Sermon CCCXLIII. De la chasteté

Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 10-16).

SERMON CCCXLIII.

DE LA CHASTETÉ.




Analyse. — Susanne est pour les épouses un magnifique modèle de chasteté, puisqu’elle préfère au crime la perte de sa réputation et de sa vie même. Dieu sans doute la délivre comme il a délivré les trois jeunes hébreux de la fournaise. Mais ne l’eût-il pas délivrée, en serait-elle moins couronnée ? Marie est pour les vierges un modèle plus beau encore. Heureuses celles qui marchent avec amour sur ses traces ! Elles doivent, comme les femmes, et dans l’intérêt du prochain, veiller à l’intégrité de leur réputation. Les hommes seront-ils sans encouragement et sans modèle ? Joseph leur servira d’exemple. Tous, même les plus corrompus, aiment la chasteté dans ce qu’ils ont de plus, cher au monde : pourquoi ne pas résister aux tentations qui l’attaquent ? Pourquoi ne pas tout sacrifier pour elle ? Quand Job a tout perdu, n’est-il pas immensément riche encore, puisqu’il a conservé ses trésors les plus précieux, les seuls qui soient de véritables richesses ?

en elle le sanctuaire qu’il bâtissait, il contemplait son œuvre ; en elle il habitait son temple ; il était donc en elle et c’est lui qui répondait aux séducteurs. C’en eût été fait de la chasteté de Susanne, si elle eût été abandonnée par celui à qui elle en était redevable. Elle dit donc : « De tous côtés je rencontre des périls », mais aussi attendait-elle le secours divin pour se préserver de la lâcheté, et pour échapper à la tempête que suscitaient contre elle les faux témoins, comme des vents destructeurs. Toutefois malgré le courroux des vents et des flots, sa chasteté ne fit pas naufrage ; c’est que le Seigneur tenait le gouvernail. Elle poussa un cri, on accourut, on s’empressa ; sa cause fut portée devant le tribunal.

La famille de Susanne avait ajouté foi à la déposition des faux témoins contre elle. Sans doute la pureté sans tache de la vie qu’elle avait menée jusqu’alors semblait être une garantie suffisante de sa pudeur ; toutefois n’y aurait-il pas de l’irréligion à n’ajouter pas foi à ces vieillards ? Jamais rien de pareil n’avait été dit de Susanne. Ces hommes étaient donc de faux témoins ? Dieu seul le savait. La famille de Susanne croyait une chose, le Seigneur en voyait une autre ; et parce que les hommes ignoraient ce que voyait le Seigneur, il leur paraissait juste de croire ce qu’affirmaient les deux vieillards. Ainsi Susanne allait mourir ; mais si son corps allait subir la mort, sa chasteté allait recevoir la couronne. Le Seigneur écouta sa prière, il exauça cette âme qu’il voyait, et après l’avoir aidée à ne devenir pas adultère, il ne la laissa pas mourir. Il éveilla l’esprit d’un saint jeune homme, de Daniel ; d’un âge tendre encore la piété faisait de lui un homme fort. L’esprit de prophétie dont il était animé lui montra aussitôt la calomnie des abominables vieillards. Mais il devait chercher le moyen de montrer aux autres ce que lui-même voyait clairement. « Ce sont de faux témoins , s’écria-t-il, retournez au jugement ». Si la lumière de l’esprit prophétique lui avait montré qu’ils étaient de faux témoins, il devait le prouver aux autres, qui l’ignoraient, et pour le prouver à ces juges, il était sûrement obligé de convaincre les faux témoins. Persuadé donc de la fausseté de leurs dépositions et résolu de la faire paraître au grand jour, il les fit séparer l’un de l’autre. Il les questionna ensuite séparément : si une même passion avait pu les enflammer, ils n’avaient pu se concerter sur un même moyen de défense. Il demanda à l’un d’eux sous quel arbre ils avaient surpris les coupables. « Sous un lentisque », répondit-il. À l’autre il adressa la même question. « Sous une yeuse », reprit ce dernier. Ce désaccord dans les témoignages mit à nu la vérité et sauva la chasteté[1].

