Sganarelle/Édition Louandre, 1910/Sganarelle

Sganarelle/Édition Louandre, 1910
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentier1 (p. 236-263).





Scène première



Gorgibus, Célie, sa suivante.


Célie, sortant toute éplorée et son père la suivant.

Ah ! n’espérez jamais que mon cœur y consente.

Gorgibus

Que marmottez-vous là petite impertinente,
Vous prétendez choquer ce que j’ai résolu,
Je n’aurai pas sur vous un pouvoir absolu,
Et par sottes raisons votre jeune cervelle
Voudrait régler ici la raison paternelle.
Qui de nous deux à l’autre a droit de faire loi,
À votre avis, qui mieux, ou de vous, ou de moi
Ô sotte, peut juger ce qui vous est utile !
Par la corbleu, gardez d’échauffer trop ma bile,
Vous pourriez éprouver sans beaucoup de longueur
Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur.
Votre plus court sera Madame la mutine,
D’accepter sans façons l’époux qu’on vous destine.
J’ignore, dites-vous, de quelle humeur il est,

Et dois auparavant consulter s’il vous plaît.
Informé du grand bien qui lui tombe en partage,
Dois-je prendre le soin d’en savoir davantage,
Et cet époux ayant vingt mille bons ducats,
Pour être aimé de vous doit-il manquer d’appas.
Allez tel qu’il puisse être avecque cette somme,
Je vous suis caution qu’il est très honnête homme.

Célie

Hélas !

Gorgibus

Hélas ! Eh bien, hélas ! que veut dire ceci,
Voyez le bel hélas ! qu’elle nous donne ici.
Hé ! que si la colère une fois me transporte,
Je vous ferai chanter hélas ! de belle sorte.
Voilà, voilà le fruit de ces empressements
Qu’on vous voit nuit et jour à lire vos romans,
De quolibets d’amour votre tête est remplie,
Et vous parlez de Dieu, bien moins que de Clélie.
Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits,
Lisez-moi comme il faut au lieu de ces sornettes
Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes
Du conseiller Matthieu, ouvrage de valeur
Et plein de beaux dictons à réciter par cœur.
La Guide des pécheurs est encore un bon livre ;
C’est là qu’en peu de temps on apprend à bien vivre,
Et si vous n’aviez lu que ces moralités,
Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés.

Célie

Quoi vous prétendez donc mon père, que j’oublie
La constante amitié que je dois à Lélie,
J’aurais tort si sans vous je disposais de moi ;
Mais vous-même à ses vœux engageâtes ma foi.

Gorgibus

Lui fût-elle engagée encore davantage,
Un autre est survenu dont le bien l’en dégage.

Lélie est fort bien fait ; mais apprends qu’il n’est rien
Qui ne doive céder au soin d’avoir du bien,
Que l’or donne aux plus laids certain charme pour plaire,
Et que sans lui le reste est une triste affaire.
Valère, je crois bien, n’est pas de toi chéri ;
Mais s’il ne l’est amant, il le sera mari
Plus que l’on ne le croit, ce nom d’époux engage
Et l’amour est souvent un fruit du mariage.
Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner,
Où de droit absolu j’ai pouvoir d’ordonner,
Trêve donc je vous prie à vos impertinences,
Que je n’entende plus vos sottes doléances :
Ce gendre doit venir vous visiter ce soir,
Manquez un peu, manquez, à le bien recevoir,
Si je ne vous lui vois faire fort bon visage
Je vous… je ne veux pas en dire davantage.



Scène II



Célie, sa suivante.


La suivante

Quoi refuser Madame, avec cette rigueur
Ce que tant d’autres gens voudraient de tout leur cœur,
À des offres d’hymen répondre par des larmes
Et tarder tant à dire un oui si plein de charmes.
Hélas ! que ne veut-on aussi me marier,
Ce ne serait pas moi qui se ferait prier,
Et loin qu’un pareil oui me donnât de la peine
Croyez que j’en dirais bien vite une douzaine.
Le précepteur qui fait répéter la leçon
À votre jeune frère, a fort bonne raison,
Lorsque nous discourant des choses de la terre,
Il dit que la femelle est ainsi que le lierre,
Qui croît beau tant qu’à l’arbre il se tient bien serré
Et ne profite point s’il en est séparé.
Il n’est rien de plus vrai, ma très chère maîtresse,
Et je l’éprouve en moi chétive pécheresse.
Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin,
Mais j’avais, lui vivant, le teint d’un chérubin,

L’embonpoint merveilleux, l’œil gai, l’âme contente,
Et je suis maintenant ma commère dolente.
Pendant cet heureux temps, passé comme un éclair,
Je me couchais sans feu dans le fort de l’hiver,
Sécher même les draps me semblait ridicule,
Et je tremble à présent dedans la canicule.
Enfin il n’est rien tel, Madame, croyez-moi,
Que d’avoir un mari la nuit auprès de soi,
Ne fût-ce que pour l’heur d’avoir qui vous salue
D’un Dieu vous soit en aide alors qu’on éternue.

Célie

Peux-tu me conseiller de commettre un forfait,
D’abandonner Lélie, et prendre ce mal-fait.

La suivante

Votre Lélie aussi, n’est ma foi qu’une bête,
Puisque si hors de temps son voyage l’arrête,
Et la grande longueur de son éloignement
Me le fait soupçonner de quelque changement.

Célie
, lui montrant le portrait de Lélie.

