Shakspeare est-il Shakspeare ?

Albert Feuillerat
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 166-200).
SHAKSPEARE EST-IL SHAKSPEARE ?

L’Affaire Shakspeare n’est pas encore enterrée. Comme l’antique phénix, elle semble avoir la faculté de renaître indéfiniment de ses cendres. A peine quelque théorie retentissante s’est-elle apaisée qu’une autre « découverte » non moins sensationnelle fait rebondir la question. Aujourd’hui, c’est le Mercure de France qui publie, pour l’édification des lecteurs français, la toute dernière « preuve » que Shakspeare n’est pas Shakspeare [1]. Le colonel de l’armée américaine Fabyan, avec l’aide de Mmes E. W. Gallup et K. Wells, a, parait-il, réussi à composer une autobiographie que Francis Bacon aurait dissimulée par une méthode cryptographique dans son œuvre et, chose encore plus surprenante, dans les œuvres d’une demi-douzaine de ses contemporains. Cette histoire est le plus stupéfiant des romans-feuilletons. L’auteur du Novum Organum nous y révèle froidement qu’il est le fils légitime de la reine Elizabeth, le frère du comte d’Essex, qu’il fut épris et aimé de Marguerite de Valois, etc., etc., et, apportant une bien opportune confirmation des hypothèses patiemment et successivement échafaudées par les critiques dits baconiens, il revendique la composition d’une partie de l’œuvre de Peele, de Spenser, de Greene, de Marlowe et, naturellement, de Shakspeare : « J’ai caché de nombreux et graves secrets dans mes poèmes publiés tantôt sous les noms de Peele et de Spenser, tantôt sous mon propre nom, tantôt sous le nom d’autres auteurs qui ont soumis au public des ouvrages d’un caractère mixte, prose et poésie. A Robert Greene j’ai confié la plus grande part de mes travaux... Marlowe est aussi un des noms de plume dont je me suis servi avant de prendre William Shakspeare comme masque, dans le dessein de rester inconnu. » Ce Baco Redivivus est, on le voit, au courant des dernières théories ; il connaît même le titre de l’ouvrage de M. Abel Lefranc, Sous le Masque de Shakspeare !

Ce prétendu « document nouveau, » — est-il besoin de le dire ? — n’a pas plus de valeur documentaire que les relations semblables déjà obtenues à l’aide de chiffres arbitrairement choisis et plus ou moins arbitrairement employés. Il ne se distingue des précédents que par sa longueur inusitée et par l’audace imaginative qui a présidé à sa confection. Mais il n’importe : son extravagance même assurera son succès et va mettre en émoi les amateurs de romanesque.

Voilà donc qu’est rouverte la question de l’identité de Shakspeare, et l’on peut s’attendre à de nouvelles et âpres controverses. On avait pourtant quelques raisons de croire que l’intérêt de semblables discussions était complètement épuisé. Car, au fond, c’est déjà une vieille histoire. Il y a près de trois quarts de siècle qu’une critique aventureuse s’efforce d’enlever au Shakspeare de Stratford le droit d’être lui-même. C’est d’Amérique que nous est venue la révélation de ce qu’on a appelé « le plus grand des mystères. » En 1848, le consul américain de Vera-Cruz, Joseph-C. Hart, sans doute victime de ses loisirs, émit des doutes sur l’authenticité du théâtre shakspearien. Il fut suivi de près par un auteur anonyme qui, dans le Chambers’s Journal du 7 août 1852, arriva à cette conclusion inattendue que Shakspeare « dut avoir un poète à son service. » Plus hardie, une Américaine, miss Delia Bacon, dont la raison ne devait pas résister au choc de cette découverte, acquit la conviction que son grand homonyme, Francis Bacon, avait écrit les pièces signées par Shakspeare. Cette fois était allumée la lanterne contre laquelle allaient venir battre des ailes toute sorte de papillons étourdis. Un Anglais, W.-H. Smith, dans une lettre à lord Ellesmere, donna l’essor à cette théorie. Dès lors, des « baconiens » surgirent de tous côtés, ardents et excités. Ce fut une manie de démonstrations, aussi extravagantes les unes que les autres. On se jeta sur « l’homme de Stratford » pour le chasser avec mépris de son royaume usurpé. On alla jusqu’à inventer, par des prodiges d’ingéniosité, des chiffres qui, habilement appliqués, composaient des phrases à la syntaxe indécise, mais affirmant, quand on les pressait un peu, que Bacon était bien l’auteur de l’œuvre shakspearienne. D’autres critiques, plus entreprenants, élargirent le cercle de leur investigation. Un homme de loi américain, Appleton Morgan, découvrit que le théâtre de Shakspeare devait être attribué à Bacon, à Raleigh et à quelques autres. Sur quoi, un certain Th.-W. White, perfectionnant le système, fit de Shakspeare une sorte d’Homère moderne, un simple nom appliqué à un assemblage de pièces écrites par différents auteurs. Deux Allemands, P. Alvor et K. Bleibtreu, suscitèrent un autre prétendant, Roger Manners, comte de Rutland ; et cette thèse fut reprise avec chaleur et abondamment développée par un écrivain belge, M. G. Demblon. Puis survint M. Lefranc, qui, de toute son autorité et avec un savoir-faire peu commun, proposa William Stanley, sixième comte de Derby. Enfin, tout récemment, M. J. T. Looney voulut nous persuader que Shakspeare n’était que le prête-nom du grand-chambellan de la reine Elizabeth, le brillant, mais très léger Edward de Vere, vicomte Bulbeck, seigneur de Scales, comte d’Oxford, dix-septième du nom.

Si l’on n’y met pas un terme, toute la cour d’Elizabeth y passera. Et ce pourrait être divertissant. Mais l’on ne joue pas impunément avec l’erreur. Je ne connais pas de critique vraiment au courant des études shakspeariennes qui se soit jamais laissé prendre à ces aberrations. Il n’en va pas de même de la majorité des lecteurs. Le bon sens ne suffit pas à réfuter de fausses opinions, quand elles s’abritent sous la carapace d’une pesante érudition. De très bons esprits, faute d’avoir à leur disposition un arsenal de contre-arguments, ne savent plus où accrocher leur confiance et se laissent envahir par le doute. L’accueil fait à la plus romanesque des élucubrations baconiennes prouve que certains milieux lettrés se laisseraient volontiers gagner à une théorie dont la raison française avait jusqu’ici discerné sans peine l’inanité. Il est temps de réagir et, en reprenant cette question ab imis fundamentis, de dissiper, une fois pour toutes, une incertitude qui finirait par obscurcir complètement la vérité. C’est ce travail de simple mise au point que je me suis proposé dans les pages qui vont suivre.

On pourrait réfuter les différentes théories simplement en les exposant les unes après les autres, dans l’ordre de leur apparition. Car les hypothèses se succèdent en se combattant. Chaque nouveau venu se sent pris d’un respect immense pour les efforts destructifs de ses prédécesseurs ; mais il se met aussitôt en devoir de culbuter l’argumentation qui supporte toute autre solution que la sienne. En sorte que ces frères ennemis sont les meilleurs auxiliaires des critiques « orthodoxes. » Quand on a fini de lire l’une quelconque de ces démonstrations, on est toujours persuadé que les explications antérieures sont inacceptables. Seule, la dernière demeure triomphante, sur des ruines. Pas pour longtemps d’ailleurs, car aussitôt surgit une nouvelle interprétation qui réduit celle-là en poudre.

Mais ce jeu deviendrait aisément fastidieux. Les arguments sont multiples autant que subtils. Ils ne peuvent, en général, être compris que de gens initiés aux problèmes épineux qui font de la critique élizabethaine le plus embrouillé des casse-tête chinois. Et ce serait un travail infini. Car chaque auteur ne tarit pas sur son sujet. M. Lefranc, pour sa part, a écrit six cent cinquante pages ; M. Looney, bien que plus bref, n’en a pas moins de cinq cent cinquante à son actif. Il ne saurait donc être question, dans les limites d’un article, d’entreprendre l’herculéenne besogne de chasser ces nuées de raisons. Aussi bien cela n’est-il pas nécessaire. Ces hypothèses, irréconciliables dans leurs constructions, s’apparentent l’une à l’autre dans leur partie destructive. Elles s’appuient toutes sur une réfutation préalable, — et indispensable, — de la croyance orthodoxe. Et leurs auteurs, pour anéantir ce que l’on appelle la « légende stratfordienne, » font tous usage du même genre de preuve. Il est donc possible de limiter son effort à ces préliminaires essentiels de toute démonstration, en réfutant la réfutation. C’est prendre le mal à la racine. Si l’on parvient à établir que le point de départ sur lequel tout repose est une pure illusion, une de ces erreurs qui parfois se jouent de notre esprit, il va de soi que toutes les déductions et conclusions tirées de ces fausses prémisses n’ont aucune valeur. Elles se disperseront aussitôt comme une de ces images aériennes qu’un coup de vent défait et emporte.

Toutes les théories formulées jusqu’ici s’appuient, en effet, sur une affirmation que l’on traite comme vérité évidente. Il existe une « antinomie complète, » nous dit-on, entre l’œuvre shakspearienne et l’homme dont elle porte le nom. Quand, d’un côté, on se représente l’acteur Shakspeare d’après ce que nous savons de lui, « de ses origines, de sa vie, de son milieu, de ses goûts ; » quand, de l’autre côté, on songe à l’insurpassable beauté des pièces, « ces joyaux insignes parmi les plus précieux du patrimoine de l’humanité, » on sent naître en soi la conviction qu’il est impossible de les rattacher « en aucune façon à la biographie de l’homme qui est censé les avoir écrites. » Et, pour soutenir cette assertion, on développe les termes d’une violente antithèse. On prend d’abord la vie de Shakspeare et l’on trace le plus noir des portraits. Shakspeare devient le fils d’un « cultivateur ruiné » de Stratford. Il n’aurait reçu qu’une instruction tout à fait rudimentaire, si même il fréquenta jamais une école, car d’aucuns vont jusqu’à essayer de prouver qu’il ne savait ni lire ni écrire. Il débuta à l’âge d’homme en mettant à mal une paysanne qu’il fut contraint d’épouser. Et ce trait révélateur de la grossièreté de ses instincts n’est pas unique dans une existence, où ne se rencontrent que « des faits tous vulgaires et souvent peu favorables. » Il s’enfuit de Stratford, abandonnant sa femme, mena à Londres une vie certainement honteuse, — puisqu’on le perd de vue pendant plusieurs années, — se fit voleur, assure M. Demblon, occupa en tout cas dans un théâtre la plus vile des situations, au mieux celle de « valet d’acteurs, » et ne sortit jamais de ce milieu d’histrions « dont on sait assez les mœurs et les pratiques cyniques. » C’était d’ailleurs un homme intéressé « que l’appât du gain seul conduisait, » « un créancier impitoyable, » qui défendit avec âpreté l’argent sordidement amassé, « une manière de Shylock, » qui n’hésitait pas à « frapper son voisin dans sa chair, » allant jusqu’à faire emprisonner un de ses « amis d’enfance, » et qui finit par se retirer dans sa « bourgade » pour y mener l’existence du « gros propriétaire tranquille, » en compagnie d’autres usuriers comme lui. Bref, un personnage fort peu sympathique, qui semble n’avoir pas eu d’amis, un homme de rien, un rustre sans éducation, sans cœur et sans scrupules, et dont tous « les actes sont non seulement exclusifs de toute grandeur, mais même ne comportant que médiocrité de sentiments ou platitude de caractère. »