2. D’ailleurs, mes frères, comme je l’ai déjà dit, lors même qu’à la suite de ce jugement Susanne aurait subi dans son corps une mort à laquelle il lui était du reste impossible d’échapper, sa chasteté n’en eût pas moins été sauvée et couronnée. Tous en effet nous devons mourir, et tout ce qu’on peut faire, en cherchant à échapper au trépas, n’est point d’éviter la mort qu’on est obligé de subir, mais de la retarder. Tous, nous devons payer, nous paierons tous la dette contractée en Adam ; et quand nous refusons de mourir, loin de croire que nous serons exemptés de la mort, nous demandons simplement que pour nous la mort soit différée. Toute religieuse et toute chaste épouse qu’elle fût, Susanne aussi devait donc mourir. Et quand alors même elle eût payé cette dette, en quoi sa pudeur en aurait-elle souffert, puisque son corps eût été enfermé dans le tombeau, et que sa chasteté lût retournée vers Dieu pour recevoir de lui la couronne ? Croyez-vous, mes frères, qu’il y ait tant de gloire à n’être pas accablé par de faux témoins quand on est innocent ? Non, il n’y a pas grand mérite, quand on est innocent, à n’être pas écrasé par le faux témoignage. Il y aurait grand mérite peut-être, si le taux témoignage n’avait point prévalu contre le Seigneur. Mais c’est la langue des faux témoins qui a servi à faire crucifier Notre-Seigneur. Jésus-Christ. Or, tout en l’emportant un moment, comment ces faux témoins ont-ils nui au Sauveur, puisqu’il devait ressusciter ? Ainsi en venant parmi nous avec sa chair, avec sa faiblesse, avec sa nature d’esclave empruntée par lui pour délivrer les esclaves, pour courir après les fugitifs, pour racheter les captifs, pour décharger de chaînes les prisonniers et pour faire des esclaves autant de frères, le Seigneur notre Dieu a montré à ses serviteurs, par son exemple, à n’avoir pas horreur des faux témoins, à ne craindre pas même lorsqu’on les croit. Ils peuvent bien corrompre la réputation, ils ne sauraient tuer une conscience pure.

Trois jeunes hommes furent délivrés des feux de la fournaise ardente : Dieu était venu à leur secours ; ils se promenèrent au milieu de ces feux inoffensifs, qui s’élançaient autour d’eux sans les brûler, et tout en se promenant ils chantaient les louanges de Dieu, et ils sortirent aussi sains qu’ils l’étaient quand on les jela dans les flammes. Dieu donc vint à leur aide[2] ; manqua-t-il aux Machabées[3] ? Les Hébreux furent épargnés, les Machabées furent en un instant consumés par la flamme ; éprouvés les uns et les autres, les premiers perdirent la vie du corps, les seconds ne perdirent rien, mais tous furent couronnés. Ce fut en faveur de Nabuchodonosor, ce fut pour lui inspirer la foi au Dieu qu’adoraient les jeunes Hébreux, qu’ils furent tous trois épargnés par la flamme. Lui qui pouvait les délivrer si ostensiblement, pouvait aussi les couronner en secret ; mais en les couronnant en secret, il n’aurait pas sauvé le prince qui les persécutait. La préservation de leurs corps devint le salut de son âme. Eux, en louant Dieu, échappèrent à des feux, mais à des feux présents, tandis que lui, en croyant en Lieu, échappa aux éternelles flammes. Lui, ainsi, reçut de Dieu plus qu’eux. Mais Antiochus, le bourreau des Machabées, n’était pas digne de cette grâce. Aussi en voyant ses victimes consumées par le feu et les tourments, il tressaillit : mais « celui qui s’élève, sera humilié[4] ».

