Sertorius (Corneille)/Acte III

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 395-411).
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ACTE III.


Scène première[1].

Sertorius, Pompée, suite.
Sertorius.

Seigneur, qui des mortels eût jamais osé croire
Que la trêve à tel point dût rehausser ma gloire ;7
Qu’un nom à qui la guerre a fait trop applaudir
Dans l’ombre de la paix trouvât à s’agrandir ?
Certes, je doute encor si ma vue est trompée,
Alors que dans ces murs je vois le grand Pompée ;
Et quand il lui plaira, je saurai quel bonheur7
Comble Sertorius d’un tel excès d’honneur.

Pompée.

Deux raisons ; mais, Seigneur, faites qu’on se retire,
Afin qu’en liberté je puisse vous les dire[2].
L’inimitié qui règne entre nos deux partis

N’y rend pas de l’honneur tous les droits amortis.760
Comme le vrai mérite a ses prérogatives,
Qui prennent le dessus des haines les plus vives,
L’estime et le respect sont de justes tributs
Qu’aux plus fiers ennemis arrachent les vertus ;
Et c’est ce que vient rendre à la haute vaillance, 765
Dont je ne fais ici que trop d’expérience,
L’ardeur de voir de près un si fameux héros,
Sans lui voir en la main piques ni javelots,
Et le front désarmé de ce regard terrible
Qui dans nos escadrons guide un bras invincible.770
Je suis jeune et guerrier, et tant de fois vainqueur,
Que mon trop de fortune a pu m’enfler le cœur ;
Mais (et ce franc aveu sied bien aux grands courages)
J’apprends plus contre vous par mes désavantages,
Que les plus beaux succès qu’ailleurs j’aye emportés,775
Ne m’ont encore appris par mes prospérités.
Je vois ce qu’il faut faire, à voir ce que vous faites :
Les siéges, les assauts, les savantes retraites,
Bien camper, bien choisir à chacun son emploi,
Votre exemple est partout une étude pour moi.780
Ah ! Si je vous pouvois rendre à la République,
Que je croirois lui faire un présent magnifique !
Et que j’irois, Seigneur, à Rome avec plaisir,
Puisque la trêve enfin m’en donne le loisir,
Si j’y pouvais porter quelque faible espérance785
D’y conclure un accord d’une telle importance !
Près de l’heureux Sylla ne puis-je rien pour vous ?
Et près de vous, Seigneur, ne puis-je rien pour tous ?

Sertorius

Vous me pourriez sans doute épargner quelque peine,
Si vous vouliez avoir l’âme toute romaine[3] ;790

Mais avant que d’entrer en ces difficultés,
Souffrez que je réponde à vos civilités.
Vous ne me donnez rien par cette haute estime
Que vous n’ayez déjà dans le degré sublime.
La victoire attachée à vos premiers exploits,795
Un triomphe avant l’âge où le souffrent nos lois,
Avant la dignité qui permet d’y prétendre[4],
Font trop voir quels respects l’univers vous doit rendre.
Si dans l’occasion je ménage un peu mieux
L’assiette du pays et la faveur des lieux,800
Si mon expérience en prend quelque avantage,
Le grand art de la guerre attend quelquefois l’âge ;
Le temps y fait beaucoup ; et de mes actions
S’il vous a plu tirer quelques instructions,
Mes exemples un jour ayant fait place aux vôtres, 805
Ce que je vous apprends, vous l’apprendrez à d’autres ;
Et ceux qu’aura ma mort saisis de mon emploi,
S’instruiront contre vous, comme vous contre moi.
Quant à l’heureux Sylla, je n’ai rien à vous dire.
Je vous ai montré l’art d’affoiblir son empire ;810
Et si je puis jamais y joindre des leçons
Dignes de vous apprendre à repasser les monts,
Je suivrai d’assez près votre illustre retraite
Pour traiter avec lui sans besoin d’interprète,
Et sur les bords du Tibre, une pique à la main[5], 815
Lui demander raison pour le peuple romain.