Ah ! ne m’accable point par ce triste présage,
Vois attentivement les traits de ce visage,
Ils jurent à mon cœur d’éternelles ardeurs,
Je veux croire après tout qu’ils ne sont pas menteurs,
Et comme c’est celui que l’art y représente
Il conserve à mes feux une amitié constante.

La suivante

Il est vrai que ces traits marquent un digne amant,
Et que vous avez lieu de l’aimer tendrement.

Célie

Et cependant il faut… ah ! soutiens-moi.
Laissant tomber le portrait de Lélie.

La suivante

Et cependant il faut… ah ! soutiens-moi. Madame,
D’où vous pourrait venir… ah ! bons dieux ! elle pâme.
Hé ! vite, holà, quelqu’un.



Scène III



Célie, La suivante, Sganarelle.


Sganarelle

Hé ! vite, holà, quelqu’un.

Qu’est-ce ? donc, me voilà.

La suivante

Ma maîtresse se meurt.

Sganarelle

Ma maîtresse se meurt. Quoi ? ce n’est que cela,
Je croyais tout perdu, de crier de la sorte ;
Mais approchons pourtant. Madame êtes-vous morte.
Hays, elle ne dit mot.

La suivante

Hays, elle ne dit mot. Je vais faire venir
Quelqu’un pour l’emporter, veuillez la soutenir :




Scène IV



Célie, Sganarelle, Sa femme.


Sganarelle
, en lui passant la main sur le sein.

Elle est froide partout et je ne sais qu’en dire,
Approchons-nous pour voir si sa bouche respire.
Ma foi, je ne sais pas ; mais j’y trouve encor moi
Quelque signe de vie.

La femme de Sganarelle, regardant par la fenêtre.
Quelque signe de vie. Ah ! qu’est-ce que je voi,
Mon mari dans ses bras… Mais je m’en vais descendre,
Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre.

Sganarelle

Il faut se dépêcher de l’aller secourir.
Certes elle aurait tort de se laisser mourir.
Aller en l’autre monde est très grande sottise
Tant que dans celui-ci l’on peut être de mise.
Il l’emporte avec un homme que la suivante amène.



===Scène V===

La femme de Sganarelle
, seule.

Il s’est subitement éloigné de ces lieux,
Et sa fuite a trompé mon désir curieux.
Mais de sa trahison je ne fais plus de doute,

Et le peu que j’ai vu me la découvre toute.
Je ne m’étonne plus de l’étrange froideur
Dont je le vois répondre à ma pudique ardeur,
Il réserve, l’ingrat, ses caresses à d’autres,
Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres.
Voilà de nos maris, le procédé commun,
Ce qui leur est permis, leur devient importun,
Dans les commencements ce sont toutes merveilles
Ils témoignent pour nous des ardeurs non pareilles ;
Mais les traîtres bientôt se lassent de nos feux,
Et portent autre part ce qu’ils doivent chez eux.
Ah ! que j’ai de dépit, que la loi n’autorise
À changer de mari comme on fait de chemise :
Cela serait commode, et j’en sais telle ici
Qui comme moi ma foi le voudrait bien aussi.
(En ramassant le portrait que Célie avait laissé tomber.)
Mais quel est ce bijou que le sort me présente,
L’émail en est fort beau, la gravure charmante,
Ouvrons.



===Scène VI===

Sganarelle et sa femme.


Sganarelle

Ouvrons. On la croyait morte et ce n’était rien,
Il n’en faut plus qu’autant, elle se porte bien.
Mais j’aperçois ma femme.

Sa femme'

Mais j'aperçois ma femme. Ô Ciel ! c’est miniature,
Et voilà d’un bel homme une vive peinture.

Sganarelle
, à part, et regardant sur l’épaule de sa femme.

Que considère-t-elle avec attention,
Ce portrait mon honneur ne nous dit rien de bon,
D’un fort vilain soupçon je me sens l’âme émue.

Sa femme'
, sans l’apercevoir, continue.

Jamais rien de plus beau ne s’offrit à ma vue.
Le travail plus que l’or s’en doit encor priser.
Hon que cela sent bon.

Sganarelle
, à part.

Hon que cela sent bon. Quoi peste

le baiser.
Ah ! j’en tiens.

Sa femme'
poursuit.

Ah ! j'en tiens. Avouons qu’on doit être ravie
Quand d’un homme ainsi fait on se peut voir servie,
Et que s’il en contait avec attention,
Le penchant serait grand à la tentation.
Ah ! que n’ai-je un mari d’une aussi bonne mine,
Au lieu de mon pelé, de mon rustre…

Sganarelle
, lui arrachant le portrait.

Au lieu de mon pelé, de mon rustre… Ah ! mâtine,
Nous vous y surprenons en faute contre nous,
Et diffamant l’honneur de votre cher époux :
Donc à votre calcul, ô ma trop digne femme !
Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien Madame,
Et de par Belzébut qui vous puisse emporter
Quel plus rare parti pourriez-vous souhaiter :
Peut-on trouver en moi quelque chose à redire,
Cette taille, ce port, que tout le monde admire,
Ce visage si propre à donner de l’amour,
Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour ;
Bref en tout et partout ma personne charmante,
N’est donc pas un morceau dont vous soyez contente :
Et pour rassasier votre appétit gourmand,
Il faut à son mari le ragoût d’un galant ?

Sa femme'

J’entends à demi-mot où va la raillerie,
Tu crois par ce moyen…

Sganarelle

Tu crois par ce moyen… À d’autres je vous prie,
La chose est avérée, et je tiens dans mes mains
Un bon certificat du mal dont je me plains.

