Sganarelle/Édition Louandre, 1910/Notice

Sganarelle/Édition Louandre, 1910
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentier1 (p. 232-234).


NOTICE.


De toutes les pièces de Molière, Sganarelle est celle qui a donné lieu aux jugements les plus contradictoires. Nous allons, pour le blâme comme pour l’éloge, rapporter quelques-uns de ces jugements. Suivant M. Taschereau, qui résume les plus importantes critiques, « on retrouve dans Sganarelle ou le Cocu imaginaire quelques traits assez fidèles des mœurs des petits bourgeois de ce temps, qui, aimant bien leurs femmes, les battaient mieux encore. Mais quelle intention morale peut-on supposer à sauteur ? Quel travers, quel défaut, quel vice a-t-il eu dessein de signaler, de corriger ou de punir ? Nous ne le devinons pas ; à moins cependant que la moralité de la pièce ne soit renfermée dans ces deux vers aux maris trompés :

Quel mal cela fait-il ? La jambe en devient-elle
Plus tortue, après tout, et la taille moins belle ?

Et, dans ce cas, Molière, que nous verrons si malheureux de ses infortunes conjugales, Molière, qui, pour nous servir l'image plaisante de La Fontaine, en mettait son bonnet

moins aisément que de coutume,

eût bien dû se persuader tout le premier ce qu’il cherchait à faire croire aux autres. Mais non, il n’eut évidemment d’autre but que celui de faire rire ; et il était difficile, à la vérité, de le mieux atteindre. Néanmoins, on regrette que ce soit fréquemment aux dépens de la vérité. Le personnage de Sganarelle est trop souvent invraisemblable pour offrir toujours de l’intérêt, trop souvent bouffon pour être toujours comique. »

Suivant Geoffroy, Sganarelle est « la seule pièce où Molière, après être entré dans la route de la bonne comédie, ait pour ainsi dire rétrogradé… il n’y a dans Sganarelle que des quiproquos et des lazzis, au lieu de peinture de mœurs ; le comique y est quelquefois burlesque… Le dénoûment est, sans contredit, le plus mauvais qu’il y ait dans tout le théâtre de Molière… il y a des traits contraires à la bienséance… il eût été à souhaiter que l'auteur eût davantage respecté les mœurs… il y a des ridicules qu’on ne peut attaquer sans nuire à la société… On ne reconnaît le grand homme qu’à l’excellence du dialogue, à la verve du style, à la naïvelé des plaisanteries, à cette foule de mots heureux qui s’offraient naturellement à son génie… »

MM. Nisard et Aimé Martin sont d’un avis différent. D’après M. Nisard, Molière dans Sganarelle nous fait honte de la jalousie dans le ménage ; il nous rend moins chatouilleux aux apparences, et cherche à prouver que la confiance entre époux est un des principaux éléments du bonheur domestique. M. Aimé Martin, qui pense comme M. Nisard, s’exprime ainsi : « On a prétendu que cette pièce manquait le but moral ; c’est une erreur. Sganarelle et sa femme ont beaucoup d’affection l’un pour l’autre ; ils seroient heureux, s’ils ne se laissoient troubler par la jalousie : le but de Molière a donc été de corriger ce travers, fort commun dans cette classe de la société à laquelle appartient Sganarelle. Ce grand peintre de nos passions avoit passé les premières années de sa vie dans le quartier le plus populeux de Paris, et il y avoit été témoin d’une foule de scènes, dont on ne peut douter qu’il n’ait reproduit ici les principaux traits. Il y a trop de vérité dans son tableau pour qu’il ne l’ait pas dessiné d’après nature. »

Nous laissons au lecteur le soin de décider entre les deux opinions, nous bornant à faire remarquer que l’accueil que le public fît au Cocu imaginaire, prouve que si Molière dans cette comédie n’a cherché qu’à faire rire, il a complètement atteint son but. La pièce, représentée pour la première fois le 28 mai 16G0, sept mois après les Précieuses, fut jouée quarante fois de suite. Un amateur nommé Neuvillenaine, qui l’avait apprise par cœur pendant les représentations, obtint un privilège pour l’imprimer, et en dédia l’édition à l'auteur.

« Enfin, dit M. Aimé Martin, il y a tant de naturel dans le dialogue de cette pièce, et Molière jouoit le rôle de Sganarelle avec une si grande vérité, qu’un bon bourgeois de Paris crut se reconnoître dans le Cocu imaginaire : « Comment, disoit-il, un comédien aura l’audace de mettre sur le théâtre un homme de ma sorte ! En bonne police, on devroit réprimer l’insolence de ces gens-là. — De quoi vous plaignez-vous ? lui dit un plaisant ; l’auteur vous a pris du beau côté ; vous seriez bien heureux d’en être quitte pour l’imagination. »

Cette anecdote prouve mieux que toutes les discussions de la critique, que si Molière avait manqué le but moral, il avait du moins trouvé la vérité.

Cailhava dit que la pièce de Molière est conçue d’après un canevas italien non imprimé : Arlichino cornuto per opinione.