Service militaire (Péguy)

Service militaire
La Revue blancheTome XVIII (p. 217-219).
SERVICE MILITAIRE

« Je soussigné, Pahin (Antoine), propriétaire, ex-maire de la commune de Montherot, canton d’Audeux (Doubs), et y demeurant, certifie m’être trouvé comme convive au banquet de Recologne le 18 septembre dernier, jour du comice du canton d’Audeux et avoir entendu très distinctement M. Rambaud, sénateur du Doubs, parlant de l’affaire Dreyfus et du ministère Méline, prononcer ces paroles : « Nous aussi, nous avons connu les faux, mais nous avons pensé que le mieux était de n’en rien dire. » J’ai entendu également, et très distinctement, M. Tramu maire de Saint-Wit et député de la 2e circonscription de Besançon, répondre à ces paroles : « Ah ! vous avez connu les faux et vous avez pensé que le mieux était de n’en rien dire ? J’en prends acte. C’est du propre ! »

Telles étaient les simples et fortes paroles dont la Chambre entendit lecture en sa séance du 20 janvier ; elle entendit encore les témoignages des soussignés Rétet (Jean-Baptiste) et Gaudot (Désiré-Albert), tous deux cultivateurs-propriétaires, domiciliés à Pelousey, canton d’Audeux (Doubs) ; elle entendit le témoignage signé : Grandclément, meunier à Emagny (Doubs), et M. Charles Tramu avait encore d’autres attestations du même genre.

Je ne connais pas M. Pahin, ni M. Rétet, ni M. Gaudot, ni M. Grandclément, meunier à Emagny (Doubs), parce que je ne suis pas du pays ; mais ce fut un rare défilé de beaux noms, de noms bien français, comme disent les autres ; et il est toujours agréable que les députés se taisent un peu pour laisser la parole à quelques-uns qui ne sont pas députés.

Que valaient au juste ces témoignages de terroir ? je ne le sais pas non plus. Comme Jaurès le faisait remarquer dans la Petite République, il se peut très bien que M. Rambaud ait mal dit ce qu’il voulait dire ; on sait qu’il bafouillait déjà beaucoup quand il était ministre ; on ne peut vraiment fonder une démonstration sur un mot de M. Rambaud, même sur un mot honnêtement constaté.

L’incident serait donc secondaire s’il n’avait donné prétexte à M. Méline. L’ancien président du Conseil ne s’attarda pas longtemps à réfuter les beaux témoignages de la province ; il se hâta de recommencer le jeu qu’il avait joué tout au long de son ministère :

« Voulez-vous que je vous dise maintenant ce qui fait que le pays oppose aux révisionnistes une résistance dont ceux-ci ne paraissent pas se rendre compte ? C’est que le pays, avec sa clairvoyance patriotique, aperçoit derrière cette affaire Dreyfus, une campagne systématique et perfide contre son armée. » (Vifs applaudissements au centre et à droite. 一 Bruits sur divers bancs à gauche.)

Le plus étonnant dans cette aventure inattendue n’est pas que M. Méline ait osé, après les événements récents, recommencer son jeu comme si de rien n’était : nous connaissons la rancunière impudence de cet agriculteur ; le plus étonnant n’est pas que la Chambre ait accueilli des mêmes applaudissements les mêmes déclarations : nous connaissons le peu que vaut cette assemblée ; le plus étonnant est que les meilleurs adversaires de M. Méline aient bien voulu, cette fois encore, lui complaire.

M. Méline est, à la Chambre et dans le pays, à beaucoup près, le chef le plus intelligent des nationalistes. M. Méline sait ce qu’il fait : il veut centraliser les haines antisémitiques et nationalistes contre les internationalistes ; et ceux-ci sont d’abord un peu déconcertés parce qu’ils n’ont pas de haines à centraliser : pourquoi ne veulent-ils pas voir que là est leur avantage personnel ?

M. Méline sait ce qu’il dit : sa thèse est que les internationalistes attaquent l’armée, plus précisément : que les internationalistes français attaquent l’armée de la nation française.