Sa femme'

Mon courroux n’a déjà que trop de violence,
Sans le charger encor d’une nouvelle offense ;
Écoute, ne crois pas retenir mon bijou,
Et songe un peu…

Sganarelle

Et songe un peu… Je songe à te rompre le cou.

Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie
Tenir l’original !

Sa femme'

Tenir l'original ! Pourquoi ?

Sganarelle

Tenir l'original ! Pourquoi ? Pour rien mamie,
Doux objet de mes vœux j’ai grand tort de crier,
Et mon front de vos dons vous doit remercier.
(Regardant le portrait de Lélie.)
Le voilà le beau-fils, le mignon de couchette,
Le malheureux tison de ta flamme secrète,
Le drôle avec lequel…

Sa femme'

Le drôle avec lequel… Avec lequel, poursuis ?

Sganarelle

Avec lequel te dis-je… et j’en crève d’ennuis.

Sa femme'

Que me veut donc par là conter ce maître ivrogne ?

Sganarelle

Tu ne m’entends que trop, Madame la carogne ;
Sganarelle, est un nom qu’on ne me dira plus,
Et l’on va m’appeler seigneur Cornelius :
J’en suis pour mon honneur ; mais à toi qui me l’ôtes,
Je t’en ferai du moins pour un bras ou deux côtes.

Sa femme'

Et tu m’oses tenir de semblables discours.

Sganarelle

Et tu m’oses jouer de ces diables de tours.

Sa femme'

Et quels diables de tours, parle donc sans rien feindre ?

Sganarelle

Ah ! cela ne vaut pas la peine de se plaindre,
D’un panache de cerf sur le front me pourvoir,
Hélas ! voilà vraiment un beau venez-y-voir.

Sa femme'

Donc après m’avoir fait la plus sensible offense

Qui puisse d’une femme exciter la vengeance,
Tu prends d’un feint courroux le vain amusement
Pour prévenir l’effet de mon ressentiment :
D’un pareil procédé l’insolence est nouvelle,
Celui qui fait l’offense est celui qui querelle.

Sganarelle

Eh ! la bonne effrontée, à voir ce fier maintien
Ne la croirait-on pas une femme de bien.

Sa femme'

Va, poursuis ton chemin, cajole tes maîtresses,
Adresse-leur tes vœux et fais-leur des caresses ;
Mais rends-moi mon portrait sans te jouer de moi.
(Elle lui arrache le portrait et s’enfuit.)

Sganarelle
courant après elle.

Oui, tu crois m’échapper, je l’aurai malgré toi.



===Scène VII===

Lélie, Gros-René.


Gros-René

Enfin nous y voici ; mais Monsieur, si je l’ose,
Je voudrais vous prier de me dire une chose.

Lélie

Hé bien, parle ?

Gros-René

Hé bien, parle ? Avez-vous le diable dans le corps
Pour ne pas succomber à de pareils efforts,
Depuis huit jours entiers avec vos longues traites
Nous sommes à piquer de chiennes de mazettes,
De qui le train maudit nous a tant secoués,
Que je m’en sens pour moi tous les membres roués,
Sans préjudice encor d’un accident bien pire,

Qui m’afflige un endroit que je ne veux pas dire ;
Cependant arrivé vous sortez bien et beau
Sans prendre de repos, ni manger un morceau.

Lélie

Ce grand empressement n’est point digne de blâme
De l’hymen de Célie, on alarme mon âme ;
Tu sais que je l’adore, et je veux être instruit
Avant tout autre soin de ce funeste bruit.

Gros-René

Oui ; mais un bon repas vous serait nécessaire
Pour s’aller éclaircir, Monsieur, de cette affaire,
Et votre cœur sans doute en deviendrait plus fort
Pour pouvoir résister aux attaques du sort.
J’en juge par moi-même, et la moindre disgrâce
Lorsque je suis à jeun, me saisit, me terrasse ;
Mais quand j’ai bien mangé, mon âme est ferme à tout,
Et les plus grands revers n’en viendraient pas à bout.
Croyez-moi, bourrez-vous et sans réserve aucune,
Contre les coups que peut vous porter la fortune,
Et pour fermer chez vous l’entrée à la douleur,
De vingt verres de vin entourez votre cœur.

Lélie

Je ne saurais manger.

Gros-René
, à part ce demi-vers.

Je ne saurais manger. Si ferait bien moi, je meure.
Votre dîné pourtant serait prêt tout à l’heure.

Lélie

Tais-toi, je te l’ordonne.

Gros-René

Tais-toi, je te l'ordonne. Ah ! quel ordre inhumain.

Lélie

J’ai de l’inquiétude et non pas de la faim.

Gros-René

Et moi j’ai de la faim, et de l’inquiétude
De voir qu’un sot amour fait toute votre étude.

Lélie

Laisse-moi m’informer de l’objet de mes vœux,
Et sans m’importuner, va manger si tu veux.

Gros-René

Je ne réplique point à ce qu’un maître ordonne.



===Scène VIII===

Lélie
, seul.

Non non, à trop de peur mon âme s’abandonne,
Le père m’a promis et la fille a fait voir
Des preuves d’un amour qui soutient mon espoir.



===Scène IX===

Sganarelle, Lélie.


Sganarelle

Nous l’avons, et je puis voir à l’aise la trogne
Du malheureux pendard qui cause ma vergogne.
Il ne m’est point connu.

Lélie
, à part.

Il ne m'est point connu. Dieu ! qu’aperçois-je ici,
Et si c’est mon portrait, que dois-je croire aussi.