Pompée

De si hautes leçons, Seigneur, sont difficiles,
Et pourroient vous donner quelques soins inutiles,

Si vous faisiez dessein de me les expliquer
Jusqu’à m’avoir appris à les bien pratiquer.820

Sertorius

Aussi me pourriez-vous épargner quelque peine,
Si vous vouliez avoir l’âme toute romaine :
Je vous l’ai déjà dit.

Pompée

Je vous l’ai déjà dit.Ce discours rebattu
Lasseroit une austère et farouche vertu.
Pour moi, qui vous honore assez pour me contraindre825
À fuir obstinément tout sujet de m’en plaindre,
Je ne veux rien comprendre en ses obscurités[6].

Sertorius

Je sais qu’on n’aime point de telles vérités ;
Mais, Seigneur, étant seuls, je parle avec franchise :
Bannissant les témoins, vous me l’avez permise ;830
Et je garde avec vous la même liberté
Que si votre Sylla n’avait jamais été.
Est-ce être tout Romain qu’être chef d’une guerre
Qui veut tenir aux fers les maîtres de la terre ?
Ce nom, sans vous et lui, nous seroit encor dû :835
C’est par lui, c’est par vous que nous l’avons perdu.
C’est vous qui sous le joug traînez des cœurs si braves ;
Ils étoient plus que rois, ils sont moindres qu’esclaves ;
Et la gloire qui suit vos plus nobles travaux
Ne fait qu’approfondir l’abîme de leurs maux :840
Leur misère est le fruit de votre illustre peine ;
Et vous pensez avoir l’âme toute romaine !
Vous avez hérité ce nom de vos aïeux ;
Mais s’il vous étoit cher, vous le rempliriez mieux[7].

Pompée

Je crois le bien remplir quand tout mon cœur s’applique845
Aux soins de rétablir un jour la République ;
Mais vous jugez, Seigneur, de l’âme par le bras ;
Et souvent l’un paroît ce que l’autre n’est pas.
Lorsque deux factions divisent un empire,
Chacun suit au hasard la meilleure ou la pire, 850
Suivant l’occasion ou la nécessité
Qui l’emporte vers l’un ou vers l’autre côté.
Le plus juste parti, difficile à connaître,
Nous laisse en liberté de nous choisir un maître ;
Mais quand ce choix est fait, on ne s’en dédit plus.855
J’ai servi sous Sylla du temps de Marius,
Et servirai sous lui tant qu’un destin funeste
De nos divisions soutiendra quelque reste.
Comme je ne vois pas dans le fond de son cœur,
J’ignore quels projets peut former son bonheur[8] :860
S’il les pousse trop loin, moi-même je l’en blâme ;
Je lui prête mon bras sans engager mon âme ;
Je m’abandonne au cours de sa félicité,
Tandis que tous mes vœux sont pour la liberté ;
Et c’est ce qui me force à garder une place865
Qu’usurperoient sans moi l’injustice et l’audace,
Afin que, Sylla mort, ce dangereux pouvoir
Ne tombe qu’en des mains qui sachent leur devoir.
Enfin je sais mon but, et vous savez le vôtre.

Sertorius

Mais cependant, Seigneur, vous servez comme un autre ;870

Et nous, qui jugeons tout sur la foi de nos yeux,
Et laissons le dedans à pénétrer aux Dieux,
Nous craignons votre exemple, et doutons si dans Rome
Il n’instruit point le peuple à prendre loi d’un homme ;
Et si votre valeur, sous le pouvoir d’autrui,875
Ne sème point pour vous lorsqu’elle agit pour lui.
Comme je vous estime, il m’est aisé de croire
Que de la liberté vous feriez votre gloire,
Que votre âme en secret lui donne tous ses vœux ;
Mais si je m’en rapporte aux esprits soupçonneux,880
Vous aidez aux Romains à faire essai d’un maître[9],
Sous ce flatteur espoir qu’un jour vous pourrez l’être.
La main qui les opprime, et que vous soutenez,
Les accoutume au joug que vous leur destinez ;
Et doutant s’ils voudront se faire à l’esclavage,885
Aux périls de Sylla vous tâtez leur courage.

