Si jamais je te pince !…/Acte I


ACTE PREMIER.


Une place. — Un café avec une tente et des tables à gauche. — Une maison à droite, portant le numéro 7 et dont la porte est surmontée d’une enseigne de dentiste. — Au fond, perspective d’une rue s’éloignant vers la droite. — Une borne au fond, vers la gauche. — Rues praticables, à gauche, après le café, et à droite, avant et après la maison.


Scène PREMIÈRE.

PAPAVERT, LUCIEN, puis LÉOPARDIN.
LUCIEN, au fond, parlant à la cantonade.

Oui, mam’zelle Pichenette !… soyez tranquille, je lui remettrai votre clef… et je lui dirai de vous attendre. (Redescendant la scène.) Elle est gentille, cette jeunesse… C’est une élève du Conservatoire… classe de piano… mais elle se dérange… elle a des rendez-vous avec un petit musicien… Oh ! les musiciens ! c’est tous farceurs !… (Apercevant Papavert qui est assis à une table et cherche des papiers dans un portefeuille.) Voilà ! voilà !

PAPAVERT, étonné.

Quoi ?

LUCIEN, frottant la table avec sa serviette.

Grog ? absinthe ? vermouth ?

PAPAVERT.

Tu m’ennuies !… je ne prends jamais rien !…

LUCIEN.

En voilà une pratique !…

Il rentre dans le café.
PAPAVERT, seul, se levant.

Je suis bien en train de prendre du vermouth !… un homme qui donne un bal ce soir !… Quel ennui ! j’en perds la tête !… C’est ma femme, madame Papavert, qui l’a voulu… elle dit que pour marier notre nièce, il faut la faire connaître… Moi, ce n’est pas mon avis… parce que Emérantine…

AIR : Un homme pour faire un tableau.

Elle a des talents d’agrément,
Elle dessine comme un ange…
Mais sur le dos de cet enfant
Se passe un phénomène étrange :
Une épaule grandit au mieux,
L’autre à la suivre perd courage ;
Et cependant toutes les deux
Ont exactement le même âge !
Toutes les deux ont le même âge !

Il me reste quelques lettres d’invitation. (Lisant.) « M. et madame Papavert vous prient de leur faire l’honneur de venir passer la soirée chez eux le jeudi 15 février. Il y aura un violon et une flûte. » (Parlé.) J’ai bien envie d’y ajouter ce post-scriptum : « M. Papavert, ancien officier de santé, continue à donner des consultations de midi à quatre heures… » Ça me fera connaître ! (Il se rassied et appelle.) Garçon ! garçon !

LUCIEN, sortant du café.

Voilà ! voilà !… Grog ? absinthe ? vermouth ?…

Il frotte la table.
PAPAVERT.

Il est embêtant avec son vermouth !… Donne-moi une plume et de l’encre.

LUCIEN, les prenant sur l’appui de la fenêtre.

Ah bah !… voilà ! voilà !

Il s’assied à une table au troisième plan et lit le journal.
PAPAVERT, écrivant.

Je crois que c’est une très bonne idée !

LÉOPARDIN, entrant par le fond, à droite.

Sapristi ! que je souffre ! (Il tient son mouchoir sur sa joue.) On m’a dit qu’il y avait un dentiste dans cette rue… Oh là ! là !… (Appelant.) Garçon !

LUCIEN, se levant et accourant.

Voilà ! voilà ! Grog ? absinthe ? vermouth ?

LÉOPARDIN.

Non, pas vermouth !… Oh là ! là !… Le dentiste, s’il vous plaît ?

LUCIEN.

Le dentiste ?… là !… en face !… Monsieur ne prend pas autre chose ?

LÉOPARDIN.

Merci. (Le garçon revient s’asseoir.) Décidément, je vais me la faire arracher… parce que, quand on souffre, il n’y a pas à hésiter !… (Il pose la main sur le marteau de la porte et s’arrête tout à coup.) Tiens !… tiens !… c’est bien drôle !… je ne souffre plus !… c’est parti… tout à fait !… je serais bien bête de me faire arracher une dent qui me laisse tranquille !… Cinq francs de gagnés ! (Appelant.) Garçon !

LUCIEN, se levant et accourant.

Monsieur ?

LÉOPARDIN.

Ca va mieux ! merci… (S’en allant.) Ca va mieux.

LUCIEN, à part.

Eh bien, qu’est-ce que ça me fait ?

Léopardin sort par la droite, troisième plan.

Scène II.

