Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 221-233).


LES VOIES
DE
LA PROVIDENCE
JUSTIFIÉES.


SERMON XII.


« Vois, ce sont les impies qui prospèrent dans le monde ; ils augmentent en richesses. Et cependant j’ai gardé mon cœur pur en vain ; en vain j’ai lavé mes mains parmi les innocens. » Pseaume LXXIII, 12 et 13.


Cette plainte du psalmiste sur la distribution confuse des bénédictions du ciel tant au juste qu’au méchant, est un sujet qui a donné matière aux recherches, et qui a élevé souvent dans l’esprit des hommes des doutes propres à les décourager. Le soleil brille sans distinction, la pluie descend également sur le bon et sur le mauvais. Si le souverain maître de la terre y jette un coup-d’œil, d’où vient le désordre ? Pourquoi permet-il que les hommes sages et bons soient en proie aux misères de la vie, tandis que les sots et les pécheurs triomphent dans leurs offenses, et que les tabernacles mêmes des voleurs prospèrent ?

On répond à cela, donc il existe un avenir de récompenses et de châtimens ; il doit succéder à cette vie. Toutes ces inégalités y seront applanies, la conduite des hommes y sera examinée, Dieu se justifiera dans ses voies, et la bouche qui se plaint se clorra à jamais.

Si cela n’étoit point, si les impies prospéroient dans ce monde, y possédoient les richesses, et qu’ils ne fussent pas distingués dans l’autre, à quoi nous serviroit d’avoir conservé notre intégrité ? J’aurois donc en vain nettoyé mon ame, j’aurois en vain lavé mes mains parmi les innocens. On répond encore plus directement à cette demande en disant, que Dieu en créant l’homme l’a rendu capable de jouir du bonheur. Il l’a doué de la liberté de choisir, don sans lequel il n’auroit pu être comptable de ses actions. Ce n’est que du mauvais usage qu’il fait de ces bienfaits, que dérivent les irrégularités dont on se plaint ici ; on ne pourroit les prévenir que par la subversion totale de la liberté humaine. Si Dieu montroit son bras nud et arrêtoit toutes les injustices qui peuvent se commettre, l’homme sans doute feroit le bien ; mais il en perdroit le mérite, agissant par les impulsions de la nécessité et de la force, et non d’après les déterminations de son esprit : sur cette supposition il ne devroit pas plus s’attendre à conquérir le ciel par des actes de tempérance, de justice, d’humanité, que par l’impulsion ordinaire de la faim et de la soif telles que la nature les dirige. Le tout-puissant a fait un autre pacte avec le genre humain, il a mis devant lui la vie et la mort, le bien et le mal, il lui a donné la faculté de choisir, et de prendre ce que sa raison lui feroit trouver le meilleur.

Je n’insisterai plus sur tous les argumens faits pour venger la Providence ; ils ont été si souvent débattus, qu’ils n’ont pas laissé la moindre réponse à faire. Les misères qui accablent le bon, et le bonheur apparent du mauvais ne peuvent prendre un cours différent, dans l’état de liberté où l’homme se trouve placé.

Lorsqu’on intente de pareilles accusations, il est deux choses que nous tenons pour accordées. La première, que nous distinguons certainement le bon du mauvais, et la deuxième que nous connoissons encore leurs plaisirs et leurs souffrances respectives.

Je vais dans ce discours faire quelques recherches sur la difficulté qu’il y a de connoître ces deux objets.

La première de ces instructions nous apprendra à juger sainement des autres ; la seconde à raisonner humblement sur les voies de Dieu.

Quoiqu’on ne puisse pas nier les misères du bon et la prospérité du méchant, je tâcherai de montrer que lorsque nous nous plaignons avec le psalmiste, nous ignorons tellement les motifs des événemens et que l’évidence sur laquelle nous nous appuyons est si imparfaite et fautive, qu’elle suffit pour faire suspecter nos plaintes et venger la Providence.

Et d’abord à quelle marque certaine et infaillible connoissons-nous la bonté ou la méchanceté de la plus grande partie des hommes ?

Si nous nous confions à la renommée et aux rapports qu’on en fait, quand ils sont favorables savons-nous s’ils procèdent de l’amitié ou de la flatterie ; quand ils sont mauvais de l’envie, de la malice, du soupçon ? De quelque manière qu’ils soient faits, ne peuvent-ils pas dériver d’une méprise qui a aggrandi de petites choses, et quelquefois d’une relation infidelle. Il arrive aussi, de toutes ces causes, que les actions des hommes, comme les histoires de l’Égypte, doivent être reçues et lues avec précaution. Elles sont accompagnées et défigurées de tant de songes et de fables, qu’un lecteur ordinaire ne peut distinguer la vérité du mensonge. Accordons que mes réflexions soient trop sévères, que l’envie n’ait jamais amoindri le mérite des actions humaines, et que la malice ne les ait jamais noircies, les caractères des hommes en sont-ils plus faciles à pénétrer, eux qui se cachent dans la partie la plus retirée et la plus obscure de la vie ? La plus vraie piété est la plus secrète, la plus mauvaise action l’est aussi, par une raison toute différente. Quelques hommes sont modestes et se donnent de la peine pour cacher leurs vertus ; s’ensevelissant dans une réserve pénible, ils veulent faire ignorer leurs bonnes qualités ; d’autres, au contraire, font jouer mille petits artifices, pour contrefaire les vertus qu’ils n’ont pas, et dissimuler les vices qu’ils ont réellement, et cela sous la belle montre de la sainteté, de la générosité, et de toute autre vertu trop spécieuse pour être examinée, et trop aimable pour être soupçonnée.

