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SERGENT !














{{c|Mes enfants… vous êtes l’honneur du régiment… merci ! au nom du quarante-troisième.
BIBLIOTHÈQUE LAÏQUE DE JA JEUNESSE

SERGENT !
PAR
E. GUINAULT
Membre da la Société des Gens de Lettres
Illustré de 8 gravures par À. Denis.
Séparateur
PARIS
LIBRAIRIE D’ÉDUCATION LAÏQUE
1 bis, rue hautefeuille
SERGENT !


CHAPITRE PREMIER.

Le sergent Daniel.

Le 43e de ligne dont je faisais partie en qualité de sergent-fourrier, fut assez longtemps en garnison à Perpignan.

Dès mon arrivée, animé d’un extrême désir d’étendre mes connaissances intellectuelles, j’avais parcouru la ville et ses environs ; ce beau pays excitait mon intérêt au plus haut point.

Né à quelques lieues d’Auxerre, je n’avais quitté mon village que pour faire mes sept ans de service militaire.

Je l’avoue, je m’en éloignai bien à contrecœur : Mais la loi parlait, il fallait obéir.

Mon vieux parrain eut toutes les peines du monde à relever mon courage en me montrant l’avenir sous de riantes couleurs ; d’ailleurs, dans nos campagnes, le plus brave, à ma place, aurait tremblé.

Tomber au sort, c’est une désolation chez les bons villageois ; mais, tirer de l’urne le plus fatal des numéros… ce numéro, menace terrible et permanente qui plane sur la vie comme un oiseau de proie prêt sans cesse à vous dévorer ; nouvelle épée de Damoclès toujours sur le point de trancher le fil préservateur ; ce numéro gonflé de tous les germes de malédiction ; c’était affreux !

À la nouvelle que j’avais pris le numéro treize, les bonnes vieilles de chez nous frémissaient jusqu’à la moelle des os. et ma mère… ma pauvre mère… elle en était affolée !

Qu’avait-elle à se reprocher cependant si pareil malheur m’arrivait ? Aucun des moyens qu’un esprit crédule et naïf peut mettre en œuvre pour attirer un numéro favorable ne furent négligés :

Herbes cueillies avant le chant du coq.

Eau miraculeuse puisée à la fontaine du Nain.

Talismans.

Paroles mystérieuses prononcées au crépuscule en se tournant vers l’Orient.

Hélas ! rien ne m’avait sauvé !

En conséquence, j’étais parti, triste, malheureux, pour rejoindre mon Corps, laissant mon père et ma mère dans un chagrin sans nom.

La voisine Mathurine cherchait à les consoler ; elle prétendait que les charmes n’avaient pas opéré parce qu’ils avaient été rompus par quelqu’un possèdant le mauvais œil ou par un sort jeté sur moi.

Le parrain haussait les épaules en entendant de telles paroles et s’en allait sans souffler mot.

Heureusement, l’école du régiment où je débutai en apprenant l’alphabet, en traçant des lettres sur le sable, m’arracha à l’ignorance et me donna le goût de l’instruction.

Toute ma science se bornait alors à peu de chose ; mais, je ne me lassais pas d’étudier seul, d’observer, de réfléchir et de comparer.

Assis en face de ces fameuses montagnes des Pyrénées, tant chantées, si souvent décrites, je m’abandonnais à mes méditations lorsque la voix de mon fourrier me fit tourner la tête.

— Il fait bon, ce soir, sergent, de respirer l’air du dehors !

— Mais oui… il y a des places à volonté.

— Ce n’est pas de refus ! Quel beau temps !

Le jeune homme s’assit à mes côtés ; et, tranquillement, nous nous mimes à causer comme de bons amis.

— Sergent, me disait-il, êtes-vous comme moi ? je trouve que ça vous remue le cœur de voir ces grosses masses de terre… ah ! s’il n’était pas trop tard… je m’escrimerais tant et plus sur les livres, à regarder d’où ça provient et par quel hasard la neige s’y conserve en tous temps.

— S’il n’était pas trop tard ?…

— Oui, sergent ! Le Rebouteux de mon pays — un fin matois, je vous jure ! — m’a toujours dit qu’à vingt ans l’entendement est fermé, qu’on aurait beau pâlir sur les bouquins — va te promener ! on n’y verrait que du noir sur du blanc !

— Erreur, fourrier, erreur formidable ! à tout âge, on peut s’instruire ; il suffit d’en avoir la volonté.

— Vous en parlez bien à votre aise, sergent Daniel ! Vous êtes sûrement un garçon de bourgeois, vous ? À vos allures, ça saute aux yeux ; et puis, vous êtes d’une instruction… numéro un… vous pouvez vous en vanter ! Je parie cent sous que le général vous rend des points pour la politesse ! Vous ne serez jamais honteux dans la société, vous !

Nous autres, pauvres paysans, nous ne connaissons — sous votre respect — que nos semailles et nos bêtes à cornes… Dans notre jeunesse, nous ne fréquentons guère l’école, hormis l’hiver, quand il n’y a plus de travail dans les champs,

Voyons ! parlons carrément : Est-ce que nous pouvons être éduqués comme des milords, ou comme vous, sergent ?

Je souris malgré moi tout en lissant ma moustache avec satisfaction.

— Vous riez ! J’ai donc dit une balourdise ?

— Pas du tout

— Alors ?

— Vous vous trompez simplement sur mon origine :

Mon père était laboureur.

— Pas possible !

— Et moi-même, j’ai cultivé nos terres, j’ai conduit le bétail aux champs en compagnie du cousin Pierrot, un peu plus âgé que moi. Lorsque j’étais gamin, j’ignorais l’organisation d’une école ; je n’en fréquentais ni hiver, ni été, par la raison qu’il n’en existait pas dans la commune. C’est pourquoi j’ai appris à lire en entrant au régiment.

— Je tombe des nues ! Vrai ! j’en suis saisi ! Pourtant le rebouteux de mon pays…

— Ce n’est pas un oracle !

— C’est le petit-cousin de la tante de ma belle-sœur.

— Fourrier, vous êtes superbe ! Mais, sérieusement, je regrette que votre cousin n’ait pas l’intelligence et le bon sens du père Lascience, mon parrain ; au lieu de vous mettre de semblables billevesées dans la cervelle, il vous aurait enseigné le vrai des choses ; j’ai ses leçons présentes à la mémoire et les trois mots cabalistiques qui, selon lui, portent bonheur :

Travail — honnêtelé — volonté.

Pour les moments difficiles, les luttes de la vie, il m’a donné un stimulant énergique, ce refrain :

Tant qu’il reste un brin d’espérance
Il faut toujours dire : En avant !

Il s’est chargé de mon éducation morale, mon vieux parrain, le sorcier du village.

— Sorcier ?… Sergent ?

— Les braves gens de là-bas en sont persuadés, rien n’ébranlerait leur conviction ; mais il n’use de son prétendu pouvoir que pour faire du bien et pousser les amis dans la voie du progrès.

Depuis de longues années, il combat la superstition incarnée dans la personne de la vieille Mathurine.

— Une ancienne, avec des idées à vous rendre idiot ? Tout comme chez nous, sergent !

— « Garçons, nous disait-elle, à Pierrot et à moi, je vas vous dire une parole… Prenez-la pour votre gouverne :

Le vendredi, jamais, ne commence un ouvrage,
Ne mets de linge blanc, n’entreprends de voyage…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Du Treize, sois en garde, à table ou même ailleurs :
Ce nombre n’a poussé qu’arrosé par des pleurs.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Salière par ta main fut-elle renversée ;
De sel, sur ton épaule, envoie une pincée,
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Le poivre au maladroit porte toujours bonheur ;
Répands-le sans rien craindre et nargue le malheur !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

— Ah ! sergent, tout comme chez nous ! Elle ne doit guère s’entendre avec votre parrain, la particulière !

— Non ! pas du tout ! C’est l’eau et le feu. Croiriez-vous qu’elle force ma mère à mettre trois grains de sel dans sa lessive afin d’éloigner les maléfices qui pourraient la faire tourner ? Le père Lascience a épuisé les meilleurs raisonnements pour lui prouver, à cette brave Mathurine, combien tout cela est absurde, mais, bah !

— Pas moyen de lui guérir la vue !

— Impossible, mon cher ! Elle se figure qu’il est en rapport avec le diable… et son train, et le regarde toujours de travers et pleine de défiance.

Elle le brave avec crainte. C’est curieux !

— Pauvre vieille !

— Cette persuasion s’est augmentée à partir du moment où la Toinon, avec qui elle passait des heures à bavarder, est devenue propre, soigneuse et bonne ménagère par l’influence bienfaisante du parrain. Malgré ses travers, c’est une excellente femme ; mon père et ma mère la regardent comme de la famille.

— Vous avez encore vos parents, sergent ?

— Oui, heureusement. Aussitôt que les circonstances le permettront, je me ferai une fête. d’aller les embrasser. Le Numéro Treize en vaut bien un autre, et l’étude est une occupation utile et agréable pour les soldats de tous grades ; ce sera prouvé. Vous comprenez, fourrier ! Quand on ne travaillerait que pour donner l’exemple aux autres…

— Vous avez, parbleu ! de l’idée, sergent, Le Rebouteux a parlé comme un grand sans-raison, c’est clair !… Hé ! la retraite ! Rentrez-vous au quartier ?

— Non ! Je vais à la bibliothèque. Bonne nuit, camarade !

— Vous, pareillement, sergent !


CHAPITRE II.

L’instruction volontaire.

Les voyages forment la jeunesse, assure-t-on ; je constatais tous les jours la véracité de ce proverbe. Allant à pied, étape par étape, faisant de temps à autre séjour dans les villes, il m’était facile de connaître mille choses nouvelles et de classer dans ma mémoire des souvenirs précieux.

Depuis que j’habitais Perpignan, mon bagage scientifique s’augmentait de plus en plus.

Je regardais comme un devoir de faire comprendre à mes hommes le prix et le charme de l’instruction ; bien peu se mettaient sérieusement au travail, tant est tenace ce préjugé : qu’un adulte est incapable de retenir quoique ce soit.

J’aidais de tout mon pouvoir les jeunes gens laborieux ; je leur facilitais la tâche ; mais, point de grâce pour ceux qui, par paresse, ne voulaient rien faire ! Ils alléguaient tous les mêmes motifs pour vivre dans l’oisiveté : À leur libération du service militaire, ils retourneraient dans leur village où ils n’auraient pas besoin de savoir lire et écrire pour reprendre la charrue. Ils feraient comme leurs parents qui avaient bien vécu, ignorant de quel côté il faut tourner un livre.

