dont les musiques nous attiraient. On ne voyait pas les globes de gaz eux-mêmes, mais, par-dessus la palissade, l’étrange illumination des marronniers. On s’approchait. Les planches n’étaient pas si bien jointes qu’on ne pût, par-ci par-là, en appliquant l’œil, glisser entre deux le regard : je distinguais, par-dessus la grouillante et sombre masse des spectateurs, l’émerveillement de la scène, sur laquelle une divette venait débiter des fadeurs.

Nous avions parfois encore le temps, pour rentrer, de retraverser le grand Luxembourg. Bientôt un roulement de tambour en annonçait la fermeture. Les derniers promeneurs, à contre-gré, se dirigeaient vers les sorties, talonnés par les gardes, et les grandes allées qu’ils désertaient s’emplissaient derrière eux de mystère. Ces soirs-là je m’endormais ivre d’ombre, de sommeil et d’étrangeté.


Depuis ma cinquième année, mes parents me faisaient suivre des cours enfantins chez Mademoiselle Fleur et chez Madame Lackerbauer.

Mademoiselle Fleur habitait rue de Seine[1]. Tandis que les petits, dont j’étais, pâlissaient sur les alphabets ou sur des pages d’écriture, les grands — ou plus exactement : les grandes (car, au cours de Mademoiselle Fleur fréquentaient bien de grandes filles, mais seulement de petits garçons) — s’agitaient beaucoup autour des répétitions d’une représentation à laquelle devaient assister les familles. On préparait un acte des Plaideurs ; les grandes essayaient des fausses barbes, et je les enviais d’avoir à se costumer ; rien ne devait être plus plaisant.

De chez Madame Lackerbauer, je ne me rappelle qu’une « machine de Ramsden », une vieille machine électrique, qui m’intriguait furieusement avec son disque de verre où de petites plaques de métal étaient collées, et une manivelle pour faire tourner le disque ; à quoi il était défendu de toucher « expressément sous peine de mort » comme disent certaines pancartes sur des poteaux de transmission. Un jour la maîtresse avait voulu faire fonctionner la machine ; tout autour, les enfants formaient un grand cercle, très écarté parce qu’on avait grand peur ; on s’attendait à voir foudroyer la maîtresse ; et certainement elle tremblait un peu en approchant d’une boule de cuivre, à l’extrémité de l’appareil, son index replié. Mais pas la moindre étincelle n’avait jailli… Ah ! l’on était bien soulagé.


J’avais sept ans quand ma mère crut devoir ajouter aux cours de Mademoiselle Fleur et de Madame Lackerbauer les leçons de piano de Mademoiselle de Gœcklin. On sentait chez cette innocente personne peut-être moins de goût pour les arts qu’un grand besoin de gagner sa vie. Elle était toute fluette, pâle et comme sur le point de se trouver mal. Je crois qu’elle ne devait pas manger à sa faim.

Quand j’avais été docile, Mademoiselle de Gœcklin me faisait cadeau d’une image qu’elle sortait d’un petit manchon. L’image, en elle-même, eût pu me paraître ordinaire et j’en aurais presque fait fi ; mais elle était parfumée ; extraordinairement parfumée — sans doute en souvenir du manchon ; je la regardais à peine ; je la humais ; puis la collais dans un album, à côté d’autres images que les grands magasins donnaient aux enfants de leur clientèle, mais qui, elles, ne sentaient rien. J’ai rouvert l’album dernièrement pour amuser un petit neveu : les images de Mademoiselle de Gœcklin embaument encore ; elles ont embaumé tout l’album.

Après que j’avais fait mes gammes, mes harpèges, un peu de solfège, et ressassé quelque morceau des Bonnes Traditions du Pianiste, je cédais la place à ma mère qui s’installait à côté de Mademoiselle de Gœcklin. Je crois que c’est par modestie que maman ne jouait jamais seule ; mais, à quatre mains, comme elle y allait ! C’était d’ordinaire quelque partie d’une symphonie de Haydn, et de préférence le finale qui, pensait-elle, comportait moins d’expression à cause du mouvement rapide — qu’elle précipitait encore en approchant de la fin. Elle comptait à haute voix d’un bout à l’autre du morceau.