Et en regard de cet homme vulgaire, on évoque l’âme qui emplit l’œuvre. C’est « une âme unique, l’une des plus vibrantes, l’une des plus compréhensives qui aient paru dans le monde. » Au travers de la page imprimée, on devine l’esprit le plus savant de son siècle et peut-être de tous les siècles. S’il y a une chose qui s’impose, affirme-t-on, « c’est la culture étonnante, ample, inattendue, merveilleusement riche du dramaturge. Son emploi de la mythologie ancienne, pour ne choisir qu’un aspect entre bien d’autres, révèle une connaissance de ce domaine toujours présente et sûre. Que dire de sa prestigieuse éloquence d’homme nourri de la pure moelle des modèles antiques ? » Cet écrivain, au surplus, connaissait à fond le monde de la cour. « Jamais les milieux princiers et aristocratiques, leurs idées, leurs sentiments n’ont été compris avec une pénétration plus intime, plus nuancée. De même la signification de la race, de la noblesse, du sang, n’a jamais rencontré un interprète plus sympathique. » Et tous les anti-stratfordiens, depuis les baconiens jusqu’à M. Lefranc, s’accordent à affirmer que l’auteur de cette œuvre « ne pouvait être qu’un membre de l’aristocratie anglaise, un patricien, familier par sa naissance et par son éducation avec la politique, les mœurs, les traditions, les idées, les sentiments, les préoccupations et le langage des classes sociales les plus élevées et les plus policées de l’époque élizabethaine. »

Or cet axiome à termes antithétiques si exactement balancés, qui a servi de point de départ à toutes les discussions et sans l’acceptation duquel toutes les thèses s’écroulent, constitue une double erreur. Il s’est produit dans le développement des études shakspeariennes un phénomène curieux. A mesure que les recherches se faisaient plus minutieuses et, en apparence, plus précises, on a vu s’élever un véritable mirage à la poursuite duquel on a vite perdu le sens de la réalité. Les critiques ont voulu connaître dans ses particularités la carrière de cet écrivain prodigieux : il a semblé que si l’on pouvait pénétrer dans l’intimité de l’homme, on apprécierait l’œuvre avec plus de sûreté. Mais il a fallu constater que, dans le cas de Shakspeare, — comme d’ailleurs pour tous les gens appartenant à cette époque déjà lointaine, — le temps a fait d’irrémédiables ravages. Des documents ont disparu qui nous fourniraient aujourd’hui une explication simple et naturelle de la plupart de nos étonnements. Nous devons renoncer à écrire une biographie détaillée et complète de Shakspeare.

Quand il s’agit d’un littérateur de troisième ordre, on prend facilement son parti de semblables ignorances ; quand il s’agit de l’auteur d’Hamlet, la déconvenue est grande. Si grande que, de dépit, semble-t-il, on en a conclu que nous ne savons rien, que tout est mystère. Alors, à la faveur de ce mystère, l’imagination s’est donné libre cours, comme un enfant enfermé dans une chambre peuple l’obscurité d’êtres fantastiques. Des idées fixes se sont formées, et pour les soutenir, — de fort bonne foi, d’ailleurs, — on a omis nombre de faits, — les plus intéressants, nous le verrons, — qui avaient l’inconvénient de tirer l’homme de ce néant où l’on veut le faire rentrer à toute force. En même temps, par une tendance contraire, on a grossi démesurément certains détails et on leur a donné une importance qu’ils ne sauraient avoir quand ils ne sont plus isolés. Ainsi a pris naissance un Shakspeare travesti, ombre de lui-même, n’ayant avec le vrai Shakspeare qu’une lointaine ressemblance. Ce n’est pas un portrait, c’est une caricature !

Cependant qu’on rapetissait l’auteur, on portait l’œuvre sur des hauteurs où elle disparaissait à nos yeux. Dès lors, Shakspeare ne parla plus aux foules que comme le Dieu de Moïse, « du milieu du feu, de la nuée et des ténèbres. » Ce sont les romantiques, aidés par une critique à prétentions philosophiques venue d’Allemagne, qui ont accompli cette métamorphose. Emerveillés de la richesse des pièces et dans leur mépris du siècle précédent, ils se sont pris à considérer le théâtre shakspearien non seulement comme incomparable, mais aussi comme insondable. On en a fait une de ces œuvres transcendantes qui confondent la petitesse de l’esprit humain, une sorte de Bible de la pensée moderne. Rappelez-vous l’enthousiasme délirant avec lequel Victor Hugo, chez nous, a parlé de celui qu’il place parmi les « hommes océans. » Si forte a été cette idolâtrie que les rites en sont aujourd’hui établis. L’éblouissement continue, et même ceux qui n’ont jamais lu une pièce shakspearienne sont persuadés que Shakspeare a été un de ces génies absolus qui échappent à notre jugement.

Ces deux erreurs de sens contraire, en divergeant de plus en plus, ont dissocié les éléments d’une union naturelle, créant cette idée d’une incompatibilité entre l’auteur et l’œuvre, source inépuisable d’hypothèses. La contradiction sur laquelle les anti-stratfordiens ont construit leurs théories n’aurait jamais pu exister si, à l’interprétation fidèle de la réalité, on n’avait substitué une vision fausse, fille monstrueuse d’une prévention aveugle et d’un enthousiasme irréfléchi. Et cette constatation nous impose la méthode à suivre. Pour rétablir la vérité, il suffira de reprendre les faits et de les présenter dans la simplicité de leur témoignage, débarrassés de toutes les interprétations fantaisistes qui les ont obscurcis ou infléchis.


Traçons donc à notre tour le portrait de l’auteur tel qu’il apparaît dans les documents. Et d’abord, d’où sortait Shakspeare ? Par sa mère, il était petit-fils de Robert Arden, fermier aisé de Wilmcote, et ainsi il tenait, de loin il est vrai, à l’une des plus influentes familles du Warwickshire, les Ardens de Park Hall. Du côté paternel, d’après un mémorandum conservé au College of Arms, et dont l’authenticité est inattaquable, il pouvait se vanter d’avoir eu comme ancêtres des hommes qui, « pour leurs vaillants et loyaux services, avaient été avancés et récompensés par le très sage prince, le roi Henry VII, de glorieuse mémoire. » Son père, John Shakspeare, était un marchand aisé de Stratford, gantier d’après les registres de la cité, boucher ou lainier selon la tradition. Peut-être exerçait-il les trois professions. Car c’était à coup sûr un homme d’importance. Les livres du corps de ville sont pleins de son nom et nous permettent de suivre dans le détail son active carrière. Il joua dans l’administration de Stratford un rôle de premier plan, et gravit avec une rapidité surprenante tous les degrés des fonctions municipales : surveillant de la fabrication de la bière, constable, affeeror, c’est-à-dire juge pour menus délits, chambellan, trésorier, alderman, bailli, juge de paix et enfin principal alderman. L’année 1572 mit le comble à ces petites grandeurs. « A l’assemblée du 18 janvier, les aldermen et les bourgeois de Stratford décidèrent de s’en remettre entièrement à la discrétion de M. Adrien Quiney, le bailli, et de M. John Shakspeare pour tout ce qui intéressait le bien et les affaires de la cité. »

Mais, a dit l’auteur d’Henry IV, « la fortune ne vient jamais les deux mains pleines. » A peine arrivé au faite des honneurs, l’alderman Shakspeare eut des revers. En 1578, nous apprenons qu’il contracte des dettes. Peu après, il hypothèque le domaine d’Asbies apporté en dot par sa femme ; il vend une partie de ses terres ; il est si gêné qu’on doit le dispenser de certaines taxes. En 1586, il était complètement ruiné, et par honte, ou de peur des recors, il n’osait plus aller aux séances du corps de ville.

Au moment où la pauvreté s’installa au foyer paternel, William Shakspeare avait environ quatorze ans. Il lui fallut gagner sa vie. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les gens de Stratford répétaient que le poète, avant d’entrer au théâtre, avait été apprenti boucher. Mais pourquoi n’aurait-il pas eu, étant enfant, la possibilité de s’instruire, ou, plus tard, de profiter de ses loisirs pour continuer de lire ? Aubrey, écrivant entre 1669 et 1696, nous informe que lorsque l’apprenti boucher « tuait un veau, il le faisait dans le grand style et en prononçant un discours, » ce qui était pour le moins l’indice d’une vocation littéraire déjà débordante. Et Ben Jonson, qui l’a connu intimement, lui a reproché de « savoir peu de latin et encore moins de grec. » C’est donc qu’il connaissait tout au moins les rudiments de ces deux langues. On ne peut pas aller là contre.

Que William Shakspeare ait été précoce, nous n’en saurions douter. Il avait à peine dix-huit ans, quand il s’amouracha d’une femme qui était son ainée de huit ans. Et il semble bien avoir commis le péché dont Prospero, dans la Tempête, conjure solennellement Ferdinand de s’abstenir : cinq mois après son mariage, on enregistra la naissance de sa fille Susanna. A cette révélation les anti-stratfordiens se voilent la face, comme si le génie et la chasteté étaient inséparables ! Je ne donnerai pas cet acte comme une preuve de vertu ; mais il ne me déplaît pas, je l’avoue, d’apprendre que le jeune Shakspeare avait un tempérament ardent. Cette exubérance amoureuse ne messied pas à qui veut peindre les passions humaines dans toute leur violence.