À ce propos, je me rappelle un jeune soldat que je trouvai un jour assis sur un banc, le bonnet de police derrière la tête, lisant des lèvres avec une profonde attention.

Je m’approche :

— À la bonne heure ! voilà comment on devient.

Je m’interromps :

Il tenait son livre à l’envers.

— Que faites-vous donc, conscrit ?

— Je lis, sergent.

— Vous lisez en tournant votre livre la tête en bas ?

— Excusez ! sergent… j’ai appris des deux côtés !

En effet, il lisait parfaitement ainsi.

Je vas vous expliquer, sergent, quand j’allais à l’école, le maître, un vieux du temps passé, se moquait pas mal de notre avancement. Tant mieux pour celui qui apprenait, tant pis pour les autres !

Notre alphabet, c’était lui qui en avait l’endroit ; et on criait tous ensemble le nom des lettres.

Moi, on me plaçait toujours du mauvais côté. quand on disait : A, je répétais A, en regardant la lettre à l’envers.

Ce qui fait, que lorsqu’on épelait, j’assemblais aussi ; mais toujours à l’envers.

C’est comme ça que j’ai appris à lire. Ah ! j’en

Fourrier, vous êtes superbe !
ai eu de la peine à lire autrement ! Et, encore

aujourd’hui, quand je suis seul, je lis comme vous voyez… Ça m’est plus commode !

— La manière est originale ! enfin ! puisque vous ne perdez pas votre temps, continuez ! conscrit, continuez !

Les nouvelles recrues nous arrivaient non seulement illettrées ; mais l’esprit faussé, imbu des plus sots préjugés ; j’avais de bons motifs pour ne pas m’en étonner.

Les superstitions de nos campagnes me revenaient à la mémoire et me faisaient sourire ; néanmoins, je sentais que, bercé dans ces idées, il était presque impossible de s’en défendre, surtout lorsqu’on ne quittait pas le pays.

Je pensais à l’opinion qu’on y avait en général de l’instruction en me rappelant un mot de Mathurine au sujet de la visite d’un jeune clerc du voisinage. Il passait pour très savant.

Du reste, ses vêtements élégants lui valaient les suffrages de la moitié du village ; mais Mathurine, elle, hochait la tête, elle avait son idée sur la science ; et, pour en juger en toute connaissance de cause, elle se rendit chez la tante du jeune homme.

— Bonjour, voisine, qu’est-ce qu’il y a de nouveau chez vous ?

— Il y a mon neveu que voilà.

Mathurine mit ses lunettes.

— Heu ! pâlot ! chétif ! ça n’a que le souffle ! murmura-t-elle. Tous comme ça ces hommes de plume ! Dites donc, monsieur, on dit que vous êtes quasi plus savant que Monsieur le Comte ?

— Je n’en sais rien.

— Le bruit en court dans le pays. Eh bien ! puisque vous êtes si sciencé, vous me direz pour sûr, quand c’est le premier quartier de la lune ?

— Ma foi, non !

Bah ! vous ne savez pas ça ? Qu’est-ce que vous savez donc alors ?

Et la bonne femme s’en alla sans cérémonie en marmottant le long du chemin :

Miséricorde ! ce n’est pas la peine de rester à la ville et de se perdre les yeux à déchiffrer leur grimoire ! Ne pas seulement savoir quand est le premier quartier de la lune !… Elle est belle leur science !

En dépit du sentiment de Mathurine sur les connaissances nécessaires à l’homme, je ne me laissai pas absorber complètement par l’étude du mouvement des astres, l’histoire était pour moi palpitante d’intérêt. Je me plaçais comme un spectateur devant les siècles rassemblés. Je regardais curieusement les Gaulois au sein de leurs sombres forêts, j’interrogeais leurs mœurs, leurs coutumes, leur religion ; je fouillais patiemment nos origines. Je voyais défiler sur notre sol fertile des hordes barbares livrant aux possesseurs de terribles combats pour obtenir le passage ou pour s’installer en maîtres sur la terre conquise.

Avec le temps, vainqueurs et vaincus ne formaient plus qu’un seul peuple : une société nouvelle était née. Mais au sein de cette société qui avait pour maxime : « La force prime le droit, » le pouvoir devait nécessairement devenir oppresseur jusqu’à ce que le faible, près d’être anéanti, vint, dans un superbe élan de justice et d’indignation, réclamer sa part de l’héritage commun.

Emu, attentif, je suivais les phases de notre grande révolution, je sentais combien notre génération aurait à lutter pour en affermir les bases qu’un ennemi occulte cherche sans cesse à ébranler : notre force à nous, était d’acquérir toujours, de faire notre devoir et de maintenir nos droits.

Les sciences m’intéressaient vivement aussi parce qu’elles augmentent le domaine de l’intelligence humaine et éloignent celui qui les cultive des préjugés, du mensonge et des superstitions.

Lorsque j’écrivais au pays, avec quelle chaleur je recommandais au cousin Pierre d’apprendre à lire afin de ne pas s’en rapporter à l’appréciation et au jugement d’autrui, surtout en ce qui concerne les affaires publiques.

Ma dernière lettre était plus pressante que jamais. Quand elle partit, je ne me doutais pas que je n’en daterais plus de Perpignan. Huit jours après nous avions ordre de quitter cette ville pour tenir garnison à Mézières.

Trois ans passés en Roussillon pendant lesquels j’avais travaillé autant que possible, où j’avais obtenu mes premiers grades, m’avaient rendu cher ce beau pays. Ce ne fut pas sans regret que je vis disparaître les flancs grisâtres des grandes montagnes et la cime élevée du fier Canigou.


CHAPITRE III.

Le père Lascience met la morale en action.

J’allais encore habiter un département frontière ; mais cette fois dans la région du nord-est, limité, au nord, par la Belgique ; à l’est, par le grand-duché de Luxembourg.

Je verrais donc cette fameuse forêt des Ardennes, abri du chevreuil et du sanglier, des renards et des loups ; jadis une des principales retraites des Druides, ces prêtres redoutés. Comment arrivèrent-ils à un pouvoir absolu sur leur nation ? L’explication en est simple : leur vaste science tournant à son gré toutes choses, montrait au peuple ignorant, les actes et les faits sous le jour qui leur plaisait et qui leur était favorable à eux.

Nous sommes surpris des longues années d’étude imposées aux jeunes gens aspirant aux fonctions sacrées. Chez eux, rien n’était écrit, il fallait retenir de mémoire les doctrines religieuses, les traditions nationales et les exploits des guerriers ; d’ailleurs, pour être en même temps instituteurs, juges, médecins, astrologues, etc., pour se rendre indispensables partout, être consultés en toute circonstance, une supériorité transcendante était nécessaire ; cette supériorité ils l’acquéraient par le travail.

Aussi quelle ardeur dans les convictions des croyants ! La foi des Gaulois en l’immortalité de l’âme était si ferme et si naïve, dit-on, qu’ils se prêtaient entre eux de l’argent remboursable dans l’autre monde.

Ils nous ont légué une foule de superstitions encore vivaces aujourd’hui.

Comme ma mère, ils croyaient à la vertu surnaturelle de quelques plantes, pourvu qu’elles eussent été cueillies certains jours, avec un cérémonial déterminé.

Personne n’ignore avec quels soins ils prenaient le mouron d’eau, préservatif de toutes les maladies pour les animaux : il fallait d’abord être à jeun, l’arracher de terre avec la main gauche sans le regarder ; puis, le lancer dans les abreuvoirs, toujours sans y avoir jeté les yeux, faute de quoi, son effet salutaire était anéanti.

D’autres plantes encore, passaient pour posséder une vertu bienfaisante, la verveine entre autres ; mais on était obligé de suivre, en les cueillant, des règles prescrites.

Le gui, gardant comme on sait, sa verdure sur l’arbre dépouillé de ses feuilles, considéré comme le symbole de l’immortalité de l’âme, jouissait d’une vénération particulière.

Les processions catholiques semblent un souvenir de la pompe déployée par les Druides pour le couper au commencement de l’hiver, le sixième jour de la lune et distribuer aux fidèles cette panacée universelle.

Le prestige de ces prêtres subsista après l’établissement du christianisme ; et celui des Druidesses fut si tenace, si durable, que maintenant encore on en trouve des traces.

La croyance au Gare-loup, cachant un homme sous son pelage, terreur de nos villages bourguignons en est une preuve. Il est facile de se rendre compte de cette influence.

Les Druidesses vivaient fort retirées ; dans le creux des cavernes, dans les puits desséchés ou d’autres lieux isolés. Nul ne s’imaginait qu’elles vivaient par les moyens ordinaires ; il était tout simple alors, de leur attribuer une sorte de sainteté ; et, par conséquent, une puissance surnaturelle.

Elles pouvaient métamorphoser les hommes en animaux, particulièrement en loups.

Les Druidesses ayant intérêt à propager ces fables, firent tout pour les accréditer ; et l’ignorance continua leur œuvre pendant des siècles, jetant aux générations ces absurdités en pâture ; si bien, qu’elles nous sont arrivées un peu altérées, mais reconnaissables pourtant.

La forêt des Ardennes, avec ses grandes voûtes de verdure, me faisait penser aux scènes sanglantes des sacrifices gaulois qui, tant de fois, s’y sont accomplis, et je frémissais, moi soldat, en songeant à la cruauté de nos terribles aïeux, clouant au tronc des grands chênes, la tête et la main de leur ennemi, comme certains paysans clouent aux ais de leur ponte l’oiseau de proie tué par eux.

Bien que les Gaulois aient habité de préférence cette vaste forét, elle a peu de monuments celtiques ; mais le territoire a gardé des restes de camp romain, des ruines de châteaux-forts, d’abbayes célèbres et de palais renommés.

Longtemps, celui d’Attigny est resté debout. Cette magnifique habitation si connue, dans notre histoire fut bâtie-par Clovis II, en 647 près d’une voie-romaine. Là, furent convoqués de grandes assemblées et des conciles fameux. Wittikind, chef des Saxons vaincus, y devint le filleul de Charlemagne ; Louis-le-Débonnaire y demanda la pénitence publique et les rois de la seconde race en firent leur résidence favorite.

Quand leur couronne fut tombée, la seigneurie d’Attigny passa aux archevêques de Reims ; c’était une de leurs maisons de campagne. On en vit de belles ruines fort longtemps ; au xviie siècle les Allemands y commirent de grands excès et le palais et la forteresse disparurent.