Quand je fus un peu plus grand, Mademoiselle de Gœcklin ne vint plus ; j’allai prendre les leçons chez elle. C’était un tout petit appartement où elle vivait avec une sœur plus âgée, infirme ou un peu simple d’esprit, dont elle avait la charge. Dans la première pièce, qui devait servir de salle à manger, se trouvait une volière pleine de bengalis ; dans la seconde pièce, le piano ; il avait des notes étonnamment fausses dans le registre supérieur, ce qui modérait mon désir de prendre la haute de préférence, lorsque nous jouions à quatre mains. Mademoiselle de Gœcklin, qui comprenait sans peine ma répugnance, disait alors d’une voix plaintive, abstraitement, comme un ordre discret qu’elle eût donné à un esprit : « Il faudra faire venir l’accordeur. » Mais l’esprit ne faisait pas la commission.


Mes parents avaient pris coutume de passer les vacances d’été dans le Calvados, à la Roque Baignard, cette propriété qui revint à ma mère au décès de ma grand’mère Rondeaux. Les vacances du nouvel an, nous les passions à Rouen dans la famille de ma mère ; celles de Pâques, à Uzès auprès de ma grand’mère paternelle.

Rien de plus différent que ces deux familles ; rien de plus différent que ces deux provinces de France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires influences. Souvent je me suis persuadé que j’avais été contraint à l’œuvre d’art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l’accord de ces éléments trop divers, qui sinon fussent restés à se combattre, ou tout au moins à dialoguer en moi. Sans doute ceux-là seuls sont-ils capables d’affirmations puissantes, que pousse en un seul sens l’élan de leur hérédité. Au contraire, les produits de croisement en qui coexistent et grandissent, en se neutralisant, des exigences opposées, c’est parmi eux, je crois, que se recrutent les arbitres et les artistes. Je me trompe fort si les exemples ne me donnent raison.

Mais cette loi, que j’entrevois et indique, a jusqu’à présent si peu intrigué les historiens, semble-t-il, que, dans aucune des biographies que j’ai sous la main à Cuverville où j’écris ceci, non plus que dans aucun dictionnaire, ni même dans l’énorme Biographie Universelle en 52 volumes, à quelque nom que je regarde, je ne parviens à trouver la moindre indication sur l’origine maternelle d’aucun grand homme, d’aucun héros. J’y reviendrai.

Mon arrière-grand-père Rondeaux de Montbray, conseiller, comme son père, à la Cour des Comptes, dont le bel hôtel existait encore sur la place Notre-Dame, en face de la cathédrale — était maire de Rouen en 1789. En 93 il fut incarcéré à Saint-Yon avec M. d’Herbouville, et M. de Fontenay, qu’on tenait pour plus avancé, le remplaça. Sorti de prison, il se retira à Louviers. C’est là, je crois, qu’il se remaria.[2] Il avait eu deux enfants d’un premier lit ; et jusqu’alors la famille Rondeaux avait toute été catholique ; mais, en secondes noces, Rondeaux de Montbray épousa une protestante, Mademoiselle Dufour, qui lui donna encore trois enfants, dont Édouard, mon grand-père. Ces enfants furent baptisés et élevés dans la religion catholique. Mais mon grand-père épousa lui aussi une protestante, Julie Pouchet ; et cette fois les cinq enfants, dont le plus jeune était ma mère, furent élevés protestants.

Néanmoins, à l’époque de mon récit, c’est à dire au sommet de mes souvenirs, la maison de mes parents était redevenue catholique, plus catholique et bien pensante qu’elle n’avait jamais été. Mon oncle Henri Rondeaux, qui l’habitait depuis la mort de ma grand’mère, avec ma tante et leurs deux enfants, s’était converti tout jeune encore, longtemps même avant d’avoir songé à épouser la très catholique Mlle Lucile K.