Sganarelle
continue.

Ah ! pauvre Sganarelle, à quelle destinée
Ta réputation est-elle condamnée,
(Apercevant Lélie qui le regarde, il se retourne d’un autre côté.)
Faut…

Lélie
, à part.

Faut… Ce gage ne peut sans alarmer ma foi,
Être sorti des mains qui le tenaient de moi.

Sganarelle

Faut-il que désormais à deux doigts l’on te montre,
Qu’on te mette en chansons, et qu’en toute rencontre,
On te rejette au nez le scandaleux affront
Qu’une femme mal née imprime sur ton front.

Lélie
, à part.

Me trompé-je.

Sganarelle

Me trompé-je ? Ah ! truande, as-tu bien le courage
De m’avoir fait cocu dans la fleur de mon âge,
Et femme d’un mari qui peut passer pour beau,
Faut-il qu’un marmouset, un maudit étourneau.

Lélie
, à part, et regardant encore son portrait.

Je ne m’abuse point, c’est mon portrait lui-même.

{{Personnage|Sganarelle|

c}} lui tourne le dos.
Cet homme est curieux.

Lélie
, à part.

Cet homme est curieux. Ma surprise est extrême.

Sganarelle

À qui donc en a-t-il ?

Lélie
, à part.

À qui donc en a-t-il ?Je le veux accoster.
(Haut.)
Puis-je… ? Hé ! de grâce un mot.

Sganarelle
le fuit encore.

Puis-je… ? Hé ! de grâce un mot. Que me veut-il conter.

Lélie

Puis-je obtenir de vous, de savoir l’aventure,
Qui fait dedans vos mains trouver cette peinture.

Sganarelle
, à part, et examinant le portrait qu’il tient et Lélie.

D’où lui vient ce désir ; mais je m’avise ici…
Ah ! ma foi, me voilà de son trouble éclairci,
Sa surprise à présent n’étonne plus mon âme,
C’est mon homme, ou plutôt c’est celui de ma femme.

Lélie

Retirez-moi de peine et dites d’où vous vient…

Sganarelle

Nous savons Dieu merci le souci qui vous tient,
Ce portrait qui vous fâche est votre ressemblance,
Il était en des mains de votre connaissance,
Et ce n’est pas un fait qui soit secret pour nous
Que les douces ardeurs de la dame et de vous :
Je ne sais pas si j’ai dans sa galanterie
L’honneur d’être connu de votre seigneurie ;
Mais faites-moi celui de cesser désormais
Un amour qu’un mari peut trouver fort mauvais,
Et songez que les nœuds du sacré mariage…

Lélie

Quoi, celle dites-vous dont vous tenez ce gage…

Sganarelle

Est ma femme, et je suis son mari.

Lélie

Est ma femme, et je suis son mari. Son mari ?

Sganarelle

Oui, son mari vous dis-je, et mari très marri,
Vous en savez la cause et je m’en vais l’apprendre
Sur l’heure à ses parents.



===Scène X===

Lélie
, seul.

Sur l’heure à ses parents.Ah ! que viens-je d’entendre ?
On me l’avait bien dit, et que c’était de tous
L’homme le plus mal fait qu’elle avait pour époux.
Ah ! quand mille serments de ta bouche infidèle
Ne m’auraient pas promis une flamme éternelle,
Le seul mépris d’un choix si bas et si honteux
Devait bien soutenir l’intérêt de mes feux
Ingrate, et quelque bien… Mais ce sensible outrage
Se mêlant aux travaux d’un assez long voyage,
Me donne tout à coup un choc si violent,
Que mon cœur devient faible et mon corps chancelant.



===Scène XI===

Lélie, la femme de Sganarelle.


La femme de Sganarelle
, se tournant vers Lélie.

Malgré moi mon perfide… Hélas ! quel mal vous presse,
Je vous vois prêt Monsieur à tomber en faiblesse.

Lélie

C’est un mal qui m’a pris assez subitement.

La femme de Sganarelle

Je crains ici pour vous l’évanouissement,
Entrez dans cette salle en attendant qu’il passe.

Lélie

Pour un moment ou deux, j’accepte cette grâce.



===Scène XII===

Sganarelle et le parent de sa femme.


Le parent

D’un mari sur ce point j’approuve le souci ;

Mais c’est prendre la chèvre un peu bien vite aussi,
Et tout ce que de vous je viens d’ouïr contre elle
Ne conclut point parent, qu’elle soit criminelle :
315C’est un point délicat, et de pareils forfaits,
Sans les bien avérer ne s’imputent jamais.

Sganarelle

C’est-à-dire qu’il faut toucher au doigt la chose.

Le parent

Le trop de promptitude à l’erreur nous expose.
Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu,
Et si l’homme après tout lui peut être connu.
Informez-vous-en donc, et si c’est ce qu’on pense,
Nous serons les premiers à punir son offense.



===Scène XIII===

Sganarelle
, seul.

On ne peut pas mieux dire, en effet, il est bon
D’aller tout doucement. Peut-être sans raison
Me suis-je en tête mis ces visions cornues,
Et les sueurs au front m’en sont trop tôt venues.
Par ce portrait enfin dont je suis alarmé,
Mon déshonneur n’est pas tout à fait confirmé,
Tâchons donc par nos soins…



===Scène XIV===

Sganarelle, sa femme, Lélie, sur la porte de Sganarelle, en parlant à sa femme.


Sganarelle
poursuit.

