Seul à travers l’Atlantique/Chapitre III

Bernard Grasset (p. 26-40).


CHAPITRE III

Le départ
et la traversée de la Méditerranée.


achetai donc le Firecrest ainsi que je l’ai dit plus haut dans un port anglais, et je conduisis mon bateau immédiatement au sud de la France, quittant l’Angleterre au moment où Shackleton partait pour son dernier voyage. Mon bateau supporta fort bien les tempêtes terribles du golfe de Gascogne. Dès lors, je ne pouvais concevoir une tempête capable d’arrêter le Firecrest.

Pendant plus d’une année, je fis de nombreuses croisières au sud de la France, ayant pour tout équipage un mousse anglais ; entre-temps, je jouais les tournois de tennis de la Côte d’Azur. Le tennis avait été, pendant longtemps, mon sport favori. Mais après avoir vécu à bord, et fait des croisières durant plus de deux ans, les choses de la terre prirent une importance secondaire à mes yeux. Je devins un marin et seulement un marin.

Ce fut pour mon plaisir et pour me prouver à moi-même que je pouvais le faire que j’entrepris mon voyage d’Amérique. Pendant plus d’un an, je m’entraînai physiquement, croisant par tous les temps, me préparant à manœuvrer seul les voiles. Ce n’est que lorsque je me sentis prêt et que je fus certain de pouvoir supporter la fatigue morale et physique, que je partis pour la grande aventure.

Enfin, le jour du départ arriva. Le joli port de Cannes était inondé de soleil ; c’était le printemps. D’un côté la vieille ville et ses deux grandes tours carrées qui dominent le port. De l’autre, l’arrière amarré au quai, cinquante petits yachts aux voiles blanches.

À côté de mon Firecrest, se trouve Perlette, un petit bateau de 7 mètres de long appartenant à deux jeunes filles qui en constituent tout l’équipage. Leur audace est très admirée de tous les pêcheurs et les flâneurs le long du quai s’attardent à les contempler, grimpant pieds nus dans la mâture.

Un peu plus loin, le Lavengro, un




ketch de 120 tonneaux, se prépare à faire voile pour Gibraltar. C’est également ma première étape. J’ai bien peu de chances de battre un bateau dix fois plus grand que le mien et dont l’équipage compte sept hommes, mais je ne veux pas être battu au départ. Je réussis à lever l’ancre le premier et à prendre le vent toutes toiles dehors. Le vent s’élève et il me faut amener le flèche avant de passer entre les môles c’est de là que je fis mes derniers signes d’adieu aux deux petites « matelotes » françaises et à l’équipage du yacht breton Eblis qui agitaient leurs mouchoirs sur le quai.

Hors du port, il vente encore plus fort ; il me faut changer de foc et prendre un ris dans ma grande voile et cela rapidement, car j’aperçois maintenant le Lavengro qui quitte le port et me donne la chasse. Nous tirons des bordées contre un fort vent debout, et, quoique moins vite, je peux serrer le vent de plus près.

Nous nous élançons vers le large. Une fois sortis de la baie abritée, les vagues et le vent augmentent. Le Firecrest donne une forte bande, l’écume jaillit sur le pont et je suis trempé par les embruns, mais j’ai le cœur en joie, et comme l’étrave du Firecrest fend les flots, je chante le refrain d’une complainte de pêcheurs bretons :

La bonne sainte lui a répondu : il vente.
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.

Le baromètre baisse et la terre disparaît derrière l’horizon. À 4 h. 30, je coupe le Lavengro au plus près sur l’autre amure, quand un fort grain arrive. En hâte, j’amène la grand’voile et le foc et j’aperçois le Lavengro fuyant devant la tempête dans une direction opposée.

Je suis très fatigué des efforts de la journée et décide de mettre à la cape. Réduisant la voilure et attachant la barre de manière que mon navire revienne de lui-même dans le vent, je descends prendre un repos bien gagné.

Voici quelques extraits de mon journal de bord :

« 26 avril. — Deux heures, le vent hale nord-ouest et je reprends ma route, fuyant devant la tempête sous une fortune carrée. Je fais, à ce moment, la meilleure vitesse de mon passage. Mon loch enregistre 30 milles en trois heures. Le baromètre baisse. Le vent augmente ; à 18 heures, il devient dangereux de fuir plus longtemps devant l’orage. Le Firecrest va presque à la vitesse des vagues, et quand une vague brise à bord, l’eau reste longtemps sur le pont avant de s’écouler.

« Je dois amener la fortune carrée, opération difficile dans une mer démontée. Mon bateau est ballotté dans le creux des vagues. La fortune a été faite en toile trop lourde, et la manœuvre est si difficile que je décide de ne plus jamais utiliser cette voile. Fatigué par seize heures consécutives à la barre, je mets mon navire à la cape.

« 27 avril. — Tempête continue, vagues brisent à bord toute la nuit. Baromètre baisse encore. À 6 heures, je découvre que la ferrure du rouleau du gui est brisée. Je ne suis pas surpris, car cette ferrure a été faite plus petite que je ne l’avais demandée.

« 28 avril. — Quatre heures, reprends ma course ; vers midi le vent tombe ; répare une balancine cassée.

« Seize heures quarante, fort coup de mistral m’oblige d’amener ma grand’voile. En quelques minutes, une véritable tempête souffle, et la mer est démontée. Mets à la cape et dors jusqu’à 7 heures le lendemain matin. Effroyablement secoué toute la nuit, vagues déferlent à bord tous les quarts d’heure.

