Servitude et grandeur militaires/III/4

Société des amis des livres (p. 188-196).

CHAPITRE IV

simple lettre

« À bord du vaisseau anglais le Culloden,
devant Rochefort, 1804.
Sent to France, with admiral Collingwood’s permission.

Il est inutile, mon enfant, que tu saches comment t’arrivera cette lettre, et par quels moyens j’ai pu connaître ta conduite et ta position actuelle. Qu’il te suffise d’apprendre que je suis content de toi, mais que je ne te reverrai sans doute jamais. Il est probable que cela t’inquiète peu. Tu n’as connu ton père que dans l’âge où la mémoire n’est pas née encore et où le cœur n’est pas encore éclos. Il s’ouvre plus tard en nous qu’on ne le pense généralement, et c’est de quoi je me suis souvent étonné ; mais qu’y faire ? — Tu n’es pas plus mauvais qu’un autre, ce me semble. Il faut bien que je m’en contente. Tout ce que j’ai à te dire, c’est que je suis prisonnier des Anglais depuis le 14 thermidor an VI (ou le 2 août 1798, vieux style, qui, dit-on, redevient à la mode aujourd’hui). J’étais allé à bord de l’Orient pour tâcher de persuader à ce brave Brueys d’appareiller pour Corfou. Bonaparte m’avait déjà envoyé son pauvre aide de camp Julien, qui eut la sottise de se laisser enlever par les Arabes. Moi, j’arrivai, mais inutilement. Brueys était entêté comme une mule. Il disait qu’on allait trouver la passe d’Alexandrie pour faire entrer ses vaisseaux ; mais il ajouta quelques mots assez fiers qui me firent bien voir qu’au fond il était un peu jaloux de l’armée de terre. — Nous prend-on pour des passeurs d’eau ? me dit-il, et croit-on que nous ayons peur des Anglais ? — Il aurait mieux valu pour la France qu’il en eût peur. Mais s’il a fait des fautes, il les a glorieusement expiées ; et je puis dire que j’expie ennuyeusement celle que je fis de rester à son bord quand on l’attaqua. Brueys fut d’abord blessé à la tête et à la main. Il continua le combat jusqu’au moment où un boulet lui arracha les entrailles. Il se fit mettre dans un sac de son et mourut sur son banc de quart. Nous vîmes clairement que nous allions sauter vers les dix heures du soir. Ce qui restait de l’équipage descendit dans les chaloupes et se sauva, excepté Casa-Bianca. Il demeura le dernier, bien entendu, mais son fils, un beau garçon que tu as entrevu, je crois, vint me trouver et me dit : « Citoyen, qu’est-ce que l’honneur veut que je fasse ? » — Pauvre petit ! Il avait dix ans, je crois, et cela parlait d’honneur dans un tel moment ! Je le pris sur mes genoux dans le canot et je l’empêchai de voir sauter son père avec le pauvre Orient, qui s’éparpilla en l’air comme une gerbe de feu. Nous ne sautâmes pas, nous, mais nous fûmes pris, ce qui est bien plus douloureux, et je vins à Douvres, sous la garde d’un brave capitaine anglais nommé Collingwood, qui commande à présent le Culloden. C’est un galant homme s’il en fut, qui, depuis 1761 qu’il sert dans la marine, n’a quitté la mer que pendant deux années, pour se marier et mettre au monde ses deux filles. Ces enfants, dont il parle sans cesse, ne le connaissent pas, et sa femme ne connaît guère que par ses lettres son beau caractère. Mais je sens bien que la douleur de cette défaite d’Aboukir a abrégé mes jours, qui n’ont été que trop longs, puisque j’ai vu un tel désastre et la mort de mes glorieux amis. Mon grand âge a touché tout le monde ici ; et, comme le climat de l’Angleterre m’a fait tousser beaucoup et a renouvelé toutes mes blessures au point de me priver entièrement de l’usage d’un bras, le bon capitaine Collingwood a demandé et obtenu pour moi (ce qu’il n’aurait pu obtenir pour lui-même à qui la terre était défendue) la grâce d’être transféré en Sicile, sous un soleil plus chaud et un ciel plus pur. Je crois bien que j’y vais finir ; car soixante-dix-huit ans, sept blessures, des chagrins profonds et la captivité sont des maladies incurables. Je n’avais à te laisser que mon épée, pauvre enfant ! à présent je n’ai même plus cela, car un prisonnier n’a pas d’épée. Mais j’ai au moins un conseil à te donner, c’est de te défier de ton enthousiasme pour les hommes qui parviennent vite, et surtout pour Bonaparte. Tel que je te connais, tu serais un Séide, et il faut se garantir du Séidisme quand on est Français, c’est-à-dire très-susceptible d’être atteint de ce mal contagieux. C’est une chose merveilleuse que la quantité de petits et de grands tyrans qu’il a produits. Nous aimons les fanfarons à un point extrême et nous nous donnons à eux de si bon cœur que nous ne tardons pas à nous en mordre les doigts ensuite. La source de ce défaut est un grand besoin d’action et une grande paresse de réflexion. Il s’ensuit que nous aimons infiniment mieux nous donner corps et âme à celui qui se charge de penser pour nous et d’être responsable, quitte à rire après de nous et de lui.