Ces traits suffisent pour montrer combien il est difficile de connoître le vrai caractère des hommes ; faisons un pas de plus, et disons que quand même en plusieurs occasions nous pourrions parvenir à cette connoissance, cela ne suffiroit pas pour motiver notre jugement. Il y a mille circonstances qui accompagnent chaque action, et qui ne peuvent être sues du monde. Cependant on doit les connoître et les peser avant de prononcer avec justice la sentence définitive. Un homme peut avoir des vues et des sentimens différens de ceux que ses juges ont de lui ; ce qu’il a entendu faire, ce qu’il sent, ce qui se passe en lui peut être un secret dont son cœur conserve profondément le trésor. Assailli d’infirmités naturelles, et d’une complexion défectueuse qu’il n’est pas en son pouvoir de corriger ; il peut être sujet à des inadvertances, à des écarts, à des erreurs de tempéramment ; il peut être exposé à des pièges qu’il ne sait pas prévoir, par ignorance, par manque de jugement et et d’instruction ; il peut travailler dans l’obscurité : dans tous ces cas, il peut faire beaucoup de choses mauvaises en elles-mêmes, et cependant innocentes, c’est un objet de pitié souvent, et non de censure et de sévérité.

Voilà les difficultés qui se présentent à nous quand nous voulons former un jugement sur le caractère des hommes. Mais supposons encore que nous puissions nous enfoncer vers leur cœur, l’ouvrir et l’étudier ; supposons que les mots de scélérat ou d’homme juste soient écrits sur leur visage d’une manière si distincte et si lisible, que personne ne puisse s’y méprendre, le bonheur de l’un ou de l’autre de ces individus sera toujours un secret impénétrable à notre perspicacité. Exceptez-en quelques traits sûrs et bien prononcés, nos décisions sur tout le reste ne seront que des conjectures aventurées.

Dans la joie même, quelquefois le cœur est triste, c’est Salomon qui nous l’apprend, et celui qui est un objet d’envie pour ceux qui ne regardent que la surface de sa fortune, paroît digne de compassion à ceux qui connoissent ses intimes pensées. Indépendamment de cela, on ne peut pas assurer que quelqu’un est heureux d’après les événemens qui lui arrivent, il faut encore connoître comment il sait en jouir, et quelle est la tournure de son esprit. La pauvreté, l’exil, la perte de la réputation et des amis, la mort des enfans, gages les plus chers du bonheur humain, ne font pas les mêmes impressions sur tous les tempéramens. Vous verrez un homme souffrir sans soupirer, ce qu’un autre dans l’amertume de son ame pleurera toute sa vie. Une parole trop prompte, un regard dur perceront plus profondément une ame sensible, qu’une épée celle qui ne l’est point.

Si ces réflexions sont vraies pour ce qui regarde les infortunes, elles le sont encore quant aux jouissances. Nous sommes différemment formés ; les choses font des impressions diverses sur nous ; nos goûts sont différens ; il arrive, soit par la force de l’éducation et de l’habitude, soit par l’impulsion du caractère, que les mêmes avantages et les mêmes plaisirs ne produisent jamais le même bonheur. Cette sensation diffère dans chaque homme selon sa complexion et son tempéramment ; ainsi les événemens heureux qui raviront l’homme bilieux, et l’homme sanguin, seront reçus froidement par le flegmatique. Les calculs sur le bonheur et le malheur des hommes sont tellement sujets à mécompte, que des riens, légers comme l’air, font chanter des hymnes de joie à certains hommes, tandis que d’autres comblés de bénédictions réelles ne peuvent pas atteindre au pouvoir d’en jouir, et sentent un poids qui opprime et abat leurs âmes.

Hélas ! si les principes du contentement ne sont pas en nous-mêmes, ne les cherchons pas dans les dignités et les richesses ; ils n’y sont pas.

Eh bien ! avons-nous trouvé une règle pour juger du bonheur des hommes ? pouvons-nous dire sans risque de nous méprendre : celui-ci prospère dans le monde ; cet autre possède les richesses.