3. Non content d’avoir délivré Susanne, cette femme si chaste, cette épouse fidèle, du faux témoignage des vieillards. Dieu délivra aussi du faux soupçon de son époux, la vierge Marie. Il avait vu enceinte cette vierge dont ne s’était approché aucun homme, cette vierge dont le sein était devenu fécond, sans porter aucune atteinte h sa pureté virginale. Elle avait conçu par la foi l’auteur même de la foi, elle avait reçu dans ses entrailles le Dieu qui n’en avait i)as laissé violer la pureté : son mari cependant conçut un soupçon tout humain ; sûr d’être étranger à ce qu’il voyait, il l’attribuait à un autre, il soupçonnait un adultère. Un ange l’avertit du contraire. Pourquoi mérita-l-il d’être averti par un ange ? Parce que son soupçon ne partait point de la malveillance, comme la malveillance, au rapport de l’Apôtre, en fait naître quelque-fois entre des frères[5]. Le soupçon est mauvais quand il est inspiré par l’inimitié, il est bon quand il est produit par le besoin de diriger. Il est permis à un père de soupçonner le mal dans son fils, il ne lui est pas permis de le calomnier. Ainsi il t’est permis de soupçonner le mal quand tu désires ne trouver que le bien. Soupçonner le mal par bienveillance, c’est souhaiter d’avoir tort ; aussi est-on heureux alors d’apprendre que se trouve faux le soupçon qu’on avait. Telles étaient les dispositions de Joseph à l’égard de son épouse, de son épouse à qui il était uni, non pas de corps, mais de cœur. Ainsi donc, sur la Vierge elle-même tomba un faux soupçon. Mais de même que l’Esprit-Saint prit la défense de Susanne dans la personne de Daniel, ainsi un ange s’interposa en faveur de Marie, « Ne craignez pas, dit l’ange à Joseph, d’accueillir Marie votre épouse ; car ce qui est né en elle vient de l’Esprit-Saint[6] ». La rançon était trouvée, le mauvais soupçon s’évanouit.

4. Les femmes mariées se réjouissaient, il y a un instant, en présence de Susanne ; que les vierges se réjouissent en face de Marie, et que les unes et les autres gardent la chasteté, soit conjugale, soit virginale. L’une et l’autre chasteté est méritoire devant Dieu. Sans doute la chasteté virginale l’emporte sur la chasteté conjugale ; chacune néanmoins est agréable à Dieu, de qui elle est un don. Par l’une et par l’autre on parvient à la vie éternelle ; mais tous, dans cette éternelle vie, n’arrivent pas aux mêmes honneurs, à la même gloire, au même mérite. Pour vous faire une Idée de l’éternelle vie et du royaume de Dieu, contemplez ce que nous appelons le ciel.

Au ciel sont tous les astres ; c’est ainsi que dans le royaume de Dieu seront tous les bons chrétiens. La vie éternelle sera la même pour tous ; l’un, en effet, ne vivra point plus longtemps que l’autre, puisque tous nous devons vivre sans fin. Elle est le denier que doivent recevoir tous les ouvriers qui sont venus travailler à la vigne, soit dès le matin, soit à la onzième heure[7] : oui, ce denier est la vie éternelle, égale pour tous. Maintenant regardez le ciel et souvenez-vous de ces mots de l’Apôtre : « Autres sont les corps célestes, et autres les terrestres. Autre est l’éclat du soleil, autre l’éclat de la lune, et autre l’éclat des étoiles, car une étoile diffère en clarté d’une autre étoile. Ainsi en est-il de la résurrection des morts[8] ».

