Servitude et grandeur militaires/I/2
CHAPITRE II
sur le caractère général des armées
L’armée est une nation dans la Nation ; c’est un vice de nos temps. Dans l’antiquité, il en était autrement : tout citoyen était guerrier, et tout guerrier était citoyen ; les hommes de l’Armée ne se faisaient point un autre visage que les hommes de la Cité. La crainte des dieux et des lois, la fidélité à la patrie, l’austérité des mœurs, et, chose étrange ! l’amour de la paix et de l’ordre, se trouvaient dans les camps plus que dans les villes, parce que c’était l’élite de la Nation qui les habitait. La paix avait des travaux plus rudes que la guerre pour ces armées intelligentes. Par elles la terre de la patrie était couverte de monuments ou sillonnée de larges routes, et le ciment romain des aqueducs était pétri, ainsi que Rome elle-même, des mains qui la défendaient. Le repos des soldats était fécond autant que celui des nôtres est stérile et nuisible. Les citoyens n’avaient ni admiration pour leur valeur, ni mépris pour leur oisiveté, parce que le même sang circulait sans cesse dans les veines de l’Armée.
Dans le moyen-âge et au delà, jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, l’Armée tenait à la Nation, sinon par tous ses soldats, du moins par tous leurs chefs, parce que le soldat était l’homme du noble, levé par lui sur sa terre, amené à sa suite à l’armée, et ne relevant que de lui ; or, son seigneur était propriétaire et vivait dans les entrailles mêmes de la mère-patrie. Soumis à l’influence toute populaire du prêtre, il ne fit autre chose, durant le moyen-âge, que de se dévouer corps et bien au pays, souvent en lutte contre la couronne, et sans cesse révolté contre une hiérarchie de pouvoirs qui eût amené trop d’abaissement dans l’obéissance, et par conséquent d’humiliation dans la profession des armes. Le régiment appartenait au colonel, la compagnie au capitaine, et l’un et l’autre savaient fort bien emmener leurs hommes quand leur conscience comme citoyens n’était pas d’accord avec les ordres qu’ils recevaient comme hommes de guerre. Cette indépendance de l’Armée dura en France jusqu’à M. de Louvois, qui, le premier, la soumit aux bureaux et la remit, pieds et poings liés, dans la main du Pouvoir souverain. Il n’y éprouva pas peu de résistance, et les derniers défenseurs de la liberté généreuse des hommes de guerre furent ces rudes et francs gentilshommes, qui ne voulaient amener leur famille de soldats à l’Armée que pour aller en guerre. Quoiqu’ils n’eussent pas passé l’année à enseigner l’éternel maniement d’armes à des automates, je vois qu’eux et les leurs se tiraient assez bien d’affaire sur les champs de bataille de Turenne. Ils haïssaient particulièrement l’uniforme, qui donne à tous le même aspect, et soumet les esprits à l’habit et non à l’homme. Ils se plaisaient à se vêtir de rouge, les jours de combat, pour être mieux vus des leurs, et mieux visés de l’ennemi ; et j’aime à rappeler, sur la foi de Mirabeau, ce vieux marquis de Coëtquen, qui, plutôt que de paraître en uniforme à la revue du Roi, se fit casser par lui à la tête de son régiment : — Heureusement, sire, que les morceaux me restent, dit-il après. C’était quelque chose que de répondre ainsi à Louis XIV. Je n’ignore pas les mille défauts de l’organisation qui expirait alors ; mais je dis qu’elle avait cela de meilleur que la nôtre, de laisser plus librement luire et flamber le feu national et guerrier de la France. Cette sorte d’Armée était une armure très-forte et très-complète dont la Patrie couvrait le Pouvoir souverain, mais dont toutes les pièces pouvaient se détacher d’elles-mêmes, l’une après l’autre, si le Pouvoir s’en servait contre elle.