« 29 avril. — Mer démontée ; tempête nord-est halant ouest vers le soir ; très fatigué ; essaie dans l’après-midi de reprendre ma route, mais dans une mer aussi heurtée, je ne fais qu’un chemin très faible contre le vent. Drisse de foc casse et le foc tombe à la mer. Après quelques acrobaties sur le beaupré, j’arrive à le ramener à bord.

« 30 avril. — Fin de la tempête. »

Le baromètre remonte et pendant les vingt jours qui suivront, la brise sera très faible.

Le 1er  mai, sixième jour de mon départ de Cannes, je devais, d’après mes observations, me trouver à proximité de la terre. Quoique ce fût loin d’être ma première expérience, j’étais très intéressé. Après quelques jours entre le ciel et l’eau, un atterrissage est toujours passionnant. Il semble miraculeux que la vue de la terre vienne confirmer les calculs et que la terre soit exactement où elle doit se trouver.

Montant au haut de la mâture, j’aperçus vers midi un petit cône, puis plusieurs autres sortir de l’eau exactement où ils devaient apparaître. C’était la terre. Ma navigation était correcte. Je me sentis fier, bien que le travail du navigateur ne soit rien sur un petit navire, en comparaison du travail du matelot. Un profane aurait pu croire que ces cônes étaient autant d’îles différentes, mais je savais que c’étaient des pics d’environ mille mètres de hauteur dont les bases se rejoignaient sous l’horizon. Là, à quarante milles de distance, était Minorque, la deuxième des îles Baléares.

Le jour suivant d’autres pics apparurent directement en avant, et, vers le soir, l’île entière de Majorque sortit de la mer.

Le vent devint une brise très légère, et le lendemain je pus distinguer les toits et les maisons. Pendant quelques jours, je glissai le long de la rive nord de Majorque. Je me souviendrai toujours de la merveilleuse vision que j’eus un jour d’un petit estuaire entre des pics de deux mille mètres recouverts de neige. Me rapprochant de la terre, je découvris soudain le vieux village de Port Soler au flanc d’une montagne surplombant la rivière, et me trouvai au milieu d’une flottille de petits bateaux de pêche qui sortaient de l’estuaire.

Les pêcheurs me faisaient de grands signes et se préparaient à accueillir le petit yacht français, mais soudain je virai de bord, reprenant le large, emportant avec moi la merveilleuse vision de ces vieilles maisons au flanc de cette montagne aride. Les villages, les villes ne sont rien de plus à nous, marins, que n’est à l’ordinaire passant une maison entrevue au détour d’un chemin. Nous passons et emportons avec nous le souvenir.

De nombreux jours de calme suivirent ; je glissais lentement devant les îles de Beauté : Dragonera, Iviza, Formentera, heureux de la brise légère qui me permettait de contempler plus longuement leurs merveilles. Si faible était le vent que je ne faisais pas plus de 15 milles par jour.

Enfin, le 15 mai, je vis, sortant de la brume, un roc monstrueux coupé de lignes géométriques. C’était la face est de Gibraltar, qu’on ne peut contempler de la mer sans un sentiment de stupeur, tant le travail de l’homme a modifié la nature.

Vers midi, je doublai la pointe d’Europe et entrai dans le port comme une bourrasque du Levant arrivait. Je jetai l’ancre près de la splendide goélette à trois mâts l’Atlantic appartenant actuellement à Vanderbilt et gagnante en 1911 d’une course fameuse à travers l’Atlantique. J’avais traversé la Méditerranée et terminé la première partie de ma croisière.

Presque aussitôt, la police, la santé et les autorités navales arrivèrent à bord. Chacun semblait étonné de voir que j’étais seul et venais de France.

Je fus surpris de ne compter que très peu de bateaux de guerre pour représenter en ce lieu la gloire de l’Angleterre sur mer ; seulement deux destroyers et un vaisseau-dépôt portant le nom une fois célèbre de Cormorant. Comme j’aurais aimé vivre au temps de Nelson, quand les bateaux de guerre étaient de belles frégates aux voiles blanches, et les marins de vrais gabiers !

Maintenant, le marin est plus ou moins un mécanicien conduisant un train sur l’eau. Les voiliers de commerce font graduellement place aux vapeurs. Seuls, quelques amoureux de la mer continuent la tradition de manier les voiles et les cordages sur les grands océans.

Pendant les quinze jours que je passai à Gibraltar, je travaillai dur, préparant ma longue traversée. Les autorités britanniques furent fort obligeantes et me donnèrent la permission d’utiliser les ouvriers de l’arsenal.

Enfin, tout fut prêt, j’étais « paré ». Avant d’appareiller, j’envoyai à quelques amis la carte postale suivante :

300 litres d’eau ;
  40 kilos de bœuf salé ;
  30 kilos de biscuit de mer ;
  15 kilos de beurre ;
  24 pots de confiture ;
  30 kilos de pommes de terre ;


avec une petite flèche pointée vers un but mystérieux et cette vague indication : 4.500 milles.

Je désirais qu’en cas d’insuccès ma tentative demeurât ignorée, et si quelques amis savaient que j’étais parti pour une longue croisière, deux intimes seuls connaissaient mon projet de tenter la traversée de l’Atlantique sans escale.