La maison faisait angle entre la rue de M… et la rue de N… Elle ouvrait sa porte cochère sur celle-là ; sur celle-ci le plus grand nombre de ses fenêtres. Elle me paraissait énorme ; elle l’était. Il y avait en bas, en plus du logement des concierges, de la cuisine, de l’écurie, de la remise, un magasin pour les « rouenneries » que fabriquait mon oncle à son usine du Houlme, à quelques kilomètres de Rouen. Et à côté du magasin, ou plus proprement de la salle de dépôt, il y avait un petit bureau, dont l’accès était également défendu aux enfants, et qui du reste se défendait bien tout seul par son odeur de vieux cigarre, son aspect sombre et rébarbatif. Mais combien la maison, par contre, était aimable !

Dès l’entrée, la clochette au son doux et grave semblait vous souhaiter bon accueil. Sous la voûte, à gauche, la concierge, de la porte vitrée de sa loge exhaussée de trois marches, vous souriait. En face s’ouvrait la cour, où de décoratives plantes vertes, dans des pots alignés contre le mur du fond, prenaient l’air, et, avant d’être ramenées dans la serre du Houlme, d’où elles venaient et où elles allaient refaire leur santé, se reposaient à tour de rôle de leur service d’intérieur. Ah ! que cet intérieur était tiède, moite, discret et quelque peu sévère, mais confortable, honnête et plaisant. La cage d’escalier prenait jour par en bas sous la voûte, et tout en haut par un toit vitré. À chaque palier, de longues banquettes de velours vert, sur lesquelles il faisait bon s’étendre à plat ventre pour lire. Mais combien on était mieux encore, entre le second étage et le dernier, sur les marches mêmes, que couvrait un tapis chiné noir et blanc bordé de larges bandes rouges. Du toit vitré tombait une lumière tamisée, tranquille ; la marche au-dessus de celle sur laquelle j’étais assis me servait d’appuie-coude, de pupitre et lentement me pénétrait le côté…

J’écrirai mes souvenirs comme ils viennent, sans chercher à les ordonner. Tout au plus les puis-je grouper autour des lieux et des êtres ; ma mémoire ne se trompe pas souvent de place ; mais elle brouille les dates ; je suis perdu si je m’astreins à de la chronologie. À reparcourir le passé, je suis comme quelqu’un dont le regard n’apprécierait pas bien les distances et parfois reculerait extrêmement ce que l’examen reconnaîtra beaucoup plus proche. C’est ainsi que je suis resté longtemps convaincu d’avoir gardé le souvenir de l’entrée des Prussiens à Rouen :

C’est la nuit. On entend la fanfare militaire, et du balcon de la rue de M…. où elle passe, on voit les torches résineuses fouetter d’inégales lueurs les murs étonnés des maisons…

Ma mère à qui, plus tard, j’en reparlai, me persuada que d’abord, en ce temps, j’étais beaucoup trop jeune pour en avoir gardé quelque souvenir que ce soit ; qu’au surplus jamais un Rouennais, ou en tout cas aucun de ma famille, ne se serait mis au balcon pour voir passer fût-ce Bismark ou le roi de Prusse lui-même, et que si les Allemands avaient organisé des cortèges, ceux-ci eussent défilé devant des volets clos. Certainement mon souvenir devait être des « retraites aux flambeaux » qui, tous les samedis soir remontaient ou descendaient la rue de M… après que les Allemands avaient depuis longtemps déjà vidé la ville.

— C’était là ce que nous te faisions admirer du balcon, en te chantant, te souviens-tu :

Zim laï la ! Zim laï la !
Les beaux militaires !

Et soudain je reconnaissais aussi la chanson.

Tout se remettait à sa place et reprenait sa proportion. Mais je me sentais un peu volé ; il me semblait que j’étais plus près de la vérité d’abord, et que méritait bien d’être un évènement historique ce qui devant mes sens tout neufs se douait d’une telle importance. De là ce besoin inconscient de le reculer à l’excès afin que le magnifiât la distance.