Pompée

Le temps détrompera ceux qui parlent ainsi ;
Mais justifiera-t-il ce que l’on voit ici ?
Permettez qu’à mon tour je parle avec franchise ;
Votre exemple à la fois m’instruit et m’autorise :890
Je juge, comme vous, sur la foi de mes yeux,
Et laisse le dedans à pénétrer aux Dieux.
Ne vit-on pas ici sous les ordres d’un homme ?
N’y commandez-vous pas comme Sylla dans Rome ?
Du nom de dictateur, du nom de général,895
Qu’importe, si des deux le pouvoir est égal ?
Les titres différents ne font rien à la chose :
Vous imposez des lois ainsi qu’il en impose ;
Et s’il est périlleux de s’en faire haïr,
Il ne seroit pas sûr de vous désobéir[10].900

Pour moi, si quelque jour je suis ce que vous êtes,
J’en userai peut-être alors comme vous faites :
Jusque-là…

Sertorius

Jusque-là…Vous pourriez en douter jusque-là,
Et me faire un peu moins ressembler à Sylla.
Si je commande ici, le sénat me l’ordonne ;905
Mes ordres n’ont encore assassiné personne.
Je n’ai pour ennemis que ceux du bien commun ;
Je leur fais bonne guerre, et n’en proscris pas un.
C’est un asile ouvert que mon pouvoir suprême ;
Et si l’on m’obéit, ce n’est qu’autant qu’on m’aime.910

Pompée

Et votre empire en est d’autant plus dangereux,
Qu’il rend de vos vertus les peuples amoureux,
Qu’en assujettissant vous avez l’art de plaire,
Qu’on croit n’être en vos fers qu’esclave volontaire,
Et que la liberté trouvera peu de jour915
À détruire un pouvoir que fait régner l’amour.
Ainsi parlent, Seigneur, les âmes soupçonneuses ;
Mais n’examinons point ces questions fâcheuses,
Ni si c’est un sénat qu’un amas de bannis
Que cet asile ouvert sous vous a réunis[11].920
Une seconde fois, n’est-il aucune voie
Par où je puisse à Rome emporter quelque joie ?
Elle seroit extrême à trouver les moyens
De rendre un si grand homme à ses concitoyens.
Il est doux de revoir les murs de la patrie :925

C’est elle par ma voix, seigneur, qui vous en prie ;
C’est Rome…

Sertorius

C’est Rome…Le séjour de votre potentat,
Qui n’a que ses fureurs pour maximes d’état ?
Je n’appelle plus Rome un enclos de murailles[12]
Que ses proscriptions comblent de funérailles :930
Ces murs, dont le destin fut autrefois si beau,
N’en sont que la prison, ou plutôt le tombeau ;
Mais pour revivre ailleurs dans sa première force[13],
Avec les faux Romains elle a fait plein divorce ;
Et comme autour de moi j’ai tous ses vrais appuis,935
Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.
Parlons pourtant d’accord. Je ne sais qu’une voie
Qui puisse avec honneur nous donner cette joie.
Unissons-nous ensemble, et le tyran est bas ;
Rome à ce grand dessein ouvrira tous ses bras.940
Ainsi nous ferons voir l’amour de la patrie,
Pour qui vont les grands cœurs jusqu’à l’idolâtrie ;
Et nous épargnerons ces flots de sang romain
Que versent tous les ans votre bras et ma main.

Pompée

Ce projet, qui pour vous est tout brillant de gloire,945
N’aurait-il rien pour moi d’une action trop noire ?

Moi qui commande ailleurs, puis-je servir sous vous ?

Sertorius

Du droit de commander je ne suis point jaloux ;
Je ne l’ai qu’en dépôt, et je vous l’abandonne,
Non jusqu’à vous servir de ma seule personne :950
Je prétends un peu plus ; mais dans cette union
De votre lieutenant m’envieriez-vous le nom ?