PAPAVERT, LUCIEN.
PAPAVERT, achevant d’écrire.

La ! voilà qui est terminé !… Mais des lettres d’invitation, ça ne suffit pas… il faut des invités… jeunes et célibataires… il vient beaucoup de petits messieurs dans ce café… il faut que je questionne adroitement le garçon.

Il frappe sur la table.
LUCIEN, essuyant la table.

Grog ? absinthe ? vermouth ?…

PAPAVERT.

Vermouth !… Si tu continues, je te retire ma pratique !

LUCIEN.

Vous ne prenez rien !

PAPAVERT, se levant.

Je vais prendre des renseignements !… Qu’est-ce que c’est que ce M. Adolphe qui déjeune là-bas ?

Il indique quelqu’un dans le café dont la porte est ouverte.
LUCIEN.

C’est un jeune homme.

PAPAVERT.

Qu’est-ce qu’il fait ?

LUCIEN, regardant.

Il mange des œufs à la coque !

PAPAVERT.

Est-il marié ?

LUCIEN.

Je ne sais pas.

PAPAVERT, indiquant comme ci-dessus.

Et M. Ernest ?

LUCIEN.

Très fort aux dominos.

PAPAVERT.

Est-il marié ?

LUCIEN.

Il ne me l’a pas dit.

PAPAVERT, sans indiquer.

Et M. Arthur ?

LUCIEN.

Ah ! celui-là… il est garçon.

PAPAVERT.

Très bien !… À quelle heure vient-il ?

LUCIEN.

Il ne va pas tarder… c’est l’heure de la poule.

PAPAVERT.

Alors, je vais l’attendre… Ah ! dis-moi, mon garçon…

LUCIEN.

Monsieur ?

PAPAVERT.

Tu ne connaîtrais pas un jeune homme proprement mis, actif, intelligent, avec du linge et des gants ?

LUCIEN.

Pour quoi faire ?

PAPAVERT.

Pour faire passer des rafraîchissements… Je donne un bal ce soir… et, comme je n’ai pas de domestique mâle…

LUCIEN.

Dame !… monsieur, si vous voulez… j’ai ma soirée de libre.

PAPAVERT.

Toi ?… as-tu des gants ?

LUCIEN.

Oh ! oui, monsieur ! des noirs… et du linge aussi !…

PAPAVERT.

Eh bien, je compte sur toi à huit heures précises… Voici mon adresse.

Il lui remet sa carte.

Scène III.

Les Mêmes, SAINT-GLUTEN, puis ARTHUR.
SAINT-GLUTEN, entrant par la gauche.

Garçon ! une tasse de chocolat !…

LUCIEN.

Bien, monsieur !

Il entre dans le café.
PAPAVERT.

Tiens ! c’est monsieur de Saint-Gluten !…

SAINT-GLUTEN, à part.

M. Papavert ! quel ennui ! (Haut ; lui serrant la main.) Pardon, je suis très pressé… un rendez-vous avec mon architecte… à deux heures précises…

Il regarde à sa montre et descend à gauche.
PAPAVERT, à part, tirant son portefeuille.

Il est célibataire, il a un architecte !… il rentre dans mon programme. (Allant vivement à Saint-Gluten, qui remonte pour entrer au café.) Mon cher monsieur de Saint-Gluten, voulez-vous me faire l’honneur… ?

SAINT-GLUTEN.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PAPAVERT.

Une lettre d’invitation pour une petite soirée de famille… ma nièce Emerantine doit chanter…

SAINT-GLUTEN, à part.

Oye ! oye (Haut.) Merci… il m’est tout à fait impossible.

PAPAVERT.

Il y aura un souper…

SAINT-GLUTEN.

Ah !… il y aura… ? avec plaisir ! j’accepte !

Il entre dans le café.
PAPAVERT, à part.

Il n’y en aura pas… mais je lui dis ça pour l’amorcer !

Il s’assied à une table.
LUCIEN, voyant arriver un habitué.

Ah ! voici M. Arthur !

Un monsieur arrivant de la droite, troisième plan, se dirige vers le café.
PAPAVERT, à part.

Il est célibataire… il a des moustaches ! il rentre dans mon programme !… (Se levant et offrant un journal à Arthur.) Monsieur désire-t-il le Constitutionnel ?

ARTHUR, grosse voix.

Non ! les journaux m’embêtent ! Garçon ! ma pipe !

PAPAVERT.

Il a l’air très comme il faut !… Je vais lui offrir une lettre d’invitation !

Il entre dans le café à la suite d’Arthur.

