Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 278-287).


LE TEMPS
ET
LE HASARD.


SERMON XVI.


« Je revins, et je vis sous le soleil que la naissance n’appartenoit pas au plus actif, la gloire des combats au plus fort, le pain à l’homme sage, les richesses au prudent, la faveur au savant ; mais que le temps et le hasard gouvernoient tout. » Ecclésiaste. IX. 11.


Quand on jette un coup-d’œil sur cette triste description du monde, et qu’on voit à quelle fatalité, contraire à toutes les conjectures, la vie des hommes est exposée, et combien de fois il arrive que le pain n’appartient pas à l’homme sage, et les richesses à l’homme intelligent, on en conclut, en soupirant, dans les mêmes paroles, et non dans le sens du roi philosophe, que le temps et le hasard président à tout ; que les saisons et les conjonctures influent puissamment sur la fortune des hommes ; que lorsque les influences pèsent ou pour ou contre eux, elles leur ouvrent la voie de la prospérité, contre tous les obstacles, ou la leur ferment contre toutes les attentes ; et que ni la sagesse, ni l’intelligence, ni le savoir ne peuvent les détourner.

Quoique nous différions beaucoup dans nos raisonnemens sur cette sentence de Salomon, l’autorité de son observation est grave sans doute ; son évidence démontrée d’âge en âge est tellement confirmée par des exemples et des plaintes générales, que le fait reste certain et immuable. Oui, les choses sont conduites dans le monde d’une manière quelquefois si contraire à tous nos raisonnemens et à toutes les probabilités. La naissance n’appartient pas au plus actif, et le succès des batailles au plus fort. Bien plus, le pain n’appartient pas au sage qui languit dans le besoin ; les richesses à l’homme intelligent, qui semble doué des qualités qu’il faut pour les acquérir ; la faveur, au savant, dont le mérite l’appelle. Mais il est dans les choses humaines quelque ressort caché, qui détruit tout-à-coup nos efforts, et détermine les événemens de telle sorte, que les causes les mieux concertées manquent à produire les effets les mieux calculés.

Un homme sur lequel vous aurez formé les conjectures les plus brillantes, qui entrera dans le monde avec tous les droits possibles à la fortune, celui de la naissance, pour l’y recommander, du mérite personnel, qui parle pour lui, de la faveur, qui l’entoure d’amis et de protecteurs : eh bien ! cet homme..... vous le verrez, malgré ses avantages, déchu de tout ce que vous vous étiez promis de lui ; à chaque pas qu’il fait vers son avancement, une main invisible le repousse en arrière, un obstacle imprévu s’élève perpétuellement sur son chemin, et l’y tient arrêté. Donne-t-il son application à quelque chose, une circonstance maligne dissipe ses projets. Il se lève de grand matin, goûte à peine un moment de repos, prend à la hâte un repas toujours trop long, tandis qu’un homme plus heureux et plus indolent que lui, marche toujours devant lui, et le laisse se débattant et s’efforçant vers son but dans la même place où il l’a trouvé.

Voici un singulier contraste. Un autre homme entre dans le monde sans la moindre apparence et le moindre avantage : il se met en route sans fortune, sans amis, sans talens pour s’en procurer ; n’importe, le nuage qui l’envelope s’éclaire insensiblement autour de lui, chaque projet qui se présente à lui réussit au-delà de son attente ; en dépit des difficultés qui l’ont d’abord menacé, le temps et le hasard lui ouvrent son chemin ; une série d’événemens heureux le conduit par la main au faîte des honneurs et de la fortune, et sans lui donner le temps de penser, et la peine de calculer, elle le met en possession de tout ce que l’ambition peut souhaiter.

L’histoire de la vie des hommes est remplie de ces exemples. Des temps heureux, et des événemens favorables ont souvent fait ce qui eût été impossible à la sagesse et à la science, et ceux qui ont vécu quelque temps en regardant derrière eux peuvent découvrir un tel mélange de hasard dans ce qui leur est arrivé, qu’ils n’auroient aucune raison de disputer contre un fait si bien établi.

