Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 158-173).


LA PHILANTHROPIE
RECOMMANDÉE.


SERMON VIII.


« Lequel des trois, selon vous, est le prochain de celui qui est tombé entre les mains des voleurs ? Et il répondit, celui qui a eu pitié de lui. Alors Jésus-Christ lui dit : allez, et faites comme lui. » St. Luc, 36 et 37.


L’évangéliste nous raconte dans les derniers versets de ce chapitre, qu’un homme de loi vint, et tenta Jésus en lui disant : maître, que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle ? Notre Sauveur (c’étoit son usage quand on lui proposoit quelque question captieuse, qu’il sentoit procéder plutôt du désir de l’embarrasser que de celui de s’instruire) notre Sauveur, dis-je, au lieu de lui répondre directement, ce qui eût donné prise à la malice, ou tout au moins eût satisfait une impertinente curiosité, rétorqua immédiatement la question sur celui qui la faisoit, et le mit dans la nécessité de se répondre à lui-même. La profession de cet homme, et la science qu’elle faisoit supposer, ne pouvoient faire penser qu’il ignorât la réponse qu’il sollicitoit. Tout ce qu’il étoit possible de dire sur cette matière importante avoit été promulgué par le grand législateur, et Jésus rappelle à sa mémoire ce qu’il avoit appris dans le cours de ses études : Ce qui est écrit dans la loi, l’avez-vous lu ? À cette demande, l’homme de loi cita les principaux chefs des commandemens, tels qu’ils sont dans le Lévitique et le Deutéronome, et nommément celui-ci : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, et aimerez votre prochain comme vous-même. Notre Seigneur lui dit alors qu’il avoit fort bien répondu, et que s’il suivoit cette maxime, il ne manqueroit pas d’hériter un jour les bénédictions qu’il désiroit. Faites cela, et vous vivrez.

C’est ainsi qu’il se justifia ; mais l’homme de loi voulant gagner plus de crédit dans cette conférence, ou espérant peut-être entendre une définition du mot prochain, qui pût justifier ses principes, les oppressions dont il étoit coupable, et celles dont son ordre étoit accusé, dit à Jésus : qui est mon prochain ? Quoique cette demande au premier coup d’œil paroisse oiseuse, elle ne l’est pas en effet. Car selon que ce terme est interprêté dans un sens plus ou moins restreint, il produit diverses variétés dans nos obligations envers les autres. Notre Sauveur, pour rectifier toutes les méprises, et placer le devoir de l’amour du prochain dans un système de philanthropie universelle, répondit à cette question, non point avec les sophismes recherchés de l’école rabinique, qui eussent plutôt interdit que convaincu l’homme de loi ; mais il en appela directement à la nature humaine, dans une parabole où il représenta un homme tombé parmi des voleurs, et réduit par eux à la dernière détresse, jusqu’à ce que par hasard un Samaritain, un étranger passant auprès de lui, touché de compassion, et plein de bonté, non-seulement le secourût présentement, mais le prît sous sa protection, et pourvût à sa sûreté.

En finissant ce récit Jésus-Christ s’adressant au propre cœur de cet homme : lequel des trois selon vous est le prochain de ce malheureux voyageur ? Et au lieu de tirer lui-même la conséquence, il la laissa à cet homme, après l’avoir fondée sur les principes évidens de la pitié ? L’homme de loi, frappé de la vérité et de la justice de cette doctrine, fit l’aveu de sa conviction, et notre Sauveur finit le débat en l’avertissant de pratiquer ce qu’il avoit approuvé, et d’imiter le bel exemple de bienveillance universelle qu’il venoit de lui donner.

Je vais suivre ce même plan, et je vous demande, mes frères, la permission de faire sur cette parabole les réflexions qui s’élèvent dans mon esprit ; je conclurai comme notre Seigneur, par une exhortation à l’humilité et à la bienfaisance ; elle tombe naturellement du sujet.