Scène IV.

ALEXANDRA, puis SAINT-GLUTEN.
ALEXANDRA, au fond, à la cantonade.

À droite ?… en tournant ?… Merci, monsieur. (Descendant la scène ; elle regarde les numéros des maisons, et s’arrête en voyant le numéro 7.) Il faut avouer que les maris sont parfois de grands paltoquets !… je parle du mien !… M. Prosper Faribol… un être très fort sur le violon… Hier soir, nous dormions… côte à côte… (c’est mon mari !…) Tout à coup je suis réveillée par une voix qui prononçait très distinctement cette phrase : « Pichenette, rue Papillon, numéro 7. » C’était la sienne !… sapristi !!! je lance un coup de pied dans la couverture, il se réveille, et… je lui offre un verre d’eau sucrée… qu’il accepte… le vampire !… Une heure après… même musique ! « Pichenette !… rue Papillon, numéro 7. » (Avec rage.) Ah ! je suis douce !… je suis très douce !… mais qu’il ne me fasse pas de farces !… Je passai le reste de la nuit à faire des rêves… mélangés d’arsenic ! Ce matin, Monsieur me prévient qu’il ne rentrera pas pour déjeuner, parce qu’il doit organiser une matinée musicale cité Valadon, numéro 56… au Gros-Caillou… Je flaire une craque… je saute dans un omnibus, et j’arrive cité Valadon. — Où est le 56 ? pas de 56 !… Savez-vous pourquoi ?… Il n’y a que deux maisons cité Valadon !!! et encore, on est en train de démolir la première !… La craque était patente ! alors, je ressaute dans un omnibus, je prends trois correspondances, et me voici ! rue Papillon ; numéro 7… (Indiquant la maison.) C’est donc là que demeure cette demoiselle Pichenette ! Ah ! nous allons rire !… De deux choses l’une : ou mon mari est arrivé, et il faut qu’il sorte !… ou il n’est pas arrivé, et il faut qu’il entre !… Je me campe ici, en faction, comme un voltigeur de la garde !… (Se promenant devant la maison.) Et nous allons rire !… mon bel ami ! ah ! oui, nous allons rire !!!

Saint-Gluten est sorti du café et lorgne Alexandra.
SAINT-GLUTEN, à part.

Charmante ! charmante !

ALEXANDRA, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc à me lorgner, celui-là ?

Elle continue sa promenade.
SAINT-GLUTEN, à part, gaiement.

Quelle diable de promenade fait-elle donc là ?

ALEXANDRA, à part, toujours se promenant.

Ah ça ! il n’a donc rien à faire ?… il m’ennuie !

SAINT-GLUTEN.

J’ai envie de lui offrir mon bras. (Il s’avance et salue.) Madame…

ALEXANDRA.

Passez votre chemin… je n’ai pas de monnaie ! (À part, sortant par le premier plan de droite.) Oh ! je ne m’éloigne pas !

Elle disparaît un moment.
SAINT-GLUTEN, à lui-même.

Tournure ravissante !… Je suis fâché d’avoir rendez-vous avec mon architecte !…

Il entre au numéro 7.

Scène V.

LUCIEN, FARIBOL.
FARIBOL, arrive du fond à droite ; il tient un parapluie et porte un homard sous son bras. Il entre en riant.

Je ris !… et j’ai des remords de rire !… mais c’est égal… je ris… en pensant que ma femme me croit cité Valadon, 56… tandis que… (Il flaire son homard et fait la grimace.) Sapristi !… (Reprenant.) tandis que je n’y suis pas du tout !… J’aime beaucoup ma femme… Oh ! Dieu ! je me jetterais dans le feu pour elle !… mais j’ai bien de la peine à lui être fidèle… c’est difficile ! c’est impossible ! (Flairant son homard.) Sapristi ! (Reprenant.) Dame ! c’est ennuyeux pour un musicien de jouer toujours la même contre-danse… moi, j’aime la musique nouvelle !… Dans ce moment, j’essaye de déchiffrer une petite romance du Conservatoire, qui adore le homard. (Flairant son paquet.) Sapristi !… je crains d’avoir été mis dedans… je l’ai pourtant acheté chez Chabel et Potot… une maison de confiance !… mais c’est un garçon très enrhumé qui me l’a vendu !… il pique de l’œil ! (Gaiement.) Bah ! avec beaucoup de moutarde, Pichenette le trouvera très frais ! (Apercevant le garçon.) Ah ! Lucien… est-elle chez elle ?