Que les érudits fassent l’historique du département des Ardennes, remarquable par l’intelligence, l’industrie : et l’affabilité de ses habitants, pour moi, modeste observateur, je parlerai seulement de ce qui concerne les villes que j’ai parcourues dans mes différentes garnisons.

Ne disons qu’un mot de Sedan, jadis à cette maison de la Marck dont est sorti le fameux Robert II le grand Sanglier des Ardennes qui, à la bataille de Novarre, en 1513, sauva courageusement es fils Fleuranges et Jametz couverts de blessures. Turenne y reçut le jour en 1611. Il est bon après nos désastres, de nous rappeler nos vieilles gloires pour reprendre espoir et courage.

À Mézières, nous trouverons de grands souvenirs. Cette ville défendit souvent son existence les armes à la main.

Lors des guerres entre François Ier et Charles-Quint, il fut tenu à Reims un conseil de guerre, dans lequel on décida que Mézières, étant trop faible pour se défendre, serait brulée afin d’arrêter la marche de l’ennemi. L’ordre en ayant été signifié à Bayard, il refusa de l’exécuter et dit au roi :

« Il n’y a pas de place faible quand il y a des gens de cœur pour la défendre. »

Il le prouva.

Avec deux mille hommes, le chevalier résista à quarante mille Autrichiens, et la ville triomphante enregistra cette merveilleuse défense.

Trois cents ans après, en 1815, les Prussiens, les Hessois et les Wurtembergeois cernèrent la ville : les bourgeois et les militaires unirent l’énergie de leur patriotisme qui, après quarante-deux jours de résistance, obtint une convention honorable.

En récompense, l’étendard de Bayard fut donné à la garde nationale.

Si vous trouvez Mézières mal bâtie, regardez de l’autre côté de la chaussée sa sœur jeune et charmante, Charleville arrosée par la Meuse.

Nous sommes si prè de Signy-l’Abbaye, que je ne peux m’empêcher de parler du singulier traité qui y fut conclu entre un seigneur de Châtillon et saint Bernard. L’acte authentique était encore au dernier siècle dans les archives de l’abbaye.

Il stipulait que saint Bernard, en échange du vaste terrain qu’il recevait du comte de Châtillon, rendrait à ce seigneur le même nombre d’arpents dans le ciel.

Dans les Ardennes, le plus vénéré des bienheureux est saint Hubert, le grand chasseur, chose logique pour un pays boisé, au viiie siècle une abbaye fut fondée par les rois sous son patronage ; en reconnaissance, l’abbé de Saint-Hubert envoyait tous les ans, au souverain six chiens de chasse courans et six oiseaux de proie pour le vol. Le grand maître des cérémonies et l’introducteur des ambassadeurs faisaient entrer les animaux avec les deux classeurs et les conduisaient dans l’appartement même du roi ; celui-ci remettait une offrande pour les pauvres de l’abbaye.

Cette coutume subsista jusqu’à la Révolution.

Malgré la froide température des Ardennes, le séjour m’en plaisait ; je me trouvais bien au milieu de ces cœurs francs, de ces intelligences généreuses, de ces mœurs un peu rudes, dans ce pays frileux ; quoique les traces des temps anciens n’y fussent pas alors tout à fait détruites.

Pendant une dédicace, c’est ainsi qu’on nomme les fêtes, j’ai même été témoin de jeux presque sauvages qui aujourd’hui certainement ont cessé d’exister ; je veux parler du jeu de l’oie.

Une oie vivante est attachée par les pattes à un poteau ; les jeunes gens tirent des numéros dans l’ordre desquels ils doivent agir. Une foule nombreuse fait cercle, laissant un certain espace vide autour du poteau. On bande les yeux au numéro un, on lui remet un sabre ; alors, le brandissant de tous côtés, il cherche à couper la tête du pauvre animal cloué au pilori.

Après un temps déterminé, le sabre et le bandeau passent au numéro suivant, jusqu’à ce que la victime sanglante, pantelante, soit décapitée et emportée triomphalement par le vainqueur.

Ceci est un reste de barbarie dont l’habitude dissimule la cruauté ; mais les accidents nombreux qui en résultent, suffisent pour que ce jeu soit désormais relégué à l’état de souvenir.

J’ai vu, la veille du mercredi des cendres, un autre genre de récréation rappelant les fêtes du moyen-âge.

Un énorme mannequin d’osier et de paille, représentant Mardi-gras, est fabriqué et porté sur la place publique, on l’entoure, on rit, on chante, on danse ; et quand la nuit est arrivée, on y met le feu ; ce sont alors des cris de joie et des battements de mains à mesure que la flamme monte, monte dans les airs.

Serait-ce une manière de célébrer la victoire du peuple sur l’Inquisition ?

Ces folles parties de plaisir ne nuisent pas à l’industrie des Ardennes, on y voit des fabriques nombreuses, des usines ; à Fumay se trouve une des meilleures mines d’ardoises de France.

Il faut pénétrer dans le sol à une profondeur effrayante pour en tirer l’ardoise. Des ouvriers qui voient rarement la lumière du soleil sont ensevelis dans les entrailles de la terre et travaillent à en détacher des blocs ; d’autres prennent ces blocs sur leur dos et les montent, haletants, péniblement courbés sous leur énorme charge ; des enfants pâles et chétifs partagent ce dur labeur. Mais, depuis que j’ai vu ces choses, de grandes améliorations ont dû être faites dans le sort de ces malheureux.

L’industrie n’est pas seule en honneur dans les Ardennes ; on cite un grand nombre de noms illustres dans les lettres, dans les sciences et dans les arts ; d’hommes célèbres par leur bravoure OÙ leurs vertus, nés dans ce département.

Vers 1835, c’était, d’après la statistique, un de ceux qui avaient fourni le plus grand nombre d’élèves à l’École polytechnique, établissement fondé d’après l’École du génie de Mézières.


CHAPITRE IV.

Le contre-appel.

Après ma nomination de sergent-major, une aventure singulière m’arriva à Mézières ; je la raconterai dans toute sa vérité.

Au son de la retraite, chacun sait avec quel empressement les soldats se rendent à la caserne pour être présents à l’appel.

De temps en temps, par une mesure sage et prudente, on fait le contre-appel.

À l’heure où personne ne s’y attend, lorsque tous les hommes doivent être rentrés, le sergent-major passe dans la chambrée et appelle chaque soldat par son nom.

Un certain vendredi, je reçus l’ordre de faire le contre-appel à dix heures vingt du soir.

J’entre donc dans toutes les chambrées, et je termine mon service par celle que l’on désignait ainsi : La Ménagerie.

Aucun bruit ! Les hommes dormaient du plus profond sommeil, la tête enfoncée par-dessus les yeux dans les couvertures.

D’un coup d’œil, je parcours les lits. Dans chacun une forme allongée jouit de l’heureuse immobilité, annonçant les plus doux rêves.

— Qu’ils sont calmes ! pensais-je. Quel bon sommeil !

Un seul, Lagneau qui occupait un lit près d’une fenêtre, fit un mouvement, j’aperçus sa figure.

Je commençai alors à appeler chaque homme par son nom :

— Loiseau ?

— Présent !

— Canard ?

— Présent !

— Pinson ? — Pivert ? — Lapie ? — Rossignol ?

— Présent ! Présent ! Présent !

Les malheureux dormaient à moitié en me répondant.

Je me tournai très satisfait du côté opposé et je continuai l’appel nominal.

— Renard ? — Lebœuf ? — Lyon ? — Goret ? — Lecerf ? — Lagneau ?

— Présent ! Présent !

— Vraiment ! me dis-je, les autres n’ont pas tort d’appeler cette chambrée « la Ménagerie » ; une semblable réunion de noms est tellement bizarre, que, si je ne tenais la liste dans mes mains, je croirais qu’on l’a inventée à plaisir ; mais le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Tout en parlant ainsi, mon pied heurta quel

Le major ! crièrent-ils ensemble frappés de stupeur.
que chose sur le plancher, instinctivement ma

main chercha un point d’appui et se posa brusquement sur un homme étendu dans son lit.

— Tiens ! fis-je tout surpris.

J’appuyai de nouveau ma main sur le corps de l’individu — ce n’était pas un corps humain. Vivement je rejetai la couverture, et je vis quoi ?… Un bonnet de coton coiffant artistement le bout d’un traversin étendu dans le lit.

Dans le lit voisin — figure de toile.

Dans le lit suivant, encore la même chose, et dans tous le bonnet de coton et le traversin !

Je restai un moment stupéfait ; puis, j’en demande pardon à la discipline, le rire prit le dessus ; mais je me contins, et d’un air sévère, j’interrogeai celui qui avait accepté le rôle de sacrifié, répondant pour tous : présent !

— Lagneau, où sont vos camarades ?

— Major…

— Voyons ! répondez !

— Major… par là !

Et il me montra la fenêtre donnant sur la rue.

Je m’approchai. Ils avaient descellé un barreau pour sortir,

— Depuis combien de temps sont-ils partis ?

— Dix minutes.

— Pour aller ?

— Boire en face.

— Bien ! Ne bougez pas, vous !

Je souffle ma chandelle, je me mets dans le coin de la fenêtre, ayant soin d’en laisser le passage kibre, et j’attends.

Cinq minutes, dix minutes passent, un quart d’heure… rien !

Enfin, le frôlement d’un pied contre le mur se fait entendre, un « chut ! » étouffé, un froissement presque imperceptible contre le fer, et, pouff ! en voilà un qui a sauté !

Pouff ! un autre.

Pouff ! un troisième.

Je compte. Quand le nombre des sauts est égal au nombre des absents, d’un coup sec et rapide, je fais de la lumière, et j’apparais impassible aux yeux de mes déserteurs stupéfaits. Quel tableau !

Chaque homme, près de son lit, coiffé du bonnet réglementaire, tenant d’une main le fameux traversin qu’il allait remplacer, restait les yeux grands ouverts et la bouche béante.

Non ! jamais je ne l’oublierai de ma vie !

— Le major ! crièrent-ils ensemble frappés de stupeur.

Un grand silence règne un instant.

— Quoi ! c’est ainsi que vous vous conduisez, leur dis-je, des enfants en auraient honte !

— Major, reprit l’un d’eux timidement, nous venions de sortir.

— Vous n’en avez pas moins manqué à votre devoir.

— C’est la première fois, major, continua Lapie.

— Toute excuse est inutile !