Un voyageur, dit notre Sauveur, alloit de Jérusalem à Jéricho : il tomba parmi des voleurs, qui le dépouillèrent et le laissèrent à moitié mort. Il est en nous un instinct qui nous engage à prendre part aux accidens auxquels les hommes sont exposés, quelque cause qui les ait produits ; mais quand ils arrivent sans la moindre faute ou la moindre indiscrétion du malheureux qui les essuyé, ils portent alors un caractère si intéressant, que d’abord ils nous deviennent propres : ce n’est pas même par la réflexion ; mais nous nous trouvons tout-à-coup disposés par la générosité et la tendresse à la compassion ; elle est dégagée de tout motif personnel. Oui, sans aucun acte de notre volonté, nous souffrons avec celui qui souffre, nous sentons, sans savoir pourquoi, notre cœur oppressé du poids de l’infortune dont nous sommes spectateurs. Mais lorsque la scène s’ensanglante, quand les circonstances du malheur deviennent compliquées, notre esprit est alors détenu captif, il ne peut faire aucune résistance quand il le voudroit, il est livré aux tendres émotions de la pitié, et aux réflexions profondes de la douleur. Quand on considère la partie aimante de notre naturel, sans regarder au-delà, il est impossible qu’un homme spectateur de la misère, ne se trouve attaché aux intérêts de celui qu’elle dévore, je dis impossible, et il y a pourtant des êtres… Comment les décrirai-je ? Ils sont formés d’une matière si impénétrable, l’égoïsme les a endurcis graduellement à un tel point d’insensibilité, qu’ils semblent ne pas participer à la nature humaine, et n’avoir aucune connexion avec notre espèce. Dieu nous en donne deux tristes exemples, dans la personne d’un prêtre et d’un lévite qu’il nous représente passant auprès de l’infortuné voyageur sans lui tendre la main pour l’assister, ou lui dire un seul mot pour adoucir ses peines.

Un prêtre vint là par hasard ! Dieu de bonté ; un ministre de ta religion a pu manquer d’humanité ! un homme dont la tête étoit remplie des vérités de la première, a pu avoir un cœur vide de la seconde ! Tel est cependant le cas présent. Quoiqu’il soit pénible dans la théorie de supposer que la moindre prétention à la piété, et la violation d’un de ses premiers devoirs, se trouvent ensemble dans le même individu, ce personnage dans le fait n’est point fantastique.

Jetez un regard sur le monde. Combien de fois y verrez-vous un malheureux, dont le cœur resserré n’a jamais été ouvert à l’affliction des hommes, il se cache sous l’apparence de la piété, et se couvre du vêtement de la religion, vêtement que personne n’a droit de porter, si ce n’est l’homme miséricordieux. Voyez avec quelle sainteté il marche vers la fin de ses jours, dans le chemin que l’égoïsme lui a tracé ; il ne se tourne jamais vers sa droite ni vers sa gauche ; mais attentif à ses pas, il attache sa vie entière sur le sol qui le porte ; il semble craindre de lever les yeux, de peur d’appercevoir par malheur quelque chose qui le détourne de la ligne droite que l’intérêt prolonge devant lui ; s’il rencontre par hasard un objet de détresse, qui le menace d’un sort pareil, semblable à l’homme de l’évangile, il passe dévotement de l’autre côté, comme s’il vouloit se préserver des impressions de la nature, ou éviter les inconvéniens auxquels la pitié pourroit le conduire.

Il ne manque qu’un trait à ce tableau de l’homme impitoyable, pour le rendre tout-à-fait odieux, et Jésus-Christ va l’achever. Un lévite passant en cet endroit s’approcha de lui, et le regarda. Ce n’étoit pas un coup-d’œil rapide, effet de la négligence et d’un moment d’inconsidération, faute dont les meilleurs caractères sont quelquefois atteints, et qui les mène au-delà du point où ils auroient voulu s’arrêter. Non… ce regard, au contraire, aggravoit un acte délibéré d’insensibilité ; il procédoit du cœur le plus endurci. Quand il fut auprès de lui, il le regarda, et considéra ses infortunes ; il donna à la nature et à la raison le temps de s’éveiller, il vit le danger imminent du pauvre voyageur, la nécessité pressante de le secourir dans un accident qui réclamoit hautement son aide, et après tout cela, il se tourna et le laissa à sa détresse et à son affliction.

Dans toutes les actions semblables à celle-ci, les hommes les plus méchans rendent au moins hommage à l’humanité, en s’efforçant de garder les apparences autant qu’ils peuvent. Quelques crimes dont ils se rendent coupables, ils ont toujours à offrir quelques motifs vrais ou faux pour satisfaire leur conscience et le monde ; et bien souvent, Dieu le sait, pour en imposer à tous les deux. Il seroit intéressant de donner ici quelques conjectures sur ce qui se passa dans le cœur du lévite, et de montrer par quelle tournure de casuiste il s’arrangea avec sa conscience en approchant le voyageur, et comment il garda tous les passages que la piété pouvoit se frayer jusqu’à son cœur ; mais il est pénible de séjourner aussi long-temps sur cette partie désagréable de la parabole, hâtons-nous vers sa conclusion ; elle est si aimable, qu’on ne peut pas aisément être stérile en ses réflexions.