LUCIEN.

Non, monsieur… on est sorti.

FARIBOL.

Comment, sorti ?

LUCIEN, lui donnant un clef.

Mais elle m’a laissé la clef… Elle vous prie de l’attendre là-haut.

VOIX DANS LE CAFÉ.

Garçon !

LUCIEN.

Voilà ! voilà !

Il rentre.

Scène VI.

FARIBOL, ALEXANDRA.
FARIBOL, seul.

En l’attendant, je vais préparer une forte sauce ?

Il va frapper à la maison.
ALEXANDRA, reparaissant par le premier plan de droite ; elle a baissé son voile et ne voit pas Faribol.

Enfin, il est parti !

Elle reprend sa faction.
FARIBOL, à part.

Mâtin ! le joli cou-de-pied !… j’ai bien envie d’attendre Pichenette ici. (S’approchant.) Madame…

ALEXANDRA, à part.

C’est lui ! oh ! le gueux !

FARIBOL, faisant l’aimable.

Pardon, madame… vous êtes égarée, je crois, dans ces parages inconnus et… assez malpropres…

ALEXANDRA, déguisant sa voix.

Oui, monsieur… je cherche le théâtre de l’Odéon.

FARIBOL, à part.

Serait-ce une femme de lettres ?… on dit qu’elles portent des bas bleus… je voudrais bien voir ça ! (Haut.) L’Odéon ! vous en êtes bien loin… il y a un tas de petites rues… Voulez-vous me permettre de vous servir de pilote… jusqu’à ce mausolée de la tragédie ?

ALEXANDRA, déguisant sa voix.

Si je ne craignais d’être indiscrète…

FARIBOL.

Indiscrète ?… avec cette tournure, cette distinction, ce cou-de-pied. (À part.) Diable de voile !… elle est peut-être laide ! (Haut.) Ce voile… qui me dérobe sans doute les traits les plus charmants… si vous vouliez seulement en soulever un petit coin ?…

ALEXANDRA.

Flatteur !

Elle lève tout à fait son voile.
FARIBOL, stupéfait, à part.

Ma femme !… oye ! oye !

ALEXANDRA, croisant les bras et se campant devant lui.

Eh bien, monsieur !

FARIBOL, avec aplomb.

Je t’avais reconnue !

ALEXANDRA.

Ta ta ta !

FARIBOL.

Si ! à ta robe bleue !… c’est moi qui te l’ai donnée… ta robe bleue !…

ALEXANDRA, apercevant le homard.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

FARIBOL.

C’est pour toi ! (À part.) Oye ! oye !

ALEXANDRA.

Vous savez bien que je n’aime pas le homard !

FARIBOL.

Comment ! tu n’aimes pas… ? (Voulant filer.) Je vais le reporter.

ALEXANDRA.

Un instant !… donnez !

Elle prend le homard et le pose sur une table du café.

FARIBOL, à part.

Confisqué !… Ma sauce est faite !

ALEXANDRA, sérieusement.

Monsieur Faribol…

FARIBOL, un peu intimidé.

Alexandra ?

ALEXANDRA.

Causons un peu, s’il vous plaît !

FARIBOL.

Volontiers. (À part.) Pourvu que Pichenette ne revienne pas !

ALEXANDRA.

Qu’est-ce que je vous ai dit le jour de notre mariage ?

FARIBOL.

Dame !… tu m’as dit : « Finissez, monsieur ! »

ALEXANDRA.

Je ne ris pas ! Je vous ai fait asseoir, et j’ai pris la parole en ces termes : « Monsieur, nous sommes unis… nous venons de nous jurer mutuellement fidélité entre les mains d’un gros homme… pas beau… »

FARIBOL.

M. le maire…

ALEXANDRA, continuant.

« C’est très bien… mais je n’entends pas que ce serment soit une balançoire !… »

FARIBOL.

« Ni moi non plus ! » t’ai-je répondu avec la passion… qui convenait à la circonstance !…

ALEXANDRA.

Je suis née à Bastia… dans l’île de Corse…

FARIBOL.

Le sang y est superbe…

ALEXANDRA.

C’est possible… mais les femmes y ont des idées très carrées sur les droits et les devoirs respectifs des époux…

FARIBOL, à part.

Pourvu que Pichenette ne revienne pas !

ALEXANDRA, continuant.

Il y a des hommes qui considèrent leurs femmes comme de petites machines à raccommoder les chaussettes !…

FARIBOL, jouant l’indignation.

Oh !… les monstres !

ALEXANDRA.

