Seul à travers l’Atlantique/Chapitre IX

Bernard Grasset (p. 106-116).


CHAPITRE IX

Une nuit à la barre.


eux mois auparavant j’avais quitté Gibraltar pour mon voyage de 4.600 milles, seul à travers l’Atlantique, par la longue route du sud. Pendant soixante jours je n’avais parlé à aucun être vivant. Les lecteurs de ce récit peuvent penser que cette période de solitude me sembla très dure à supporter : il n’en était rien. Le fait que je n’avais personne à qui parler ne me troublait jamais. J’étais accoutumé à être moi-même mon seul compagnon : mon bonheur tenait en effet à la grande fascination que l’océan exerçait sur moi.

La plupart du temps, j’étais très occupé à réparer les ravages du vent dans mes vieilles voiles. Elles s’ouvraient constamment le long des coutures et je travaillais sur un pont glissant et incliné sur lequel je devais me tenir en équilibre.

J’aurais pu faire des voiles neuves complètes avec beaucoup moins de travail, si j’avais transporté la toile de rechange nécessaire ; mais j’en avais juste assez pour réparer les déchirures. Ma provision d’aiguilles diminuait et j’avais peur de manquer de fil avant mon arrivée au port.

En raison du mauvais état de mes voiles j’avais souvent à les changer. Les amener et les hisser suivant les différentes conditions du vent représentait déjà suffisamment de travail, mais j’avais en outre à amener souvent une voile pour la réparer et, ensuite, en hisser une autre à sa place.

D’autre part, j’avais deux ou trois repas à cuire par jour. J’avais peu de temps pour la lecture, quoique la bibliothèque du bord fût abondamment fournie de livres d’aventures maritimes. La nuit j’étais trop fatigué pour lire et je tombais dans ma couchette à moitié endormi. Mon sommeil était fort léger, car, au moindre changement de vent, je devais monter sur le pont pour modifier l’angle de la barre.

Et pendant que mon navire était secoué sur l’océan, j’avais des rêves étranges. Parfois ces rêves se passaient sur terre, mais l’idée fixe du but que je m’étais proposé me poursuivait toujours, et je pensais en dormant : Si je suis à terre, je n’ai pas traversé l’Atlantique, c’est donc que je ne serais pas parti. Le rêve devenait alors un atroce cauchemar. Je me réveillais baigné d’une sueur froide pour constater avec joie que j’étais à bord du Firecrest. Vite je jetais un coup d’œil sur le pont pour voir si tout allait bien à bord et je me rendormais en souriant à la pensée que mon navire se rapprochait sans cesse du but.

Bien souvent aussi c’était pendant le jour que je cherchais à prendre du repos. Souvent alors vers le soir la brise se levait et je passais la nuit à la barre. Il était toujours difficile de résister au sommeil ; mais je ne m’ennuyais jamais pendant ces longues heures, de veille. Le Firecrest glissait doucement laissant derrière lui un sillage phosphorescent et je gouvernais sur une étoile. Seul sur la mer, je regardais la voûte céleste et les mondes de lumière en occupant mon esprit à des considérations sur la faiblesse de l’homme et la pauvreté des systèmes philosophiques.

Je pensais à la théorie si incomplète de l’évolution, qui veut que tout évolue presque toujours dans un sens de progrès. Je pensais aux histoires des mondes qui veulent que la terre se soit refroidie progressivement et que l’homme soit parti du stage le plus bas pour arriver à la période actuelle. Ceci n’est, comme tout système, qu’une hypothèse émise par des hommes parce qu’elle semble expliquer mieux qu’une autre les phénomènes que nos faibles moyens nous ont permis de constater pendant notre époque.

On ne peut pas prouver que la terre n’ait pas existé il y a des millions de siècles. Elle s’est peut-être aussi alternativement refroidie et réchauffée. Le monde a peut-être connu à maintes reprises des degrés de civilisation très supérieurs aux nôtres. Des catastrophes périodiques ont pu à différents intervalles anéantir complètement toute civilisation et la presque totalité de la race humaine, qui recommencerait toujours indéfiniment le même cycle de l’âge de pierre à l’âge des grandes inventions. Tout en somme n’est qu’hypothèse et incertitude.

La connaissance absolue est interdite à l’homme. Parce qu’il est entraîné dans le mouvement relatif de la terre, il ne peut avoir que des notions relatives.

Pour connaître l’absolu, il faudrait qu’il puisse se tenir dans l’espace libre de tout mouvement. Mais alors il ne serait plus un homme, il serait Dieu.

Parfois aussi les différentes périodes de ma vie défilaient devant moi ainsi que tous les événements qui modifièrent ma conception de l’existence et firent que j’étais là à la barre de mon navire au milieu de l’océan.

C’est d’abord la trop grande sensibilité et les déceptions de mon enfance éprise d’idéal qui m’obligèrent de bonne heure à vivre en moi-même, puis la triste vie de pensionnaire au collège, la guerre et la mort de ma mère qui brisa ma vie par l’épouvantable tristesse du jamais plus.

Les souvenirs de guerre se précipitent devant ma mémoire : un combat du haut des airs, les balles incendiaires qui percent les flancs de mon appareil, l’avion




ennemi qui descend en flammes, l’ivresse momentanée de la victoire. De retour à terre je ne suis plus, hélas, qu’un enfant qui a perdu sa mère.

Le temps ne comble pas le vide immense. Les uns après les autres mes meilleurs compagnons meurent dans les airs. L’armistice vint et je pense à ces héros qu’on oublie trop facilement, à la vanité de tous ceux qui portent trop ostensiblement les insignes d’une victoire qui n’appartient qu’aux morts, car, lorsqu’on n’a pas donné sa vie pour la Patrie, on n’a rien donné.

De nouveau, d’autres épisodes de ma vie se présentent à ma mémoire. Certains, insignifiants en apparence, ont laissé en moi une impression profonde. Je ne sais trop pourquoi, je me vois soudain reporté à trois années en arrière.

Un train de luxe qui se dirigeait vers Madrid ralentissait sa marche le long d’une courbe aux approches de la ville. C’est alors que, regardant par la fenêtre de mon wagon, j’aperçus un jeune mendiant. Il courait pieds nus le long de la voie ferrée. Sa peau brunie brillait au soleil entre les haillons qui le couvraient. Il était plus beau que le jeune mendiant de Murillo, plus réel que l’enfant au pied bot de Ribera. Il mendiait comme l’on mendie en Espagne, car il avait l’air de faire une faveur en demandant l’aumône.

Sale et déguenillé, c’était cependant lui le prince de la vie, qui courait libre, inondé de soleil et de lumière, et non l’un quelconque des voyageurs que le train emportait prisonnier. Je pensais alors que j’aurais aimé être comme lui pour pouvoir recommencer ma vie en partant de très bas avec quinze ans de moins, moi qui cours inlassablement à la recherche de ma jeunesse.

Mais parce que depuis des siècles les hommes ont coutume de vivre esclaves de la civilisation, je ne serais pas obligé de mener la même vie servile et conventionnelle. Maître de mon navire, je voguerai autour du monde, ivre de grand air, d’espace et de lumière, menant la vie simple de matelot, baignant dans le soleil un corps qui ne fut pas créé pour être enfermé dans les maisons des hommes.

Et, tout heureux d’avoir trouvé ma voie et réalisé mon rêve, je récite à la barre mes poèmes préférés de la mer…

La nuit passait ainsi très vite. Une à une les étoiles disparaissaient. Une clarté grise arrivait de l’orient et je voyais apparaître les formes et les lignes du Firecrest.

Mon navire était beau lorsque venait le jour.