— Major, ce sera grave pour nous, — je vous en prie, soyez indulgent pour cette fois, nous ne recommencerons pas ! N’est-ce pas, camarades ?

Un grognement négatif répondit en chœur.

— Vous avez agi comme des gamins. Est-ce raisonnable de faire l’école buissonnière au régiment ? Si le soldat ne donne pas l’exemple de la soumission à la loi et au règlement, qui le donnera ?

— Ça, c’est vrai ! positivement !

— Je dois vous punir sévèrement, car…

— Major, ça ne nous arrivera plus, je vous le jure ! Jurez, vous autres !

Ils levèrent tous la main.

— Qui vous a vus sortir ?

— Personne !

— Et rentrer ?

— Personne !

— C’est bien ! Prenez garde ! J’aurai l’œil sur vous !

Je tournai les talons et je sortis. Alors Lapie dit à Lagneau :

— Il a raison le major, nous nous sommes conduits comme un tas de mioches, si nous avions été pincés par un autre pourtant ! Pour un malheureux verre de vin, si ça vaut la peine de se causer tant de désagréments !

— Heureusement que c’est un bon garçon, interrompit Lebœuf.

— Oui ; mais il ne faudrait pas nous y faire reprendre… On n’a que sa parole, après tout !

— Dis donc, Lagneau, tu n’as donc pas bêlé quand le major a fait l’appel ?

— Est-il comique ce Rossignol ! Mais sil j’ai répondu : « présent » sur tous les tons jusqu’à ce qu’elle fût faite.

— Quoi ?

— L’appel… — Alors ; comment s’est-il aperçu que nous avions filé ? reprit Lapie.

— Parce que, en tâtant, il a senti que tu avais de la plume aux pieds.

— Farceur, va | C’est égal ! Je croyais bien que personne ne se douterait du tour. Il faut qu’on ait vendu la mèche !

— Oh ! s’écria Lagneau indigné :

— Je ne te dis pas ça pour toi, l’ami.

— Pour moi ou non, tu ne m’en veux pas moins puisque j’étais seul. À coup sûr, Renard n’est pas une bête, son idée était bonne ; mais je m’en veux parce qu’on n’est jamais content dès qu’on a tort. Mais quand nous en causerons tant et plus, ça ne servira de rien à présent ; il vaut bien mieux parler d’autre chose ; et d’abord, si vous voulez, je vais vous conter une histoire.

Vous savez celui qui ronfle paie l’amende. Au beau milieu, je vous dirai un mot pour voir, et il faudra que chacun me réponde en rime tout de suite.

— Oui, oui, — sabot — cuiller à pot… Connu !

— C’est ça ! à seule fin de prouver que personne n’est dans les bras d’Orphée.

— Qu’est-ce qu’il chante ? demanda Goret à moitié endormi.

— Quoi ? fit Canard.

— Quoi ! quoi ! reprirent les autres en nasillant.

— Ah ! vous le-prenez sur ce ton ! Je ne raconterai rien !

— Mais si ! commence donc !

— Pour lors, il y avait une fois… À propos, voulez-vous du triste ?

— Puisque tu as commencé…

— Ça ne fait rien ! Voulez-vous du triste ?

— Tu ne sais donc pas ce que tu vas-nous dire ?

— Si ; mais si vous voulez du triste.

— Va pour le triste… prenez vos… mouchoirs ! commanda Pinson.

— Je narre. Il y avait-une fois dans le pays des sauvages, un grand chef qui portait des plumes en guise de schako. Il s’appelait…

— Je parie que je sais son nom, moi ! cria Renard.

— Je parie que non !

— Laisse-moi donc tranquille ! tu vas voir. Il était noir, n’est-ce pas ? puisqu’il était sauvage ; et tu dis qu’il portait des plumes…

— Pour sûr ! c’est la mode chez ces êtres-là.

— Eh bien ! on devait l’appeler comme toi… Lapie !

— Ah ! tu te sers de mon propre nom pour me traiter de sauvage ! Et tu te figures que je vais supporter ça, moi ?

— Pauvre camarade ! il ne voit pas que c’est pour rire ! Voyons, veux-tu des excuses publiques et privées — les voilà ! À présent, continue.

— « Il avait donc une coiffure de plumes en guise de schako ; on l’appelait kokorithouba.

— Oh ! kokorithouba ! Vrai ! ce n’est pas vrai !

— Tu t’y connais ! Ce n’est peut-être pas un nom de sauvage ? On voit bien que tu ne fréquentes pas les gens huppés…

— Dame ! tout le monde ne possède pas tes nobles aïeux !

— Corbleu ! cria Lebœuf de sa grosse voix, il n’y a donc pas moyen de dormir à la fin des fins ! maudit bavard ! il ne peut pas renier sa famille !

— Qui ?

— Lapie…

Je m’éloignai de peur qu’on ne m’entendit rire.


CHAPITRE V.

Le congé.

En quittant les Ardennes, on nous envoya à Valenciennes, belle ville propre, bien bâtie et commerçante.

Sans nouvelles du pays depuis longtemps, je me sentais tout triste, en vain répétai-je : « pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! » je ne parvenais pas à reprendre ma sérénité. Un congé pouvait seul me la rendre ; je le demandai, je l’obtins… quelle joie !

Cinq ans s’étaient écoulés, quels changements j’allais trouver au village ! Reverrai-je seulement ceux-que j’avais connus et aimés ? Je résolus de ne pas écrire et de surprendre-mon monde.

Par un beau jour de mai, je me mis en route. Je revis Auxerre, souriant de ma naïve admiration d’autrefois ; son aspect me parut tout autre ; le peu que je savais avait fait de moi un homme nouveau.

Le lendemain, quittant la diligence, qui passe à quelque distance de chez nous, je me dirigeai le cœur palpitant, vers la maison paternelle.

Lorsque j’aperçus le village, je m’arrêtai un instant saisi d’émotion, les larmes m’étouffaient et jaillirent de mes yeux.

« Salut ! m’écriai-je, Ô mon vieux hameau, Ô vous, maisons amies, témoins-des premiers jours de ma jeunesse. La douce lumière du soleil couchant vous éclaire et vous dore, des parfums délicieux vous enveloppent de toutes parts. salut !

« Que ne puis-je, ô terre natale, t’inonder ainsi des lumières de la science, t’en entourer, en répandre à flots de tous côtés et chasser loin de toi l’ignorance et la superstition, te faire naître à la vie véritable : à la vie de l’intelligence et de la vérité. Ô mes amis ! ô mon pays ! nous pourrions tant pour l’avenir ! »

Le soleil s’éteignit peu à peu dans un océan de pourpre, lanuit tombait quand j’atteignis l’entrée du village. Déjà chacun était rentré chez soi, les portes closes et les volets fermés annonçaient qu’on était sur le point de se livrer au repos ; pourtant, de temps en temps, la faible lumière des lampes filtrait à travers leurs planches mal jointes.

Malgré l’obscurité, je reconnus notre porte, toujours la même avec son loquet qu’on ne verrouille jamais.

Je regardai à travers les vitres, tout bouleversé, prêt à crier : C’est moi ! mais, paralysé par la violence de mon bonheur, je restais là, sans pouvoir agir ni parler. Un grand feu flambait dans l’âtre, mon père, ma mère et le parrain étaient assis autour. Ils causaient.

— Hélas ! disait ma mère en secouant la tête, nous nous faisons vieux, mon pauvre père Lascience, qui sait si je le reverrai ?

— Ne vous désolez pas d’avance, Marie-Jeanne, il y en a au pays, de plus vieux que nous ayant, ma foi, bon pied, bon œil, tenez ! le père chose…

— Ah ! oui, des Robinots, je ne dis pas non ; mais l’ennui n’est pas bon pour la santé. Si vous saviez combien le temps me dure de ne pas voir mon pauvre cher enfant !

— Je vous comprends, et c’est naturel ; cependant, à votre place, je me réjouirais : c’est un bon sujet, il s’instruit, et il fera son chemin, pas vrai ?

— Sans doute… que voulez-vous ? j’ai beau faire ! il ne me sort pas de l’idée ! Pourvu qu’il ne soit pas malade…

— Malade ! un gaillard bâti comme lui ! je vous parie, moi, qu’il se porte comme un charme. Es-tu avec moi, père Daniel !

Comme le parrain tendait sa main à mon père, je frappai légèrement aux carreaux.

— Quelqu’un, Daniel, regarde, mon homme.

Mon père se leva et alla vers la fenêtre.

— C’est, à coup sûr, la Toinon qui vient parler à son petit gars. Mais non ! il n’y a personne !

— C’est drôle ! fit ma mère. Elle vint et ouvrit la porte toute grande.

Je la saisis dans mes bras en criant comme un enfant :

Maman ! Maman !

— Mon garçon ! mon garçon ! ah ! mon garçon !… Folle de joie, elle pleurait, m’embrassait, me pressait sur son cœur, prenait ma tête dans ses mains et m’inondait de larmes.

— Et moi ? disait le père, mon Daniel ! mon enfant !

Le parrain debout m’ouvrit ses bras sans parler.

Nous pleurions, nous riions ; nous nous embrassions… pendant un instant, nous avions tous perdu la tête.

Puis tous les trois me considérèrent des pieds à la tête.

— Marie-Jeanne, mon pari est gagné ! hein ! qu’en dites-vous ? Voyons, mon vieux Daniel, es-tu content ? Attendez ? je reviens… Il y a chez moi derrière les fagots certaine champenoise qui va profiter de l’occasion pour sortir. Tudieu ! comme le bouchon va sauter !

En un clin d’œil, la nouvelle de mon arrivée se répandit ; bientôt, voisins et voisines accoururent. La vieille Mathurine, son bonnet de travers, se précipita dans mes bras.

— Bonnes gens ! c’est lui en chair et en os, oui vraiment ! C’est lui ! Est-il vêtu ! Oh ! les beaux galons ! c’est de l’or, dis ? Tourne-toi donc par derrière… comme ça lui va l’habit militaire !… Bon ! je n’ai pas mes lunettes ! allez donc me chercher mes lunettes, quelqu’un ! faut-il avoir du guignon d’être accourue sans mes lunettes |

— Et Pierrot ? dis-je, où est Pierrot ?

— Chez son oncle, à la ferme des Bourgoins.

— J’irai le voir demain matin. Est-il changé ce bon Pierrot ?

— Dame ! répondit Mathurine, tu sais, il est un peu plus grossier qu’auparavant.

— Comment ?

