Servitude et grandeur militaires/II/12

Société des amis des livres (p. 149-155).

CHAPITRE XII

le réveil

Il y avait une heure que je dormais ; il était quatre heures du matin ; c’était le 17 août, je ne l’ai pas oublié. Tout à coup mes deux fenêtres s’ouvrirent à la fois, et toutes leurs vitres cassées tombèrent dans ma chambre avec un petit bruit argentin fort joli à entendre. J’ouvris les yeux, et je vis une fumée blanche qui entrait doucement chez moi et venait jusqu’à mon lit en formant mille couronnes. Je me mis à la considérer avec des regards un peu surpris, et je la reconnus aussi vite à sa couleur qu’à son odeur. Je courus à la fenêtre. Le jour commençait à poindre et éclairait de lueurs tendres tout ce vieux château immobile et silencieux encore, et qui semblait dans la stupeur du premier coup qu’il venait de recevoir. Je n’y vis rien remuer. Seulement le vieux grenadier placé sur le rempart, et enfermé là au verrou, selon l’usage, se promenait très-vite, l’arme au bras, en regardant du côté des cours. Il allait comme un lion dans sa cage.

Tout se taisant encore, je commençais à croire qu’un essai d’armes fait dans les fossés avait été cause de cette commotion, lorsqu’une explosion plus violente se fit entendre. Je vis naître en même temps un soleil qui n’était pas celui du ciel, et qui se levait sur la dernière tour du côté du bois. Ses rayons étaient rouges, et, à l’extrémité de chacun d’eux, il y avait un obus qui éclatait ; devant eux un brouillard de poudre. Cette fois le donjon, les casernes, les tours, les remparts, les villages et les bois tremblèrent et parurent glisser de gauche à droite, et revenir comme un tiroir ouvert et refermé sur-le-champ. Je compris en ce moment les tremblements de terre. Un cliquetis pareil à celui que feraient toutes les porcelaines de Sèvres jetées par la fenêtre, me fit parfaitement comprendre que de tous les vitraux de la chapelle, de toutes les glaces du château, de toutes les vitres des casernes et du bourg, il ne restait pas un morceau de verre attaché au mastic. La fumée blanche se dissipa en petites couronnes.

— La poudre est très-bonne quand elle fait des couronnes comme celle-là, me dit Timoléon, en entrant tout habillé et armé dans ma chambre.

— Il me semble, dis-je, que nous sautons.

— Je ne dis pas le contraire, me répondit-il froidement. Il n’y a rien à faire jusqu’à présent.

En trois minutes je fus comme lui habillé et armé, et nous regardâmes en silence le silencieux château.

Tout d’un coup vingt tambours battirent la générale ; les murailles sortaient de leur stupeur et de leur impassibilité et appelaient à leur secours. Les bras du pont-levis commencèrent à s’abaisser lentement et descendirent leurs pesantes chaînes sur l’autre bord du fossé ; c’était pour faire entrer les officiers et sortir les habitants. Nous courûmes à la herse : elle s’ouvrait pour recevoir les forts et rejeter les faibles.

Un singulier spectacle nous frappa : toutes les femmes se pressaient à la porte, et en même temps tous les chevaux de la garnison. Par un juste instinct du danger, ils avaient rompu leurs licols à l’écurie ou renversé leurs cavaliers, et attendaient en piaffant que la campagne leur fût ouverte. Ils couraient par les cours, à travers les troupeaux de femmes, hennissant avec épouvante, la crinière hérissée, les narines ouvertes, les yeux rouges, se dressant debout contre les murs, respirant la poudre, et cachant dans le sable leurs naseaux brûlés.

Une jeune et belle personne, roulée dans les draps de son lit, suivie de sa mère à demi vêtue et portée par un soldat, sortit la première, et toute la foule suivit. Dans ce moment cela me parut une précaution bien inutile, la terre n’était sûre qu’à six lieues de là.

Nous entrâmes en courant, ainsi que tous les officiers logés dans le bourg. La première chose qui me frappa fut la contenance calme de nos vieux grenadiers de la garde, placés au poste d’entrée. L’arme au pied, appuyés sur cette arme, ils regardaient du côté de la poudrière en connaisseurs, mais sans dire un mot ni quitter l’attitude prescrite, la main sur la bretelle du fusil. Mon ami Ernest d’Hanache les commandait ; il nous salua avec le sourire à la Henri IV qui lui était naturel ; je lui donnai la main. Il ne devait perdre la vie que dans la dernière Vendée, où il vient de mourir noblement. Tous ceux que je nomme dans ces souvenirs encore récents sont déjà morts.