Pompée

De pareils lieutenants n’ont des chefs qu’en idée :
Leur nom retient pour eux l’autorité cédée ;
Il n’en quittent que l’ombre ; et l’on ne sait que c’est955
De suivre ou d’obéir que suivant qu’il leur plaît[14].
Je sais une autre voie, et plus noble et plus sûre.
Sylla, si vous voulez, quitte sa dictature ;
Et déjà de lui-même il s’en serait démis,
S’il voyoit qu’en ces lieux il n’eût plus d’ennemis[15].960
Mettez les armes bas, je réponds de l’issue :
J’en donne ma parole après l’avoir reçue.
Si vous êtes Romain, prenez l’occasion.

Sertorius

Je ne m’éblouis point de cette illusion.
Je connois le tyran, j’en vois le stratagème :965
Quoi qu’il semble promettre, il est toujours lui-même.
Vous qu’à sa défiance il a sacrifié,
Jusques à vous forcer d’être son allié…

Pompée

Hélas ! Ce mot me tue, et je le dis sans feinte,
C’est l’unique sujet qu’il m’a donné de plainte.970
J’aimois mon Aristie, il m’en vient d’arracher ;
Mon cœur frémit encore à me le reprocher ;
Vers tant de biens perdus sans cesse il me rappelle ;

Et je vous rends, seigneur, mille grâces pour elle,
À vous, à ce grand cœur dont la compassion975
Daigne ici l’honorer de sa protection.

Sertorius

Protéger hautement les vertus malheureuses,
C’est le moindre devoir des âmes généreuses :
Aussi fais-je encore plus, je lui donne un époux.

Pompée

Un époux ! Dieux ! Qu’entends-je ? Et qui, Seigneur ?

Sertorius

Un époux ! Dieux ! Qu’entends-je ? Et qui, Seigneur ?Moi.

Pompée

Un époux ! Dieux ! Qu’entends-je ? Et qui, Seigneur ?Moi.Vous !980
Seigneur, toute son âme est à moi dès l’enfance :
N’imitez point Sylla par cette violence ;
Mes maux sont assez grands, sans y joindre celui
De voir tout ce que j’aime entre les bras d’autrui.

Sertorius

Tout est encore à vous[16]. Venez, venez, Madame, 985
Faire voir quel pouvoir j’usurpe sur vôtre âme,
Et montrer, s’il se peut, à tout le genre humain
La force qu’on vous fait pour me donner la main.

Pompée

C’est elle-même, ô ciel !

Sertorius

C’est elle-même, ô ciel !Je vous laisse avec elle,
Et sais que tout son cœur vous est encor fidèle.990
Reprenez votre bien, ou ne vous plaignez plus
Si j’ose m’enrichir, Seigneur, de vos refus.


Scène II.

Pompée, Aristie.
Pompée.

Me dit-on vrai, Madame, et seroit-il possible…

Aristie.

Oui, Seigneur, il est vrai que j’ai le cœur sensible :
Suivant qu’on m’aime ou hait, j’aime ou hais à mon tour,995
Et ma gloire soutient ma haine et mon amour.
Mais si de mon amour elle est la souveraine,
Elle n’est pas toujours maîtresse de ma haine ;
Je ne la suis pas même, et je hais quelquefois
Et moins que je ne veux et moins que je ne dois.1000

Pompée.

Cette haine a pour moi toute son étendue,
Madame, et la pitié ne l’a point suspendue ;
La générosité n’a pu la modérer.

Aristie.

Vous ne voyez donc pas qu’elle a peine à durer ?
Mon feu, qui n’est éteint que parce qu’il doit l’être, 1005
Cherche en dépit de moi le vôtre pour renaître ;
Et je sens qu’à vos yeux mon courroux chancelant
Trébuche, perd sa force, et meurt en vous parlant.
M’aimeriez-vous encor, Seigneur ?

Pompée.