D’après ce spectacle superficiellement envisagé, quelques athées ont inféré que la vie étoit une loterie, et que le hasard disposoit de tous les lots ; ils en ont conclu que la Providence restoit neutre au milieu des choses de ce monde, les laissant à la disposition du temps et du hasard, agens aveugles qui les balottoient à leur gré. Il faut en tirer une conséquence diamétralement contraire. Si, en effet, un pouvoir supérieur et intelligent ne maîtrisoit point et ne bouleversoit point les événemens, alors nos projets répondroient toujours à la sagesse ou au stratagème qui les auroient guidés, et chaque cause produiroit nécessairement son effet sans variation. Cela n’arrive pas, vous le savez ; il s’ensuit donc, d’après le raisonnement de Salomon, que si la naissance n’est pas au plus actif, et si le savoir ne précautionne pas le savant contre les besoins ; si la politique n’élève pas les hommes aux honneurs, qu’il y a quelque cause secrète qui, se mêlant dans les choses du monde, les tourne et les gouverne comme il lui plaît.

Cette cause est sans doute la cause première de toutes choses ; c’est la providence agissante de ce Dieu puissant, qui de sa demeure élevée s’humilie jusques à regarder ce qui se passe sur la terre. Il relève le pauvre de la boue, et le mendiant de son fumier ; il les place à côté des princes, des princes mêmes de son peuple. David en est un exemple, et sans doute Dieu l’a choisi pour nous donner une preuve de sa providence dans le gouvernement de ce monde, et pour nous engager à nous ranger sous sa volonté, en faisant dépendre d’elle nos succès. Il sembleroit, en effet, conforme aux lois de la nature, que les choses appartinssent à ceux qui sont les plus propres à les posséder, il seroit raisonnable que les meilleurs desseins obtinssent la meilleure réussite ; et puisqu’il en est autrement, puisque les plus sages projets sont renversés, et que les espérances les plus sûres sont détruites, appelons Dieu pour défaire ce nœud inextricable, et ne nommons point jeux du hasard les événemens qui ne réussissent pas au gré de nos vœux, et qui semblent même les contrarier. Ce nom seroit un blasphème contre la Providence qui préside à tout. Ces événemens sont des desseins de Dieu, ce sont des dispensations régulières, quoiqu’invisibles, du pouvoir suprême de cet être généreux, duquel dérivent toutes les lois de la nature, qui nous tient comme des instrumens dans sa main, et qui, sans s’emparer du franc arbitre et de la liberté de ses créatures, maîtrise dans leurs cœurs les passions et les désirs pour remplir ses vues éternelles ; les événemens qui nous paroissent casuels sont arrêtés et déterminés dans le conseil de sa sagesse, ils concourent au gouvernement et à la conservation de ce monde, sur lequel son œil vigilant plane sans cesse.

Lorsque les fils de Jacob eurent jeté leur frère Joseph dans une fosse, s’il est une série d’événemens qui mérite le nom de hasard, c’étoit sans doute celle-là. Il falloit qu’une compagnie d’Ismaëlites passât auprès de cette fosse, au moment précis que cette barbarie fut commise. À peine fut-il sauvé par un événement aussi favorable, que sa vie et sa fortune dépendirent encore d’une suite d’événemens aussi inattendus. Par exemple, si ces Ismaëlites qui le vendirent avoient eu leurs affaires dans toute autre partie du monde que l’Égypte, et que de Gilead ils l’eussent conduit avec eux ; si à leur arrivée, ils eussent vendu leur esclave à toute autre personne qu’à Putiphar ; si l’accusation injuste de la femme de son maître l’eût plongé dans tout autre cachot que celui où l’on gardoit les prisonniers d’état ; si l’échanson de Pharaon ne s’y fût pas trouvé ; si, enfin, un de ces événemens eut manqué, une foule de malheurs qu’il n’avoit pas mérités, l’auroit accablé, ainsi que l’Égypte et le pays de Canaan : depuis le commencement jusques à la fin de cette histoire intéressante, la providence de Dieu donna une impulsion à tous les accidens qui la distinguent. Les frères de Joseph exercèrent contre lui leur malice et leur dureté, ils le bannirent de son pays, loin de la protection de leur père.