En courant, je heurtai quelque chose qui faillit me faire tomber : c’était un pied humain. Je ne pus m’empêcher de m’arrêter à le regarder.

— Voilà comme votre pied sera tout à l’heure, me dit un officier en passant et en riant de tout son cœur.

Rien n’indiquait que ce pied eût jamais été chaussé. Il était comme embaumé et conservé à la manière des momies ; brisé à deux pouces au-dessus de la cheville, comme les pieds de statues en étude dans les ateliers ; poli, veiné comme du marbre noir, et n’ayant de rose que les ongles. Je n’avais pas le temps de le dessiner : je continuai ma course jusqu’à la dernière cour, devant les casernes.

Là nous attendaient nos soldats. Dans leur première surprise, ils avaient cru le château attaqué, ils s’étaient jetés du lit au râtelier d’armes et s’étaient réunis dans la cour, la plupart en chemise avec leur fusil au bras. Presque tous avaient les pieds ensanglantés et coupés par le verre brisé. Ils restaient muets et sans action devant un ennemi qui n’était pas un homme, et virent avec joie arriver leurs officiers.

Pour nous, ce fut au cratère même du volcan que nous courûmes. Il fumait encore, et une troisième éruption était imminente.

La petite tour de la poudrière était éventrée, et, par ses flancs ouverts, on voyait une lente fumée s’élever en tournant.

Toute la poudre de la tourelle était-elle brûlée ? En restait-il assez pour nous enlever tous ? C’était la question. Mais il y en avait une autre qui n’était pas incertaine, c’est que tous les caissons de l’artillerie, chargés et entr’ouverts dans la cour voisine, sauteraient si une étincelle y arrivait, et que le donjon renfermant quatre cents milliers de poudre à canon, Vincennes, son bois, sa ville, sa campagne, et une partie du faubourg Saint-Antoine, devaient faire jaillir ensemble les pierres, les branches, la terre, les toits et les têtes humaines les mieux attachées.

Le meilleur auxiliaire que puisse trouver la discipline, c’est le danger. Quand tous sont exposés, chacun se tait et se cramponne au premier homme qui donne un ordre ou un exemple salutaire.

Le premier qui se jeta sur les caissons fut Timoléon. Son air sérieux et contenu n’abandonnait pas son visage ; mais avec une agilité qui me surprit, il se précipita sur une roue près de s’enflammer. À défaut d’eau, il l’éteignit en l’étouffant avec son habit, ses mains, sa poitrine qu’il y appuyait. On le crut d’abord perdu ; mais, en l’aidant, nous trouvâmes la roue noircie et éteinte, son habit brûlé, sa main gauche un peu poudrée de noir ; du reste, toute sa personne intacte et tranquille. En un moment tous les caissons furent arrachés de la cour dangereuse et conduits hors du fort, dans la plaine du polygone. Chaque canonnier, chaque soldat, chaque officier s’attelait, tirait, roulait, poussait les redoutables chariots, des mains, des pieds, des épaules et du front.

Les pompes inondèrent la petite poudrière par la noire ouverture de sa poitrine ; elle était fendue de tous les côtés, elle se balança deux fois en avant et en arrière, puis ouvrit ses flancs comme l’écorce d’un grand arbre, et, tombant à la renverse, découvrit une sorte de four noir et fumant où rien n’avait forme reconnaissable, où toute arme, tout projectile était réduit en poussière rougeâtre et grise, délayée dans une eau bouillante ; sorte de lave où le sang, le fer et le feu s’étaient confondus en mortier vivant, et qui s’écoula dans les cours en brûlant l’herbe sur son passage. C’était la fin du danger ; restait à se reconnaître et à se compter.

— On a dû entendre cela de Paris, me dit Timoléon en me serrant la main ; je vais lui écrire pour la rassurer. Il n’y a plus rien à faire ici.

Il ne parla plus à personne et retourna dans notre petite maison blanche, aux volets verts, comme s’il fût revenu de la chasse.