Tâchons donc par nos soins… Ah ! que vois-je, je meure,
Il n’est plus question de portrait à cette heure,
Voici ma foi la chose en propre original.

La femme de Sganarelle
à Lélie.

C’est par trop vous hâter Monsieur, et votre mal
Si vous sortez sitôt pourra bien vous reprendre.

Lélie

Non non, je vous rends grâce, autant qu’on puisse rendre,
335De l’obligeant secours que vous m’avez prêté.

Sganarelle, à part.

La masque encore après lui fait civilité !




Scène XV



Sganarelle, Lélie.


Sganarelle, à part.

Il m’aperçoit, voyons ce qu’il me pourra dire.

Lélie, à part.

Ah ! mon âme s’émeut et cet objet m’inspire…
Mais je dois condamner cet injuste transport,
Et n’imputer mes maux qu’aux rigueurs de mon sort.
Envions seulement le bonheur de sa flamme.
(Passant auprès de lui, et le regardant.)
Oh ! trop heureux d’avoir une si belle femme.




Scène XVI



Sganarelle, Célie regardant aller Lélie.


Sganarelle, sans voir Célie.

Ce n’est point s’expliquer en termes ambigus.
Cet étrange propos me rend aussi confus
Que s’il m’était venu des cornes à la tête.
(Il se tourne du côté que Lélie s’en vient d’en aller.)
Allez, ce procédé n’est point du tout honnête.

Célie, à part.

Quoi, Lélie a paru tout à l’heure à mes yeux,
Qui pourrait me cacher son retour en ces lieux.

Sganarelle poursuit.

Ô ! trop heureux, d’avoir une si belle femme,
Malheureux, bien plutôt, de l’avoir cette infâme,
Dont le coupable feu trop bien vérifié,
Sans respect ni demi nous a cocufié ;
(Célie approche peu à peu de lui, et attend que son transport soit fini pour lui parler.)
Mais je le laisse aller après un tel indice
Et demeure les bras croisés comme un jocrisse.
Ah ! je devais du moins lui jeter son chapeau,
Lui ruer quelque pierre, ou crotter son manteau,

Et sur lui hautement pour contenter ma rage
Faire au larron d’honneur crier le voisinage.

Célie

Celui qui maintenant devers vous est venu
Et qui vous a parlé, d’où vous est-il connu ?

Sganarelle

Hélas ! ce n’est pas moi qui le connaît Madame,
C’est ma femme.

Célie

C'est ma femme. Quel trouble agite ainsi votre âme ?

Sganarelle

Ne me condamnez point d’un deuil hors de saison
Et laissez-moi pousser des soupirs à foison.

Célie

D’où vous peuvent venir ces douleurs non communes ?

Sganarelle

Si je suis affligé, ce n’est pas pour des prunes
Et je le donnerais à bien d’autres qu’à moi
De se voir sans chagrin au point où je me voi.
Des maris malheureux, vous voyez le modèle,
On dérobe l’honneur au pauvre Sganarelle ;
Mais c’est peu que l’honneur dans mon affliction
L’on me dérobe encor la réputation.

Célie

Comment ?

Sganarelle

Comment ? Ce damoiseau, parlant par révérence
Me fait cocu Madame, avec toute licence,
Et j’ai su par mes yeux avérer aujourd’hui
Le commerce secret de ma femme et de lui.

Célie

Celui qui maintenant…

Sganarelle

Celui qui maintenant… Oui, oui, me déshonore,
Il adore ma femme, et ma femme l’adore.

Célie

Ah ! j’avais bien jugé que ce secret retour
Ne pouvait me couvrir que quelque lâche tour,
Et j’ai tremblé d’abord en le voyant paraître,
Par un pressentiment de ce qui devait être.

Sganarelle

Vous prenez ma défense avec trop de bonté,
Tout le monde n’a pas la même charité
Et plusieurs qui tantôt ont appris mon martyre,
Bien loin d’y prendre part, n’en ont rien fait que rire.

Célie

Est-il rien de plus noir que ta lâche action,
Et peut-on lui trouver une punition :
Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie,
Après t’être souillé de cette perfidie.
Ô Ciel ! est-il possible ?

Sganarelle

Ô Ciel ! est-il possible ? Il est trop vrai pour moi.

Célie

Ah ! traître, scélérat, âme double et sans foi.

Sganarelle

La bonne âme.

Célie

La bonne âme. Non, non, l’enfer n’a point de gêne
Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine.

Sganarelle

Que voilà bien parler.

Célie

Que voilà bien parler. Avoir ai

nsi traité
Et la même innocence et la même bonté !

Sganarelle
. Il soupire haut.

Hay.

Célie

Hay. Un cœur, qui jamais n’a fait la moindre chose
À mériter l’affront où ton mépris l’expose.

Sganarelle

Il est vrai.

Célie

Il est vrai. Qui bien loin… Mais c’est trop, et ce cœur
Ne saurait y songer sans mourir de douleur.

Sganarelle

Ne vous fâchez pas tant ma très chère Madame,
Mon mal vous touche trop et vous me percez l’âme.

Célie

Mais ne t’abuse pas jusqu’à te figurer
Qu’à des plaintes sans fruit j’en veuille demeurer,
Mon cœur pour se venger sait ce qu’il te faut faire
Et j’y cours de ce pas, rien ne m’en peut distraire.



===Scène XVII===

Sganarelle
, seul.