Ils les prennent, les quittent, les trompent…

FARIBOL.

Que veux-tu !… ce sont des natures volcaniques… portées à la faridondaine !

ALEXANDRA.

Eh bien, et nous ?… Volcaniques !… est-ce que vous croyez que nous sommes bâties en mastic ou en carton-pâte ? Je demande les mêmes droits pour la femme… le droit de la faridondaine !

FARIBOL, riant.

Ah ! ah ! ce serait du joli !

ALEXANDRA.

Et pourquoi pas ?

FARIBOL.

Parce que les conséquences… les conséquences ne sont pas les mêmes…

ALEXANDRA, impétueusement.

Je ne donne pas dans cette rengaine !… Le mariage est une voiture… une charrette, si vous voulez !… C’est à vous de réfléchir avant de vous y atteler… mais, quand on y est… on y est !… et, si l’un des deux quitte le brancard, je soutiens que l’autre serait bien bête de ne pas dételer et de ne pas jeter son bonnet par-dessus les moulins ! voilà ma théorie !

FARIBOL.

Elle est corse… c’est une théorie corse !

ALEXANDRA.

Œil pour œil ! dent pour dent ! coup de canif pour coup de canif !… est-ce convenu ?…

FARIBOL.

Sans doute !… sans doute !…

ALEXANDRA, lui tendant la main.

Alors, touche là !…

FARIBOL.

Mais c’est que…

ALEXANDRA.

Tu hésites ?… Prends garde… je vais croire que tu me trompes.

FARIBOL.

Moi, par exemple !… Tiens ? je tope !… je tope… des deux mains ! (Il lui tape dans la main ; à part.) Pourvu que Pichenette ne revienne pas !…

ALEXANDRA.

Foi d’honnête femme, je ne commencerai pas !…

FARIBOL.

Je l’espère bien !…

ALEXANDRA.

Mais… si jamais je te pince !… tu peux être sûr de ton affaire !…

FARIBOL, à part.

Oui, mais tu ne me pinceras pas !

ALEXANDRA.

Où vas-tu maintenant ?… Reconduis-moi.

FARIBOL, feignant la plus grande contrariété.

Impossible !… impossible !… l’heure de mon imbécile de concert approche…

ALEXANDRA.

Ah !… cité Valadon ?…

FARIBOL.

Numéro 56… une maison superbe !

ALEXANDRA, à part.

Et il n’est pas permis de les étrangler !…

FARIBOL, tendrement.

Alexandra !… quand donc pourrons-nous passer une soirée à côté l’un de l’autre… au coin du feu !

ALEXANDRA, de même.

Oh ! oui !… le coin du feu !… (À part.) Au moins on a les pincettes !

Elle va prendre son homard.


ENSEMBLE.
AIR  : Tu t’en vas (le Maçon).
FARIBOL.
Adieu donc !
ALEXANDRA.
Adieu donc !
FARIBOL.
Ma biche !
ALEXANDRA.

Mon bichon !
Je vais à la maison !

FARIBOL.
Moi, cité Valadon.
Faribol et Alexandra se séparent et s’éloignent des deux côtés opposés.
FARIBOL, se retournant et lui envoyant un baiser.

Adieu !

ALEXANDRA, même jeu.

Adieu ! (À part, en sortant à gauche.) Le galopin !…

FARIBOL, à part.

Elle est parfaitement tranquille !… (En sortant par la droite, il se heurte contre Léopardin.) Prenez donc garde, imbécile !…

Il disparaît.

Scène VII.

LÉOPARDIN, puis LUCIEN, puis FARIBOL.
LÉOPARDIN, à la cantonade, son mouchoir à la joue.

Imbécile vous-même !… (Descendant.) C’est encore moi… ça m’a repris ! — Garçon !

LUCIEN, accourant.

Monsieur ?

LÉOPARDIN.

Ça m’a repris !

LUCIEN, avec humeur.

Eh bien, qu’est-ce que ça me fait ?

Il s’assied à la table du troisième plan.
LÉOPARDIN.

Oh !… là ! là !… décidément je vais me la faire arracher… parce que, quand on souffre… (Il met la main sur la porte du numéro 7 et s’arrête.) Tiens ! ça se passe !… Oh ! non… non… ça me reprend ! (Héroïquement.) Soyons homme !…

Il entre dans la maison.
FARIBOL, rentrant vivement par la rue du premier plan de droite.

Je viens de la voir tourner la rue !… Elle ne se doute de rien… donc il n’y a rien !… c’est logique, ça !