À chacun donc, mes frères, de lutter dans ce siècle proportionnellement à la grâce qu’il a reçue, afin d’être heureux dans le siècle futur. Es-tu marié ? C’est un genre de vie moins parfait, compte sur une moindre récompense ; ne désespère pas toutefois du royaume éternel. Mais il te faut garder les préceptes propres aux époux. De ce que tu as une épouse, s’ensuit-il que tu ne doives pas te regarder comme étranger dans ce monde, que tu ne doives pas réfléchir à la mort qui t’attend, ni sortir de ta couche voluptueuse ? Considère donc où tu vas, si c’est aux tourments affreux ou à l’éternelle récompense. Oui, réfléchis, garde ce que tu as reçu, porte ton fardeau ; car il est léger si tu as la charité, et pesant si tu ne l’as pas. Est-ce en vain que le Seigneur a dit, ou ne parlait-il qu’aux vierges quand il disait : « Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ; prenez sur vous mon joug, apprenez que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour vos âmes », non pour vos corps, mais pour vos âmes ; « car mon joug est doux, et mon fardeau léger[9] » ; léger pour qui l’aime, lourd pour qui le rejette. As-tu pris sur tes épaules ce joug du Seigneur ? Il est doux si tu fais de courageux efforts ; lourd, si tu résistes. Que de tentations assaillent la vie conjugale ! De ce que Susanne était mariée, doit-on conclure que sa pudeur ne fut pas attaquée ? N’y a-t-il que les femmes mariées qui ne soient pas tentées sous ce rapport ? Susanne, considère-le, était mariée, elle avait un époux ; elle fut tentée cependant, elle fut agitée par la tempête. « Il y a pour moi, dit-elle, dangers de toutes parts ». Elle craignait que les faux témoins ne la fissent mettre à mort ; elle craignait aussi d’être condamnée par Dieu, le juge véritable, à une mort plus complète. La mort infligée par les faux témoins n’aurait duré qu’un temps ; le châtiment infligé par le juge suprême eût été éternel. Elle examina, puis elle lit son choix ; elle craignit d’abord, puis elle examina ; elle examina, puis elle lit son choix ; elle lit son choix et fut victorieuse. Ainsi apprit-elle aux épouses religieuses à résister au tentateur, à combattre, à souffrir, à implorer le secours divin.

5. Si l’Écriture rend témoignage à cette femme illustre, ne dit-elle rien en faveur des hommes ? souffre-t-elle qu’ils n’aient aucun modèle à imiter ? Nous venons de considérer Susanne tentée par deux hommes passionnés qui voulaient la corrompre, nous venons de la voir lutter contre eux. Pendant qu’on lisait ce passage de l’Écriture, notre cœur était comme sur un théâtre où nos regards étaient fixés d’une part sur un esprit plein de pudeur qui combattait comme un athlète de Dieu, et d’autre part sur l’ennemi qui l’attaquait : cet ennemi est vaincu, triomphons de lui avec la femme qui l’a défait. Ainsi les épouses religieuses ont un modèle, un modèle à imiter. Mais qu’elles se sentent redevables à Dieu de la vertu qu’elles conservent, plutôt qu’à l’homme ; car elles la conservent si elles sentent la devoir à Dieu ; elles la conservent si elles sentent la devoir à celui qui voit en elles, quand elles le gardent, ce qui échappe même aux yeux de leur époux. Souvent, en effet, l’époux est absent. Dieu ne l’est jamais ; parfois encore, en sa qualité d’époux, l’époux nourrit un faux soupçon. Que la femme alors prie pour son époux, qu’elle prie pour éloigner de lui la condamnation et obtenir son salut. Ce faux soupçon d’un homme ferme-t-il les yeux au Seigneur ? Sa conscience est à découvert devant lui, car elle est son œuvre ; et si dans le temps elle est opprimée, il la délivre pour l’éternité. Que l’épouse toutefois prie pour son mari et qu’elle s’applique, non-seulement à mener une bonne conduite, mais encore à jouir d’une réputation intacte. La pureté, sans doute, préserve de la condamnation la vie vertueuse, mais la bonne réputation préserve le prochain du danger des faux soupçons et du péché où il tomberait peut-être en se prononçant trop légèrement. Ainsi étaient tombés les juges de Susanne, et ce furent eux plutôt que Susanne, que délivra de la mort intérieure le saint prophète Daniel, ou mieux encore, le Seigneur par son organe. Susanne en effet fut délivrée par lui d’une condamnation temporaire ; et eux furent préservés de l’éternel supplice où les aurait précipités, pour avoir mal jugé et condamné une innocente, le juge que nul ne peut corrompre, à qui nul ne saurait se soustraire.