Il en est de même de ce bal, rue de Crosne, que ma mémoire s’est longtemps obstinée à placer du temps de ma grand’mère — qui mourut en 73, alors que je n’avais pas quatre ans. — Il s’agit évidemment d’une soirée que mon oncle et ma tante Henri donnèrent trois ans plus tard, à la majorité de leur fille :

Je suis déjà couché, mais une singulière rumeur, un frémissement du haut en bas de la maison, joints à des vagues harmonieuses, écartent de moi le sommeil. Sans doute ai-je remarqué, dans la journée, des préparatifs. Sans doute l’on m’a dit qu’il y aurait un bal ce soir-là. Mais, un bal, sais-je ce que c’est ? Je n’y avais pas attaché d’importance et m’étais couché comme les autres soirs. Mais cette rumeur à présent… J’écoute ; je tâche de surprendre quelque bruit plus distinct, de comprendre ce qui se passe. Je tends l’oreille. À la fin, n’y tenant plus, je me lève, je sors de la chambre à tâtons dans le couloir sombre et, pieds nus, gagne l’escalier plein de lumière. Ma chambre est au troisième étage. Les vagues de sons montent du premier ; il faut aller voir ; et à mesure que de marche en marche je me rapproche, je distingue des bruits de voix, des froissements d’étoffes, des chuchottements et des rires. Rien n’a l’air coutumier ; il me semble que je vais être initié tout à coup à une autre vie, mystérieuse, différemment réelle, plus brillante et plus pathétique, et qui commence seulement lorsque les petits enfants sont couchés. Les couloirs du second tout emplis de nuit sont déserts ; la fête est au-dessous. Avancerai-je encore ? On va me voir. On va me punir de ne pas dormir, d’avoir vu. Je passe ma tête à travers les fers de la rampe. Précisément des invités arrivent, un militaire en uniforme, une dame toute en rubans, toute en soie ; elle tient un éventail à la main ; le domestique, mon ami Victor, que je ne reconnais pas d’abord à cause de ses culottes et de ses bas blancs, se tient devant la porte ouverte du premier salon et introduit. Tout à coup quelqu’un bondit vers moi ; c’est Marie, ma bonne, qui comme moi tâchait de voir, dissimulée un peu plus bas au premier angle de l’escalier. Elle me saisit dans ses bras ; je crois d’abord qu’elle va me reconduire dans ma chambre, m’y enfermer ; mais non, elle veut bien me descendre, au contraire, jusqu’à l’endroit où elle était, d’où le regard cueille un petit brin de la fête. À présent j’entends parfaitement bien la musique. Au son des instruments que je ne puis voir, des messieurs tourbillonnent avec des dames parées qui toutes sont beaucoup plus belles que celles du milieu du jour. La musique cesse ; les danseurs s’arrêtent ; et le bruit des voix remplace celui des instruments. Ma bonne va me remmener, mais à ce moment une des belles dames, qui se tenait debout appuyée près de la porte et s’éventait, m’aperçoit ; elle vient à moi, m’embrasse et rit parce que je ne la reconnais pas. C’est évidemment cette amie de ma mère que j’ai vue précisément ce matin ; mais tout de même je ne suis pas bien sûr que ce soit tout à fait elle, elle réellement. Et quand je me retrouve dans mon lit, j’ai les idées toutes brouillées et je pense, avant de sombrer dans le sommeil, confusément : il y a la réalité et il y a les rèves ; et puis il y a une seconde réalité.

La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d’autre, à côté du réel, du quotidien, de l’avoué, m’habita durant nombre d’années ; et je ne suis pas sûr de n’en pas retrouver en moi, encore aujourd’hui, quelques restes. Rien de commun avec les contes de fées, de goules ou de sorcières ; ni même avec ceux d’Hoffmann ou d’Andersen, (et, du reste, ceux-ci, je ne les connaissais pas encore). Non, je crois bien qu’il y avait plutôt là un maladroit besoin d’épaissir la vie — besoin que la religion, plus tard, serait habile à contenter ; et une certaine propension, aussi, à supposer le clandestin. C’est ainsi qu’après la mort de mon père, si grand garçon que je fusse déjà, n’allai-je pas m’imaginer qu’il n’était pas mort pour de vrai ! ou du moins — comment exprimer cette sorte d’appréhension ? — qu’il n’était mort qu’à notre vie ouverte et diurne, mais que, de nuit, secrètement, alors que je dormais, il venait retrouver ma mère. Durant le jour mes soupçons se maintenaient incertains, mais je les sentais se préciser et s’affirmer, le soir, immédiatement avant de m’endormir. Je ne cherchais pas à percer le mystère ; je sentais que j’eusse empêché tout net ce que j’eusse essayé de surprendre ; assurément j’étais trop jeune encore, et ma mère me répétait trop souvent, et à propos de trop de choses : « Tu comprendras plus tard » — mais certains soirs, en m’abandonnant au sommeil, il me semblait vraiment que je cédais la place.