On a prétendu que Shakspeare se montra fort mauvais mari. Qu’un jeune homme de dix-huit ans se lasse vite d’une femme de vingt-six, c’est une aventure assez fréquente. « Que toujours la femme prenne un mari plus âgé qu’elle ; de cette manière elle sera de même user que lui et son pouvoir se maintiendra en équilibre, » dit le duc Orsino dans le Soir des Rois. Mais que ce soit la raison pour quoi Shakspeare quitta Stratford, rien ne nous permet même de le supposer. Au XVIIe siècle, on donnait de ce départ une explication différents. Shakspeare, avec de joyeux compagnons, aurait braconné dans le parc de sir Thomas Lucy, châtelain des environs. L’irascible propriétaire fit poursuivre les délinquants. Shakspeare se vengea en écrivant une ballade où sir Thomas était fort mal traité. D’où des persécutions nouvelles qui obligèrent le faiseur de libelles à s’éloigner du pays. Je ne vois pas pourquoi on se refuserait à admettre cette tradition. Le braconnage était, à cette époque, un divertissement très répandu et auquel se livraient les jeunes gens des meilleures familles. Simon Forman a rapporté le cas de John Thornborough qui, lorsqu’il étudiait à Oxford, passait son temps avec des camarades à « voler des daims et des lapins. » Ce qui ne l’empêcha pas de devenir évêque de Worcester et l’une des gloires de l’Eglise anglicane. Et il est remarquable que dans les Joyeuses Commères de Windsor nous trouvions une allusion à la mésaventure de Shakspeare. Car on ne saurait douter que le juge Shallow, qui accuse Falstaff d’avoir pénétré dans son parc et d’y avoir tué des daims, ne soit une amusante satire du gentilhomme de Stratford. Le jeu de mots sur Lucy et les Luces (brochets) qui figuraient dans les armes de Shallow, comme dans le blason du réel sir Thomas, en est la preuve.

Quoi qu’il en soit, Shakspeare partit de Stratford, vers 1585. et alla à Londres, alors comme aujourd’hui, rendez-vous de tous les ambitieux. Il devait être attiré par le théâtre, puisque des renseignements concordants nous le montrent s’y faufilant par la porte basse, en qualité de « serviteur » dit Dowdall, dans « une très modeste situation, » dit Rowe, comme « call-boy » ou aide-souffleur, précise Malone, un peu tardivement. Peut-être même commença-t-il par garder des chevaux à la porte pendant les représentations, comme l’a affirmé sans preuves Samuel Johnson. Mais s’il débuta humblement, il se fit vite remarquer : les vocations bien décidées ne se laissent pas étouffer. Il se vit confier des rôles ; puis il retoucha des pièces pour la compagnie. En sept ans, — ce qui n’est pas excessif pour un homme de génie, — il avait parcouru tout ce chemin. En 1592 il était déjà célèbre, à telles enseignes qu’il excitait l’envie de ses confrères. Un nommé Robert Greene, auteur prolifique de romans et de pièces qui eurent un certain succès, homme d’ailleurs de peu de scrupules, débauché et querelleur, dans un pamphlet écrit sur son lit de mort, laissa percer sa jalousie contre ceux qui l’avaient remplacé dans la faveur du public. Il attaqua surtout l’un d’eux, « un parvenu paré des plumes de ses prédécesseurs, » et qui,


Cachant un cœur de tigre dans la peau d’un acteur.


s’imagine être aussi capable de faire ronfler le vers blanc que le meilleur d’entre les écrivains. Or, le vers cité parodiait un vers d’Henri VI, et, afin que nul ne s’y trompât, Greene qualifia son ennemi « d’ébranle-scène — shake-scene — du pays, » faisant un transparent jeu de mot sur Shakes-peare. Le sens de cette diatribe est clair, bien qu’on feigne parfois de le discuter. Ce qui irritait cet envieux, c’était de voir un simple acteur, « un bouffon orné des couleurs » des autres, prétendre écrire des pièces tout comme les dramatistes d’éducation universitaire. C’est un texte bien gênant pour les anti-stratfordiens : aussi n’aiment-ils pas s’y attarder.

Cependant Shakspeare n’avait pas renoncé à son métier d’acteur. Nous savons qu’à la Noël de 1594 il joua deux fois devant la reine comme membre de la troupe du grand chambellan. C’était la plus fameuse des compagnies du temps et elle avait toujours été patronnée par de très puissants seigneurs. Elle avait d’abord appartenu au comte de Leicester ; en 1588, elle était passée au service de Lord Strange, comte de Derby : depuis 1594, elle était sous la protection du grand chambellan, Henry Carey, lord Hunsdon.

Prenant texte d’un décret royal qui énumère les historiens parmi les vagabonds, on va répétant que la situation de comédien, au XVIIe siècle, était méprisée. Mais il faut faire une distinction. Sans doute les troupes ambulantes, qui allaient de ville en ville, pouvaient souvent, à juste titre, être assimilées aux mauvais sujets qui infestaient les routes de la vieille Angleterre. Mais il n’en allait pas de même, — et le statut en question faisait soigneusement la différence, — des troupes « appartenant à quelque baron du royaume ou autre personnage honorable de rang plus élevé. » Celles-ci faisaient partie de la maison du gentilhomme dont elles portaient le nom. Et nous savons que certains acteurs, dans le Londres d’alors, jouaient volontiers au grand seigneur.

On pouvait voir, dit une satire de 1602, ceux qui « autrefois auraient voyagé, leur paquet sur le dos, aller maintenant à cheval par les rues, sous l’œil admiratif de la foule, se rengorgeant dans de somptueux costumes de satin, suivis d’un page... Ils achetaient des terres et on en faisait des chevaliers. » C’est précisément, nous allons le voir, le cas de Shakspeare. « Serviteur » du cousin de la reine, le tout-puissant Lord Hunsdon, il avait ses entrées à la Cour. Là, il pouvait se concilier les bonnes grâces des seigneurs qui se piquaient de lettres. D’après Sir William Devenant, Lord Southampton, — celui-là même à qui sont dédiés Vénus et Adonis et Lucrèce, — avait pris notre acteur en telle affection qu’il lui donna en une seule fois mille livres. Heming et Condell nous ont d’autre part rapporté que les comtes de Pembroke et de Montgomery avaient comblé leur auteur préféré de marques de faveur. Shakspeare était également connu du comte de Rutland, pour qui il composa une « devise, » à l’occasion du tournoi donné à Whitehall, le 24 mars 1613.

Et sur les talons du succès marcha la fortune. On peut constater, en effet, que, par un synchronisme significatif, du moment où William Shakspeare réussit à Londres, on voit son père, à Stratford, surmonter ses difficultés pécuniaires. Dès 1587, John Shakspeare cherche à purger l’hypothèque qui grevait le domaine d’Asbies et offre de rembourser son créancier, John Lambert. Il engage à son tour des procès pour recouvrer des dettes. Il recommence à jouer un rôle dans sa ville. En 1596, il a si bien relevé la tête qu’il juge le moment venu de se faire octroyer des armoiries. De ceci les anti-stratfordiens parlent peu, ou point. Il est pourtant indiscutable que. John Shakspeare adressa une demande au College of Arms. Rien ne manquait à ses titres, dûment énumérés. Il invoque le fait, qu’il a été bailli, juge de paix et principal magistrat de Stratford, et qu’il possédait des terres dépassant en valeur la somme de cinq cents livres. Il rappelle que ses ancêtres avaient déjà été distingués par le roi Henry VII et il n’oublie pas de mentionner son mariage avec la fille et héritière d’Arden, gentleman. C’était avoir plus de droits qu’il n’était nécessaire et, — contrairement à ce qu’on a prétendu sans raison, — John Shakspeare obtint les armes convoitées : « D’or sur bande de sable, une lance du premier, et pour cimier ou ornement un faucon, aux ailes étendues argent, debout sur une tresse de ses couleurs, tenant une lance d’or acérée, » avec pour devise : « Non sans Droict. » Encore aujourd’hui on peut voir ce blason sculpté sur le monument que la famille éleva a Shakspeare dans l’église de Stratford.

On a supposé que William Shakspeare poussait son père en cette affaire. C’est bien possible, c’est même certain. Car notre acteur était évidemment entiché de noblesse : le reste de sa vie va le prouver-Et dès que son père eut reçu ses armoiries, il se mit en devoir d’acheter New Place, une maison seigneuriale bâtie à Stratford par Sir Hugh Clopton. Shakspeare la restaura et, au XVIIe siècle, c’était la plus belle demeure de la ville, si bien que la reine Henriette, traversant le Warwickshire, en 1643, la choisit pour y tenir sa cour.

C’est à ce moment que dut naître chez Shakspeare le désir d’aller un jour mener la vie du châtelain aisé dans sa ville natale. Je constate, en tout cas, que les pièces shakspeariennes écrites vers cette époque (1596-1598) sont pleines de souvenirs de Stratford. L’induction de la Mégère apprivoisée (1596-1597) met en scène un certain Christopher Sly, le fils du vieux Sly de Burton-Heath. Or, un Stephen Sly habitait Stratford et à Barton-on-Heath résidait John Lambert, ce parent qui avait pris hypothèque sur le domaine des Shakspeare. C’est à Wincot, à l’auberge de Marion Hackett, que Sly, le joyeux chaudronnier, avait l’’habitude de s’enivrer ; et une famille Hackett vivait précisément dans la paroisse de Quinton dont Wincot faisait partie. C’est dans les Joyeuses Commères de Windsor (1598), on s’en souvient, que se trouve l’allusion à Sir Thomas Lucy, le vieil ennemi de Shakspeare. Dans la deuxième partie d’Henry IV (1598) la maison du juge Shallow est placée dans le Gloucestershire, comté sur les limites duquel s’étendait la commune de Stratfond, et il est fait mention des collines voisines du Cotswold, célèbres pour leurs fêtes rustiques. Quand Davy demande au juge, son maître, de soutenir William Visor de Wincot contre Clement Perkes de la Colline, il donne les noms de personnages qui demeuraient près de Stratford : un cousin de Shakspeare avait même épousé la fille d’un John Perkes de Snitterfield. L’auteur, convenons-en, prenait un singulier intérêt aux lieux et aux gens que l’acteur Shakspeare pouvait connaître !

Une chose est certaine : William Shakspeare ne cessa pas de se rattacher par tous les moyens au lieu de sa naissance. Bien qu’il habite Londres, il considère Stratford comme son domicile légal. Désormais, dans tous les documents juridiques, il se fait appeler « Mr William Shakspeare de Stratford-on-Avon, » et il ne manque jamais de faire suivre son nom du titre de « gentleman, » auquel il avait maintenant droit. Pour soutenir son rang, il arrondit son domaine, achetant tout ce qui était achetable, Il pouvait le faire aisément, car il n’avait pas besoin d’être cupide pour s’enrichir : l’argent affluait de toutes parts. Nous avons vu que le métier d’acteur était fort lucratif. Mais à ces profits réguliers s’ajoutaient les libéralités que Shakspeare recevait de la Cour et de ses protecteurs. En outre, depuis 1598, il était actionnaire du théâtre du Globe : ce qui constituait pour lui une abondante source de revenus. On a calculé qu’il devait gagner bon an mal an, près de six cents livres, soit l’équivalent d’une centaine de mille francs en monnaie d’aujourd’hui.