6. Je disais que les hommes ne manquent lias non plus de modèle. Époux chastes, époux qui craignez Dieu et qui vous contentez de vos épouses ; époux qui gardez la fidélité que vous avez réclamée pour vous, attendez de mon souvenir ce que vos épouses ont entendu de la lecture. Non, la divine Écriture ne vous a pas laissés non plus sans un modèle. En entendant parler Susanne, vos épouses partageaient la joie de sa victoire ; pour vous, regardez Joseph, non pas ce Joseph à qui avait été fiancée la vierge Marie, mère du Christ, car ce Joseph fut tenté de soupçon et en fat bientôt lire par un ange ; la sainte Écriture parle d’un autre Joseph, qui fut tenté par une impudique. Il était beau, et cette femme obscène s’éprit de passion pour lui, car elle avait l’âme gâtée, et dans cette âme n’étaient plus les yeux qui voient la beauté spirituelle et invisible ; car en aimant la beauté de ce jeune homme, elle ne voulait pas qu’il restât chaste. Oui, elle s’attacha à un autre, au serviteur de son mari ; mais elle n’aimait point en lui le serviteur fidèle. Est-ce lui ou plutôt elle-même qu’elle aimait ? qu’en penses-tu ? J’estime, pour mon compte, qu’elle n’aimait ni lui ni elle. Si elle l’avait aimé, pourquoi aurait-elle voulu le perdre ? Et si elle s’aimait elle-même, voudrait-elle se perdre ? Voilà bien la preuve qu’il n’y avait point en elle d’amour véritable. Une passion empoisonnée la brûlait, elle ne brillait pas des flammes de la charité. Mais Joseph savait contempler ce qu’elle-même ne savait pas ; il était plus beau dans son âme que dans son corps, plus beau de la pureté de son cœur que de l’éclat de sa chair ; et dans ce sanctuaire mystérieux où ne plongeait pas l’œil de cette femme, il jouissait d’une beauté qui le charmait. Or, le regard fixé sur cette beauté intérieure de la chasteté, comment aurait-il permis qu’elle fût souillée et corrompue par les attaques d’une femme ? Si elle était éprise d’amour, lui aussi en était épris ; mais ce qu’il aimait était bien supérieur à ce qu’elle recherchait, attendu qu’il voyait ce qu’elle ne voyait pas.

7. Veux-tu voir d’une manière quelconque cette spirituelle beauté de la pureté ? As-tu pour la regarder des yeux tant soit peu ouverts ? Je vais te citer un exemple. Tu aimes dans ton épouse la chasteté : pourquoi haïr dans l’épouse d’autrui ce que lu aimes dans la tienne ? Qu’aimes-tu dans la tienne ? La chasteté, sans aucun doute. Or, en l’aimant dans ton épouse tu la hais dans l’épouse d’autrui ! Tu la hais en elle, puisque tu veux l’y détruire en te livrant avec elle au plaisir. Comment ! tu veux détruire dans l’épouse d’autrui ce que tu aimes dans la tienne ? Ce que tu aimes dans ton épouse, tu veux l’anéantir dans celle d’autrui ? Meurtrier de la chasteté, comment pourras-tu prier avec piété ? Conserve donc dans la femme d’autrui ce dont tu désires la conservation dans la tienne ; aime la chasteté plutôt que la chair. Peut-être crois-tu aimer la chair et non la chasteté de ton épouse. C’est là une pensée qui doit faire rougir ; je ne veux pas toutefois m’abstenir de te convaincre par une remarque. Je pense donc, moi, que tu préfères dans ta femme la chasteté à la chair. Mais voici pour te convaincre sans retour que tu préfères à la chair la chasteté, c’est que tu aimes la chasteté dans ta fille. Quel père ne désire avoir des filles chastes ? Quel père n’est heureux de la chasteté de ses filles ? En elles encore est-ce la chair que tu aimes ? Es-tu épris des charmes de leurs corps, quand tu as tant d’horreur pour l’inceste ? Tu aimes la chasteté, je viens de le démontrer. Or, si tu aimes la chasteté, pourquoi te nuire, en ne l’aimant pas en toi ? Voici tout en deux mots : aime en toi ce que tu aimes dans ta fille ; aime-le aussi dans l’épouse d’autrui, attendu que ta fille aussi deviendra l’épouse d’un autre. Oui, aime également en toi la chasteté. Pour avoir l’épouse d’autrui, il ne te suffit pas de l’aimer ; il ne faut qu’aimer la chasteté pour la posséder. Aime donc la chasteté, afin de parvenir à l’éternelle félicité.

