Servitude et grandeur militaires/III/10

Société des amis des livres (p. 279-290).


CHAPITRE X

CONCLUSION


L’époque qui m’a laissé ces souvenirs épars est close aujourd’hui. Son cercle s’ouvrit en 1814 par la bataille de Paris, et se ferma par les trois jours de Paris, en 1830. C’était le temps où, comme je l’ai dit, l’armée de l’Empire venait expirer dans le sein de l’armée naissante alors, et mûrie aujourd’hui. Après avoir, sous plusieurs formes, expliqué la nature et plaint la condition du Poète dans notre société, j’ai voulu montrer ici celle du Soldat, autre Paria moderne.

Je voudrais que ce livre fût pour lui ce qu’était pour un soldat romain un autel à la Petite Fortune.

Je me suis plu à ces récits, parce que je mets au-dessus de tous les dévouements celui qui ne cherche pas à être regardé. Les plus illustres sacrifices ont quelque chose en eux qui prétend à l’illustration et que l’on ne peut s’empêcher d’y voir malgré soi-même. On voudrait en vain les dépouiller de ce caractère qui vit en eux et fait comme leur force et leur soutien : c’est l’os de leurs chairs et la moelle de leurs os. Il y avait peut-être quelque chose du combat et du spectacle qui fortifiait les Martyrs ; le rôle était si grand dans cette scène, qu’il pouvait doubler l’énergie de la sainte victime. Deux idées soutenaient ses bras de chaque côté, la canonisation de la terre et la béatification du ciel. Que ces immolations antiques à une conviction sainte soient adorées pour toujours ; mais ne méritent-ils pas d’être aimés, quand nous les devinons, ces dévouements ignorés qui ne cherchent même pas à se faire voir de ceux qui en sont l’objet ; ces sacrifices modestes, silencieux, sombres, abandonnés, sans espoir de nulle couronne humaine ou divine ; — ces muettes résignations dont les exemples, plus multipliés qu’on ne le croit, ont en eux un mérite si puissant, que je ne sais nulle vertu qui leur soit comparable ?

Ce n’est pas sans dessein que j’ai essayé de tourner les regards de l’Armée vers cette GRANDEUR PASSIVE, qui repose toute dans l’abnégation et la résignation. Jamais elle ne peut être comparable en éclat à la Grandeur de l’action où se développent largement d’énergiques facultés ; mais elle sera longtemps la seule à laquelle puisse prétendre l’homme armé, car il est armé presque inutilement aujourd’hui. Les Grandeurs éblouissantes des conquérants sont peut-être éteintes pour toujours. Leur éclat passé s’affaiblit, je le répète, à mesure que s’accroît, dans les esprits, le dédain de la guerre, et, dans les cœurs, le dégoût de ses cruautés froides. Les Armées permanentes embarrassent leurs maîtres. Chaque souverain regarde son Armée tristement ; ce colosse assis à ses pieds, immobile et muet, le gêne et l’épouvante ; il n’en sait que faire, et craint qu’il ne se tourne contre lui. Il le voit dévoré d’ardeur et ne pouvant se mouvoir. Le besoin d’une circulation impossible ne cesse de tourmenter le sang de ce grand corps, ce sang qui ne se répand pas et bouillonne sans cesse. De temps à autre, des bruits de grandes guerres s’élèvent et grondent comme un tonnerre éloigné ; mais ces nuages impuissants s’évanouissent, ces trombes se perdent en grains de sable, en traités, en protocoles, que sais-je ! — La philosophie a heureusement rapetissé la guerre ; les négociations la remplacent ; la mécanique achèvera de l’annuler par ses inventions.

Mais en attendant que le monde, encore enfant, se délivre de ce jouet féroce, en attendant cet accomplissement bien lent, qui me semble infaillible, le Soldat, l’homme des Armées, a besoin d’être consolé de la rigueur de sa condition. Il sent que la Patrie, qui l’aimait à cause des gloires dont il la couronnait, commence à le dédaigner pour son oisiveté, ou le haïr à cause des guerres civiles dans lesquelles on l’emploie à frapper sa mère. — Ce Gladiateur, qui n’a plus même les applaudissements du cirque, a besoin de prendre confiance en lui-même, et nous avons besoin de le plaindre pour lui rendre justice, parce que, je l’ai dit, il est aveugle et muet ; jeté où l’on veut qu’il aille, en combattant aujourd’hui telle cocarde, il se demande s’il ne la mettra pas demain à son chapeau.

Quelle idée le soutiendra, si ce n’est celle du Devoir et de la parole jurée ? Et dans les incertitudes de sa route, dans ses scrupules et ses repentirs pesants, quel sentiment doit l’enflammer et peut l’exalter dans nos jours de froideur et de découragement ?