Un Samaritain, dit notre Sauveur, en passant par-là, s’approcha de lui, et dès qu’il l’eut aperçu, il en eut pitié. Il vint, pansa ses blessures avec du vin et de l’huile, le mit sur son cheval, le conduisit vers une hôtellerie, et y prit soin de lui. Il est à peine nécessaire de vous rappeler que les Juifs n’avoient aucun commerce avec les Samaritains. D’anciennes querelles de religion, les pires, de toutes les querelles, avoient semé une telle zizanie entr’eux, qu’ils se tenoient mutuellement dispensés non-seulement de tous les devoirs de l’amitié, mais encore des actes les plus communs de la civilité et de l’humanité. Telle étoit du vivant de notre Seigneur la force de ce préjugé, que la femme de Samarie sembla étonnée que lui Juif demandât de l’eau à elle Samaritaine ; d’après ces principes, quelque pitoyable que fût l’accident de l’infortuné voyageur, quelque faveur qu’il eût en plaidant devant son cœur la cause de la pitié, il avoit fort peu de secours et de consolation à attendre de ce côté-là.

« Hélas ! pouvoit-il dire, deux fois on a passé à côté de moi, j’ai été négligé par des gens de ma nation et de ma religion, par des gens astreints par tant de devoirs à me secourir, un prêtre et un lévite à qui leur profession prescrivoit la pitié, et que leurs connoissances enseignoient à me secourir, m’ont laissé sans aide ; que dois-je je espérer ? que dois-je attendre d’un passant, d’un étranger, d’un Samaritain enfin, délié de toute obligation envers moi, enflammé au contraire d’une haine nationale mortelle contre moi, mon ennemi, et plus empressé sans doute de se réjouir de mon infortune que de me tendre sa main pour m’en délivrer. »

Ce monologue est naturel, mes frères, mais les actions de l’homme généreux et compatissant déconcertent tous les petits raisonnemens qu’elles occasionnent. La véritable charité, telle que l’Apôtre nous la décrit, va se manifester ici. À l’instant que le pieux Samaritain aperçut sa détresse, toutes les passions ennemies qui, dans un autre temps, se seroient élevées dans son cœur, s’en allèrent, l’abandonnèrent. Il oublia son inimitié, il déracina tous les préjugés que l’éducation avoit plantés et nourris en lui, et à leur place tout ce qui est bon éleva sa voix en faveur de l’infortuné.

Dans de tels caractères, les impulsions de la pitié sont si soudaines, qu’elles ressemblent à celles qu’on excite sur un instrument de musique obéissant à la touche ; les objets faits pour imprimer ce premier mouvement, font un effet si instantané, que l’on croiroit que la volonté n’y a aucune part, et que la sympathie émue par la bonté est simplement passive. L’ame en de telles occurences est tellement ravie et emportée, elle se pénètre si profondément de l’objet de la pitié, qu’elle ne fait aucune attention à ses opérations, elle n’a pas le temps d’examiner les principes qui la font agir. Quelque soudaine que nous soit représentée l’émotion du Samaritain, ne croyez pas cependant que ce fut un mouvement mécanique. Elle dérivoit d’un principe d’humanité et de bonté agissant en lui ; ce principe influa non-seulement sur cette première impulsion, mais il se perpétua avec elle dans tout le reste de sa conduite édifiante.

Comme il est si doux de regarder dans un bon cœur, et de tracer tout ce qui s’y passe en pareille rencontre, je vous demande la permission de m’arrêter un instant pour considérer comment le principe agit dans celui du bon Samaritain.

Il s’approcha de la place où le voyageur malheureux étoit étendu, et à l’instant qu’il l’aperçut sans doute il fut saisi par ces réflexions.

« Grand Dieu ! quel spectacle affreux est devant moi ! un homme dépouillé de ses vêtemens… blessé… couché languissant sur la terre… prêt à expirer, sans avoir un ami pour le secourir dans son agonie, ne pouvant pas espérer qu’une main favorable ferme ses yeux quand il ne sera plus ! mais peut-être mon ame se taira-t-elle quand je réfléchirai sur la manière dont je dois me comporter avec ce malheureux, il est Juif… je suis Samaritain… ah ! ne sommes-nous pas tous les deux des hommes, notre nature n’est-elle pas la même, ne sommes-nous pas sujets aux mêmes maux ? Changeons de condition un instant, si ce lot me fût échu dans mon voyage, qu’aurois-je attendu à sa place ? aurois-je désiré qu’en me voyant blessé demi-mort, il eût fermé à mon aspect ses entrailles, qu’il eût doublé le poids de ma misère, en passant auprès de moi sans en avoir pitié ? Mais je suis un étranger à l’égard de cet homme… soit. Suis-je étranger à sa condition ? les infortunes ne sont pas particulières à une nation, à une tribu, elles appartiennent à toutes, elles ont un droit universel sur tous, sans distinction de climat, de pays, ou de religion. Je suis un étranger ! mais ce n’est pas sa faute si je ne le connois point, et il est injuste qu’il en souffre. Si je le connoissois, peut-être aurois-je une juste raison de le plaindre, de l’aimer davantage ; peut-être homme d’un rare mérite, la vie, le bonheur des autres dépendent de la sienne ; peut-être à cet instant où il git oublié, dans l’infortune, toute une famille joyeuse attend-elle joyeusement son retour, et compte-t-elle avec une affectueuse impatience les heures de son retard ! oh ! s’ils savoient le malheur qui lui est arrivé, comme ils voleroient à son secours ! que je me hâte de suppléer à ces tendres devoirs, en pansant ses plaies, et le conduisant dans un lieu de sûreté. Si mon assistance vient trop tard, je le consolerai du moins dans sa dernière heure, et si je ne puis rien faire de plus, j’adoucirai ses infortunes, en laissant tomber une larme de pitié sur elles. »