M’aimeriez-vous encor, Seigneur ?Si je vous aime !
Demandez si je vis, ou si je suis moi-même :1010
Votre amour est ma vie, et ma vie est à vous.

Aristie.

Sortez de mon esprit, ressentiments jaloux ;
Noirs enfants du dépit, ennemis de ma gloire,
Tristes ressentiments, je ne veux plus vous croire.
Quoi qu’on m’ait fait d’outrage, il ne m’en souvient plus :1015

Plus de nouvel hymen, plus de Sertorius ;
Je suis au grand Pompée ; et puisqu’il m’aime encore,
Puisqu’il me rend son cœur, de nouveau je l’adore :
Plus de Sertorius. Mais, Seigneur, répondez ;
Faites parler ce cœur qu’enfin vous me rendez.1020
Plus de Sertorius. Hélas ! Quoi que je die,
Vous ne me dites point, Seigneur : « Plus d’Émilie. »
Rentrez dans mon esprit, jaloux ressentiments,
Fiers enfants de l’honneur, nobles emportements ;
C’est vous que je veux croire ; et Pompée infidèle1025
Ne sauroit plus souffrir que ma haine chancelle :
Il l’affermit pour moi. Venez, Sertorius ;
Il me rend toute à vous[17] par ce muet refus.
Donnons ce grand témoin à ce grand hyménée ;
Son âme, toute ailleurs, n’en sera point gênée :1030
Il le verra sans peine, et cette dureté
Passera chez Sylla pour magnanimité.

Pompée.

Ce qu’il vous fait d’injure également m’outrage ;
Mais enfin je vous aime, et ne puis davantage.
Vous, si jamais ma flamme eut pour vous quelque appas, 1035
Plaignez-vous, haïssez, mais ne vous donnez pas :
Demeurez en état d’être toujours ma femme,
Gardez jusqu’au tombeau l’empire de mon âme.
Sylla n’a que son temps, il est vieil et cassé :
Son règne passera, s’il n’est déjà passé ;1040
Ce grand pouvoir lui pèse, il s’apprête à le rendre ;
Comme à Sertorius, je veux bien vous l’apprendre.
Ne vous jetez donc point, Madame, en d’autres bras ;
Plaignez-vous, haïssez, mais ne vous donnez pas.
Si vous voulez ma main, n’engagez point la vôtre.1045

Aristie.

Mais quoi ? N’êtes-vous pas entre les bras d’un autre[18] ?

Pompée.

Non : puisqu’il vous en faut confier[19] le secret,
Émilie à Sylla n’obéit qu’à regret.
Des bras d’un autre époux ce tyran qui l’arrache
Ne rompt point dans son cœur le saint nœud qui l’attache :1050
Elle porte en ses flancs un fruit de cet amour,
Que bientôt chez moi-même elle va mettre au jour ;
Et dans ce triste état, sa main qu’il m’a donnée
N’a fait que l’éblouir par un feint hyménée,
Tandis que toute entière à son cher Glabrion,1055
Elle paroît ma femme, et n’en a que le nom[20].

Aristie.

Et ce nom seul est tout pour celles de ma sorte :
Rendez-le-moi, Seigneur, ce grand nom qu’elle porte.
J’aimais votre tendresse et vos empressements ;
Mais je suis au-dessus de ces attachements ;1060
Et tout me sera doux, si ma trame coupée
Me rend à mes aïeux[21] en femme de Pompée,
Et que sur mon tombeau ce grand titre gravé
Montre à tout l’avenir que je l’ai conservé.
J’en fais toute ma gloire et toutes mes délices ;1065
Un moment de sa perte a pour moi des supplices.
Vengez-moi de Sylla, qui me l’ôte aujourd’hui,

Ou souffrez qu’on me venge et de vous et de lui ;
Qu’un autre hymen me rende un titre qui l’égale ;
Qu’il me relève autant que Sylla me ravale :1070
Non que je puisse aimer aucun autre que vous ;
Mais pour venger ma gloire il me faut un époux :
Il m’en faut un illustre, et dont la renommée…[22]

Pompée.