Que le Ciel la préserve à jamais de danger.
Voyez quelle bonté de vouloir me venger :
En effet, son courroux qu’excite ma disgrâce
M’enseigne hautement ce qu’il faut que je fasse,
Et l’on ne doit jamais souffrir sans dire mot
De semblables affronts à moins qu’être un vrai sot.
Courons donc le chercher cependant qui m’affronte,
Montrons notre courage à venger notre honte.
Vous apprendrez, maroufle, à rire à nos dépens
Et sans aucun respect faire cocus les gens.
(Il se retourne ayant fait trois ou quatre pas.)
Doucement, s’il vous plaît, cet homme a bien la mine
D’avoir le sang bouillant et l’âme un peu mutine,
Il pourrait bien mettant affront dessus affront
Charger de bois mon dos, comme il a fait mon front.
Je hais de tout mon cœur les esprits colériques,
Et porte grand amour aux hommes pacifiq

ues :
Je ne suis point battant de peur d’être battu
Et l’humeur débonnaire est ma grande vertu.
Mais mon honneur me dit que d’une telle offense
Il faut absolument que je prenne vengeance.
Ma foi, laissons-le dire autant qu’il lui plaira,
Au diantre qui pourtant rien du tout en fera :
Quand j’aurai fait le brave, et qu’un fer pour ma peine
M’aura d’un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit de mon trépas,
Dites-moi mon honneur en serez-vous plus gras ?
La bière est un séjour par trop mélancolique
Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique,
Et quant à moi je trouve, ayant tout compassé,
Qu’il vaut mieux être encor cocu que trépassé :
Quel mal cela fait-il ? La jambe en devient-elle
Plus tortue après tout, et la taille moins belle.
Peste soit qui premier trouva l’invention
De s’affliger l’esprit de cette vision,
Et d’attacher l’honneur de l’homme le plus sage
Aux choses que peut faire une femme volage ;
Puisqu’on tient à bon droit tout crime personnel
Que fait là notre honneur pour être criminel,
Des actions d’autrui l’on nous donne le blâme,
Si nos femmes sans nous ont un commerce infâme,
Il faut que tout le mal tombe sur notre dos,
Elles font la sottise, et nous sommes les sots,
C’est un vilain abus et les gens de police
Nous devraient bien régler une telle injustice.
N’avons-nous pas assez des autres accidents
Qui nous viennent happer en dépit de nos dents,
Les querelles, procès, faim, soif, et maladie,
Troublent-ils pas assez le repos de la vie
Sans s’aller de surcroît aviser sottement
De se faire un chagrin qui n’a nul fondement.

Moquons-nous de cela, méprisons les alarmes,
Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes,
Si ma femme a failli, qu’elle pleure bien fort ;
Mais pourquoi moi pleurer puisque je n’ai point tort :
En tout cas ce qui peut m’ôter ma fâcherie,
C’est que je ne suis pas seul de ma confrérie,
Voir cajoler sa femme et n’en témoigner rien
Se pratique aujourd’hui par force gens de bien :
N’allons donc point chercher à faire une querelle
Pour un affront qui n’est que pure bagatelle.
L’on m’appellera sot de ne me venger pas ;
Mais je le serais fort de courir au trépas.
(Mettant la main sur son estomac.)
Je me sens là, pourtant remuer une bile
Qui veut me conseiller quelque action virile :
Oui le courroux me prend, c’est trop être poltron,
Je veux résolûment me venger du larron :
Déjà pour commencer dans l’ardeur qui m’enflamme,
Je vais dire partout qu’il couche avec ma femme.




Scène XVIII



Gorgibus, Célie, la suivante.


Célie

Oui, je veux bien subir une si juste loi
Mon père, disposez de mes vœux et de moi,
Faites quand vous voudrez signer cet hyménée,
À suivre mon devoir je suis déterminée,
Je prétends gourmander mes propres sentiments
Et me soumettre en tout à vos commandements.

Gorgibus

Ah ! voilà qui me plaît de parler de la sorte,
Parbleu ! si grande joie à l’heure me transporte,
Que mes jambes sur l’heure en cabrioleraient
Si nous n’étions point vus de gens qui s’en riraient.
Approche-toi de moi, viens çà que je t’embrasse :
Une belle action n’a pas mauvaise grâce,
Un père, quand il veut peut sa fille baiser,
Sans que l’on ait sujet de s’en scandaliser.

Va le contentement de te voir si bien née
Me fera rajeunir de dix fois une année.



===Scène XIX===

Célie, la suivante.


La suivante

Ce changement m’étonne.

Célie

Ce changement m'étonne. Et lorsque tu sauras
Par quel motif j’agis tu m’en estimeras.

La suivante

Cela pourrait bien être.

Célie

Cela pourrait bien êtr. Apprends donc que Lélie,
A pu blesser mon cœur par une perfidie,
Qu’il était en ces lieux sans…

La suivante

Qu’il était en ces lieux sans… Mais il vient à nous.



===Scène XX===

Célie, Lélie, la suivante.


Lélie

Avant que pour jamais je m’éloigne de vous,
Je veux vous reprocher au moins en cette place…

Célie

Quoi me parler encore, avez-vous cette audace ?

Lélie

Il est vrai qu’elle est grande, et votre choix est tel
Qu’à vous rien reprocher je serais criminel,
Vivez, vivez contente et bravez ma mémoire
Avec le digne époux qui vous comble de gloire.

Célie

Oui traître j’y veux vivre, et mon plus grand désir
Ce serait que ton cœur en eût du déplaisir.

Lélie

Qui rend donc contre moi ce courroux légitime ?

Célie

Quoi tu fais le surpris, et demandes ton crime ?