Il danse en fredonnant.

La farira dondaine,
Gué !
La farira dondé !


AIR nouveau de Mangeant

Ma femme sait-elle,
Qu’époux infidèle,
Je lui fais des traits ?
Non ? — Son ignorance
Alors me dispense
D’avoir des regrets !
Si j’ignor’ que j’ai la migraine
C’est comme si je n’ l’avais pas !
Elle ignor’ ma faridondaine,
Donc je ne faridondain’ pas !
Et si le r’mords m’emboît’ le pas
Pour l’ dépister j’ lui dis tout bas :
Ma femme sait-elle,
Qu’époux infidèle,
Je lui fais des traits ?
Non ? — Son ignorance
Alors me dispense
D’avoir des regrets !

Voilà ma théorie, à moi !… Seulement, je suis fâché qu’elle ait emporté mon homard… par quoi pourrais-je bien le remplacer ?… Ah ! Lucien ! (Lucien se lève) Deux glaces… non ! deux demi-glaces… je lui dirai qu’elles ont fondu… Tu les monteras là-haut !…

LUCIEN.

Bien, monsieur.

FARIBOL.

Est-on rentré ?

LUCIEN.

Pas encore !

FARIBOL, vexé.

Ah !… Alors ne monte rien. (À part.) Je les remplacerai par une scène !

Il entre dans la maison au moment où Alexandra paraît au fond, à gauche.

Scène VIII.

ALEXANDRA, LUCIEN, puis PAPAVERT.
ALEXANDRA, le homard sous le bras et très agitée, s’arrêtant au fond.

Il vient d’entrer !… (Descendant la scène.) Ah ! le brigand !… Il faut que je le fasse descendre. (Appelant.) Garçon !

LUCIEN, s’approchant.

Madame ?

ALEXANDRA, fouillant à sa poche. — À part.

Allons !… j’ai oublié ma bourse !… c’est égal !… (Arrachant une patte de homard et lui donnant.) Tenez !… voilà pour vous !…

LUCIEN, ébahi.

Une patte de homard ?

ALEXANDRA.

Allez me chercher dans cette maison… le monsieur qui vient de monter.

LUCIEN.

Oui, madame…

ALEXANDRA.

Vous lui direz que sa… quelqu’un le demande.

LUCIEN.

Bien, madame… (À part.) Mais pourquoi une patte de homard ?

Il la met dans sa poche et entre dans la maison.
ALEXANDRA, se dirige vers le café et s’assoit à une table sur le devant ; un journal se trouve sous sa main, elle le déchire avec rage.

Le scélérat !… mais, cette fois… oh ! cette fois, je le tiens !…

Elle continue à déchirer le journal.
PAPAVERT, sortant du café.

Où est donc le journal ?… (À Alexandra.) Madame, après vous le Constitutionnel… s’il en reste !

ALEXANDRA.

J’ai fini !

Elle lui jette les morceaux dans son chapeau.
PAPAVERT.

Mille remerciements ! (À part, rentrant dans le café.) Elle est nerveuse, cette dame.


Scène IX.

ALEXANDRA, LUCIEN, LÉOPARDIN.
LÉOPARDIN, sortant de la maison.

C’est fait !… je l’ai dans ma poche !…

LUCIEN, qui est sorti de la maison avec Léopardin, le montrant à Alexandra.

Voici ce monsieur…

ALEXANDRA, s’élance au milieu du théâtre, tenant son homard sous son bras.

Ah !

Elle se trouve en face de Léopardin, qui tient son mouchoir sur sa bouche.
ALEXANDRA.

Ce n’est pas lui !

LÉOPARDIN.

Madame m’a fait l’honneur…

ALEXANDRA.

Quoi ?… qu’est-ce que vous me voulez ?

LÉOPARDIN.

Moi ? rien !

ALEXANDRA, à Lucien.

Garçon !… ce n’est pas celui-là ; faites-moi le plaisir de remonter. (Lui donnant une deuxième patte de homard.) Tenez, pour vous !

LUCIEN, stupéfait.

Encore une patte !

Il la met dans sa poche et entre.
LÉOPARDIN, à Alexandra.

Figurez-vous, madame, que je ne pouvais plus mâcher… et ça m’a donné une gastrite… car j’ai une gastrite !

ALEXANDRA.

Allez vous promener, vous et votre gastrite !

LÉOPARDIN, digne.

Je m’en vais, madame, je m’en vais !… si c’est pour ça que vous m’avez fait l’honneur de me demander… (À part, en sortant.) Elle est bourrue, cette dame.