Quand un homme s’est élevé au-dessus de nos têtes, nous tenons pour certain qu’il jouit d’en-haut de quelque perspective glorieuse, et qu’il ressent des plaisirs assortis à son élévation ; si nous pouvions monter vers lui, nous trouverions que ce poste est une foible récompense des soins et de la peine qu’il a eu de gravir si haut. Il y est en proie peut-être à plus de dangers, à plus de troubles. Sa tête est environnée de vertiges, le sage lui souhaiteroit de pouvoir redescendre au niveau du sol commun aux hommes : on se tromperoit donc aussi si l’on calculoit le bonheur humain sur l’échelle des dignités et des honneurs ; le seul bonheur, le seul qui soit ineffable est celui que donnent une fortune modérée, des désirs plus modérés encore, et la conscience de la vertu.

Ah ! qu’ils sont délicieux les plaisirs peu bruyans de ce paysan honnête qui s’éveille et se lève gaiement pour aller au travail ! Voyez sa cabane, c’est le spectacle de la félicité humaine ; il se livre à toutes les jouissances de la domesticité. Ses enfans font sa joie et sa consolation, l’espoir de leur bonheur anime ses yeux, et épanouit son cœur. Vous ne concevrez pas qu’il existe des plaisirs plus purs dans l’état le plus opulent… S’il falloit les comparer ses plaisirs et ses peines avec ceux des hommes qui peut-être le méprisent, il resteroit dans la balance, que le riche a plus de mets, et le pauvre un meilleur estomac, que l’un environné de luxe a plus de médecins à ses ordres, mais que l’autre a plus de santé : dans tous les autres points de la vie, ils sont au même niveau. Le soleil les éclaire et les échauffe également, l’air leur dispense un souffle aussi frais, la terre leur exhale les mêmes parfums, ils ont une portion égale dans tous les bienfaits réels de la nature.

Ce que j’ai dit est suffisant pour démontrer combien il est difficile de juger du bonheur ou du malheur de la plus grande partie du genre humain : que mon discours apprenne aux hommes à être humbles et sobres dans leurs raisonnemens sur les voies de la Providence.

Il y a des inégalités dans les choses de ce monde, et c’est un des plus forts argumens en faveur d’une vie future ; ne l’oubliez jamais. Néanmoins, je suis persuadé que ce dont nous nous plaignons n’est pas aussi considérable qu’il paroît-être au premier coup-d’œil.

Je veux que le bonheur des méchans soit aussi grand que nous le reprochons à la Providence, et que nous ne puissions le concilier avec elle ; qu’en infèrerons-nous ? une nouvelle preuve de notre ignorance. Avons-nous résolu tous les problêmes religieux ? pourquoi celui-ci nous alarmeroit-il davantage que mille autres difficultés qui chaque jour trompent nos recherches ?

La plus petite fleur des champs, le brin d’herbe le plus délié, ne confondent-ils pas l’entendement des esprits les plus pénétrans ? les plus profonds scrutateurs des secrets de la nature nous diront-ils à quelle position, quel mouvement les végétaux doivent leurs couleurs et leurs saveurs différentes ; pourquoi l’arsenic et l’hellébore brûlent et déchirent le noble tissu du corps humain, tandis que l’opium bouche tous les passages de nos sens, et nous prive de la raison et de l’entendement ? les moindres choses qui se trouvent sur nos pas n’ont-elles pas un côté ténébreux que l’œil le plus perçant ne peut pénétrer ? les esprits les plus exaltés ne se trouvent-ils pas embarrassés et en défaut devant chaque atome de la matière ?

Vas donc, homme vain, et quand ta tête vertigineuse s’emplit de l’opinion de ta sagesse, et veut corriger les voies de la Providence ; vas, regarde-toi dans ce miroir. Examine tes facultés, qu’elles sont étroites et imparfaites ! combien elles sont battues par la vérité et le mensonge ! avec quelle confusion tu les discernes, même dans cette glace ! Vois ensuite le commencement et la fin des choses, des grandes et des petites, elles conspirent à te jouer. Veux-tu porter ta vue plus loin, de quelque côté que tu pousses tes recherches, quels nouveaux sujets de surprises ! que de nouvelles raisons de croire que tout est au-dessus de ton entendement. Eh bien ! ce sont là pourtant les plus petits moyens de Dieu. Que sais-tu sur cet être suprême ? cherches, calcules, l’as-tu trouvé ? connois-tu ses perfections ? elles sont aussi élevées que le ciel : y monteras-tu ? elles sont plus profondes que l’enfer. Y descendras-tu ?

Ah ! si nous pouvions appercevoir les ouvrages miraculeux de la Providence, et comprendre les plans de sa sagesse et de sa bonté infinies, connoissances que nous acquerrons peut-être à la consommation des siècles ; ces événemens que nous sommes si embarrassés d’expliquer exalteroient et manifesteroient sa sagesse, et nous nous écrierions dans la même extase que l’apôtre : ô profondeur des richesses et de la sagesse divine, oh ! que tes voies, grand Dieu, sont infinies ! que tes sentiers sont difficiles à trouver : Amen.