===Scène XXI===

Célie, Lélie, Sganarelle, la suivante.


Sganarelle
entre armé.

Guerre, guerre mortelle, à ce larron d’honneur
Qui sans miséricorde a souillé notre honneur.

Célie
, à Lélie.

Tourne ? tourne les yeux sans me faire répondre.

Lélie

Ah ! je vois…

Célie

Ah ! je vois… Cet objet suffit pour te confondre.

Lélie

Mais pour vous obliger bien plutôt à rougir.

Sganarelle

Ma colère à présent est en état d’agir,
Dessus ses grands chevaux est monté mon courage
Et si je le rencontre, on verra du carnage :
Oui j’ai juré sa mort, rien ne peut l’empêcher
Où je le trouverai, je le veux dépêcher,
Au beau milieu du cœur il faut que je lui donne…

Lélie

À qui donc en veut-on ?

Sganarelle

À qui donc en veut-on ? Je n’en veux à personne.

Lélie

Pourquoi ces armes-là ?

Sganarelle

Pourquoi ces armes-là ? C’est un habillement
Que j’ai pris pour la pluie.
(À part.)
Que j'ai pris pour la pluie. Ah ! quel contentement
J’aurais à le tuer, prenons-en le courage.

Lélie

Hay ?

Sganarelle
se donnant des coups de poing sur l’estomac et des soufflets pour s’exciter.

Hay ? Je ne parle pas.
(À part.)
Hay ? Je ne parle pas. Ah ! poltron dont j’enrage,
Lâche, vrai cœur de poule.

Célie

{{caché|Lâche, vrai cœur de poule

. }}Il t’en doit dire assez,
Cet objet, dont tes yeux nous paraissent blessés.

Lélie

Oui, je connais par là que vous êtes coupable
De l’infidélité la plus inexcusable,
Qui jamais d’un amant puisse outrager la foi.

Sganarelle
, à part.

Que n’ai-je un peu de cœur.

Célie

Que n’ai-je un peu de cœur. Ah ! cesse devant moi
Traître, de ce discours l’insolence cruelle.

Sganarelle

Sganarelle, tu vois qu’elle prend ta querelle,
Courage mon enfant, sois un peu vigoureux,
Là, hardi, tâche à faire un effort généreux,
En le tuant, tandis qu’il tourne le derrière.

Lélie
, faisant deux ou trois pas sans dessein, fait retourner Sganarelle qui s’approchait pour le tuer.

Puisqu’un pareil discours émeut votre colère,
Je dois de votre cœur me montrer satisfait,
Et l’applaudir ici du beau choix qu’il a fait.

Célie

Oui oui, mon choix est tel qu’on n’y peut rien reprendre.

Lélie

Allez, vous faites bien de le vouloir défendre.

Sganarelle

Sans doute elle fait bien de défendre mes droits :
Cette action Monsieur, n’est point selon les lois,
J’ai raison de m’en plaindre, et si je n’étais sage,
On verrait arriver un étrange carnage.

Lélie

D’où vous naît cette plainte ? et quel chagrin brutal…

Sganarelle

Suffit, vous savez bien où le bois me fait mal ;
Mais votre conscience et le soin de votre âme
Vous devraient mettre aux yeux que ma femme est ma femme,
Et vouloir à ma barbe en faire votre bien,
Que ce n’est pas du tout agir en bon chrétien.

Lélie

Un semblable soupçon est bas et ridicule,

Allez dessus ce point n’ayez aucun scrupule,
Je sais qu’elle est à vous, et bien loin de brûler…

Célie

Ah ! qu’ici tu sais bien traître, dissimuler

Lélie

Quoi me soupçonnez-vous d’avoir une pensée
De qui son âme ait sujet de se croire offensée :
De cette lâcheté voulez-vous me noircir.

Célie

Parle ? parle à lui-même ? il pourra t’éclaircir.

Sganarelle

Vous me défendez mieux que je ne saurais faire,
Et du biais qu’il faut vous prenez cette affaire.



===Scène XXII===

Célie, Lélie, Sganarelle, sa femme, la suivante.


La femme de Sganarelle
, à Célie.

Je ne suis point d’humeur à vouloir contre vous
Faire éclater Madame, un esprit trop jaloux ;
Mais je ne suis point dupe et vois ce qui se passe :
Il est de certains feux de fort mauvaise grâce,
Et votre âme devrait prendre un meilleur emploi,
Que de séduire un cœur qui doit n’être qu’à moi.

Célie

La déclaration est assez ingénue.

Sganarelle
, à sa femme.

L’on ne demandait pas carogne ta venue,
Tu la viens quereller lorsqu’elle me défend,
Et tu trembles de peur qu’on t’ôte ton galand.

Célie

Allez ne croyez pas que l’on en ait envie.
(Se tournant vers Lélie.)
Tu vois si c’est mensonge, et j’en suis fort ravie.

Lélie

Que me veut-on conter ?

La suivante

Que me veut-on conter ? Ma foi, je ne sais pas,
Quand on verra finir ce galimatias,
Déjà depuis

longtemps je tâche à le comprendre,
Et si plus je l’écoute, et moins je puis l’entendre :
Je vois bien à la fin que je m’en dois mêler.
(Allant se mettre entre Lélie et sa maîtresse.)
Répondez-moi par ordre et me laissez parler.
(À Lélie.)
Vous, qu’est-ce qu’à son cœur peut reprocher le vôtre ?