Comme internationalistes français, nous savons ce que nous disons quand nous lui répondons : Oui, nous attaquons universellement toute armée en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive, c’est-à-dire un outil de violence collective injuste ; et nous attaquons particulièrement l’armée française en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive en Algérie, en Tunisie, en Tonkin, en Soudan et en Madagascar, c’est-à-dire un outil de violence collective injuste ; et si nous attaquons l’armée française en particulier, c’est justement parce que, étant internationalistes, nous sommes encore français, parce que dans l’Internation nous sommes vraiment la nation française ; il n’y a même que nous qui soyons bien français : les nationalistes le sont mal. C’est parce que nous sommes bien français que les massacres coloniaux commis par de mauvais Français nous donnent comme un remords personnel ; c’est parce que nous sommes les Français des Internationalistes que les crimes du général Galliéni nous sont plus douloureux que les crimes des Anglais, des Allemands ou des Américains.

Que si par ce mot « l’armée » vous entendez la nation elle-même, armée pour la défense de sa liberté nationale, ce n’est plus vraiment d’une armée qu’il s’agit, mais, pour parler exactement, d’une contre-armées ; et toute la question est là : au lieu que la France devait devenir une contre-armées, je ne dirai pas qu’elle est devenue, mais je dirai qu’il lui est devenu une armée.

Voilà ce que nous répondons aux nationalistes, mais un député croit devoir complaire ; M. René Viviani croit devoir élever au nom de son parti une réponse très nette contre les paroles de M. Méline :

« Nous ne pouvons pas laisser dire par M. Méline, ni par qui que ce soit — lorsque, sous notre responsabilité, nous engageons certaines polémiques qui sont personnelles — nous ne pouvons pas laisser dire que nous avons en vue le dénigrement de l°armée tout entière, et j’apporte ici notre protestation. »

M. Viviani continue :

« Lorsqu’en février dernier, je montais à cette tribune pour interpeller M. Méline sur l’attitude de M. de Boisdeffre devant le jury de la Seine, je disais qu’il n’y avait pas un parti en France qui pût ne pas s’incliner devant l’armée nationale. Je le dis encore. » (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

Et encore :

« L’armée, n’est-ce pas la nation ? Est-ce que, vous comme nous, nous n’y avons pas notre place ? » (Applaudissements à gauche.)

Ils avaient prêché aux électeurs que tout ce qui est bourgeois est dès à présent mauvais sans remède et sans espoir : idée simple, commode, fausse ; et ces mêmes candidats, devenus députés, se sont mis malgré eux à faire ces fonctions bourgeoises qu’ils avaient supprimées en pensée ; ils se sont mis, comme les députés bourgeois, à faire leur service militaire.

Car c’est bien son service militaire que la Chambre continue à faire ; dès qu’on parle de l’armée à la tribune, les députés remplacent le travail critique par l’obéissance passive.

Il ne fallait pas protester en bloc contre toutes les paroles de M. Méline, contre toutes ses accusations ; il fallait distinguer ; il fallait accepter hautement l’expression « toute l’armée » ; il fallait rejeter hautement le mot « perfide » ; il fallait accepter sincèrement le mot « systématique ». Ce que M. Méline et les réactionnaires ses complices ne se représentent sans doute même pas, c’est qu’on puisse attaquer une institution fermement sans haine ; il faudra cependant qu’il s’y résigne et qu’il se le représente, car ce sera notre nouveauté : nous ferons sans relâche la guerre à la guerre ; mais à la guerre, qui est haineuse, nous ne ferons pas une guerre haineuse, car alors nous ne serions pas plus avancés qu’avant. Sans haine, sans rien qui ressemble aux sentiments de M. Méline et de ses réactionnaires, nous attaquons l’institution de toutes les armées, de toute l’armée, en ce qu’elle est, précisément, un instrument de haine internationale, en ce qu’elle devient une école de haine civile.

Charles Péguy