Je reviens à la rue de M….

Au second étage, à l’extrémité d’un couloir sur lequel ouvrent les chambres, se trouve la salle d’étude, plus confortable, plus intime que les grands salons du premier, de sorte que ma mère s’y tient et m’y retient de préférence. Une grande armoire formant bibliothèque en occupe le fond. Les deux fenêtres ouvrent sur la cour ; l’une d’elles est double et, entre les deux châssis, fleurissent dans des pots, sur des soucoupes, des crocus, des hyacinthes et des tulipes « du duc de Tholl ». Des deux côtés de la cheminée, deux grands fauteuils de tapisserie, ouvrage de ma mère et de mes tantes ; dans l’un d’eux ma mère est assise. Mademoiselle Shackleton, sur une chaise de reps grenat et d’acajou, près de la table, s’occupe à un ouvrage de broderie sur filet.

Le petit carré de filet que se propose d’agrémenter son travail, est tendu sur un cadre de métal ; c’est un arachnéen réseau à travers lequel court l’aiguille. Mademoiselle Shackleton consulte parfois un modèle où les dessins du fil sont marqués en blanc sur fond bleu. Ma mère regarde à la fenêtre et dit :

— Les crocus sont ouverts : il va faire beau.

Mademoiselle Shackleton la reprend doucement :

— Juliette, vous serez toujours la même : c’est parce qu’il fait déjà beau que les crocus se sont ouverts ; vous savez bien qu’ils ne prennent pas les devants.

Anna Shackleton ! je revois votre calme visage, votre front pur, votre bouche un peu sévère, vos souriants regards qui versèrent tant de bonté sur mon enfance. Je voudrais, pour parler de vous, inventer des mots plus vibrants, plus respectueux et plus tendres. Raconterai-je un jour votre modeste vie ? Je voudrais que dans mon récit cette humilité resplendisse, comme elle resplendira devant Dieu le jour où seront abaissés les puissants, où seront magnifiés les humbles. Je ne me suis jamais senti grand goût pour portraire les triomphants et les glorieux de ce monde, mais bien ceux dont la plus vraie gloire est cachée.

Je ne sais quels revers précipitèrent du fond de l’Écosse sur le continent les enfants Shackleton. Le pasteur Roberty, qui lui-même avait épousé une Écossaise, connaissait, je crois, cette famille et c’est lui, sans doute, qui recommanda l’aînée des filles à ma grand’mère. Tout ce que je vais redire ici, je ne l’appris, il va sans dire, que longtemps ensuite, par ma mère elle-même, ou par des cousins plus âgés[3].

C’est proprement comme gouvernante de ma mère que Mademoiselle Shackleton entra dans notre famille. Ma mère allait bientôt atteindre l’âge d’être mariée ; il parut à plus d’un qu’Anna Shackleton, encore jeune elle-même et, de plus, extrêmement jolie, pourrait faire tort à son élève. La jeune Juliette Rondeaux était du reste, il faut le reconnaître, un sujet quelque peu décourageant. Non seulement elle se retirait sans cesse et s’effaçait chaque fois qu’il aurait fallu briller ; mais encore ne perdait-elle pas une occasion de pousser en avant Mademoiselle Anna, pour qui, presque aussitôt, elle s’était éprise d’une amitié très vive. Juliette ne supportait pas d’être la mieux mise ; tout la choquait, de ce qui marquait sa situation, sa fortune, et les questions de préséance entretenaient une lutte continuelle avec sa mère et avec Claire sa sœur aînée.

Ma grand’mère n’était point dure, assurément ; mais, sans être précisément entichée, elle gardait un vif sentiment des hiérarchies. On retrouvait ce sentiment chez sa fille Claire, mais qui n’avait pas sa bonté ; qui même n’avait pas beaucoup d’autres sentiments que celui-là, et s’irritait à ne le retrouver point chez sa sœur ; elle rencontrait, à la place, un instinct, sinon précisément de révolte, du moins d’insoumission, qui sans doute n’avait pas existé de tout temps chez Juliette, mais qui s’éveillait. semblait-il, à la faveur de son amitié pour Anna. Claire pardonnait mal à Anna cette amitié que lui avait vouée sa sœur ; elle estimait que l’amitié comporte des degrés, des nuances, et qu’il ne convenait pas que Mademoiselle Shackleton cessât de se sentir institutrice.