Il sort par le fond à gauche.

Scène X.

ALEXANDRA, LUCIEN, puis SAINT-GLUTEN.
ALEXANDRA, se promène avec agitation en plumant toutes les petites pattes du homard.

Oh !… oh !!… oh !!!… je ne suis pourtant pas une femme à nerfs… mais en ce moment !…

LUCIEN, rentrant.

Madame, ce monsieur descend…

ALEXANDRA.

Bien… (Lui donnant le homard.) Prenez ça !… j’ai besoin de mes ongles ! de tous mes ongles !

LUCIEN, flairant le homard.

Dimanche prochain, j’en ferai cadeau à Célestine !

Il entre dans le café. Saint-Gluten sort de la maison.
ALEXANDRA, lui sautant à la gorge.

Monstre !…

SAINT-GLUTEN.

Aïe !

ALEXANDRA.

Ce n’est pas lui !

SAINT-GLUTEN, à part.

La petite dame de tantôt ! (Haut, avec empressement.) Madame, en quoi puis-je vous être utile ? disposez de moi…

ALEXANDRA.

Pardon, monsieur… c’est une erreur…

SAINT-GLUTEN.

Vous attendez quelqu’un ?

ALEXANDRA, lui tournant le dos.

Oui… quelqu’un qui ne vient pas… M. Faribol… mon mari… un animal !

SAINT-GLUTEN.

Ils sont tous les mêmes ! Si mon bras pouvait remplacer…

Il lui offre son bras.
ALEXANDRA, lui tournant le dos.

Je ne vous connais pas ! je ne vous parle pas !

Elle marche.
SAINT-GLUTEN, à part.

Si elle croit que je vais la lâcher ! (Courant après elle.) Madame…

ALEXANDRA, à elle-même.

Soyez donc fidèle !… pour qu’on vous outrage ! pour qu’on vous trompe !

SAINT-GLUTEN.

Vous tromper ! vous !

ALEXANDRA.

C’est odieux, n’est-ce pas ?

SAINT-GLUTEN.

C’est ignoble !… cela crie vengeance ! Acceptez donc mon bras…

ALEXANDRA, se parlant.

Oh ! oui, je me vengerai ! et ce ne sera pas long !…

SAINT-GLUTEN.

Si Madame veut m’accorder la préférence ?

ALEXANDRA, le regardant.

Vous ?

SAINT-GLUTEN, avec un sourire.

Dame !

ALEXANDRA, d’un ton résolu.

On ne sait pas ! (Regardant la maison.) Voyez !… voyez s’il viendra. (Se plantant au milieu du théâtre.) Mais je passerais plutôt la nuit là.

SAINT-GLUTEN.

Moi aussi !… Diable ! il pleut ! (Ouvrant son parapluie.) Madame, voulez-vous accepter ?… Où demeurez-vous ?…

ALEXANDRA.

Mais laissez-moi donc tranquille !… vous êtes toujours dans mes jambes comme un carlin !

Elle se dirige vers le café.
SAINT-GLUTEN, à part.

Oh ! je ne la quitte pas !

ALEXANDRA, s’asseyant à la table du devant.

Je m’installe ici… et nous allons voir ! (Frappant sur la table.) Garçon ! du punch !

SAINT-GLUTEN, s’asseyant en face d’elle.

Garçon ! du punch !

ALEXANDRA, prenant un journal et le déchirant en petits morceaux.

Oh ! oh ! oh !…

SAINT-GLUTEN, prenant un autre journal et le déchirant aussi.

Oh ! oui !… oh ! oui !… oh ! oui !

LUCIEN, apportant le punch.

Voilà le punch ! (Apercevant Alexandra qui déchire le journal.) Pardon, madame… la Patrie est demandée.

ALEXANDRA, avec colère.

Je n’ai pas fini !!!

SAINT-GLUTEN, au garçon, avec colère.

Elle est en main !!! (Gracieusement, prenant la cuiller.) Madame, permettez-moi de vous offrir…

ALEXANDRA.

C’est encore vous !

SAINT-GLUTEN, avec passion.

Toujours ! toujours !…

VOIX DE FARIBOL, dans la maison.

Cordon, s’il vous plaît !

ALEXANDRA, à part.

Ah ! cette fois, c’est bien lui ! (Se levant.) Garçon ! combien vous dois-je ?

SAINT-GLUTEN, se levant vivement.

Jamais !… je ne souffrirai pas ! Garçon ! ne recevez pas !