8. Peut-être seras-tu tenté, aimé d’une femme impudique qui te trouvera seul et qui fera effort pour obtenir tes embrassements, te menaçant, si tu résistes, de te faire condamner en l’inculpant. C’est ce qu’essayèrent les faux témoins contre Susanne, et contre Joseph la femme du maître qu’il servait. Regardez alors celui que regardèrent et Susanne et Joseph. De ce qu’il n’y ait point là de témoin, s’ensuit-il que Dieu n’y soit pas ? Joseph ne voulut pas blesser sa vue, la vue de son Seigneur qui était là ; il ne voulut pas accorder à l’impudique les coupables embrassements qu’elle sollicitait, et en repoussant la passion de cette femme il s’attacha de plus en plus à sa propre pureté. Elle n’en fit pas moins ce dont elle l’avait menacé, elle le calomnia près de son mari, qui la crut. La patience de Dieu va plus loin encore. Joseph est mis en prison ; on le garde comme un coupable, lui qui n’a pas offensé son Dieu. Mais comme il était innocent, là non plus Dieu ne lui manqua pas. Le Seigneur bénit sa patience, et s’il ne le délivra pas aussitôt, c’est qu’il lui réservait de plus considérables récompenses[10]. En l’éprouvant par la souffrance, il lui accordait la joie de mériter.

Il était bien juste d’ailleurs que ce saint patriarche souffrît pour la pudeur même quelque chose de dur, d’amer. S’il eût aimé une femme impudique, il eût été disposé à souffrir beaucoup pour elle ; elle aussi n’eût apprécié son attachement qu’autant que pour elle il eût bravé des embarras et des afflictions et payé ainsi de retour, non pas son affection, mais sa passion coupable. Ce qui l’eût de son côté enflammée pour lui ; c’est qu’elle l’eût vu épris pour elle d’un tel amour qu’il n’eût pas refusé pour elle d’endurer quoi que ce fût. Or, si on fait tant pour une impudique, ne doit-on pas davantage à la pudeur même ? C’est donc avec raison que Dieu diffère parfois son secours : il veut éprouver, exercer, révéler un homme à lui-même ; car pour lui rien ne lui est caché.