— Oui, grossier du corps… puissant quoi ! Va-t-il pas rire de nous à présent ce garnement-là ? Cher garçon… il m’embrasse… toujours du naturel… Tu me fais pleurer, mauvais sujet ! Mais est-il brave ! ça vous a une tournure… militaire ! Marie-Jeanne, ma chère, il n’y a nulle part de beaux garçons comme chez nous ! Mon Dieu ! que je suis donc aise de le revoir ! Et puis, pas fier… je l’ai vu venir au monde, galopin !

Le père Lascience arriva avec la fameuse bouteille dont le vin généreux pétilla aussitôt dans les verres.

— Mes amis, dit-il, en élevant le sien : Au numéro Treize !

— Au numéro Treize, repris-je.

Mathurine hésitait.

— Vous ne reviendrez donc jamais de ces idées-là ! est-ce qu’avec son numéro treize ne le voilà pas, au bout de cinq ans, instruit, bien portant et sergent-major.

— Oui, mais…

— Mais, quoi ?

— Qu’est-ce qui prouve qu’il n’a rien fait peur détourner la malechance ?

— Elle a raison, j’ai fait quelque chose : j’ai mis en pratique les conseils du parrain, c’est-à-dire, sauté les bouchures le mieux possible, mis en action ces trois mots : travail, honnêteté, volonté et chanté dans les moments difficiles :

Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire : En avant !

— Bravo ! c’est parler ! s’écria le parrain rayonnant.

— Mes enfants, dit Mathurine, chacun est comme il peut, on ne se fait pas. Je crois ce qu’on m’a appris à croire dans mon enfance, je ne vous en dirai pas plus long.

— C’est pourquoi, il faut élever les enfants raisonnablement puisque les racines de l’éducation sont si profondes et si vivaces ; ne leur mettons dans l’esprit que ce que nous voulons y voir germer… mais, suffit ! le fillot va nous conter ce que ses lettres ont oublié. Allons ! approchons des chaises, et serrons les rangs !

Je m’assis près de ma mère. Elle prit une de mes mains dans les siennes, Mathurine se plaça sur un escabeau dans la cheminée ; le père et le parrain en face ; les voisins, où ils purent. Au milieu de ce sympathique auditoire, je fis le récit des cinq années passées au régiment.

Lorsque chacun eut regagné sa maison, je causai encore fort longtemps avec mes parents et le père Lascience ; leurs questions ne tarissaient pas et moi, j’avais toujours quelque chose à leur dire. Avant de nous séparer je visitai toute la maison.

Ma pauvre Brunette, la vieille jument et le bon César avaient terminé leur vie depuis longtemps.

— Si tu savais, disait ma mère, combien les pauvres animaux ont eu de chagrin de ton départ ! Brunette hennissait en tournant les yeux vers la porte comme pour t’appeler. César est resté trois jours sans manger… tous les jolis tours qu’il savait faire, tu te souviens ? Eh bien ! ça été fini !

— Pauvre César !

— Et on dit que les animaux ne comprennent pas, ne pensent pas ! un jour il arriva portant dans sa gueule une de tes vieilles blouses. Où l’avait-il trouvée ? je n’en sais rien. Il la posa près du lit et s’allongea dessus. Le petit à la Toinon qui soigne maintenant notre bétail, voulut la retirer, César grogne et saute sur le marmot. Il l’aurait mordu, lui, si doux d’ordinaire, heureusement nous sommes venus à l’aide. La nuit d’après, sans avoir bougé, il était mort.

— Pauvre César !

— Ne te fais pas de peine, mon ami, il n’a jamais été malheureux, et on peut bien dire qu’il est mort de vieillesse… Allons, mon enfant, il est tard, bonsoir ! à demain ! Je serai éveillée avant toi.

Cette nuit-là, je ne dormis pas.

Le lendemain, de grand matin, aspirant, avec ivresse l’air pur, je me rendis à la ferme des Bourgoins, tout joyeux de la surprise que je ferais au cousin.

À travers une lucarne de l’écurie, je le vis emplissant les rateliers de foin.

— Hé ! Pierrot ! criai-je sans me montrer.

Il se redressa, poussa une exclamation, jeta la botte qu’il tenait et s’élança vers moi.

— Daniel ! Daniel !

— Pierre ! mon bon Pierre !

Nous étions dans les bras l’un de l’autre.

— Te voilà ! te voilà donc !

— Oui, mon ami, pour quinze jours entiers.

— Cinq ans… sais-tu qu’il y a cinq ans que nous ne nous sommes vus.

— Si je le sais, Pierrot !

— J’espère que nous nous verrons tous les jours pendant ton congé. Tu dois en avoir appris par là, toi qui désirais tant étudier ?

— Plus que je n’aurais fait ici.

— Cela va de soi.

— Écoute, mon Pierre, reviens avec moi, nous causerons, je veux quitter mes parents le moins possible, le temps passe si vite !

— Tu as raison, je t’accompagne. Holà ! Jean.

— Louis, va un peu soigner les bêtes à cornes !

— Mathurine n’a pas tort, Pierre, tu as enforci, je te trouve un peu changé : mais tu as toujours ta bonne gaîté d’autrefois.

— Mais oui ! je n’ai pas lieu de me plaindre, d’ailleurs à quoi sert la mauvaise humeur ? Mon sort n’est pas malheureux, je l’améliore chaque

Folle de joie, elle pleurait, m’embrassait, me pressait sur son cœur

jour en travaillant ; ma vieille mère se porte le mieux qu’elle peut ; et le soir, pour la distraire, je lui lis l’almanach.

— Vraiment, Pierrot, tu sais lire ?

— Pas aussi bien que toi probablement ; mais assez pour voir autre chose que du noir et du blanc sur la page d’un livre.

— J’en suis enchanté !

— Figure-toi ! J’ai appris presque seul, j’ai mis bien du temps… notre ouvrage nous pousse, nous autres, n’importe ! quand on arrive où on veut !

— C’est très bien cela, Pierrot !

— Je te le dirai même, que j’écris un peu ; mais si gros… je l’avoue : que si j’ai eu la patience et le courage d’en arriver là, c’est parce que tu m’as donné l’exemple. De cette façon, je fais mes affaires moi-même.

— C’est le meilleur moyen de les voir en bon état.

— Puis j’apprends à mieux cultiver mes terres, à soigner le bétail comme il faut, à rire de ce qui n’est pas raisonnable, et à faire mon devoir envers mon pays.

— La bonne chose que l’instruction.

— Ah ! oui, la bonne chose ! je le sens ! je ne peux le dire assez ! C’est bien curieux de connaître ce qui nous entoure et ce que les hommes ont fait avant nous ! Pourtant, il y a ici des jeunes gens trouvant toutes sortes de prétextes pour croupir dans leur ignorance ; ils mériteraient de tenir compagnie à nos ânes…

— Chut ! respecte les ânes, ils ont plus d’esprit et de savoir qu’on ne croit.

— Alors, pourquoi ont-ils la renommée que tu sais ?

— Parce que, nous autres hommes, nous n’observons pas assez profondément les choses, il en résulte souvent de faux jugements. Ecoute plutôt : J’ai connu dans les environs de Perpignan un vieil âne très peu entêté, ayant toujours été traité avec douceur. Le garçon de la maison le conduisit un jour chez le maréchal pour le faire ferrer ; le voilà, passant la bride dans un gros anneau, l’attachant solidement en attendant que le maréchal qui chauffait son fer, l’eût battu — conformément au proverbe. L’opération faite, le jeune homme peu patient était parti.

Le forgeron fut obligé d’appeler son compagnon pour tenir le pied de l’âne.

Le pauvre animal, froissé de la brutalité de l’ouvrier, se plaint en son langage et raidit sa jambe.

L’ouvrier se fâche, le maréchal s’emporte. Ce dernier, pour vaincre la résistance du baudet, demande du renfort. Sa fille arrive, la grosse Tasie, de la force de quatre hommes et un caporal.

Tasie secoue la bride avec violence, administre plusieurs coups de poings accompagnés d’invectives — robustes : et, d’un mouvement brusque, saisit la bête par une des jambes de devant tandis que les deux hommes empoignent celles de derrière…

À sa place, qu’aurais-tu fait, Pierrot ?

— Moi ? contre la force, il n’y a pas de résistance.

— Excuse-moi ! mais, vois l’esprit de mom âne : il pensait comme toi : Soulevé par six mains vigoureuses, il s’abandonna et tomba inanimé sur la terre.

— Que dis-tu ?

— Il se trouva mal…

— C’est trop fort !

— Tout comme je te le dis ! je l’ai vu de mes deux yeux. Mollement étendu, il gisait sur le sol humide… les trois autres se regardaient hébétés.

— Je le crois !

Plusieurs personnes s’étaient arrêtées, et voyant le malin animal clignotter les yeux en faisant le mort, riaient à gorge déployée. Furieux, le maréchal, sa fille et l’ouvrier se mettent à maltraiter l’âne, détachent la bride, crient hu ! ho ! dia ! tout le vocabulaire propre aux animaux — rien ! — On rit plus fort.

Le maréchal vexé dit à sa fille :

— Taisie, cours me chercher un bâton !

Un coup de son gros pied démanche le balai, elle arrive menaçante avec son arme ménagère.

L’âne entr’ouvre l’œil, aperçoit Martin-bâton, se relève, s’enfuit et court encore. La stupéfaction fut si grande qu’il était chez son maître avant qu’on eût songé à l’arrêter.

— Ah ! ah ! ah ! il y a des animaux pleins d’intelligence.

— C’est pourquoi, je te prie, de n’en jamais dire de mal devant moi ; je suis leur ami, et je ne perds jamais, comme tu vois, une occasion de faire leur éloge.

Après une longue causerie dans laquelle je fus obligé de recommencer plusieurs fois la même chose, nous aperçûmes ma mère qui nous attendait sur la porte.

Mon retour était une véritable fête, non seulement pour mes parents ; mais pour tous ceux qui m’avaient vu petit. Quand je passais, on m’appelait, on me faisait entrer de force, et il fallait, bon gré, mal gré, manger ma part de tarte au potiron ou aux poireaux, — un régal du pays.

C’était à qui me parlerait, m’aurait, me garderait, me donnerait des marques d’estime et d’amitié. Le garde-champêtre, saisi de respect pour mes galons, se redressait en me voyant, portait militairement la main à son bonnet de coton bleu et saluait en disant :

— Major…

Mon amour-propre était vraiment dans la jubilation.