Il entre dans le café pour payer en faisant passer Lucien devant lui.

Scène XI.

ALEXANDRA, FARIBOL.
FARIBOL, sort de la maison et ouvre son parapluie. — À part.

Décidément Pichenette me fait poser !… (Foudroyé en apercevant sa femme.) Ma femme !

ALEXANDRA, qui s’est placée devant lui, et avec le plus grand sang-froid.

Eh bien !… te voilà pris ! (Faribol reste muet. Alexandra reprend.) Tu sais ce que je t’ai dit tout à l’heure… œil pour œil ! dent pour dent !…

FARIBOL, balbutiant.

Mais je te jure…

ALEXANDRA, éclatant.

Ne me parle pas !… et… donnez-moi ce parapluie !

Elle le prend et sort vivement à gauche.

Scène XII.

FARIBOL, SAINT-GLUTEN, puis PAPAVERT
et les Habitués, LUCIEN.
FARIBOL, la suivant.

Alexandra !… Alexandra !… (Il tombe anéanti sur une borne au fond.) Pincé !…

SAINT-GLUTEN, sortant vivement du café.

Madame… (Ne voyant plus Alexandra.) Partie !… et je n’ai pas son adresse !

FARIBOL, à lui-même.

Pauvre Faribol !…

SAINT-GLUTEN, à part, vivement.

Faribol !… le mari !… Parbleu ! il va me la donner, son adresse… (Allant à lui avec empressement et affectant la plus vive compassion.) Vous êtes malade, monsieur ?… blessé peut-être ?… Acceptez mon bras… où demeurez-vous ?

Ils descendent la scène, Saint-Gluten soutenant Faribol.

FARIBOL.

Merci… un étourdissement !

SAINT-GLUTEN, vivement.

Un étourdissement ! c’est très grave ! (Criant.) Garçon !… garçon !… du secours !

FARIBOL.

Non, c’est inutile !

PAPAVERT, et LES HABITUÉS DU CAFÉ, entrant.
CHŒUR.
AIR : Ah ! vraiment, c’est affreux !
(Chapeau de paille, acte 2.)

On appelle ! Pourquoi
Ce bruit, ces cris d’effroi ?
Nous voici, dites-nous,
Pourquoi criez-vous ?

On assied Faribol sur une chaise au milieu.
SAINT-GLUTEN.

Monsieur vient d’être pris d’un coup de sang !… (Appelant.) Garçon !… vite un verre d’eau !

PAPAVERT.

J’ai ma lancette… je vais le saigner.

FARIBOL, se levant vivement.

Par exemple !

Lucien apporte le verre d’eau, le remet à Saint-Gluten, et rentre au café.
PAPAVERT, reconnaissant Faribol.

Tiens !… mon chef d’orchestre…

SAINT-GLUTEN, offrant le verre à Faribol.

Tenez, buvez ! buvez !

FARIBOL, prenant le verre machinalement.

Mais… à qui dois-je ?…

SAINT-GLUTEN, se nommant.

Le comte de Saint-Gluten !

FARIBOL, saluant.

Monsieur… (À part.) Il est très obligeant, ce jeune homme… (Il porte le verre à ses lèvres, puisse dégageant tout à coup et poussant un cri.) Ah !…

Il lance au hasard le contenu du verre sur Papavert et les habitués.
TOUS.

Quoi donc ?

Ils s’essuient.
FARIBOL, à lui-même.

Pendant que je bois de l’eau sucrée… que fait ma femme ?… Si elle allait commencer les hostilités !… (Remontant vivement et appelant à la cantonade.) Cocher !… cocher !…

Il disparaît à gauche.
SAINT-GLUTEN, courant après lui.

Monsieur !… monsieur !…

LES HABITUÉS, même jeu.

Monsieur !… monsieur !…

FARIBOL, criant dans la coulisse.

Cocher !… 33, rue Saint-Lazare… dépêche-toi !

Les habitués et Papavert disparaissent à sa suite.

SAINT-GLUTEN, seul, s’arrêtant.

33, rue Saint-Lazare !… (À part, descendant.) Avant huit jours, nous serons inséparables… les deux doigts de la main !

Il simule deux cornes avec ses doigts, et sort vivement à la suite des autres.
LUCIEN, sortant du café avec le panier aux billes.

Messieurs, messieurs… les numéros pour la poule !… Tiens !… personne !… (Remontant.) Ah ! les voilà !… (Criant.) La poule !… la poule !…


Il disparaît à gauche.