9. Ce que je voudrais donc demander à votre charité, c’est qu’aux convoitises charnelles et aux joies du siècle, c’est qu’aux pompes vaines, éphémères, et à la fumée de la vie présente vous préfériez les charmes et la beauté de la sagesse, la douceur et les attraits de la sagesse encore, l’éclat de la pureté et la splendeur de la chasteté. Ces beautés sont cachées dans les trésors célestes, ce sont des perles précieuses que Dieu voit sans enveloppe et qui brillent d’un vif éclat : vous-mêmes les voyez, si vous avez des yeux. Ah ! préférez ces biens aux plaisirs contraires et coupables ; et si la tentation vous presse jusqu’à vous l’aire endurer quelque chose de fâcheux, mes frères, est-il un homme qui ne sache souffrir pour conserver sa bourse ? En est-il un qui ne sache souffrir pour conserver son champ, la borne même qui en marque la limite ? Vous soutirez pour ces choses que vous n’avez pas le pouvoir de garder autant que vous voulez ni de laisser à qui il vous plaît ; car nous les perdons souvent durant le cours de notre vie, et souvent aussi elles deviennent à notre mort la propriété de nos ennemis. Or, si pour ces biens (mais faut-il les appeler des biens, puisqu’ils ne rendent pas les hommes bons ?) on souffre avec patience tant de maux, pourquoi tant de torpeur quand il s’agit de la foi ? Pourquoi tant d’hésitations quand il s’agit d’un trésor céleste, de ces richesses que le naufrage même ne saurait nous enlever ? Car le juste, après avoir fait naufrage, reste à la fois riche et dépouillé. 10. Job était comblé de cette sorte de richesses ; il avait tout perdu en un clin d’œil ; de toute l’opulence qu’il possédait auparavant, rien n’était resté dans sa maison, il était tombé tout à coup dans la mendicité, et jeté sur un fumier, il était rongé de vers des pieds à la tête. Quelle misère plus grande que celle-là ? Mais aussi quoi de plus heureux que sa félicité intérieure ? Il avait perdu tout ce qu’il avait reçu de Dieu ; mais il possédait ce Dieu à qui il devait tout. « Nu je suis sorti du sein de ma mère, je rentrerai nu dans la terre. Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté ; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait : béni soit le nom du Seigneur ». Cet homme est-il pauvre ? Cet homme n’a-t-il rien ? Si rien ne lui reste, dans quel trésor puise-t-il ces perles précieuses, ces louanges de Dieu ?

Le tentateur s’attaque ensuite à sa chair, et après lui avoir tout enlevé il lui laissa sa femme pour le tenter. C’était une Ève, mais lui ne fut pas un Adam. Comment en effet se montra-t-il ? Comment répondit-il à cette femme qui le poussait au blasphème ? « Tu as parlé comme l’une des femmes insensées. Si de la main du Seigneur nous avons reçu des biens, pourquoi n’en souffririons-nous pas des maux[11] ? » Quel homme à la fois dévoré et intact ! Quelle laideur et quelle beauté ! Quelle plaie béante et quelle pleine santé ! Il est assis sur un fumier et il règne dans le ciel ! Si cet homme nous ravit, imitons-le pour l’imiter, travaillons, et si nous fléchissons dans le travail, crions à notre aide.

Celui qui commande de combattre vient en aide au combattant. Crois-tu que Dieu contemple ce combattant, connue le peuple regarde un cocher ? Le peuple peut crier, il ne saurait venir en aide. Non, Dieu ne le regarde point dans l’arène, comme le chef des jeux regarde un athlète. On prépare à celui-ci une couronne de paille, on n’ajoute point à ses forces quand il est dans la peine ; l’homme ne le peut, car l’homme n’est pas Dieu. Peut-être même le spectateur souffre-t-il plus en regardant que l’athlète en luttant. Quand au contraire Dieu regarde ses combattants, il leur vient en aide s’ils l’invoquent, car c’est un de ses athlètes qui s’écrie dans un psaume : « Si je disais : Mon pied chancelé, votre miséricorde. Seigneur, me secourait[12]». Donc, mes frères, n’hésitons pas ; demandons, cherchons, frappons : « Quiconque demande, reçoit ; qui cherche, trouvera ; et on ouvrira à « celui qui frappe[13] ».




  1. Dan. 13
  2. Dan. 3
  3. 2Ma. 7
  4. Luc. 18,14
  5. I Tim. VI, 4
  6. Mat. I, 18-20
  7. Ib. xx, 9, 10
  8. 1 Cor. XV, 40-22
  9. Matt. XI, 28-30
  10. Gen. 39-41
  11. Job. 1-2
  12. Psa. 93,18
  13. Mat. 7,8