Lélie

Que l’infidèle a pu me quitter pour un autre :
Que lorsque sur le bruit de son hymen fatal,
J’accours tout transporté d’un amour sans égal,
Dont l’ardeur résistait à se croire oubliée,
Mon abord en ces lieux la trouve mariée.

La suivante

Mariée, à qui donc ?

Lélie
, montrant Sganarelle.

Mariée, à qui donc ? À lui.

La suivante

Mariée, à qui donc ? À lui. Comment à lui.

Lélie

Oui-da.

La suivante

Oui-da. Qui vous l’a dit ?

Lélie

Oui-da. Qui vous l'a dit ? C’est lui-même, aujourd’hui.

La suivante
, à Sganarelle.

Est-il vrai ?

Sganarelle

Est-il vrai ? Moi, j’ai dit que c’était à ma femme
Que j’étais marié.

Lélie

Que j'étais marié. Dans un grand trouble d’âme,
Tantôt de mon portrait je vous ai vu saisi.

Sganarelle

Il est vrai, le voilà.

Lélie

Il est vrai le voilà. Vous m’avez dit aussi,

Que celle aux mains de qui vous aviez pris ce gage
Était liée à vous des nœuds du mariage.

Sganarelle
, montrant sa femme.

Sans doute, et je l’avais de ses mains arraché,
Et n’eusse pas sans lui découvert son péché.

La femme de Sganarelle

Que me viens-tu conter par ta plainte importune,
Je l’avais sous mes pieds rencontré par fortune,
Et même quand après ton injuste courroux
(Montrant Lélie.)
J’ai fait dans sa faiblesse entrer Monsieur, chez nous,
Je n’ai pas reconnu les traits de sa peinture.

Célie

C’est moi qui du portrait ai causé l’aventure
Et je l’ai laissé choir en cette pâmoison
(À Sganarelle.)
Qui m’a fait par vos soins remettre à la maison.

La suivante

Vous voyez que sans moi vous y seriez encore,
Et vous aviez besoin de mon peu d’ellébore.

Sganarelle

Prendrons-nous tout ceci pour de l’argent comptant :
Mon front l’a sur mon âme eu bien chaude pourtant.

Sa femme'

Ma crainte toutefois n’est pas trop dissipée,
Et doux que soit le mal, je crains d’être trompée.

Sganarelle

Hé ! mutuellement croyons-nous gens de bien,
Je risque plus du mien que tu ne fais du tien :
Accepte sans façon le marché qu’on propose.

Sa femme'

Soit, mais gare le bois si j’apprends quelque chose.

Célie
,

à Lélie, après avoir parlé bas ensemble.
Ah ! Dieux ! s’il est ainsi, qu’est-ce donc que j’ai fait,
Je dois de mon courroux appréhender l’effet :
Oui, vous croyant sans foi, j’ai pris pour ma vengeance
Le malheureux secours de mon obéissance
Et depuis un moment mon cœur vient d’accepter
Un hymen que toujours j’eus lieu de rebuter,
J’ai promis à mon père, et ce qui me désole…
Mais je le vois venir.

Lélie

Mais je le vois venir. Il me tiendra parole.



===Scène XXIII===

Célie, Lélie, Gorgibus, Sganarelle, sa femme, la suivante.


Lélie

Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour
Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour
Verra comme je crois la promesse accomplie
Qui me donna l’espoir de l’hymen de Célie.

Gorgibus

Monsieur, que je revois en ces lieux de retour
Brûlant des mêmes feux, et dont l’ardente amour
Verra, que vous croyez, la promesse accomplie
Qui vous donna l’espoir de l’hymen de Célie,
Très humble serviteur à Votre Seigneurie.

Lélie

Quoi ? Monsieur, est-ce ainsi qu’on trahit mon espoir ?

Gorgibus

Oui Monsieur, c’est ainsi que je fais mon devoir,
Ma fille en suit les lois.

Célie

Ma fille en suit les lois. Mon devoir m’intéresse,
Mon père à dégager vers lui votre promesse.

Gorgibus

Est-ce répondre en fille à mes commandements ?
Tu te démens bien tôt de tes bons sentiments,

Pour Valère tantôt… Mais j’aperçois son père,
Il vient assurément pour conclure l’affaire.



===Scène dernière===

Célie, Lélie, Gorgibus, Sganarelle, sa femme, Villebrequin, la suivante.


Gorgibus

Qui vous amène ici, seigneur Villebrequin ?

Villebrequin

Un secret important que j’ai su ce matin,
Qui rompt absolument ma parole donnée.
Mon fils, dont votre fille acceptait l’hyménée,
Sous des liens cachés trompant les yeux de tous
Vit depuis quatre mois avec Lise en époux,
Et comme des parents le bien et la naissance
M’ôtent tout le pouvoir d’en casser l’alliance,
Je vous viens…

Gorgibus

Je vous viens… Brisons là, si sans votre congé,
Valère votre fils ailleurs s’est engagé,
Je ne vous puis celer que ma fille Célie,
Dès longtemps par moi-même est promise à Lélie,
Et que riche en vertus son retour aujourd’hui
M’empêche d’agréer un autre époux que lui.

Villebrequin

Un tel choix me plaît fort.

Lélie

Un tel choix me plaît fort. Et cette juste envie,
D’un bonheur éternel va couronner ma vie.

Gorgibus

Allons choisir le jour pour se donner la foi.

Sganarelle

A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi.
Vous voyez qu’en ce fait la plus forte apparence
Peut jeter dans l’esprit une fausse créance :
De cet exemple-ci, ressouvenez-vous bien,
Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.