La destinée d’une Armée moderne est tout autre que celle-là, et la centralisation des Pouvoirs l’a faite ce qu’elle est. C’est un corps séparé du grand corps de la Nation, et qui semble le corps d’un enfant, tant il marche en arrière pour l’intelligence et tant il lui est défendu de grandir. L’Armée moderne, sitôt qu’elle cesse d’être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent comme honteuse d’elle-même, et ne sait ni ce qu’elle fait ni ce qu’elle est ; elle se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l’État : ce corps cherche partout son âme et ne la trouve pas.
L’homme soldé, le Soldat, est un pauvre glorieux, victime et bourreau, bouc émissaire journellement sacrifié à son peuple et pour son peuple, qui se joue de lui ; c’est un martyr féroce et humble tout ensemble, que se rejettent le Pouvoir et la Nation toujours en désaccord.
Que de fois, lorsqu’il m’a fallu prendre une part obscure mais active dans nos troubles civils, j’ai senti ma conscience s’indigner de cette condition inférieure et cruelle ! Que de fois j’ai comparé cette existence à celle du Gladiateur ! Le peuple est le César indifférent, le Claude ricaneur auquel les soldats disent sans cesse en défilant : Ceux qui vont mourir te saluent.
Que quelques ouvriers, devenus plus misérables à mesure que s’accroissent leur travail et leur intelligence, viennent à s’ameuter contre leur chef d’atelier, ou qu’un fabricant ait la fantaisie d’ajouter cette année quelques cent mille francs à son revenu ; ou seulement qu’une bonne ville, jalouse de Paris, veuille avoir aussi ses trois journées de fusillade, on crie au secours de part et d’autre. Le gouvernement, quel qu’il soit, répond avec assez de sens : La loi ne me permet pas de juger entre vous, tout le monde a raison ; moi, je n’ai à vous envoyer que mes gladiateurs, qui vous tueront et que vous tuerez. En effet, ils vont, ils tuent, et sont tués. La paix revient, on s’embrasse, on se complimente, et les chasseurs de lièvres se félicitent de leur adresse dans le tir à l’officier et au soldat. Tout calcul fait, reste une simple soustraction de quelques morts ; mais les soldats n’y sont pas portés en nombre, ils ne comptent pas. On s’en inquiète peu. Il est convenu que ceux qui meurent sous l’uniforme n’ont ni père ni mère, ni femme, ni amie à faire mourir dans les larmes. C’est un sang anonyme.
Quelquefois (chose fréquente aujourd’hui) les deux partis séparés s’unissent pour accabler de haine et de malédiction les malheureux qui ont été condamnés à les vaincre.
Aussi le sentiment qui dominera ce livre sera-t-il celui qui me l’a fait commencer, le désir de détourner de la tête du Soldat cette malédiction que le citoyen est souvent prêt à lui donner, et d’appeler sur l’Armée le pardon de la Nation. Ce qu’il y a de plus beau après l’inspiration, c’est le dévouement ; après le Poëte, c’est le Soldat ; ce n’est pas sa faute s’il est condamné à un état d’ilote.
L’Armée est aveugle et muette. Elle frappe devant elle, du lieu où on la met. Elle ne veut rien et agit par ressort. C’est une grande chose que l’on meut et qui tue ; mais c’est aussi une chose qui souffre.
C’est pour cela que j’ai toujours parlé d’elle avec un attendrissement involontaire. Nous voici jetés dans ces temps sévères où les villes de France deviennent tour à tour des champs de bataille, et, depuis peu, nous avons beaucoup à pardonner aux hommes qui tuent.
En regardant de près la vie de ces troupes armées que, chaque jour, pousseront sur nous tous les Pouvoirs qui se succéderont, nous trouverons bien, il est vrai, que, comme je l’ai dit, l’existence du Soldat est (après la peine de mort) la trace la plus douloureuse de barbarie qui subsiste parmi les hommes, mais aussi que rien n’est plus digne de l’intérêt et de l’amour de la Nation que cette famille sacrifiée qui lui donne quelquefois tant de gloire.