— Eh quoi ! pensait ma mère, suis-je plus belle ? ou plus intelligente ? ou meilleure ? Est-ce ma fortune ou mon nom pour quoi je serais préférée ?

— Juliette, disait Anna, vous me donnerez pour le jour de vos noces une robe de soie couleur thé, et je serai tout à fait, heureuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Longtemps Juliette Rondeaux avait dédaigné les plus brillants partis de la société rouennaise, lorsque enfin on fut tout surpris de la voir accepter un jeune professeur de droit sans fortune, venu du fond du midi, et qui n’eût jamais osé demander sa main si ne l’y eût poussé l’excellent pasteur Roberty qui le présentait, connaissant les idées de ma mère. Quand, six ans plus tard, je vins au monde, Anna Shackleton m’adopta, comme elle avait adopté tour à tour mes grands cousins. Ni la beauté, ni la grâce, ni la bonté, ni l’esprit, ni la vertu ne faisant oublier qu’on est pauvre, Anna ne devait connaître qu’un reflet lointain de l’amour, ne devait avoir d’autre famille que celle que lui prêtaient mes parents.

Le souvenir que j’ai gardé d’elle me la représente les traits un peu durcis déjà par l’âge, la bouche un peu sévère, le regard seul encore plein de sourire, un sourire qui pour un rien devenait du rire vraiment, si frais, si pur qu’il semblait que ni les chagrins ni le déboires n’eussent pu diminuer en elle l’amusement extrême que l’âme prend naturellement à la vie. Mon père avait, lui aussi, ce même rire, et parfois Mademoiselle Shackleton et lui entraient dans des accès d’enfantine gaîté, auxquels je ne me souviens pas que s’associât jamais ma mère.

Anna (à l’exception de mon père qui l’appelait toujours : Mademoiselle Anna, nous l’appelions tous par son prénom, et même je disais : « Nana », par une puérile habitude que je conservai jusqu’à l’annonce du livre de Zola auquel ce nom servait de titre) — Anna Shackleton portait une sorte de coiffe d’intérieur en dentelle noire, dont deux bandeaux tombaient de chaque côté de son visage et l’encadraient assez bizarrement. Je ne sais quand elle commença de se coiffer ainsi, mais c’est avec cette coiffure que je la revois, du plus loin qu’il me souvienne, et que la représentent les quelques photographies que j’ai d’elle. Si harmonieusement tranquille que fût l’expression de son visage, son allure et toute sa vie, Anna n’était jamais oisive ; réservant les interminables travaux de broderie pour le temps qu’elle passait en société, elle occupait à quelque traduction les longues heures de sa solitude ; car elle lisait l’anglais et l’allemand aussi bien que le français ; et fort passablement l’italien.

J’ai conservé quelques unes de ces traductions qui toutes sont demeurées manuscrites ; ce sont de gros cahiers d’écolier, emplis jusqu’à la dernière ligne d’une sage et fine écriture. Tous les ouvrages qu’Anna Shackleton avait ainsi traduits ont paru depuis dans d’autres traductions, peut-être meilleures ; pourtant je ne puis me résoudre à jeter ces cahiers, où respire tant de patience, d’amour et de probité. L’un entre tous m’est cher : c’est le Reineke Fuchs de Goethe, dont Anna me lisait des passages. Après qu’elle eut achevé ce travail, mon cousin Maurice Démarest, lui fit cadeau de petites têtes en plâtre de tous les animaux qui figurent dans le vieux fabliau ; Anna les avait accrochées tout autour du cadre de la glace, au dessus de la cheminée de sa chambre, où ils faisaient ma joie.