Et comme il arrive à ceux qui possèdent de l’argent en abondance, il fit des placements et eut des procès pour faire rentrer de mauvaises créances. C’est sur l’existence de ces procès qu’a été fondée l’accusation d’usure dont dont s’arment bruyamment les anti-stratfordiens. On peut se demander, à vrai dire, pourquoi un homme préoccupé de ses intérêts ne pourrait pas être en même temps un grand écrivain. A ce compte, il faudrait rayer de notre littérature Balzac, ce Shakspeare du roman français, dans la vie duquel, on le sait, les questions d’argent ont tenu une si grande place. Mais ce que l’on n’a pas remarqué, c’est que la plupart du temps Shakspeare n’intervenait pas directement dans ses affaires. Il ne paraissait même pas à Stratford pour signer les actes d’achat. Il s’en remettait du soin de gérer sa fortune à son frère ou à son cousin Thomas Greene. C’est en particulier Greene qui agit contre John Addenbrooke et sa caution Horneby.

On a fait beaucoup de bruit autour de ces poursuites. La vérité est que cet Addenbrooke, transformé gratuitement en pauvre diable, est qualifié dans les documents de « generosus » ou « gentleman : » il était de petite noblesse. D’autre part, il ne s’agissait pas de recouvrer une dette ordinaire, comme on le répète à tort, mais de faire respecter un droit établi par lettres patentes du roi Edward VI, — probablement quelque redevance se rapportant aux dîmes dont Shakspeare avait acheté le fermage en 1605. Et voilà comment sur de fausses interprétations on a fondé une accusation de cupide cruauté. Pourtant il suffit de lire attentivement les pièces du procès pour y voir clairement énoncé ce que j’affirme ici. Mais les lit-on seulement ? En revanche, plusieurs documents disent une tout autre histoire. Ce n’est assurément pas un hasard si nous n’entendons plus parler de procès, dès l’instant où Shakspeare s’est retiré à Stratford, et où par conséquent il s’occupe de ses affaires en personne. Quand des gens étaient dans l’embarras, ou quand la ville se trouvait à court d’argent, c’est à Shakspeare, qualifié d’« affectionné concitoyen » que l’on s’adressait. Et « M. Shakspeare » déliait aussitôt les cordons de sa bourse. Au surplus, si les vers qu’on lui attribue sur John-a-Gombe, surnommé Dix-pour-Cent, sont bien de lui, il ne ménageait pas ses railleries aux prêteurs rapaces. Etrange usurier qui se moquait de l’usure !

Cependant qu’il se préparait une retraite à Stratford, Shakspeare menait à Londres une vie non exempte d’incidents. Nous avons, quoi qu’on en ait dit, sur son séjour dans la capitale des renseignements qui nous permettent de saisir l’homme dans quelques-unes de ses attitudes caractéristiques. Manningham nous a transmis dans ses Mémoires, à la date du 13 mars 1601, une anecdote fort peu édifiante, je l’avoue, mais qui ne manque pas de saveur si elle se rapporte à l’auteur des Joyeuses Commères de Windsor. Au temps où Richard Burbage jouait le rôle de Richard III, nous dit-on, une dame de la Cité était à ce point éprise de cet acteur fameux qu’avant de quitter le théâtre, elle l’invita à venir chez elle cette nuit-là sous le nom de Richard III. Shakspeare ayant surpris la conversation se présenta le premier, fut bien accueilli et était à son affaire quand arriva un message disant que Richard III était à la porte. Sur quoi Shakspeare fit répondre que Guillaume (William) le Conquérant venait avant Richard III. Assurément, celui qu’on voudrait faire passer pour un sot illettré ne manquait pas d’esprit.

Quand Jacques monta sur le trône, il prit la troupe de Burbage sous sa protection et Shakspeare devint « serviteur du Roi. » Encore un fait que les anti-stratfordiens oublient volontiers. Il a cependant quelque importance ; car notre acteur, de ce jour, prenait rang parmi les petits officiers de la Cour, et marchait avec les « Grooms » de la Chambre Royale. C’est en cette qualité que Shakspeare reçut de la Garde-robe quatre mètres et demi de drap écarlate pour le manteau qu’il devait porter, lors du couronnement, dans le cortège où il figura à sa place.

Nous savons aussi que, vers 1602-1604, il habitait dans la même maison qu’un perruquier français de Silver Street, un nommé Christophe Montjoie, originaire de Crécy. Dans la famille de notre compatriote Shakspeare se trouva jouer un rôle assez curieux. Ce Montjoie avait une fille Marie, qui l’aidait dans son métier. Il employait aussi un autre Français répondant au nom de Stephen Bellot. Stephen était, semble-t-il, le type du bon apprenti et dame Montjoie se dit que ce pourrait être un parti acceptable pour sa fille en même temps qu’un successeur tout trouvé pour la maison. Mais comment ouvrir les yeux de Bellot ? On s’adressa au locataire, M. Shakspeare. Faisait-on fond sur son éloquence ou sur sa bonté ? Je ne sais, mais le trait prouve tout au moins qu’on voyait en lui un homme sûr et complaisant. On lui demanda d’être le porteur de propositions alléchantes : Marie et avec elle cinquante livres de dot ! « M. Shakspeare » accepta et fit comme les bons auteurs dramatiques qui finissent leurs pièces par un mariage : il décida Bellot à demander Marie.

Mais la comédie faillit tourner au drame. Le beau-père et le gendre se querellèrent, et huit ans plus tard, en 1612, Bellot mena Montjoie devant les tribunaux, réclamant la dot qui, prétendait-il, n’était pas encore payée. « M. Shakespeare de Stratford-on-Avon, gentleman, âgé de quarante-huit ans, » fut cité comme témoin. Et nous avons sa déposition. Il ne peut que répéter ce que d’autres avaient déjà affirmé : il était exact qu’il se fût entremis dans ce mariage. Mais son désir de rester neutre est évident et il se refuse à prendre parti. Il distribue des mots aimables de droite et de gauche ; pour le reste, il ne se souvient ni de l’importance de la dot, ni de la date à laquelle elle devait être payée. M. Shakspeare méritait certainement l’épithète de « gentil » que ses contemporains lui décernaient.

On place aussi vers l’année 1602 son aventure avec la belle hôtelière d’Oxford. Au cours de ses voyages entre Londres et Stratford, il fit, parait-il, la connaissance de la vive et spirituelle Mrs Davenant. Nous avons vu qu’il savait plaire aux femmes. Et en 1606 naquit William Davenant, le futur auteur dramatique, qui passait pour le filleul — ou le fils — de Shakspeare. Mais qu’y a-t-il de vrai dans cette histoire ? Elle commença à se répandre vers 1680 et d’une façon assez étrange. Peut-être n’a-t-elle aucun fondement dans la réalité.

Cependant le moment était venu de réaliser le grand rêve. Shakspeare avait fait œuvre de travailleur infatigable. Il possédait de l’argent plus qu’à suffisance, et il avait pu reconstituer la fortune paternelle à l’endroit même où elle s’était écroulée. Depuis 1601, il avait succédé à son père comme chef de famille. Sa fille Susanna avait épousé John Hall, médecin réputé de Stratford. Shakspeare jugea qu’il pouvait maintenant aller jouir parmi les siens de la considération due à ceux qui savent perpétuer le foyer fondé par leurs ancêtres. Vers 1611, il se retira dans sa ville natale.

Si nous en croyons des souvenirs qui ont persisté pendant tout le XVIIe siècle, il aurait mené une vie fastueuse, dépensant, a dit John Ward, le « vicaire » de Stratford, jusqu’à mille livres par an, somme énorme pour l’époque et qui correspondait à quelque deux cent mille francs de notre monnaie. . Il n’aurait pas non plus dédaigné de se mêler au monde bruyant des tavernes où, tout en étudiant parfois quelque type curieux, il prenait part avec entrain à d’éloquentes buveries. Ce n’est pas impossible. N’oublions pas que Shakspeare vivait dans la vieille Angleterre, le pays des chansons, du rire, des aventures et des copieuses libations, — le pays de Falstaff, enfin ! C’est même d’une fièvre contractée à la suite d’une trop joyeuse réunion où figuraient ses vieux amis Ben Jonson et Drayton que Shakspeare serait mort en 1616. Il est certain que la maladie vint subitement. On n’eut même pas le temps de mettre au propre le testament préparé par le notaire et c’est sur un simple brouillon que Shakspeare apposa sa signature, dont l’écriture tremblée révèle, d’une manière tragique, l’épuisement du moribond.

On a beaucoup épilogué sur ce testament. On a reproché à Shakspeare de n’avoir pas mentionné ses œuvres ni inventorié sa bibliothèque. Comme s’il était habituel dans des actes dressés par un notaire de faire des examens de conscience intellectuels ou de prévoir la curiosité de la postérité ! Le document, pour qui sait le lire, est rédigé dans la forme la plus naturelle. L’homme à prétentions aristocratiques qu’était Shakspeare a voulu transmettre sa fortune à un seul de ses enfants, dans l’espoir avoué de la voir passer à des héritiers mâles par droit de primogéniture. C’est pourquoi il institue sa fille aînée légataire universelle. Cette clause le dispensait naturellement d’énumérer en détail ses possessions ; et elle explique qu’il n’ait réservé à sa femme qu’un souvenir, son « second lit, » soit qu’il eût déjà de son vivant, pourvu à son avenir par une dotation, soit enfin, plus simplement, qu’il fût sûr des bons sentiments de sa fille. Au surplus, rémunération des legs particuliers révèle chez le mourant le souci d’être juste et de donner à tous ceux qui l’approchèrent un témoignage de son affection. A sa seconde fille Judith il laisse trois cents livres et sa coupe en vermeil ; à sa petite fille son argenterie ; à sa sœur, — délicate attention, — la jouissance de la maison paternelle de Henley Street, plus vingt livres et des vêtements ; à ses trois neveux, cinq livres chacun ; à son filleul, vingt shillings ; à son ami Thomas Combe, son épée ; de petites sommes à plusieurs de ses concitoyens ; aux pauvres dix livres. Il se rappelle même les vieux camarades de théâtre, restés a Londres, Heming, Burbage, Condell, et il lègue à chacun d’eux vingt-six shillings huit pence pour acheter une bague.