La convoitise et la bassesse d’une femme déçue chargèrent sa vertu d’un reproche injuste ; il fut jeté, sans amis et sans protecteurs, dans une prison, où il languit oublié et négligé. Dieu ne contraria pas ces événemens, mais il les dirigea vers le but qu’il s’étoit proposé.

Quand cette action dramatique fut déployée, on reconnut la sagesse et le rapport des scènes intéressantes qui la constituoient. Alors on vit que ce n’étoient pas ses frères, ainsi qu’il le leur disoit en les consolant, mais Dieu qui l’avoit vendu ; sa puissance s’étoit aidée de leurs passions, elle avoit dirigé leurs démarches, elle avoit tenu dans sa main la chaîne, et les avoit conduits ainsi à ses desseins. Vous avez véritablement voulu me faire du mal ; mais Dieu l’a changé en bien, vous avez été coupables d’un projet pervers, et Dieu a eu la gloire d’en accomplir un bon, en conservant votre postérité sur la terre, et en préservant de la mort un peuple entier.

Toute cette histoire est remplie de témoignage pareils. Ils peuvent convaincre ceux qui ne regardent que la superficie des choses, que le temps et le hasard gouvernent tout ; mais ils manifestent à ceux qui les examinent plus profondément, qu’une main puissante s’occupe des affaires des hommes. Les politiques de ce monde ont beau la rejeter et n’en faire aucun cas en formant leurs plans, ils la trouvent toujours dans l’exécution, et quoique le fataliste insiste en disant que les événemens dérivent de la chaîne des causes naturelles, je lui répondrai ; faites un pas de plus et considérez quel est le pouvoir qui fait agir ces causes, quelle est la science qui prévoit leurs effets, et quelle est la bonté qui les dirige invisiblement au meilleur et au plus grand but du bonheur humain.

C’est ainsi qu’un grand logicien s’explique sur cette matière. « Quand l’Écriture nous dit que Dieu commande aux corbeaux, et que ce sont ses messagers auxquels la nue et les vents doivent obéir, ce n’est pas une façon de parler seulement religieuse, cette expression est aussi stricte que philosophique. Si son esclave se cache le long du ruisseau, l’ordre qu’il lui donne sera vain, la cause et les effets seront détruits, les oiseaux de l’air ne voleront pas au secours du prophète, ainsi qu’il a été ordonné. Quand cette ressource manque à Elisée, il est inspiré d’aller à Sarepte, car en même-temps une veuve y a reçu l’ordre secret de le secourir ; la main qui a conduit le prophête à la porte de la cité, a mené la veuve infortunée hors de cette porte pour lui offrir sa maison, et la Providence a calculé ces actions diverses en elles-mêmes pour remplir ses promesses, et veiller à leur conservation mutuelle. »

C’en est assez pour démontrer et persuader la doctrine fondamentale de la Providence ; notre consolation et notre espoir dépendent de la foi vive que nous aurons en elle. Le psalmiste a donc raison de s’écrier que notre Seigneur est le roi, et d’en conclure que la terre doit s’en réjouir, et que les îles doivent être dans la jubilation. Que Dieu nous accorde le don de la vertu avec celui de la gaieté, et qu’il fasse croître en nous les fruits d’une bonne vie pour sa propre gloire ; à lui seul appartient aujourd’hui et à jamais puissance, majesté, domination. Ainsi soit-il.



Fin des Sermons.