Hélas ! les bons jours vont trop vite | Le congé expira : il fallut partir. Quel serrement de cœur ! Il est si doux d’être aimé et de ne voir que des visages heureux de votre présence !

Je promis à ma mère de revenir bientôt, cette assurance, la pensée que j’étais satisfait de mon sort et que le numéro treize était le plus inoffensif des numéros, lui donna du courage.

Elle vint avec le père, le parrain et les amis me conduire à la diligence.

Ils étaient au moins vingt.

Ah ! les doux vœux qu’ils firent !

Lorsqu’on eut fouetté les chevaux et qu’ils furent lancés au galop, j’entendais encore :

— Adieu, fillot !

— Bon voyage !

— Écris-nous !

— Bonjour, major !

— À bientôt, mon garçon !

Les chapeaux et les mouchoirs s’agitèrent longtemps sur la route.


CHAPITRE VI.

1830.

Le 43e resta peu de temps à Valenciennes, on l’envoya en garnison à Arras où il séjourna seulement quelques mois, ce qui ne m’empêcha pas d’y courir un grand danger.

Trois hommes, mon fourrier et moi, nous faisions paisiblement un soir le tour de la ville avant de rentrer à la caserne, quand nous entendons dans une rue ordinairement déserte et peu éclairée, des cris épouvantables.

Nous nous précipitons du côté d’où partaient ces cris : trois bourgeois haletants se défendaient avec leur canne contre six dragons en furie. Naturellement nous venons au secours des faibles, nous efforçant d’arracher les braves gens aux mains de ces forcenés.

Mais, suivant la règle en de telles circonstances, les dragons abandonnent les pauvres bourgeois que nous venions défendre, tirent leurs sabres et se jettent sur nous Ils étaient grands et forts — comme des dragons — et frappaient à tort et à travers de toute la vigueur de leurs bras, cherchant à nous barrer le passage.

Nous nous défendions de notre mieux ; chacun de mes hommes et mon fourrier avaient affaire à un dragon ; pour moi, je luttais contre deux.

Adossé à un mur, je parais les coups terribles qu’ils me portaient, sans désirer les atteindre ; car je l’avais vu au premier abord, ces malheureux n’avaient plus leur raison.

Mes bons bourgeois disparurent. Harassé, épuisé, ruisselant, je voyais le moment où l’un de ces insensés me fendrait le crâne d’un coup de sabre, lorsque ces cris :

« Courage ! on vient à l’aide ! » me rendit une lueur d’espoir.

Un de nos camarades passant à quelque distance avait entendu le ferraillement des sabres, il me vit attaqué par deux hommes à la fois… une idée lui vint : il lança son pied au-dessus des jambes de l’un de mes adversaires qui se retourna, le prit à partie : le combat eut lieu ainsi d’homme à homme.

Certainement des morts seraient restés sur le terrain s’il eût duré quelques instants de plus, mais le pavé résonna bientôt sous le choc de pas lourds et mesurés.

La patrouille !

Ce mot produisit un effet magique sur les dragons. Ils hésitaient, ne sachant s’ils allaient fair ou continuer la lutte. Cela dura une seconde ; mais c’était assez ! Je poussai ce cri : Camarades ! en avant !

D’un bond, nous fûmes hors de leur portée, réunis et reprenant, encore émus, le chemin de la caserne.

La patrouille trouva les dragons en train d’ébrécher leurs sabres sur les murs et sur les bornes de la rue ; on les emmena et ils furent punis comme ils le méritaient.

Une bonne nuit était bien nécessaire pour réparer nos forces ; malheureusement l’ordre fut donné de partir à trois heures du matin, nous changions notre résidence pour le Havre.

Je pouvais à peine me tenir debout en me levant ; il me fallait faire des efforts inouïs pour marcher avec les hommes ; courbaturé, endolori, je sentais par moments mes genoux fléchir et ma tête retomber inerte sur mon épaule.

Une grande route bordée d’arbres et de larges fossés remplis d’eau se déroulait devant nous à perte de vue, le terrain était glissant, il avait beaucoup plu la veille. Je me demandais si j’arriverais jamais. Tout à coup, mon pied heurte contre une pierre, je perds l’équilibre et je disparais dans un fossé.

Un rire formidable et inextinguible me parvint à travers l’onde bourbeuse et en même temps que les mains de mon fourrier.

— Hé ! major… disait-il, on voit bien que vous n’avez pas de bourgeois à défendre pour faire des saluts pareils.

Un canard ayant barboté pendant des heures eût été certainement en meilleur état que moi. Quelle figure ! quelle tournure ! et quelle tenue pour un soldat français.

Mes cheveux imprégnés d’une eau saumâtre se collaient sur mon front, laissant filtrer une multitude de petits ruisseaux qui m’aveuglaient et me suffoquaient ; car mon schako, au lieu de me préserver dans le danger, avait sauté au premier choc ; mon sac ne m’avait pas quitté, lui, au moins, il était là, solide au poste ; mais dans quel état, pauvre Azor !

Mon fusil heureusement était sain et sauf, ma capote, le reste… non ! j’aurais honte d’en faire la description !

Néanmoins, on frotta tant et si bien, on rit de si bon cœur que je finis par rire avec tout le monde et par me mettre en marche comme si de rien n’était.

Peu de jours après, nous arrivions au Havre. Ceux qui n’ont jamais vu la mer ont peine à se figurer ces immenses masses d’eau dont l’œil ne peut apercevoir la fin. On se sent abîmé, écrasé devant cette puissance majestueuse ; des exclamations seules montent aux lèvres et l’esprit se perd dans une profonde rêverie.

Pour moi, j’étais charmé d’habiter un port de mer ; car, à Perpignan, nous en étions assez loin. Pouvoir aller à tout instant sur la jetée, se promener le long des quais, contempler ces beaux navires aux voiles repliées, semblables à des oiseaux reposant leurs ailes, quel plaisir ! quel charme ! Et les bateaux des pécheurs allant et venant sur le flot qui les berce, comme une mère son petit enfant ; ou qui, emportés par la vague à des hauteurs prodigieuses descendent, en glissant doucement pour être emportés de nouveau.

Vais-je parler du vieux Havre de ma jeunesse, si différent de celui d’aujourd’hui ? Nul ne le reconnaîtrait. Les années passent, les villes changent ainsi que les coutumes et les individus.

Je ne peux, moi, me figurer le port, sans voir la grosse tour de François Ier et bien d’autres choses ayant disparu. Si un des monuments porta le nom de ce roi, c’est que la ville lui doit sa splendeur maritime. Les fondements en furent jetés par Louis XII.

En 1515, c’était une bourgade habitée par des pécheurs ; le roi de France jugea prudent de défendre l’entrée d’une rivière par laquelle les Anglais avaient tant de fois pénétré dans le royaume ; car, selon une parole célèbre : Paris, Rouen, le Havre ne forment qu’une seule ville dont la Seine est la grande rue. La nouvelle cité devint bientôt florissante, une citadelle fut construite dans laquelle Mazarin fit enfermer les princes de Conti, de Condé et de Longueville pendant la Fronde ; depuis, chaque période de siècle augmente l’importance et la prospérité de cette ville d’origine si récente.

En 1830, alors que Charles X était sur le trône, le mois de juillet touchant à sa fin, des bruits alarmants pour la tranquillité publique circulèrent de tous côtés. On disait que le peuple était mécontent du roi s’efforçant de ramener l’ancien régime.

Paris enfin se souleva.

Pour maintenir le calme dans les villes on faisait faire des patrouilles par les troupes. Comme notre bataillon passait dans les rues du Havre, l’arme au bras, des murmures se firent entendre… les habitants croyaient que nous voulions rompre la paix avec eux.

Plus nous avançons, plus les murmures redoublent, la foule se presse, grossit, nous entoure… des paroles menaçantes retentissent.

Le colonel Thierry s’aperçoit que nos baïonnettes sont cause de cette surexcitation, il commande de sa voix superbe :

Reposez arme !

Remettez… ette !

« Mes enfants, s’écrie-t-il, se tournant du côté d’où étaient parties les menaces, nous ne venons pas ici pour vous égorger, nous sommes des soldats, non des bourreaux ! Vous êtes nos frères et nos amis… si vous nous voyez sous les armes, c’est pour protéger et défendre les bons citoyens ! »

Il fait un signe et la musique entonne la Marseillaise.

Un cri immense et spontané retentit : Vive le 43e !…

— Par file à droite !

Instantanément un passage s’ouvre, le bataillon se dirige vers la caserne ; une foule bruyante nous précède, nous suit, longe nos rangs, parle, crie, chante, acclame, on arrive enfin ; mais pendant longtemps des groupes agités stationnent près de nous.

La nuit venue, les officiers reçoivent l’ordre de se réunir dans une chambre désignée, le général de la Tour-Lilia avait des communications importantes à leur faire.

Tous obéissent.

« Messieurs, leur dit le général, en présence des faits graves qui se passent en ce moment, j’ai dû vous convoquer. Vous le savez : le peuple chasse le roi… or, il n’y a qu’un droit — le sien : qu’une loi — sa volonté. Notre épée lui appartient : allons ! domptons le peuple ! Rendons le trône à notre roi légitime !

» Vive le roi ! »

Une seule voix fit l’écho.

Le général fronça les sourcils, la colère lui monta au visage.

Soudain, un bruit, terrible comme un roulement de tonnerre, se fit entendre.

La foule grondait au dehors.

Qu’est-ce ? s’écria le général.

L’officier qui avait répondu : Vive le roi ! regarda par la fenêtre.

Mon général, la caserne est cernée, des bruits ont sans doute transpiré…, le motif de notre réunion est connu — nous sommes perdus !

— À bas la Tour ! Vive le 43e ! criait la foule.

Le général pâlit.

Perdus ! répéta Belpoule.

Mon général, dit le colonel Thierry s’avançant, vos opinions sont connues et l’on a divulgué le secret de cette assemblée, si vous sortez, vous serez massacré. Moi, soldat français, je ne marcherai pas sur Paris ! Je suis prêt à rendre mon épée plutot que de tirer sur le peuple… mais, j’essaierai de vous sauver au péril même de ma vie. Veuillez quitter votre uniforme et revêtir ainsi que le lieutenant Belpoule la simple capote des hommes. Tant que vous ne serez pas hors de la ville, je serai inquiet.

Dans la rue les cris redoublaient :

À bas La Tour ! vive le 43e !