Que nous reste-t-il de sacré ?

Dans le naufrage universel des croyances, quels débris où se puissent rattacher encore les mains généreuses ? Hors l’amour du bien-être et du luxe d’un jour, rien ne se voit à la surface de l’abîme. On croirait que l’égoïsme a tout submergé ; ceux même qui cherchent à sauver les âmes et qui plongent avec courage se sentent prêts à être engloutis. Les chefs des partis politiques prennent aujourd’hui le Catholicisme comme un mot d’ordre et un drapeau ; mais quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et comment suivent-ils sa loi dans leur vie ? — Les artistes le mettent en lumière comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie ; mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l’église qu’ils décorent ? — Beaucoup de philosophes embrassent sa cause et la plaident, comme des avocats généreux celle d’un client pauvre et délaissé ; leurs écrits et leurs paroles aiment à s’empreindre de ses couleurs et de ses formes, leurs livres aiment à s’orner de dorures gothiques, leur travail entier se plaît à faire serpenter, autour de la croix, le labyrinthe habile de leurs arguments ; mais il est rare que cette croix soit à leur côté dans la solitude. — Les hommes de guerre combattent et meurent sans presque se souvenir de Dieu. Notre Siècle sait qu’il est ainsi, voudrait être autrement et ne le peut pas. Il se considère d’un œil morne, et aucun autre n’a mieux senti combien est malheureux un siècle qui se voit.

À ces signes funestes, quelques étrangers nous ont crus tombés dans un état semblable à celui du Bas-Empire, et des hommes graves se sont demandé si le caractère national n’allait pas se perdre pour toujours. Mais ceux qui ont su nous voir de plus près ont remarqué ce caractère de mâle détermination qui survit en nous à tout ce que le frottement des sophismes a usé déplorablement. Les actions viriles n’ont rien perdu, en France, de leur vigueur antique. Une prompte résolution gouverne des sacrifices aussi grands, aussi entiers que jamais. Plus froidement calculés, les combats s’exécutent avec une violence savante. — La moindre pensée produit des actes aussi grands que jadis la foi la plus fervente. Parmi nous, les croyances sont faibles, mais l’homme est fort. Chaque fléau trouve cent Belzunces. La jeunesse actuelle ne cesse de défier la mort par devoir ou par caprice, avec un sourire de Spartiate, sourire d’autant plus grave que tous ne croient pas au festin des dieux.

Oui, j’ai cru apercevoir sur cette sombre mer un point qui m’a paru solide. Je l’ai vu d’abord avec incertitude, et, dans le premier moment, je n’y ai pas cru. J’ai craint de l’examiner, et j’ai longtemps détourné de lui mes yeux. Ensuite, parce que j’étais tourmenté du souvenir de cette première vue, je suis revenu malgré moi à ce point visible, mais incertain. Je l’ai approché, j’en ai fait le tour, j’ai vu sous lui et au-dessus de lui, j’y ai posé la main, je l’ai trouvé assez fort pour servir d’appui dans la tourmente, et j’ai été rassuré.

Ce n’est pas une foi neuve, un culte de nouvelle invention, une pensée confuse ; c’est un sentiment né avec nous, indépendant des temps, des lieux, et même des religions ; un sentiment fier, inflexible, un instinct d’une incomparable beauté, qui n’a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui, mais qui déjà produisait de sublimes grandeurs dans l’antiquité, et la fécondait comme ces beaux fleuves qui, dans leur source et leurs premiers détours, n’ont pas encore d’appellation. Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l’HONNEUR.

Je ne vois point qu’elle se soit affaiblie et que rien l’ait usée. Ce n’est point une idole, c’est, pour la plupart des hommes, un dieu et un dieu autour duquel bien des dieux supérieurs sont tombés. La chute de tous leurs temples n’a pas ébranlé sa statue.

Une vitalité indéfinissable anime cette vertu bizarre, orgueilleuse, qui se tient debout au milieu de tous nos vices, s’accordant même avec eux au point de s’accroître de leur énergie. — Tandis que toutes les vertus semblent descendre du ciel pour nous donner la main et nous élever, celle-ci paraît venir de nous-mêmes et tendre à monter jusqu’au ciel. — C’est une vertu tout humaine que l’on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort ; c’est la vertu de la vie.