Ah ! Ne vous lassez point d’aimer et d’être aimée.
Peut-être touchons-nous au moment désiré1075
Qui saura réunir ce qu’on a séparé.
Ayez plus de courage et moins d’impatience :
Souffrez que Sylla meure, ou quitte sa puissance…

Aristie.

J’attendrai de sa mort ou de son repentir
Qu’à me rendre l’honneur vous daigniez consentir ?1080
Et je verrai toujours votre cœur plein de glace,
Mon tyran impuni, ma rivale en ma place,
Jusqu’à ce qu’il renonce au pouvoir absolu,
Après l’avoir gardé tant qu’il l’aura voulu ?

Pompée.

Mais tant qu’il pourra tout, que pourrai-je, Madame ?1085

Aristie.

Suivre en tous lieux, Seigneur, l’exil de votre femme,
La ramener chez vous avec vos légions,
Et rendre un heureux calme à nos divisions.
Que ne pourrez-vous point en tête d’une armée,
Partout, hors de l’Espagne, à vaincre accoutumée ?1090
Et quand Sertorius sera joint avec vous,
Que pourra le tyran ? Qu’osera son courroux ?

Pompée.

Ce n’est pas s’affranchir qu’un moment le paroître,
Ni secouer le joug que de changer de maître.

Sertorius pour vous est un illustre appui ;1095
Mais en faire le mien, c’est me ranger sous lui ;
Joindre nos étendards, c’est grossir son empire.
Perpenna, qui l’a joint, saura que vous en dire.
Je sers ; mais jusqu’ici l’ordre vient de si loin,
Qu’avant qu’on le reçoive il n’en est plus besoin ;1100
Et ce peu que j’y rends de vaine déférence,
Jaloux du vrai pouvoir, ne sert qu’en apparence.
Je crois n’avoir plus même à servir qu’un moment ;
Et quand Sylla prépare un si doux changement,
Pouvez-vous m’ordonner de me bannir de Rome, 1105
Pour la remettre au joug sous les lois d’un autre homme ;
Moi qui ne suis jaloux de mon autorité
Que pour lui rendre un jour toute sa liberté ?
Non, non : si vous m’aimez comme j’aime à le croire,
Vous saurez accorder votre amour et ma gloire, 1110
Céder avec prudence au temps prêt à changer,
Et ne me perdre pas au lieu de vous venger.

Aristie.

Si vous m’avez aimée, et qu’il vous en souvienne,
Vous mettrez votre gloire à me rendre la mienne ;
Mais il est temps qu’un mot termine ces débats.1115
Me voulez-vous, Seigneur ? ne me voulez-vous pas ?
Parlez : que votre choix règle ma destinée.
Suis-je encore à l’époux à qui l’on m’a donnée ?
Suis-je à Sertorius ? C’est assez consulté :
Rendez-moi mes liens, ou pleine liberté…1120

Pompée.

Je le vois bien, Madame, il faut rompre la trêve,
Pour briser en vainqueur cet hymen, s’il s’achève ;
Et vous savez si peu l’art de vous secourir,
Que pour vous en instruire, il faut vous conquérir.

Aristie.

Sertorius sait vaincre et garder ses conquêtes.1125

Pompée.

La vôtre, à la garder, coûtera bien des têtes[23].
Comme elle fermera la porte à tout accord,
Rien ne la peut jamais assurer que ma mort[24].
Oui, j’en jure les dieux, s’il faut qu’il vous obtienne,
Rien ne peut empêcher sa perte que la mienne ;1130
Et peut-être tous deux, l’un par l’autre percés,
Nous vous ferons connoître à quoi vous nous forcez.

Aristie.

Je ne suis pas, Seigneur, d’une telle importance.
D’autres soins éteindront cette ardeur de vengeance ;
Ceux de vous agrandir vous porteront ailleurs, 1135
Où vous pourrez trouver quelques destins meilleurs ;
Ceux de servir Sylla, d’aimer son Émilie,
D’imprimer du respect à toute l’Italie,
De rendre à votre Rome un jour sa liberté,
Sauront tourner vos pas de quelque autre côté.1140
Surtout ce privilège acquis aux grandes âmes,
De changer à leur gré de maris et de femmes,
Mérite qu’on l’étale aux bouts de l’univers,
Pour en donner l’exemple à cent climats divers.