Bonaparte est un bon enfant, mais il est vraiment par trop charlatan. Je crains qu’il ne devienne fondateur parmi nous d’un nouveau genre de jonglerie ; nous en avons bien assez en France. — Le charlatanisme est insolent et corrupteur, et il a donné de tels exemples dans notre siècle et a mené si grand bruit du tambour et de la baguette sur la place publique, qu’il s’est glissé dans toute profession, et qu’il n’y a si petit homme qu’il n’ait gonflé. — Le nombre est incalculable des grenouilles qui crèvent. Je désire bien vivement que mon fils n’en soit pas.

Je suis bien aise qu’il m’ait tenu parole en se chargeant de toi, comme il dit ; mais ne t’y fie pas trop. Peu de temps après la triste manière dont je quittai l’Égypte, voici la scène que l’on m’a contée et qui se passa à un certain dîner ; je veux te la dire afin que tu y penses souvent.

Le 1er vendémiaire an VII, étant au Caire, Bonaparte, membre de l’Institut, ordonna une fête civique pour l’anniversaire de l’établissement de la République. La garnison d’Alexandrie célébra la fête autour de la colonne de Pompée, sur laquelle on planta le drapeau tricolore ; l’aiguille de Cléopâtre fut illuminée assez mal ; et les troupes de la Haute-Égypte célébrèrent la fête, le mieux qu’elles purent, entre les pylônes, les colonnes, les cariatides de Thèbes, sur les genoux du colosse de Memnon, aux pieds des figures de Tâma et de Châma. Le premier corps d’armée fit au Caire ses manœuvres, ses courses et ses feux d’artifices. Le général en chef avait invité à dîner tout l’état-major, les ordonnateurs, les savants, les kiaya du pacha, l’émir, les membres du divan et les agas, autour d’une table de cinq cents couverts dressée dans la salle basse de la maison qu’il occupait sur la place d’El-Béquier ; le bonnet de la Liberté et le croissant s’entrelaçaient amoureusement ; les couleurs turques et françaises formaient un berceau et un tapis fort agréables sur lesquels se mariaient le Koran et la Table des Droits de l’Homme. Après que les convives eurent bien mangé avec leurs doigts des poulets et du riz assaisonnés de safran, des pastèques et des fruits, Bonaparte, qui ne disait rien, jeta un coup d’œil très-prompt sur eux tous. Le bon Kléber, qui était couché à côté de lui, parce qu’il ne pouvait pas ployer à la turque ses longues jambes, donna un grand coup de coude à Abdallah-Menou, son voisin, et lui dit avec son accent demi-allemand :

— Tiens ! voilà Ali-Bonaparte qui va nous faire une des siennes.