Telle qu’elle est, son culte, interprété de manières diverses, est toujours incontesté. C’est une Religion mâle, sans symbole et sans images, sans dogme et sans cérémonies, dont les lois ne sont écrites nulle part ; — et comment se fait-il que tous les hommes aient le sentiment de sa sérieuse puissance ? Les hommes actuels, les hommes de l’heure où j’écris sont sceptiques et ironiques pour toute chose, hors pour elle. Chacun devient grave lorsque son nom est prononcé. — Ceci n’est point théorie, mais observation. — L’homme, au nom d’Honneur, sent remuer quelque chose en lui qui est comme une part de lui-même, et cette secousse réveille toutes les forces de son orgueil et de son énergie primitive. Une fermeté invincible le soutient contre tous et contre lui-même à cette pensée de veiller sur ce tabernacle pur, qui est dans sa poitrine comme un second cœur où siégerait un dieu. De là lui viennent des consolations intérieures d’autant plus belles qu’il en ignore la source et la raison véritables ; de là aussi des révélations soudaines du Vrai, du Beau, du Juste : de là une lumière qui va devant lui.

L’Honneur, c’est la conscience, mais la conscience exaltée. — C’est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie portée jusqu’à la plus pure élévation et jusqu’à la passion la plus ardente. Je ne vois, il est vrai, nulle unité dans son principe ; et toutes les fois que l’on a entrepris de le définir, on s’est perdu dans les termes ; mais je ne vois pas qu’on ait été plus précis dans la définition de Dieu. Cela prouverait-il contre une existence que l’on sent universellement ?

C’est peut-être là le plus grand mérite de l’Honneur d’être si puissant et toujours beau, quelle que soit sa source !… Tantôt il porte l’homme à ne pas survivre à un affront, tantôt à le soutenir avec un éclat et une grandeur qui le réparent et en effacent la souillure. D’autres fois il sait cacher ensemble l’injure et l’expiation. En d’autres temps il invente de grandes entreprises, des luttes magnifiques et persévérantes, des sacrifices inouïs, lentement accomplis, et plus beaux par leur patience et leur obscurité que les élans d’un enthousiasme subit ou d’une violente indignation ; il produit des actes de bienfaisance que l’évangélique charité ne surpassa jamais ; il a des tolérances merveilleuses, de délicates bontés, des indulgences divines et de sublimes pardons. Toujours et partout il maintient dans toute sa beauté la dignité personnelle de l’homme.

L’Honneur, c’est la pudeur virile.

La honte de manquer de cela est tout pour nous. C’est donc la chose sacrée que cette chose inexprimable ?

Pesez ce que vaut, parmi nous, cette expression populaire, universelle, décisive et simple cependant : Donner sa parole d’honneur.

Voilà que la parole humaine cesse d’être l’expression des idées seulement, elle devient la parole par expérience, la parole sacrée entre toutes les paroles, comme si elle était née avec le premier mot qu’ait dit la langue de l’homme ; et comme si, après elle, il n’y avait plus un mot digne d’être prononcé, elle devient la promesse de l’homme à l’homme, bénie par tous les peuples ; elle devient le serment même, parce que vous y ajoutez le mot : Honneur.

Dès lors chacun a sa parole et s’y attache comme à sa vie. Le joueur a la sienne, l’estime sacrée, et la garde ; dans le désordre des passions, elle est donnée, reçue, et, toute profane qu’elle est, on la tient saintement. Cette parole est belle partout, et partout consacrée. Ce principe, que l’on peut croire inné, auquel rien n’oblige que l’assentiment intérieur de tous, n’est-il pas surtout d’une souveraine beauté lorsqu’il est exercé par l’homme de guerre ?

La parole, qui trop souvent n’est qu’un mot pour l’homme de haute politique, devient un fait terrible pour l’homme d’armes ; ce que l’un dit légèrement ou avec perfidie, l’autre l’écrit sur la poussière avec son sang, et c’est pour cela qu’il est honoré de tous, par dessus tous, et beaucoup doivent baisser les yeux devant lui.

Puisse, dans ces nouvelles phases, la plus pure des Religions ne pas tenter de nier ou d’étouffer ce sentiment de l’Honneur qui veille en nous comme une dernière lampe dans un temple dévasté ! Qu’elle se l’approprie plutôt, et qu’elle l’unisse à ses splendeurs en la posant, comme une lueur de plus, sur son autel, qu’elle veut rajeunir ! C’est là une œuvre divine à faire. — Pour moi, frappé de ce signe heureux, je n’ai voulu et ne pouvais faire qu’une œuvre bien humble et tout humaine, et constater simplement ce que j’ai cru voir de vivant encore en nous. — Gardons-nous de dire de ce dieu antique de l’Honneur que c’est un faux dieu, car la pierre de son autel est peut-être celle du Dieu inconnu. L’aimant magique de cette pierre attire et attache les cœurs d’acier, les cœurs des forts. — Dites si cela n’est pas, vous, mes braves compagnons, vous à qui j’ai fait ces récits, ô nouvelle Légion thébaine, vous dont la tête se fit écraser sur cette pierre du Serment, dites-le, vous tous, Saints et Martyrs de la religion de l’HONNEUR !

Écrit à Paris, 20 août 1835.