L’homme qui venait de disparaître avait fait une impression profonde sur ses contemporains. Si, au XVIIe siècle, on n’est pas allé aussi loin dans l’admiration extatique qu’au XIXe siècle, on ne se rendait pas moins compte que Shakspeare laissait loin derrière lui les meilleurs dramatistes. Les foules marquaient leur préférence en emplissant le théâtre toutes les fois que l’on jouait l’une de ses pièces. Son nom devint rapidement un appât dont les éditeurs peu scrupuleux se servaient pour faciliter la vente de leurs publications. Les œuvres du temps sont pleines d’allusions à son théâtre ; on citait des phrases de lui comme on le faisait des meilleurs parmi les anciens. On le discutait même à la scène ; dans le Return from Parnassus, joué à Saint-John’s College, Cambridge, vers 1601-1602, Burbage et Kempe, s’entretenant des écrivains du moment, affirment bien haut que leur « camarade Shakspeare l’emporte sur tous ses rivaux, sans même omettre Ben Jonson. » Il est impossible de résumer tous les éloges qui, depuis 1598, année où le critique Meres compara Shakspeare à Plaute et à Sénèque, sont allés à celui que l’on considérait comme la gloire du théâtre anglais.

Naturellement de ces éloges la meilleure part s’adresse à l’écrivain. Mais il est faux qu’au travers de ces appréciations l’homme ne se puisse jamais entrevoir. Henry Chettle, auteur qui eut quelque vogue entre 1590 et 1603, s’excusant d’avoir publié l’attaque de Greene dont il a été parlé plus haut, et voulant réhabiliter l’acteur dénigré injustement, a rendu hommage à « sa conduite civile » et à « la droiture de son caractère, preuve de son honnêteté. » Nous avons surtout l’opinion de Ben Jonson. Ce témoignage est d’une importance singulière : il suffit sans autre pour détruire toutes les thèses anti-stratfordiennes. Ben Jonson était lui-même acteur et auteur ; il était au courant des moindres bruits qui circulaient dans le milieu des théâtres et des lettres ; il entretenait commerce d’amitié avec Shakspeare, à qui il avait confié un rôle dans deux de ses pièces : Evrery Man in his Humour (1598) et Séjan (1603). D’après Sir Nicholas l’Estrange, il aurait même pris Shakspeare comme parrain de l’un de ses enfants. Si quelqu’un pouvait donc juger notre auteur avec pleine connaissance des faits et du fond du cœur, c’était Ben Jonson. Et en effet, aussi bien dans l’élégie de circonstance écrite pour l’in-folio de 1623 que dans ses notes ou Discoveries (qui n’étaient pas destinées à la publication), il a parlé de Shakspeare en des termes où l’on sent trembler une affection sincère pour un rival dont la gloire était peut-être inquiétante, mais qui avait su, par ses manières séduisantes, amadouer toute jalousie et forcer le chemin de ce cœur loyal, quoique rude : « J’aimais l’homme, a-t-il dit, et j’honore sa mémoire en deçà de l’idôlatrie, autant que personne. Il était en effet honnête et d’un naturel ouvert et franc. » (Notez que ce sont presque les termes dont s’était déjà servi Chettle.) Dans les vers polis et sincères de Shakspeare Ben Jonson voit comme le reflet de « l’esprit et des manières » du poète qu’il pleure. Et il l’appelle tendrement : « Mon Shakspeare ! Mon bien-aimé ! Doux cygne d’Avon ! Mon gentil Shakspeare ! »

Et tous ceux qui ont connu Shakspeare, ses confrères en poésie comme Skoloker, ses camarades de théâtre comme Heming et Condell, les bourgeois de Stratford comme Richard Quinev, répètent : « Doux Shakspeare ! Gentil Shakspeare ! Bienveillant (friendly) Shakspeare ! » Cette unanimité est saisissante. Ces épithètes, à n’en pas douter, devaient résumer avec exactitude la. qualité essentielle de Shakspeare, celle qui frappait tout d’abord, comme elle perce encore aujourd’hui au travers des documents. Elles suffisent presque pour peindre l’homme, car elles disent éloquemment, mieux peut-être que de longues descriptions, ce qui faisait l’irrésistible charme de la nature de Shakspeare : la facilité de l’abord, la douceur des manières, l’agrément de la conversation, la bonté naturelle, la sûreté des rapports, l’ouverture de cœur, cette puissance de sympathie, en un mot, qui est le propre des âmes bien nées, et de ceux qui, ayant vécu et connaissant par expérience le bon et le mauvais de la vie, sont acquis à l’indulgence et recueillent en retour l’amour de leurs semblables.

Tel est l’homme que les documents, interrogés sans prévention, nous permettent d’évoquer. Ce portrait est bien différent de l’image grotesque que l’on voudrait imposer à notre bonne foi. Celui que l’on nous présente comme un rustre avait en réalité vu le jour dans cette bourgeoisie commerçante, intelligente et probe, de bon conseil et active, où les Tudors, en rois avisés, n’hésitaient pas à recruter leur meilleurs serviteurs : témoins le cardinal Wolsey et le grand chambellan Thomas Cromwell. Par sa mère il tenait même à la noblesse du comté. Le « valet d’acteurs » que l’on affirme avoir végété dans un milieu vulgaire et méprisé fut protégé par de très grands seigneurs, eut ses entrées à la Cour et « charma la reine Elisabeth et le roi Jacques. » Il avait d’ailleurs des prétentions à la naissance et il vit ces prétentions officiellement reconnues par l’attribution d’un blason. L’usurier impitoyable était simplement un homme à qui la fortune avait souri, et qui, ayant reçu la récompense due à son mérite, vivait sur un grand pied, se montra toujours serviable et sut se faire aimer.

Car celui que l’on prétend avoir été sans amis gagnait par la douceur de son caractère les gens qui l’approchaient et il avait même trouvé grâce devant le plus bourru de ses rivaux littéraires. Cet illettré, — ne voit-on pas à quel point la chose eût été invraisemblable ? — passait au su de tout le monde pour le plus grand dramatiste de son temps. Ajoutons un trait qui domine tous les autres et les unit : la valeur vraiment humaine de son existence. S’il se faisait surtout remarquer par ses qualités, Shakspeare semble avoir eu aussi sa part de faiblesses ; en tout cas, son expérience fut sans égale. Il avait fréquenté tous les milieux : milieu du peuple et de la bourgeoisie dans son enfance ; milieux hétéroclites, parfois louches, des tavernes, tout le long de sa carrière d’acteur ; milieux aristocratiques aux heures du succès et de l’intimité avec ses protecteurs. En vérité, on ne pourrait souhaiter vie mieux faite pour expliquer une œuvre qui a donné une peinture si exacte et si complète de toutes les conditions humaines.


Mais n’anticipons pas. Prenons maintenant le second terme de l’opposition d’où sont issues toutes les thèses anti-stratfordiennes, et projetons la lumière des faits sur l’œuvre comme nous l’avons projetée sur la biographie. Certains critiques, avons-nous dit, ont trouvé dans le théâtre shakspearien de multiples manifestations du savoir de l’auteur. Shakspeare aurait été ainsi organisé qu’il absorbait voracement les connaissances les plus diverses. Il aurait approfondi le droit, l’histoire, les littératures modernes et antiques, la médecine, la botanique, l’ornithologie, les sports, etc. On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer les sciences où Shakspeare serait passé maître.

Quand on examine les preuves avancées par ces enthousiastes, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’elles sont d’une futilité incroyable. Ceux qui ont voulu démontrer l’étendue de l’érudition shakspearienne ont été abusés par leur propre ardeur. A force d’accumuler les commentaires autour de l’œuvre, ils ont fini par ne plus distinguer le texte d’avec l’exégèse, et ils ont porté au crédit de Shakspeare ce qui était simplement la poussière soulevée par eux-mêmes au cours de leurs laborieuses recherches. Quand on se reporte aux pièces, et qu’on les débarrasse du fatras sous lequel on les a ensevelies, il faut bien se rendre à l’évidence et constater que les passages d’où l’on a conclu à l’omniscience de Shakspeare sont fort peu nombreux et, en général, d’une parfaite insignifiance. Prenons, puisqu’on nous y convie, les allusions à l’antiquité classique. Aussi bien, c’était, à l’époque de la Renaissance, la pierre de touche du savoir. Piller les anciens pour coudre des lambeaux de leurs idées sur la toile de son style était une habitude à laquelle aucun écrivain ne pouvait se soustraire, car de la richesse de cette ornementation dépendait toute réputation de bel et bon esprit. Et Shakspeare a sacrifié à cette mode tyrannique. Mais alors qu’un Ben Jonson a littéralement recouvert sa pensée de ces incrustations étrangères, tellement son cerveau était encombré de phrases latines et grecques, il faut souvent tourner des dizaines de pages dans l’œuvre shakspearienne avant de tomber sur quelque souvenir antique. Il y a des pièces où les allusions sont en quantité négligeable : dans Othello j’en ai relevé six, trois dans Richard II, dans Mesure pour Mesure deux seulement.

Quand on détermine le genre de ces emprunts, on s’aperçoit vite qu’ils appartiennent tous à ce fonds commun, composé de phrases ressassées, où chacun pouvait à l’époque s’approvisionner de citations à peu de frais. Et ce qui, dans le cas de Shakspeare, montre bien le caractère purement mécanique du procédé, c’est que notre auteur, quand il rappelle quelque légende ou quelque anecdote historique, n’en retient que le trait le plus banal ; et il le présente de la manière la plus vague, comme si les faits n’étaient pas suffisamment présents à sa mémoire pour donner le branle à son imagination. Dans les pièces citées plus haut, par exemple, il a pris comme termes de comparaison : les ailes de Cupidon, la hauteur de l’Olympe, les têtes de l’hydre, le tonnerre de Jupiter, le visage de Diane, le feu de Prométhée ; — le tempérament guerrier de Mars, la chute de Phaéton, les flots de Neptune ; — la rivalité de César et de Pompée et la statue de Pygmalion. Jamais un détail précis ou rare qui nous permette de supposer une connaissance vraiment intime de l’histoire ou de la mythologie ancienne. En réalité, il n’y a pas une seule de ces allusions qui n’ait pu être acquise par un homme sans culture, simplement en écoutant parler les gens ou en regardant les tapisseries et les tableaux qui ornaient les maisons élizabethaines.

Les contemporains, eux, ne s’y trompaient pas. Ils avaient tous remarqué combien Shakspeare était peu familier avec les œuvres de l’antiquité. Ben Jonson relevait cette insuffisance de son ami quand il lui reprochait de « savoir peu de latin et encore moins de grec. » L’auteur du Jonsonius Virbius est même allé jusqu’à laisser entendre que Shakspeare comprenait à peine le latin. Ce fait était si évident que l’on s’en servait comme d’un témoignage pour ou contre Shakspeare, dans les comparaisons qu’on établissait à satiété entre lui et le pédantesque Ben Jonson. Rowe a rapporté à ce propos une anecdote significative. Un jour sir John Suckling, sir William Davenant, Endymion Porter, M. Haies d’Eaton et Jonson discutaient les mérites de Shakspeare. Sir John Suckling prenait sa défense, tandis que Ben relevait « son manque de savoir et son ignorance des anciens. » Mr Hales, qui avait écouté en silence, à la fin, impatienté, s’écria : « Si Mr Shakspeare n’a pas lu les Anciens, du moins ne les pille-t-il pas. » On ne saurait mieux dire. Il y a peu d’écrivains appartenant à la période de la Renaissance qui aient moins tiré de ce que l’on regardait à cette époque comme l’inépuisable et unique source de toute sagesse.