Il l’appelait comme cela, parce que, à la fête de Mahomet, le général s’était amusé à prendre le costume oriental, et qu’au moment où il s’était déclaré protecteur de toutes les religions, on lui avait pompeusement décerné le nom de gendre du Prophète, et on l’avait nommé Ali-Bonaparte.

Kléber n’avait pas fini de parler, et passait encore sa main dans ses grands cheveux blonds, que le petit Bonaparte était déjà debout, et, approchant son verre de son menton maigre et de sa grosse cravate, il dit d’une voix brève, claire et saccadée :

— Buvons à l’an trois cent de la République française !

Kléber se mit à rire dans l’épaule de Menou, au point de lui faire verser son verre sur un vieil Aga, et Bonaparte les regarda tous deux de travers, en fronçant le sourcil.

Certainement, mon enfant, il avait raison ; parce que, en présence d’un général en chef, un général de division ne doit pas se tenir indécemment, fût-ce un gaillard comme Kléber ; mais eux, ils n’avaient pas tout à fait tort non plus, puisque Bonaparte, à l’heure qu’il est, s’appelle l’Empereur et que tu es son page. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— En effet, dit le capitaine Renaud en reprenant la lettre de mes mains, je venais d’être nommé page de l’Empereur en 1804. — Ah ! la terrible année que celle-là ! de quels événements elle était chargée quand elle nous arriva, et comme je l’aurais considérée avec attention, si j’avais su alors considérer quelque chose ! Mais je n’avais pas d’yeux pour voir, pas d’oreilles pour entendre autre chose que les actions de l’Empereur, la voix de l’Empereur, les gestes de l’Empereur, les pas de l’Empereur. Son approche m’enivrait, sa présence me magnétisait. La gloire d’être attaché à cet homme me semblait la plus grande chose qui fût au monde, et jamais un amant n’a senti l’ascendant de sa maîtresse avec des émotions plus vives et plus écrasantes que celles que sa vue me donnait chaque jour. — L’admiration d’un chef militaire devient une passion, un fanatisme, une frénésie, qui font de nous des esclaves, des furieux, des aveugles. — Cette pauvre lettre que je viens de vous donner à lire ne tint dans mon esprit que la place de ce que les écoliers nomment un sermon, et je ne sentis que le soulagement impie des enfants qui se trouvent délivrés de l’autorité naturelle et se croient libres parce qu’ils ont choisi la chaîne que l’entraînement général leur a fait river à leur cou. Mais un reste de bons sentiments natifs me fit conserver cette écriture sacrée, et son autorité sur moi a grandi à mesure que diminuaient mes rêves d’héroïque sujétion. Elle est restée toujours sur mon cœur, et elle a fini par y jeter des racines invisibles, aussitôt que le bon sens a dégagé ma vue des nuages qui la couvraient alors. Je n’ai pu m’empêcher, cette nuit, de la relire avec vous, et je me prends en pitié en considérant combien a été lente la courbe que mes idées ont suivie pour revenir à la base la plus solide et la plus simple de la conduite d’un homme. Vous verrez à combien peu elle se réduit ; mais, en vérité, monsieur, je pense que cela suffit à la vie d’un honnête homme, et il m’a fallu bien du temps pour arriver à trouver la source de la véritable grandeur qu’il peut y avoir dans la profession presque barbare des armes.

Ici le capitaine Renaud fut interrompu par un vieux sergent de grenadiers qui vint se placer à la porte du café, portant son arme en sous-officier et tirant une lettre écrite sur papier gris placée dans la bretelle de son fusil. Le capitaine se leva paisiblement et ouvrit l’ordre qu’il recevait.

— Dites à Béjaud de copier cela sur le livre d’ordres, dit-il au sergent.

— Le sergent-major n’est pas revenu de l’arsenal, dit le sous-officier, d’une voix douce comme celle d’une fille, et baissant les yeux, sans même daigner dire comment son camarade avait été tué.

— Le fourrier le remplacera, dit le capitaine sans rien demander ; et il signa son ordre sur le livre du sergent, qui lui servit de pupitre.

Il toussa un peu et reprit avec tranquillité :