Pompée.

Ah ! C’en est trop, Madame, et de nouveau je jure…1145

Aristie.

Seigneur, les vérités font-elles quelque injure ?

Pompée.

Vous oubliez trop tôt que je suis votre époux.

Aristie.

Ah ! Si ce nom vous plaît, je suis encore à vous :
Voilà ma main, Seigneur.

Pompée.

Voilà ma main, Seigneur.Gardez-la-moi, Madame.

Aristie.

Tandis que vous avez à Rome une autre femme ?1150
Que par un autre hymen vous me déshonorez ?
Me punissent les dieux que vous avez jurés,
Si, passé ce moment, et hors de votre vue,
Je vous garde une foi que vous avez rompue !

Pompée.

Qu’allez-vous faire ? Hélas !

Aristie.

Qu’allez-vous faire ? Hélas !Ce que vous m’enseignez.1155

Pompée.

Éteindre un tel amour !

Aristie.

Éteindre un tel amour !Vous-même l’éteignez.

Pompée.

La victoire aura droit de le faire renaître.

Aristie.

Si ma haine est trop faible, elle la fera croître.

Pompée.

Pourrez-vous me haïr ?

Aristie.

Pourrez-vous me haïr ?J’en fais tous mes souhaits.

Pompée.

Adieu donc pour deux jours.

Aristie.

Adieu donc pour deux jours.Adieu pour tout jamais.1160

FIN DU TROISIÈME ACTE.
  1. Corneille s’effrayait un peu de l’étendue de cette belle scène ; il dit dans la lettre à l’abbé de Pure que nous avons citée plusieurs fois (voyez p. 353 et p, 358, note 2) : « J’espère dans trois ou quatre jours avoir achevé le troisième acte. J’y fais un entretien de Pompée avec Sertorius que les deux premiers préparent assez, mais je ne sais si on en pourra souffrir la longueur. Il est de deux cent cinquante-deux vers. Il me semble que deux hommes tels qu’eux, généraux de deux armées ennemies, ne peuvent achever en deux mots une conférence si attendue durant une trêve. On a souffert Cinna et Maxime, qui en ont consumé davantage à consulter avec Auguste. Les vers de ceux-ci me semblent bien assez forts et plus pointilleux, ce qui aident souvent au théâtre, où les picoteries soutiennent et réveillent l’attention de l’auditeur. » Malgré ses appréhensions, Corneille n’a retranché que huit vers de cet entretien, qui, dans l’édition originale, n’en a plus que deux cent quarante-quatre.
  2. Voltaire coupe ici la scène, et fait commencer au vers suivant la scène ii. avec ces mots en tête : sertorius et pompée, assis.
  3. Ce vers, par une erreur d’impression, manque dans l’edition de 1682.
  4. Pompée avait triomphé n’étant encore que simple chevalier, et « avant que la barbe luy fust venuë. » Voyez Plutarque, Vie de Sertorius, chapitre xviii, traduction d’Amyot.
  5. « On se servait encore de piques en France lorsqu’on représenta Sertorius, et cette expression était plus noble qu’aujourd’hui. » (Voltaire.)
  6. Tel est le texte de toutes les éditions antérieures à 1692. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont substitué ces à ses.
  7. « Si vous aviez lu la vie de Sertorius, vous auriez connu que celui qui le fait revivre sur la scène soutient son caractère d’une facon bien ingénieuse et bien délicate. Ce héros, dans l’histoire, fait des leçons à Pompée, et le traite de petit garçon, dit qu’il le renvoyera à Rome à coups de verges. (Voyez la Vie de Sertorius par Plutarque, chapitre xix.) M. de Corneille, qui a voulu adoucir cet endroit et conserver néanmoins la fierté de Sertorius, dans les compliments qu’il lui fait faire à Pompée, lui fait mêler des leçons parmi ses civilités. » (Defense du Sertorius… par Dauneau de Visee. Recueil… publié par l’abbé Granet, tome I, p. 341.)
  8. On sait que Sylla attribuait ses succès, sa grandeur, à sa fortune, et qu’il prit lui-même le surnom de Felix (l’Heureux).
  9. Dans l’édition de 1692 : « à faire choix d’un maître. »
  10. Var. Il ne feroit pas sûr de vous désobéir. (1662 et 68)
  11. « Il (Sertorius) appelloit les bannis qui s’estoyent sauuez de Rome et retirez deuers luy, senateurs, et les tenant riere soy*, les nommoit le senat, et en faisoit les vns questeurs, les autres præteurs, ordonnant toutes choses selon les coustumes et à la guise de son païs. » (Plutarque, Vie de Sertorius, chapitre xxii, traduction d’Amyot.)