On pourrait faire les mêmes observations sur les autres sciences dont on a généreusement prêté la connaissance à Shakspeare. Les termes de droit dont il s’est servi ne sortent pas du vocabulaire limité qu’un homme ayant hérité, passé des contrats, acheté et vendu des propriétés, engagé des procès, pouvait retenir, sans même y prendre garde : ce sont les termes les plus usuels du jargon juridique. De même les comparaisons empruntées à la fauconnerie étaient d’usage courant, traînaient chez tous les poètes, et, si elles nous paraissent étranges, c’est parce que ce sport a complètement disparu de notre vie. Il n’était pas non plus nécessaire d’avoir pâli sur les livres d’histoire naturelle pour savoir que les vipères sortent par le beau temps, que la fourmi ne travaille pas en hiver, que les chenilles rongent les feuilles, que les papillons ne montrent leurs ailes enfarinées qu’en été ; — ou encore, que l’ivraie et les mauvaises herbes poussent au milieu du blé, que les bardanes s’accrochent aux vêtements, que le pavot a une vertu soporifique, que les osiers croissent le long des ruisseaux murmurants et que les narcisses paraissent en mars avant les hirondelles. Cartels sont, — on peut s’en assurer en ouvrant une pièce au hasard, — et le genre et la portée des remarques que Shakspeare a faites sur le monde animal ou végétal.

Et à côté de ces notions si modestes, combien d’erreurs décelant chez notre auteur l’ignorance de tout ce qui, ne pouvant être acquis par l’usage de la vie, doit nécessairement s’apprendre dans les livres ! Est-il besoin de rappeler les bévues historiques qu’il a naïvement lâchées dans nombre de ses pièces ? Je ne parle pas de son mépris pour la couleur locale : on n’avait pas de son temps le goût des reconstitutions savantes. Mais Shakspeare commet des anachronismes difficiles à expliquer chez « l’un des hommes les plus instruits qui aient jamais existé, » — lorsqu’il fait, par exemple, citer Aristote par Hector ou qu’il suppose l’usage de l’artillerie au XIe siècle. Il y a aussi dans son esprit des lacunes surprenantes, à moins d’admettre que ce Rubens du drame historique ne connaissait de l’histoire anglaise que les pages se rapportant aux sujets qu’il mettait à la scène. Et que dire de ses fantaisies géographiques ? Dans son imagination, tous les pays devenaient de vagues contrées dont l’unique caractéristique consistait à être placées au bord de la mer Sans parler de la Bohême, Vérone, Padoue, Milan possèdent indistinctement un port où les personnages débarquent et d’où ils s’embarquent à volonté. Je crois bien que pour Shakspeare la terre n’existait qu’à l’image de l’Angleterre, cette « île précieuse enchâssée dans une mer d’argent. » Jamais écrivain de génie n’a fait montre d’une pareille simplicité intellectuelle, toutes les fois qu’il lui fallait quitter le monde de l’expérience et des intuitions psychologiques pour s’engager dans les dédales compliqués du savoir.

Médiocre « érudit, » Shakspeare n’a pas eu davantage la passion de la métaphysique. Ici encore on a voulu voir en lui un écrivain qui aurait atteint au faîte de la sagesse humaine : il aurait pénétré les mystères les plus obscurs et dévoilé le sens caché de toutes choses ! Certes Shakspeare nous a donné de l’univers une représentation d’une complexité incomparable. Il a noté les troublantes antinomies dont notre âme est composés. Il a eu le sentiment aigu de l’angoissante énigme de l’existence. Mais on peut affirmer hardiment que de cette énigme il n’a jamais cherché à donner une explication. Il n’a pas connu la joie, qui est celle du manipulateur d’idées pures, d’errer dans les chemins indécis de la spéculation, à la poursuite d’une vérité que l’on essaie d’emprisonner dans les filets d’un système. Il y a dans son œuvre tous les éléments d’une métaphysique ; mais ils s’y trouvent, comme dans la vie, à l’état de pensée implicite et encore engagés dans la complexité des choses d’où il reste à les extraire. On peut, avec les trésors d’observation amassés dans ses pièces, composer la donnée de tous les grands problèmes qui ont exercé l’ingéniosité des philosophes depuis que le monde existe. Mais Shakspeare n’a pas eu le désir de résoudre ces problèmes ; il n’a même pas tenté de les formuler clairement. Il a pétri son œuvre de passions, de vices ; de vertus, de ridicules, d’actes, de gestes, jamais de dissertations ni de théories. Ce n’est pas un penseur original, — pas même un penseur au sens modeste du mot,

Faire ces constatations, ce n’est pas diminuer l’œuvre ; c’est, au contraire, la mettre en sa vraie place et permettre de mieux apprécier ce qui en fait la grandeur. Ayant à défendre Shakspeare contre le reproche d’ignorance qu’on lui adressait de toutes parts au XVIIe siècle, Dryden avait déjà remarqué très justement : » Ceux qui l’accusent d’avoir manqué de savoir, lui accordent en réalité le plus grand des éloges. Il était savant naturellement ; il n’avait pas besoin des lunettes des livres pour lire la nature ; il lui suffisait de regarder en lui-même, et il la trouvait là » Dire, en effet, de Shakspeare qu’il ne s’est pas livré aux abstraites jouissances que procure l’érudition ou la philosophie, c’est tout simplement signaler chez lui l’absence de certaines aptitudes, inutiles à l’auteur dramatique et qui peuvent même, quand elles sont trop développées, paralyser cette faculté très particulière que l’on appelle le don du théâtre.

Le théâtre est le moins intellectuel des genres littéraires. Il a sa technique et ses moyens d’expression, qui sont très différents de ceux du roman ou de la poésie. L’auteur dramatique qui veut nous communiquer sa vision du monde, n’a pas recours à la description et à l’analyse ; il ne fait pas appel à notre esprit pour évoquer les milieux et les êtres. Il agit sur le spectateur directement et par l’intermédiaire des sens. Il n’a pas à éveiller l’idée des choses en s’adressant à notre entendement : il reproduit les choses elles-mêmes. Il ne raconte pas des actes : il les montre s’accomplissant sous nos yeux. Il n’a pas à interpréter les passions, puisque ces passions se manifestent devant nous dans leur emportement ! Pour reproduire l’image de la vie, le dramatiste ne devra donc pas combiner à froid les sentiments ; il devra être avant tout doué d’une sensibilité spéciale qui lui permettra d’imaginer, engendrés d’un seul coup et en pleine action, les êtres auxquels son esprit donne naissance. Toute intervention de l’attention ou de la réflexion ne pourrait qu’étouffer on lui la vibration de cette sensibilité et glacer le pouvoir de susciter comme dans un rêve éveillé la vision dramatique.

Or cette imagination Shakspeare l’a possédée à un degré suprême, et c’est surtout par elle qu’il est Shakspeare. Il appartient à cette classe d’écrivains privilégiés qui recréent la vie bien plus qu’ils ne la copient. Doué d’une sympathie universelle, il pouvait dépouiller sa propre personnalité, vivre l’existence des autres, s’identifier avec les êtres qu’il évoquait, partager leurs joies et leurs peines. Il était littéralement ce qu’il lui plaisait d’être. Son âme passait de corps en corps et se transformait indéfiniment. Il ressentait avec une égale force les titaniques révoltes d’un Lear et l’angélique soumission d’une Desdémone ; la canaillerie vantarde et luxurieuse d’un Falstaff et la vertu sévère, la pureté immaculée d’une Isabelle ; l’honnêteté intransigeante d’un Kent et les fourberies cyniques d’un Iago ; les tendres pudeurs d’une Cordelia et les inassouvissables sensualités d’une Cléopâtre ; les élégances alanguies d’un grand seigneur et les grossiers appétits d’un rustre ou d’un filou. On dirait qu’il avait recueilli en lui et élaboré les expériences et les sentiments de toutes les conditions humaines.

C’est pourquoi il est impossible de soutenir que le théâtre shakspearien soit essentiellement aristocratique. Shakspeare n’eût pas été de son temps s’il n’avait pas fait dans ses pièces une large place aux puissants de la terre, et s’il n’avait pas complaisamment montré à son public les préoccupations politiques, les intrigues, les affectations mondaines de la classe qui, dans une société fortement hiérarchisée, attirait tous les regards. Mais ce serait rétrécir singulièrement son œuvre que d’en faire avant toute chose une peinture des milieux princiers. Comment certain critique a-t-il pu affirmer que « presque tout le théâtre shakspearien, à une ou deux exceptions près, se déroule dans les cours des rois ou chez les grands, » quand la formule dramatique de Shakspeare consiste précisément à mélanger intimement tous les tons ? Même dans les pièces historiques l’auteur s’évade sans cesse des palais et nous invite, avec un plaisir manifeste, à courir les aventures par les grandes routes et jusque dans les bouges. Shakspeare n’a jamais admis ces distinctions littéraires qui excluent les êtres inférieurs de l’ambiance des héros. Il a représenté la vie totale de son époque, sans restrictions ni retranchements, telle qu’il la voyait se manifester dans l’infinie variété des types humains et des classes sociales. A ses rois, ministres et grands seigneurs, il a mêlé, en une promiscuité souvent cordiale, une multitude de petits personnages, roturiers ou vilains, dont les humbles pensées et les passions plus grossières contrebalancent les nobles sentiments des autres : — propriétaires campagnards, naïfs et étroits ; bourgeois cossus et bons vivants ; maitres d’école emphatiques et pédants ; médecins aux philtres infaillibles ; apothicaires besogneux ; acteurs ambulants ; marchands et boutiquiers ; usuriers de grande envergure ou pickpockets de la pègre ; hôteliers fripons et beaux parleurs ; marins et gens de guerre au libre langage, quelquefois sans scrupules, souvent poltrons, toujours aventureux ; gens de police ineptes et importants ; paysans et bergers, simples et crédules ; petits artisans, tailleurs, menuisiers, chaudronniers, tisserands, briquetiers, cordonniers, bouchers, forgerons, raccommodeurs de soufflets, jardiniers, fossoyeurs. Il ne manque pas un seul spécimen d’humanité dans ce théâtre vaste comme le monde et qui comprend jusqu’à cette lisière effilochée formée par le groupe inquiétant des truands, bourreaux, marchands d’orviétans, entremetteuses et mendiants, — oiseaux de lupanar et de prison.