Le bon Samaritain eut sans doute ces pensées, sa conduite généreuse nous le fait augurer, et Jésus-Christ nous le représente animé d’un zèle fraternel, et plein de la sollicitude tendre d’un père qui, non content de pourvoir aux besoins présens du voyageur, regarde plus loin encore, et avise à ce que rien ne lui manque quand il sera parti, et qu’il ne pourra plus le secourir.

Je n’ai pas besoin d’autres argumens pour vous prouver combien sont profondes les racines que la pitié a jetées dans le cœur de l’homme, que le plaisir que nous prenons à assister à un pareil spectacle. Quelques philosophes ont eu beau peindre la nature humaine avec d’autres couleurs (et à quel but ? je l’ignore.) la réalité combat tellement leurs systèmes, que d’après le penchant naturel qui nous porte vers un malheureux, nous exprimons cette sensation par le mot humanité, comme si elle étoit inséparable de nous. Dans la première partie de ce discours, j’ai semblé croire le contraire en adressant quelques reproches aux égoïstes qui ne paroissent prendre aucune part à rien, si ce n’est à ce qui les concerne, et cependant je suis persuadé, pour rendre justice à notre nature, qu’un homme s’est fait une violence extrême, et a souffert plus d’un combat pénible avant d’être parvenu à ce degré d’insensibilité.

Observez que le prêtre passa de l’autre côte ; il eût pu passer, me direz-vous, à côté du malheureux voyageur sans tourner la tête ; non. Un acte d’inhumanité est toujours accompagné d’un blâme secret, dont les méchans ne peuvent pas triompher ; tel homme, comme celui-ci, peut commettre un acte de barbarie qui, au même instant, rougira en vous regardant en face ; il est forcé de détourner ses yeux avant d’avoir le courage d’exécuter son projet. Que l’homme est une créature inconséquente ! en faisant le mal, il ne peut refuser son suffrage à ce qui est bon et digne de louange.

J’ai assez parlé sur la première partie de cette parabole, et je viens à la seconde, en vous exhortant, ainsi que notre Sauveur exhorta l’homme de loi, d’aller et de faire comme le Samaritain. Mais j’ai été si abondant dans mes réflexions sur cette histoire pieuse, que j’ai insensiblement incorporé avec elles, tout ce que je pourrois vous dire en faveur d’un exemple aussi aimable ; c’est ainsi que j’ai anticipé la tâche que je m’étois proposée. Je ne vous retiendrai donc plus que par une seule remarque sur le sujet en général. La voici. Il est notable dans plusieurs passages de la Sainte-Écriture que notre Seigneur en nous dépeignant le jour du jugement, le fait de telle manière, que ses grandes recherches doivent principalement se rapporter à l’exercice de la miséricorde, comme si notre sentence finale devoit être prononcée exactement sur son mépris ou l’observation de cette vertu. « J’avois faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avois soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étois nu, vous m’avez habillé ; j’étois malade, vous m’avez visité ; j’étois captif, vous êtes venu à moi. » N’en induisez pas cependant que le juge clairvoyant ne prendra garde à aucune autre bonne ou mauvaise action ; mais il veut vous apprendre nommément qu’un caractère bienveillant et charitable est un témoignage qui atteste la présence de toutes les vertus. Quand vous me parlez d’un homme miséricordieux, vous me le représentez doué de mille belles qualités, je me jette à son col, je lui confie ma femme, mes enfans, ma fortune, ma réputation. C’est lui dont l’apôtre parle ; il ne tuera pas, il ne volera pas, il ne se parjurera pas. Tout cela veut dire que les chagrins que ces crimes font naître dans le cœur des hommes, sont si fortement sentis par l’homme miséricordieux, qu’il n’est ni en son pouvoir, ni en son caractère de s’en rendre coupable.

Concluons que la charité et l’amour de notre prochain sont la fin du commandement, et que celui qui l’observe a rempli le vœu de la loi. Ainsi soit-il.