    *. Derrière soi, à sa suite.
  12. On lit dans la Dissertation sur les caractères de Corneille et de Racine contre le sentiment de la Bruyère, par M. Tafignon (Recueil… publié par Granet, tome I, p 83) : « Revenons aux héros de l’ancienne Rome. Corneille, pour les mieux peindre, avoit, si l’on peut dire, fondu dans sa tête les plus belles pensées des historiens qui en ont parlé noblement. J’ose hasarder cette conjecture que les paroles magnifiques qu’il met dans la bouche de Sertorius, touchant son parti, étoient une trace de l’impression que lui avoit laissée un beau trait de Tacite touchant le sénat : « Quid ? vos pulcherrimam hanc urbem, domibus et tectis et congestu lapidum stare creditis ? muta ista et inanima intercidere ac reparari promiscue possunt : æternitas rerum… incolumitate senatus firmatur. » (Histoires, livre I, chapitre lxxxiv.)
  13. Var. Mais pour revivre ailleurs dans sa plus vive force. (1666)
  14. Var. On lit qui leur plaît, pour qu’il leur plaît, dans l’édition de 1666.
  15. Dans l’edition de 1692 :
    S’il voyoit qu’en ces lieux il n’eût point d’ennemis.
  16. Voltaire coupe encore ici la scène, et de ce qui suit, à partir de : « Venez, venez, Madame, » jusqu’au vers 992, il fait la scène iii, ayant pour personnages : aristie, sertorius, pompée.
  17. Dans l’édition de 1682 et dans celle de 1692 : « Il me rend tout à vous. »
  18. Tel est le texte des éditions publiées du vivant de l’auteur. Voyez tome I, p 228, note 3-a. Thomas Corneille et Voltaire lui donnent : « d’une autre. »
  19. L’édition de 1682 porte seule confirmer, pour confier.
  20. « Voulant, comment que ce fust, s’allier de Pompeius Magnus, il (Sylla) luy commanda de repudier la femme qu’il auoit espousee, et osta deja Magnus (Manius) Glabrio Æmylia fille d’Æmylius Scaurus et de Metella sa femme, et la luy feit espouser, toute grosse qu’ell estoit de son premier mary ; mais elle mourut en travail d’enfant au logis de Pompeius. » (Plutarque, Vie de Sylla, chapitre xxxiii, traduction d’Amyot.)
  21. On lit dans l’edition de 1666 : « Me rendre en mes ayeux. »
  22. L’édition de 1682 porte, probablement par erreur : « et pour la renommée… »
  23. « La vôtre, etc., est un vers de Nicomède*, qui est bien plus à sa place dans Nicomède qu’ici, parce qu’il sied mieux à Nicomède de braver son frère, qu’à Pompée de braver sa femme. » (Voltaire)

    *. Nicomède dit à Attale (Acte I, scène ii, vers 139) :
    La place, à l’emporter, coûtera bien des têtes.
  24. Var. Rien ne l’en peut jamais assurer que ma mort. (1662-1668)