Le général avait des frémissements involontaires. Il endossa une capote, Belpoule en fit autant ; on apporta une de ces grandes mannes qui servent pour les provisions. Ils la prirent chacun d’un côté comme des hommes de corvée.

On les fit sortir par derrière.

Quelques personnes groupées causaient.

— Marchez tranquillement ; mais ferme, souffla le colonel Thierry aux fugitifs.

— Hé ! camarades ! leur cria-t-on, venez vider un verre avec nous en l’honneur…

— Laisse donc ! ils vont aux provisions.

— Aux provisions ? à cette heure ?

— Il faut bien fêter le jour de…

— C’est égal ! je veux trinquer avec un militaire, moi ! Allons, camarades, rien qu’un verre !

L’homme allait passer son bras sous celui du général…

Je perds l’équilibre et je disparais dans un fossé

— Vivement ! vous autres, dit le colonel Thierry en s’approchant ; on va ouvrir les portes de la caserne, toute la ville entrera pour fraterniser avec nous.

— C’est bon à savoir, ça ! murmura un des ouvriers, j’y cours !

Beaucoup s’éloignèrent en même temps. Bientôt la petite troupe fut aux portes de la ville, une charrette passait, Thierry l’arrêta, y fit monter le général et son lieutenant, promettant une bonne récompense au conducteur.

— Maintenant, mon général, dit-il à La Tour-Lilia, le plus difficile est fait ; vous êtes sauvé et — vous êtes libre de marcher sur Paris.

L’ayant salué, il le laissa.

Quand le colonel revint, la foule avait envahi la caserne, les citoyens emmenaient les soldats chez eux. — C’était une joie, une entente, une cordialité impossible à décrire.

La troupe, loin d’être ennemie du peuple, faisait cause commune avec lui. Charles X tombé, un gouvernement nouveau allait peut-être assurer à la nation les libertés demandées ; de là naîtraient le calme et la prospérité.

Pour témoigner sa reconnaissance, la ville offrit aux soldats du 43e l’entrée gratuite au théatre.

Un splendide banquet fut donné par la population aux officiers, aux sous-officiers et au reste du bataillon.

Quelles fêtes ! le patriotisme débordait des cœurs ! Ah ! nos belles hymnes nationales comme on les chantait ! comme on disait avec enthousiasme :

Mourir pour la patrie,
C’est le sort le plus beau…

Je garde précieusement un des petits bouts de ruban tricolore, offerts à chaque convive en ce grand jour et qu’on se fit honneur d’attacher sur la poitrine.

Vers cette époque, on rétablit la garde nationale licenciée par Charles X et créée le lendemain de la prise de la Bastille.

Le règne de Louis-Philippe commençait, il jura solennellement d’observer la Charte, ensemble des lois reconnues par la nation. On espérait…

Le jour du départ, quand notre régiment se mit en route pour Lorient, la résidence désignée, quel magnifique coup d’œil et quels touchants adieux !

À l’heure de l’embarquement, la garde nationale était sous les armes, rangée en ordre sur les quais. On aurait dit de vrais troupiers ces soldats-citoyens tant ils savaient obéir aux commandements et marcher comme un seul homme !

Debout sur le pont du vaisseau, nous les regardions… Au signal du capitaine pour lever l’ancre, le tambour bat aux champs, les drapeaux s’inclinent, un grand cri vibre longuement sur les flots !

— Vive le quarante-troisième !

Nous répondons :

— Vive la garde nationale !

Et le vaisseau s’éloigne majestueusement pendant que de part et d’autre s’échangent des adieux chauds et multipliés et que les schakos s’agitent longtemps au bout des baïonnettes.

Après une heure de traversée, nous débarquions à Honfleur, à l’embouchure de la Seine, dont le port avait une certaine importance, avant même la fondation du Havre.

Nous devions, de là, nous rendre à Lorient, étape par étape.


CHAPITRE VII.

Premiers pas en Bretagne.

Après avoir traversé le Calvados, nous nous trouvions en pleine Bretagne ; mais il fallait encore parcourir une grande distance avant d’arriver au terme désigné.

On prétendait autour de moi que les mœurs des Bretons ne ressemblaient pas aux nôtres, que c’était, pour ainsi dire, un peuple à part, et qu’à la campagne, les gens parlaient entre eux une langue particulière.

Avec quel plaisir nous voyions la route se dérouler derrière nous comme un long ruban, et les toits fumants apparaître à l’horizon. On allait donc enfin se reposer, se délasser, s’arrêter un jour entier ; d’avance on jouissait des charmes promis par cet espoir.

Enfin, nous mettons le pied sur cette terre bretonne, objet de tant de commentaires, pour séjourner au petit village de Kervréhan. Les billets de logement distribués aux hommes et mes fonctions remplies, je me dirigeai vers l’habitation que je m’étais réservée.

L’aspect du village était repoussant de malpropreté ; les maisons me parurent dignes d’abriter d’autres êtres que des créatures humaines ; néanmoins, je me mis à la recherche de mon hôte, ayant absolument besoin d’un abri, quel qu’il fût, après les longues fatigues de la route.

J’interpellai plusieurs des braves gens passant près de moi :

— Hé ! l’ami, où donc est la maison du père Kerkillac ?

Le bon paysan secoua la tête de droite à gauche.

— Nentenquet ! répondit-il.

Je réitrai ma question : Où donc est la maison du…

— Nentenquet !

Voyant qu’il n’y avait aucun renseignement à tirer du bonhomme, je continuai mon chemin.

Une vieille femme vint vers moi :

— Bonne mère, où demeure le père Kerkillac ?

— Nentenquet ! fit-elle en levant les épaules.

— Ah ! ça, me dis-je, c’est curieux ! ne pourrais-je pas arriver à mon logement ? Avec leur sempiternel « nentenquet » que devenir ? un gros garçon joufflu m’interrompit en se heurtant à moi au tournant d’une maison ; à la vue de l’uniforme militaire, il parut saisi d’admiration.

Voici mon affaire, pensai-je, le gamin va me conduire.

— Dis donc, petit, tu connais la maison du père Kerkillac ? L’enfant me regarda ébahi, ouvrit les yeux, ouvrit la bouche et resta muet.

— Parle donc !

— Nentenquet, dit-il doucement avec un geste négatif.

Je contins un mouvement d’impatience et je marchai à l’aventure dans le village, cherchant à droite et à gauche. J’arrivai bientôt devant un énorme tas de fumier bouchant aux trois quarts une porte basse. Un bonnet de coton et une fourche apparaissaient par intermittence au-dessus, du côté de ce que je présumai être l’écurie.

Je profitai du moment où le bonnet se montrait pour crier :

— Brave homme ! dites-moi, je vous prie, où demeure le pere Kerkillac ?

Je tremblais d’entendre encore le fameux « nentenquet » car je mourais de faim quand la houppe du bonnet sembla s’émouvoir, elle şe haussa et une figure humaine fixa ses yeux sur ma personne.

— Ici, répondit l’homme.

— Enfin !… Et par où entre-t-on ?

— Par ici !

— Comment ?…

— Passez par dessus le tas.

— Mais, c’est dans la maison que je veux aller.

— C’est pour ça ! comme je vous dis…

Je crus qu’il ne comprenait pas bien ; à tout hasard, je montai sur le tas de fumier et je sautai dans l’intérieur. J’étais en effet dans la maison ; mais quelle étrange maison !

Figurez-vous un grand espace sombre, enfumé, éclairé par une ouverture d’environ cinquante centimètres carrés ; au milieu, une claie formait une séparation ; l’un des côtés était destiné à la famille, l’autre servait de gite aux animaux.

Un bahut et une table entourée de bancs composaient le mobilier de cette demeure sordide. Ne voyant pas de lit, l’inquiétude me prit. Mon regard interrogea les coins obscurs sans en trouver l’apparence. Le maître de la maison apporta un pichet de cidre sur la table, versa, but et m’offrit son verre. Je me serais bien passé de cette politesse locale, obligatoire envers tout étranger ; mais je fis contre fortune bon cœur, je fermai les yeux pour oublier les maculations graisseuses du vase. Il m’annonça que le souper allait se préparer pendant que nous causerions de choses et d’autres ; car celui-là savait parler français, chose rare alors pour un paysan breton.

La famille au complet, la mère se mit en devoir de préparer le repas.

Elle jeta dans la chaudière une grande quantité de lait caillé, coupa de la galette de sarrazin dans une écuelle, et lorsque le contenu de la chaudière fut bouillant, elle le versa dessus.

Mon estomac, bien que fait à la cuisine militaire, se révolta à l’odeur aigrelette de ce mets, aussi, je me résignai à ne point souper plutôt que d’y toucher ; la malpropreté des trous creusés dans la table, servant de gamelles m’affermit dans ma résolution. Cependant tous les convives mangeaient avec appétit pendant que de l’autre côté de la claie, je voyais les vaches nourricières ruminer paisiblement et qu’un gros porc, allant et venant en liberté autour de nous, sollicitait par ses grognements la générosité de chacun.

Quand tout le monde fut rassasié, la maîtresse du logis se leva et fit glisser dans leurs rainures deux portes que je n’avais pas remarquées.

— Maintenant, dit le mari, vous pouvez vous coucher.

— Me coucher… ah ! je ne demande pas mieux ; je suis exténué ! conduisez-moi, je vous prie, à mon lit !

C’est là qu’on dort, dit la femme, me désignant l’armoire béante.

— Comment là ? dans cette armoire ?

— Sans doute, avec nous !

Je regardai avec effroi trois compartiments superposés représentant trois lits ; des bottes de paille formaient une couche épaisse, des peaux de chèvre servaient de couvertures.

C’est dans la seconde case qu’on me nichait.

Un souffle éteignit la lampe fumeuse, je me mis en mesure de gagner mon étage. Lorsque chacun fut placé, les portes se refermèrent. Torturé par une faim épouvantable et par une quantité innombrable d’insectes connus et inconnus, je ne pus fermer l’œil de la nuit ; au point du jour, entendant ronfler mes voisins, bêtes et gens, je descendis avec précaution, je tirai le loquet de la porte et je m’enfuis à la hâte pour demander aux camarades des vivres ; et à l’espace, de l’air.

Le clairon sonna. Accablé de fatigue, je fus obligé de me remettre en marche ; heureusement chaque étape nous rapprochait de Lorient ; il me fallait au moins la civilisation d’une ville pour me faire oublier les horreurs de la vie sauvage que je venais d’entrevoir.

Comme nous passions par le village de Locolven, au pas, l’arme au bras, les sous-officiers en serre-file, selon la coutume, le gros petit sergent Verrachon était devant moi allant avec sa gravité et sa suffisance habituelles.