Anna dessinait aussi, et peignait à l’aquarelle. Des vues qu’elle prit de la Roque, consciencieuses, harmonieuses et discrètes ornent encore la chambre de ma femme à Cuverville ; et de la Mivoie, cette propriété de ma grand’mère sur la rive droite de la Seine, en amont de Rouen, — qu’on vendit quelque temps après sa mort, et dont je ne me souviendrais guère si je ne pouvais la revoir du train à chaque voyage en Normandie — près de la colline de Saint-Adrien, au-dessous de l’Église de Bon-Secours, peu d’instants avant de passer sur le pont. L’aquarelle la représente encore avec la gracieuse balustrade de sa façade Louis XVI, que ses nouveaux propriétaires se hâtèrent d’écraser sous un massif fronton.

Mais la principale occupation d’Anna, sa plus chère étude, était la botanique. À Paris elle suivait assidûment les cours de M. Bureau au Muséum, et elle accompagnait au printemps les herborisations organisées par M. Poisson, son assistant. Je n’ai garde d’oublier ces noms qu’Anna citait avec vénération et qui s’auréolaient dans mon esprit d’un grand prestige. Ma mère, qui voyait là une occasion de me faire prendre de l’exercice, me permettait de me joindre à ces excursions dominicales qui prenaient pour moi tout l’attrait d’une exploration scientifique. La bande des botanistes était composée presque uniquement de vieilles demoiselles et d’aimables maniaques ; on se rassemblait au départ d’un train ; chacun portait en bandoulière une boîte verte de métal peint où l’on couchait les plantes que l’on se proposait d’étudier ou de faire sécher. Quelques uns avaient en plus un sécateur, d’autres un filet à papillons. J’étais de ces derniers, car je ne m’intéressais point tant alors aux plantes qu’aux insectes, et plus spécialement aux coléoptères, dont j’avais commencé de faire collection ; et mes poches étaient gonflées de boîtes et de tubes de verre où j’asphixiais mes victimes dans les vapeurs de benzine ou le cyanure de potassium. Cependant je chassais la plante également ; plus agile que les vieux amateurs, je courais de l’avant, et, quittant les sentiers, fouillais, deci delà, le taillis, la campagne, claironnant mes découvertes, tout glorieux d’avoir aperçu le premier l’espèce rare que venaient admirer ensuite tous les membres de notre petite troupe, certains un peu dépités lorsque le spécimen était unique, que triomphalement j’apportais à Anna.

À l’instar d’Anna et avec son aide, je faisais un herbier ; mais surtout l’aidais à compléter le sien qui était considérable et remarquablement bien arrangé. Non seulement elle avait fini par se procurer, patiemment, pour chaque variété les plus beaux exemplaires, mais la présentation de chacun de ceux-ci était merveilleuse : de minces bandelettes gommées fixaient les plus délicates tigelles ; le port de la plante était soigneusement respecté ; on admirait, auprès du bouton, la fleur épanouie, puis la graine. L’étiquette était calligraphiée. Parfois la désignation d’une variété douteuse nécessitait des recherches, un examen minutieux ; Anna se penchait sur sa « loupe montée », s’armait de pinces, de minuscules scalpels, ouvrait délicatement la fleur, en étalait sous l’objectif tous les organes et m’appelait pour me faire remarquer telle particularité des étamines ou je ne sais quoi dont ne parlait pas sa « flore » et qu’avait signalé M. Bureau.

C’est à la Roque surtout, où Anna nous accompagnait tous les étés, que se manifestait dans son plein son activité botanique et que s’alimentait l’herbier. Nous ne sortions jamais, elle ni moi, sans notre boîte verte (car moi aussi j’avais la mienne) et une sorte de truelle cintrée, un déplantoir, qui permettait de s’emparer de la plante avec sa racine. Parfois on en surveillait une de jour en jour ; on attendait sa floraison parfaite, et c’était un vrai désespoir quand, le dernier jour, parfois, on la trouvait à demi broutée par des chenilles, ou qu’un orage tout à coup nous retenait à la maison.