Et l’on ne saurait prétendre que cette humanité inférieure ait été représentée avec moins de vérité ou une sympathie moins pénétrante. Nul auteur du temps, pas même Ben Jonson, n’a donné de la vie bourgeoise une image comparable, pour l’exactitude et le relief, à celle que Shakspeare a tracée dans ses Joyeuses Commères. S’il y a un milieu qui ait été peint dans son théâtre avec une précision et un naturel qui fassent illusion, c’est bien celui des joyeux drilles qui criaient, chantaient, se battaient et faisaient pis encore dans ces « moutiers au diable » qu’étaient les tavernes élizabethaines. J’en appelle à vous, ventripotent Falstaff, immortel ivrogne, coureur de mauvais lieux, chenapan vantard et couard, et à vos acolytes poltrons et coquins, — Bardolph, le « Chevalier de la Lampe Ardente, » dont la trogne bourgeonnante « brille comme un feu de charbon, tantôt rouge et tantôt bleue ; » Pistol, braillard à la gueule belliqueuse, mais à l’épée pacifique ; Nym, le caporal sentencieux, dont de fréquentes libations ont pu embuer l’esprit, mais non exciter le courage, car il « ne cassa jamais d’autre tête que la sienne, et encore c’était contre un poteau, un soir qu’il était ivre ; » Doll Tearsheet la bien-nommée, poupée fardée aussi libérale de gros mots que de son corps pourri ; Dame Quickly, hôtesse brouillonne, criarde et sentimentale, mélange de prostituée et d’entremetteuse ! Tous ces héros et héroïnes du ruisseau protestent avec véhémence, en leur langue poissarde, et de toute leur vie crapuleuse, contre les gens qui voudraient faire de leur créateur le peintre des seules élégances aristocratiques. Et que de figures inoubliables se détachent du groupe de la canaille et se bousculent dans ma mémoire pour revendiquer ici leur place ! Barnardine, le criminel endurci, jovial jusque dans les bras de l’exécuteur et qui refuse de se laisser conduire au billot, sous prétexte qu’ayant trop bu la veille, il ne se sent aucun goût pour la mort ; Abhorson, le bourreau scrupuleux, qui ne veut pas accepter pour aide un débauché, afin de ne pas déshonorer son « art ; » Dogberry, le constable, pompeux et important, radoteur et emphatique, montagne de sottise satisfaite, portrait éternellement vrai de l’homme de rien qu’une bribe d’autorité emplit de suffisance ; Autolycus, le truand, colporteur au bagout irrésistible et aux tours inépuisables, artiste en filouterie, poète sous les loques d’un gueux, enfant des grandes routes, vagabond de génie ! Comme ils sont vivants, ces déshérités de la vie ! S’ils n’ont pas l’ampleur des caractères qui tirent de leur rôle dans l’intrigue d’exceptionnelles occasions de développement, dans leur cadre restreint ils n’en atteignent pas moins à un relief si intense que l’on ne comprendrait pas que l’auteur les eût peints avec tant de vérité, s’il n’avait pas eu l’occasion de vivre parmi eux.

Quand On connaît les habitudes d’un grand seigneur de l’époque, il est a priori difficile d’admettre qu’un Bacon, un Rutland, un Derby, enfermés dans le cercle étroit de la Cour, l’esprit tout plein d’intrigues et de desseins politiques, si différents du monde grossier qui grouillait à leurs pieds, aient pu avoir une compréhension si nette, si familière, si pénétrante, si sympathique aussi, de cette humanité vulgaire. Mais il y a mieux. Nous savons que l’auteur du théâtre shakspearien appartenait à une condition infiniment plus modeste. C’est lui-même qui nous l’a révélé dans ses Sonnets. Cette partie de l’œuvre est en général passée sous silence par les critiques anti-stratfordiens. C’est pourtant la seule où Shakspeare parle en son propre nom, celle par conséquent où nous pouvons espérer trouver quelques renseignements sur l’homme même. Il est vrai que son témoignage est fatal aux thèses qui veulent transformer le dramatiste en un grand seigneur. Car, dans ses Sonnets, l’auteur chante son adoration pour un jeune patricien, ami éclairé des lettres et qui a bien voulu lui accorder sa protection. Auprès de cet influent Mécène il a trouvé « pour ses vers une généreuse assistance ; » c’est de lui qu’il tient la puissance de sa Muse, et c’est à lui qu’il ambitionne de se dévouer pour toujours. Il lui abandonne même, sans lutter, une maîtresse frivole, mais tendrement aimée. Car devant son bienfaiteur il s’incline très bas, il se confond en hyperboliques, presque serviles, protestations. Si grande est la distance qui sépare les deux hommes que le poète en est comme étourdi ; et, pris de honte, il maudit la Fortune, qui, en le plaçant dans une situation inférieure, l’a obligé de prostituer son talent aux foules :


Hélas ! il est vrai, je suis allé de côté et d’autre
Et je me suis exposé aux yeux du public en habit de bouffon.
(Sonnet 110)

Oh ! pour l’amour de moi, grondez la Fortune,
Déesse responsable de mes actions pernicieuses ;
Elle n’a pas su à ma vie mieux pourvoir
Que par des moyens publics engendrant des manières publiques.
De là vient que mon nom reçoit un opprobre
Et que ma nature est presque rabaissée
Au métier qu’elle exerce...
(Sonnet 111)


Mais quel était donc le métier exercé par le poète ? Celui d’acteur, évidemment. C’est le sens le plus naturel qu’on puisse donner aux mots : « Je me suis exposé aux yeux du public en habit de bouffon (I made myself a motley to the view) ; » « des moyens publics engendrant des manières publiques. » C’est, en effet, l’interprétation généralement acceptée. Si l’on estime que ces termes ne sont pas assez clairs et peuvent prêter à la discussion, il suffit de consulter le théâtre pour trouver la confirmation de cette conjecture. Nous avons tout d’abord la scène d’Hamlet où l’auteur, par la bouche de son principal interprète, a donné des conseils aux comédiens de son temps. En une seule tirade, Shakspeare n’a pas seulement fait une critique singulièrement précise du mauvais goût où les acteurs tombaient fréquemment, mais il a encore énoncé les principes qui devraient au théâtre régler la diction, le maintien et les gestes. Ces préceptes sont si justes, et révèlent chez celui qui les a formulés une connaissance si intime de la profession qu’aujourd’hui encore, de l’aveu de M. Lefranc, ils forment « un exposé complet de l’art de la déclamation. »

Dans la même pièce, Shakspeare a aussi laissé voir son sentiment sur la querelle qui divisait alors le monde des théâtres. Au moment où Hamlet fut écrit, les enfants de la Chapelle Royale, installés depuis 1597 au théâtre privé de Blackfriars, avaient un tel succès qu’ils avaient réduit les troupes des autres théâtres, — celle du Globe, en particulier, — à aller chercher en province des profits qu’elles ne trouvaient plus à Londres. Contre cette ingratitude du public, Shakspeare s’est élevé non sans amertume et il a pris la défense des comédiens adultes. Dans ce passage, le dramatiste, sortant de son impassibilité coutumière, s’est montré à nous dans une si vive lumière avec ses jalousies d’acteur et ses préoccupations d’actionnaire que M. Lefranc n’a pu s’empêcher d’émettre l’hypothèse, — bien surprenante pour qui sait les préjugés des milieux aristocratiques élizabethains ! — que Lord Derby, son candidat, avait dû songer à monter sur les planches, et que peut-être même ce désir avait été, « sous l’empire de quelque caprice ou de quelque nécessité, et dans le mystère le plus complet, un moment réalisé ! »

C’est surtout dans l’extraordinaire valeur scénique du théâtre shakspearien que l’on peut reconnaître la main de l’acteur. Cet argument que j’ai gardé pour la fin peut, au premier abord, paraître le moins convaincant de tous. Mais, si l’on veut bien y réfléchir, il a une force singulière ; car seul un homme connaissant le théâtre du dedans et non du dehors, par la pratique et non d’inspiration, pouvait posséder assez pleinement les ressources techniques de son art pour en tirer de pareils effets. Ceci demande à être expliqué. Je n’ai nullement l’intention de soutenir qu’un acteur est nécessairement un grand dramatiste : nous avons d’innombrables preuves du contraire. Il n’en est pas moins vrai que le don de l’acteur et le don dramatique sont de même nature. Comme le dramatiste, l’acteur a le pouvoir d’habiter le corps de personnages divers dont il vit l’existence par un effort d’imagination. Seulement son aptitude à sortir de lui-même est de caractère essentiellement physique. Il n’intervient dans la création des êtres fictifs que pour traduire en gestes, en expressions de physionomie, en inflexions de voix les mouvements d’âme dont les mots ne sont et ne peuvent être que les signes inanimés. Il réalise ce que l’autre a suggéré. Il fait passer dans le domaine du concret ce qui, sans lui, devrait rester une évocation pour l’esprit. Il complète donc le travail du créateur. L’homme qui à son imagination de dramatiste peut joindre l’imagination de l’acteur, atteindra à une perfection que l’écrivain qui n’est qu’écrivain, — si doué fut-il, — ne saurait jamais obtenir. C’est la raison pourquoi Molière chez nous n’a jamais été égalé.

Car, chez le dramatiste ainsi organisé, il y a création totale. A mesure qu’en lui l’auteur voit se former la vision des êtres, et au même moment où il se penche sur eux pour les écouter parler et saisir leurs pensées, l’acteur intervient et trouve les attitudes, les intonations dont il accompagnerait les paroles en les prononçant. Du coup s’établit l’accord nécessaire entre les sentiments et leur expression matérielle. Nous n’avons plus affaire simplement à des âmes, à des esprits, à des cœurs : nous sommes en présence d’hommes en chair et en os qui vivent.

Or, c’est en cela que réside l’insurpassable supériorité du théâtre shakspearien. Les caractères ne sont pas seulement vrais et profonds, riches en valeur psychologique ; leur vie physique est tout aussi intense que leur vie morale. Quand Shakspeare composait un personnage, il ne se bornait pas à en concevoir les idées ou les émotions ; il imaginait en même temps sa figure, son maintien, sa démarche ; et cette vision toute corporelle devenait aussitôt matière dramatique, s’imposait aux autres personnages, se réfléchissait dans le dialogue, témoignant encore aujourd’hui du double travail qui s’accomplissait dans l’esprit de l’auteur. « Pourquoi ce bandeau sur le front ? Il me semble que vous froncez bien le sourcil depuis quelque temps, » dit Lear à sa fille, car en entrant en scène il remarque du coup le visage renfrogné de la duchesse. Quand Shakspeare livre son Othello aux tortures de la jalousie et sent monter dans le cœur du Maure les pensées homicides, il ne se le représente pas simplement comme un malheureux déchiré jusque dans le tréfonds de l’âme ; il suit sur son visage bronzé la décomposition dos traits et les mouvements de fureur. Et il communique sa vision à Desdemone qui s’écrie, gagnée par l’épouvante : « Ah ! je lis des pensées de mort dans vos yeux qui roulent... Hélas ! pourquoi rongez-vous ainsi votre lèvre inférieure ? » Cette évocation des attitudes par l’auteur était si précise qu’elle nous a parfois valu des portraits d’un relief saisissant, comme lorsque Ophélie nous montre fixée dans son souvenir l’image affolante du prince de Danemark, « le pourpoint défait, nu-tête, les genoux s’entre-choquant, avec, dans le regard, une telle expression de détresse qu’on l’eût dit relâché par l’enfer pour venir nous en conter les horreurs. » Il n’y a pas un personnage pour lequel chaque acteur ne puisse trouver les indications qui lui permettront de composer le rôle, physiquement aussi bien que psychologiquement, tant les jeux de physionomie ont été réglés avec minutie et d’avance par son illustre camarade. C’est ce qui explique aussi pourquoi les pièces shakspeariennes ne perdent rien à la lecture : le texte garde en quelque sorte l’image de la représentation que l’auteur s’était donnée à lui-même en écrivant.

De même que Shakspeare prêtait un corps aux caractères en accompagnant les paroles des gestes et des mouvements appropriés, il adaptait non moins naturellement la matière dramatique aux exigences de la scène. Nul n’a su comme lui créer ce que l’on pourrait appeler la vie « théâtrale. » Cette qualité, — qu’il ne faut pas confondre avec la vie dramatique, — se reconnaît à l’aisance avec laquelle l’action se déroule sous nos yeux et d’une manière qui fait toujours illusion. Les scènes se succèdent et s’enchaînent par une observation si sûre de l’optique du théâtre que, pas une minute, nous n’avons conscience des conventions auxquelles le spectacle est nécessairement soumis. Les personnages entrent, sont happés par l’intrigue, subissent la gêne de concentrations inévitables, et cependant ils respirent à l’aise ; ils se disposent en groupes ou s’éparpillent sur le tréteau dont ils ne peuvent pas dépasser les étroites limites, et ils semblent avoir l’univers pour se mouvoir. C’est que Shakspeare écrivait face au public et non face à la scène. Il traduisait spontanément les agitations humaines en termes dramatiques, parce que le langage du théâtre était pour lui un dialecte naturel acquis par la pratique. Il avait l’avantage de faire en lui-même cette épreuve de la pièce par les planches, épreuve qui, d’ordinaire, n’est possible qu’aux répétitions et avec la collaboration du metteur en scène.

Qu’on n’aille pas objecter que nous avons peut-être aujourd’hui sous les yeux un texte retouché par les comédiens en vue de la représentation. Les choses que j’ai en l’esprit ne sont pas des améliorations de détail, des remaniements ou de simples placages. Elles sont intimement liées à la conception tout entière ; elles intéressent la chaîne même du tissu dramatique. Il y aurait une étude bien instructive à faire pour montrer le mécanisme d’une pièce shakspearienne. On verrait alors comment Shakspeare combine une intrigue à la fois pour produire des effets de variété et pour laisser aux interprètes des moments de repos ; avec quel naturel il amène les entrées et les sorties des personnages et règle leurs évolutions ; l’instinct qui lui fait adapter la diction au rythme psychologique, ici mettant un vers incomplet, que l’acteur remplira d’un geste, là prolongeant une tirade pour laisser à un mouvement le temps de se produire, toujours réalisant ce synchronisme si difficile à obtenir, — demandez aux comédiens qui ont tant de fois à se débattre contre des textes injouables, — entre les paroles et les actions, entre le souffle nécessaire pour prononcer les unes et l’effort physique que commandent les autres.

Cette étude d’où ressortirait l’habitude que l’auteur avait des planches pour les avoir arpentées, il est impossible de la faire ici. Mais il sera peut-être suffisant de lui substituer un témoignage qui, parce qu’il émane d’un homme du métier, a l’avantage de présenter un jugement fondé sur l’expérience de la scène. M. H. B. Irving, fils du célèbre acteur, et qui a lui-même tenu quelques-uns des plus importants parmi les rôles shakspeariens, a bien marqué la supériorité professionnelle de notre écrivain, lorsqu’il a dit : « Nous autres, gens de théâtre, nous savons que Shakspeare vit encore aujourd’hui sur la scène parce que, seul parmi tous ses contemporains, il a été non seulement un très grand poète, mais aussi le dramatiste par excellence. Il connaissait d’une manière intime l’instrument mis à sa disposition ; il connaissait le secret des effets dramatiques qui pour l’homme de théâtre, correspondent au mécanisme de l’histoire bien contée ou du poème bien ordonné. En un mot, Shakspeare possédait son métier d’homme de théâtre ; c’était le maitre artisan, quelquefois même le simple ouvrier de son temps. Ce n’était pas un génie de cabinet, mais des planches. »

Ainsi une étude précise de l’œuvre aboutit à cette constatation que l’auteur du théâtre shakspearien était doublé d’un acteur. Voilà qui nous éloigne singulièrement du patricien que les anti-stratfordiens rêvent de placer sur le trône dont ils déclarent la vacance. Et l’on a vu, d’autre part, combien les traits de la personnalité que l’on peut saisir au travers de cette œuvre si impersonnelle correspondent peu à l’idée que s’en sont faite ces critiques inutilement novateurs. L’homme qui a écrit les pièces shakspeariennes n’était pas un Bacon, pas même un Ben Jonson. Il n’avait aucun goût pour l’érudition, il laissa voir au contraire, dans toutes ses productions, une bienheureuse ignorance de la science poudreuse ensevelie dans la nécropole des livres.

Seulement, il avait pour suppléer à son manque de culture raffinée ce qui est essentiel quand on veut faire du théâtre : un tempérament à la fois passionné et serein, j’entends capable de ressentir en imagination toutes les émotions, mais aussi de s’en affranchir pour garder l’impassibilité nécessaire au créateur d’âmes ; une puissance de sympathie si vibrante et si large qu’elle réconciliait toutes choses dans un amour sans bornes de la vie ; enfin, une intelligence, trop sûre pour n’être pas due à l’expérience, de tous les milieux composant le monde complexe, bariolé et tumultueux de l’Angleterre élizabethaine. Il n’y a pas là un seul trait qui soit en contradiction, — qui ne s’accorde même tout naturellement, — avec ce que nous savons des origines, de l’éducation, de l’existence diverse et du caractère de William Shakspeare, l’acteur dont cette œuvre porte le nom depuis plus de trois siècles.


Avec le rétablissement d’une harmonie certaine entre l’œuvre et l’auteur s’évanouit l’irritant mystère qui a abrité toute sorte de folles hypothèses. A vrai dire, la question de l’authenticité du théâtre shakspearien n’a pu se poser qu’à la faveur d’une déconcertante ignorance de faits indiscutables. Les contemporains de l’auteur qui jugeaient de près, n’ont jamais éprouvé le moindre doute. Leur opinion vaut bien la nôtre. Ils connaissaient l’homme pour l’avoir vu vivre parmi eux ; ils aimaient sa nature expansive, gracieuse et bienveillante ; ils avaient assisté à la production des chefs-d’œuvre dont ils appréciaient librement les beautés comme les insuffisances. Et lorsqu’ils faisaient en eux la synthèse de leurs impressions, ils retrouvaient dans les pièces l’image familière de celui à qui on les attribuait : « Voyez ! a dit Ben Jonson, de même que le visage d’un père se perpétue dans sa postérité, de même la race de Shakspeare, son esprit, ses manières, resplendissent dans ses vers bien tournés, sincères et polis. » Ils n’étaient frappés d’aucun étonnement ; ils admiraient seulement l’aisance et la profusion avec lesquelles leur dramatiste favori répandait les richesses de sa pensée : « Il avait une imagination excellente, a dit encore Ben Jonson, des conceptions magnifiques et de suaves expressions, en quoi il s’épanchait avec une telle facilité qu’il était parfois nécessaire de l’arrêter. » Heming et Condell, camarades de théâtre de Shakspeare, ont répété de leur côté : « C’était un heureux imitateur de la nature, et aussi son très suave interprète. Son esprit et sa plume allaient du même train. Ce qu’il pensait, il l’exprimait avec une telle facilité que nous avons à peine trouvé une rature dans ses manuscrits. » Cette facilité paraissait toute naturelle, car on l’expliquait le plus simplement du monde, — par le génie dramatique.

Il faut s’en tenir à cette interprétation, la seule vraie parce qu’elle laisse à l’inspiration sa part légitime. Shakspeare, selon la définition qu’il a lui-même donnée du théâtre, a voulu « présenter un miroir à la nature, montrer à la vertu ses propres traits, au vice sa propre image ; au corps du siècle sa forme et son empreinte. » Pour cela, il n’était pas nécessaire d’être un fureteur de bibliothèques ni d’appartenir à une caste. Il fallait avoir vécu, connaître les hommes, posséder son métier et, pour le reste, s’en fier à cette voix intérieure, venue on ne sait d’où, qui transporte les poètes et leur dévoile les beautés de l’univers. Ceux qui, dans leur présomption, ont substitué des théories, sorties tout armées de leur cerveau, à des croyances transmises par les siècles et approuvées par les meilleurs écrivains du passé, ont commis une étrange inconséquence. Ils ont cru qu’il suffisait de rompre avec la tradition et de chercher la nouveauté pour trouver la vérité. Comme si, en pareil cas, la vérité pouvait, sans se détruire, faire abstraction de ce fait primordial : l’opinion de ceux qui ont vu et qui, parce qu’ils avaient vu, savaient ! En critique, comme en toutes choses, à vouloir couper le fil qui nous rattache au passé, on court le risque de se perdre dans les détours de l’erreur. C’est la pathétique aventure survenue aux baconiens ut autres anti-stratfordiens. Ils sont comme des voyageurs surpris par un brouillard et qui, dans leur détresse courent de tous côtés à la poursuite de formes trompeuses qui toujours se dérobent. Les gens sensés ont mieux à faire que de se joindre à cette chasse affolante et sans objet.


ALBERT FEUILLERAT.

  1. En même temps, M. Abel Lefranc reprend ses démonstrations sur « le Secret de Shakspeare » dans la revue belge, le Flambeau (V. aussi l’interview rapportée dans le n° d’Excelsior du 9 septembre 1922).