À la Roque l’herbier régnait en seigneur ; tout ce qui se rapportait à lui, on l’accomplissait avec zèle, avec gravité, comme un rite. Par les beaux jours, on étalait aux rebords des fenêtres, sur les tables et les planchers ensoleillés, les feuilles de papier gris entre lesquelles iraient sécher les plantes ; pour certaines, grêles ou fibreuses, quelques feuilles suffisaient ; mais il en était d’autres, charnues, gonflées de sève, qu’il fallait presser entre d’épais matelas de papier spongieux, bien secs et renouvelés chaque jour. Tout cela prenait un temps considérable, et nécessitait beaucoup plus de place qu’Anna n’en pouvait disposer à Paris.

Elle habitait, rue de Vaugirard, entre la rue Madame et la rue d’Assas, un petit appartement de quatre pièces exiguës et si basses que presque on en pouvait toucher de la main le plafond. Au demeurant l’appartement n’était pas mal situé, en face du jardin ou de la cour de je ne sais quel établissement scientifique, où nous pûmes contempler les essais des premières chaudières solaires. Ces étranges appareils ressemblaient à d’énormes fleurs, dont la corole eût été formée de miroirs ; le pistil, au point de convergence des rayons présentait l’eau qu’il s’agissait d’amener à ébullition. Et sans doute y parvenait-on, car un beau jour un de ces appareils éclata, terrifiant tout le voisinage et brisant les carreaux du salon d’Anna et ceux de sa chambre, qui donnaient tous deux sur la rue. Sur une cour donnaient la salle à manger et une salle de travail où Anna se tenait le plus souvent ; même elle y recevait plus volontiers que dans son salon les quelques intimes qui venaient la voir ; aussi ne me souviendrais-je sans doute pas du salon si ce n’eût été là qu’on avait dressé pour moi un petit lit pliant, lorsque à ma grande joie ma mère me confia pour quelques jours à son amie, je ne sais plus à quelle occasion.

L’année que j’entrai à l’École Alsacienne, mes parents ayant jugé sans doute que l’instruction que je recevais chez Mademoiselle Fleur et Madame Lackerbauer ne me suffisait plus, il fut convenu que je déjeunerais chez Anna une fois par semaine. C’était, il m’en souvient, le jeudi, après la gymnastique. L’École Alsacienne, qui n’avait pas encore, en ce temps-là, l’importance qu’elle a pris par la suite et ne disposait pas d’une salle spéciale pour les exercices physiques, menait ses élèves au « gymnase Pascaud », rue de Vaugirard, à quelques pas de chez Anna. J’arrivais chez elle encore en nage et en désordre, les vêtements pleins de sciure de bois et les mains gluantes de colophane. Qu’avaient ces déjeuners de si charmant ? Je crois surtout l’attention inlassable d’Anna pour mes plus niais bavardages ; mon importance auprès d’elle, et de me sentir attendu, considéré, choyé. L’appartement s’emplissait pour moi de prévenances et de sourires ; le déjeuner se faisait meilleur. En retour, ah ! je voudrais avoir gardé souvenir de quelque gentillesse enfantine, de quelque geste ou mot d’amour… Mais non ; et le seul dont il me souvienne, c’est une phrase absurde, bien digne de l’enfant obtus que j’étais ; je rougis à vous la redire — mais ce n’est pas un roman que j’écris et j’ai résolu de ne me flatter dans ces mémoires, non plus en surajoutant du plaisant qu’en dissimulant le pénible.

Comme je mangeais ce matin-là de fort bon appétit et qu’Anna, avec ses modiques ressources, avait visiblement fait de son mieux :

— Mais Nana, je vais te ruiner ! m’écriai-je (la phrase sonne encore à mon oreille)… Du moins sentis-je, aussitôt ces mots prononcés, qu’ils n’étaient pas de ceux qu’un cœur un peu délicat pouvait inventer, qu’Anna s’en affectait, que je l’avais un peu blessée. Ce fut, je le crois bien, un des premiers éclairs de ma conscience ; lueur fugitive, encore bien incertaine, bien insuffisante à percer l’épaisse nuit où ma puérilité s’attardait.

  1. V. Appendice.
  2. Je tiens ces renseignements et ceux qui suivent, de ma tante Henri Rondeaux et les écrivis sous sa dictée, à Cuverville, lors du dernier séjour qu’elle y fit. Je donne, en appendice à ce volume, une lettre de mon cousin Maurice Démarest qui relève dans mon récit quelques erreurs.
  3. Voir appendice.