Tout à coup, les cris éclatants d’une femme irritée se font entendre ; un porc énorme s’échappe d’une porte entr’ouverte ; la ménagère, armée d’un balai, le poursuit ; l’animal épouvanté, précipite sa course, voit son chemin barré par nos hommes, fait un crochet, pique droit sur Verrachon, trouve une issue entre ses jambes, s’y jette éperdu… Imprudent calcul ! la longueur des jambes du sergent est en raison inverse de la grosseur du fugitif ; — conséquence logique — le premier est emporté à reculons par l’autre qui continue sa course furibonde. En vain le sergent, nouvel Antée, cherche à toucher la terre, ses pieds n’y peuvent atteindre, le fusil ballottant sur l’épaule, cramponné de la main restée libre à l’appendice terminal de son ardent coursier, il dévore l’espace…

Les hommes se tordant sous le fou rire, sont impuissants à lui porter secours ; on crie, on trépigne, on pleure… et on ne parvient à remettre le cavalier debout que lorsqu’il est enfin désarçonné par sa fougueuse monture.

Le Sergent Verrachon


Pendant quelque temps, les hommes de la compagnie ne purent regarder leur supérieur sans partir involontairement d’un éclat de rire ; mais, le bon Verrachon, au lieu de les envoyer à la salle de police, comme auraient fait tant d’autres, prenait la chose du bon côté, et narrait en détail, aux camarades absents alors, cette aventure qui nous avait tant divertis.


CHAPITRE VIII.

Pleine Bretagne.

Enfin, voici Lorient ! Je pourrai reprendre mes études interrompues par les voyages, mes habitudes régulières et connaître un des plus curieux pays de France ; car les mœurs et les coutumes bretonnes ne ressemblent en rien à celles des autres départements.

L’originalité n’en sera détruite que quand la facilité des communications permettra aux éléments civilisateurs d’y pénétrer.

Des détachements devaient être envoyés sar différents points de la Bretagne, j’en ferais certainement partie ; ainsi, je pourrais vérifier l’exactitude des récits que j’avais lus et voir de mes yeux ces fameux monuments qui remontent à une haute antiquité.

Je m’empressai d’acquérir des connaissances générales sur cette vieille province, me promettant de causer avec les gens du pays, persuadé que je recueillerais des renseignements précieux.

J’étais dans ma chambre, étudiant avec une attention profonde, lorsqu’une voix m’interrompit.

— Major, vous devez en savoir long vous qui avez toujours la tête dans des livres !

— Heu ! on ne sait jamais grand’chose, je le crains.

— C’est égal ! vous êtes toujours plus savant que nous.

Je me retournai, plusieurs caporaux étaient là derrière mon fourrier.

— Major, je vous demanderais quelque chose si cela ne vous contrariait pas.

— Qu’y a-t-il ?

— Nous sommes dans un pays… tout drôle… Les braves garçons que voici et moi, nous venons savoir si, par hasard, vos livres n’en parleraient pas.

— Je peux vous les prêter, voyez vous-mêmes. — Non, major, les livres, vous comprenez, ça n’en finit pas… et puis, on saute une page on est dérangé, on…

— Je vois ! vous désirez que je vous raconte ce que je sais sur la Bretagne ?

— Justement.

— Eh bien ! asseyez-vous, et commençons tout de suite :

Le pays que nous appelons Bretagne portait jadis le nom d’Armorique, mot celtique signifiant : habitants près de la mer.

Différentes peuplades y vivaient ayant toutes leurs villes capitales :

Les Rhedones avaient Rennes ;

Les Namnetes, Nantes ;

Les Curiosolites, Corseuil près de Dinan ;

Les Venètes, Vannes, dont une colonie alla, dit on, fonder Venise.

Jules César en fit la conquête malgré la résistance de tous les Armoricains réunis et exerça sur les vaincus de grandes cruautés.

À la fin du IIIe siècle des guerres terribles désolèrent la Grande-Bretagne, aujourd’hui l’Angleterre, un grand nombre de familles préférèrent l’exil à la vue de la patrie dévastée, ensanglantée, ruinée ; elles cherchèrent un refuge chez leurs voisins les Armoricains.

Constance Chlore était alors empereur, donna aux émigrés des terres à cultiver ; ceux-ci vécurent en frères avec les habitants de leur nouvelle patrie.

Plus tard, à différentes époques, d’autres colonies de Bretons quittèrent leur île pour s’établir comme leurs ancêtres dans l’Armorique ; comme eux, ils s’allièrent avec les naturels du pays et se fondirent dans la population.

Afin que le souvenir de leur origine ne se perdit pas, ou mus par un sentiment patriotique, ils donnèrent à l’Armorique le nom de Bretagne qui lui est resté.

Quand l’autorité romaine fut tombée dans la Grande-Bretagne, les Armoricains reconquirent leur liberté et se formèrent en république. On sait peu de chose de leur histoire à cette époque. Ils eurent ensuite des souverains appelés rois, ducs ou comtes, le nom de plusieurs a demeuré. L’un d’eux, Jean IV, fonda l’ordre de chevalerie l’Hermine ; il était fils de l’héroïque Jeanne de Flandre et vainquit Charles de Blois qui lui disputait la Bretagne.

— Qu’a-t-elle donc fait de si merveilleux cette femme, major ?

— Les armes à la main, elle défendit les droits de son mari et de son enfant avec tant de vaillance que l’histoire la regarde comme ayant « ceur d’homme et courage de lion. » Quant à l’ordre de l’hermine, il avait ceci de particulier que les femmes pouvaient en faire partie ; elles prenaient le titre de Chevaleresse.

— Sans plaisanterie, major ?

— Très sérieusement. Après avoir eu pendant une longue suite de siècles des souverains nationaux, la Bretagne fut réunie à la France par le mariage de la duchesse Anne avec Louis XII ; leur fille ainée, Claude, épousa le duc d’Angoulême, plus tard, François Ier, et lui apporta cette belle province en dot ; enfin, en 1532, elle fut irrévocablement incorporée à la France.

— Alors, pourquoi les Bretons n’ont-ils pas appris le français depuis ce temps-là ? — Parce que de père en fils ils se sont transmis l’ancienne langue des Celtes, leurs ancêtres, je dis langue avec intention ; car le bas-breton n’est pas un patois ; mais une lang te véritable avec une grammaire et une syntaxe.

— On apprend tous les jours du nouveau !

Et comment s’appelle cette langue ?

— Le Brezounecq, ceux qui le parlent sont considérés comme les vrais Bretons, on les nomme Bretons-bretonnants.

— Comment done ferons-nous pour bretonner avec ces bretonnants-là, nous autres qui avons sans cesse affaire à eux ?

— Vous trouverez toujours quelqu’un pour vous répondre en français quand ce ne serait que le recteur ; heureusement, depuis la Révolution ils ont fait des progrès ; auparavant, dans une paroisse, vous n’auriez pas trouvé quatre personnes capables de le parler.

— On m’a assuré que nous verrions ici des choses bien singulières.

— En effet ! il y a dans cette vieille Bretagne des traditions et des usages bien étranges ; on y trouve des monuments bizarres.

— On dit que ça remonte à des temps…

— À l’époque des Druides, croit-on. Dans le Morbihan où nous sommes, il y en a par milliers. Pour les distinguer entre eux, des noms différents leur ont été donnés.

— Dites-nous cela, major, c’est intéressant !

— Volontiers. Les menhirs sont des pierres levées. On prétend qu’elles étaient consacrées au soleil ; que ceux alignés de façon à former des lignes parallèles étaient des enceintes destinées aux assemblées publiques et religieuses.

Les dolmens sont des pierres posées, en forme de tables, sur d’autres pierres.

Les roulers, des pierres branlantes.

Les cromlecks, des menhirs disposés en cercle.

Les galgals, un amoncellement de cailloux sans mélange de terre et sans ciment ; ils ont la forme d’un cône et sont aussi élevés que les plus grands tumulus.

Les lichavens sont deux pierres verticales couvertes par une troisième.

Les pierres percées avaient la vertu de guérir la migraine ; il s’agissait tout simplement d’introduire sa tête dans l’ouverture pour obtenir ce résultat.

Près des menhirs, dans les tumulus ou les dolmens, on trouve souvent des haches que les paysans emmanchent ainsi que faisaient les Celtes. Ils fendaient une jeune branche, plaçaient la hache dans la fente, la branche, en grossissant, serrait fortement ; on la coupait et l’instrument était d’une solidité à toute épreuve.

— Pas maladroit ! tout de même, pour des sauvages ! Les hommes anciens étaient encore plus fins que nous ne nous le figurons.

— Oui, et bie des choses ne sont pas si nouvelles qu’on se l’imagine. Ainsi, près de Dinan, on a trouvé dans un tombeau du verre à vitres ; et même, ce qui est très curieux, une sorte de pipe en terre rouge.

— Bah ! que pouvaient-ils fumer là-dedans !

— Des plantes aromatiques.

— Sans doute, comme leurs pareils d’Amérique.

— Parmi les monuments anciens, on trouve encore les ruines de deux villes fameuses autrefois, celle de Corseuil et celle de Rhéginea, port romain, près de Lamballe. Le temple de Lanleff, objet de nombreuses controverses, est un des édifices remarqués dans les Côtes-du-Nord ; les uns le regardent comme un temple armoricain ; les autres comme un temple dédié au soleil, construit par les Romains ; pour plusieurs, c’est un hôpital destiné aux pèlerins revenant de Jérusalem, ou une église bâtie par les Templiers ou un baptistère des premiers chrétiens ou…

— Le vrai de tout cela, major ?

— Oh ! je ne me permets pas de trancher une telle question ! je vous expose simplement les opinions émises au sujet de ce temple. Dans la forêt de Fougères, on voit de grands souterrains nommés les Celliers de Loudéan ; ils furent construits

en 1173 par Raoul, seigneur du pays qui

voulait y enfouir ses trésors pour les dérober à Henri II d’Angleterre, son ennemi.

Il paraît qu’on n’employa pas toute la célérité nécessaire, car le butin fut conquis.

— C’était désagréable !

— Au moins. J’aurais encore bien des monuments, des édifices et des constructions anciennes à vous citer ; mais je veux ne vous entretenir que des plus connus et je me garderai d’oublier Locmariaker et les pierres de Karnac.

— Comment dites-vous ! Loc…

— Locmariaker, petite ville à quelques lieues de Lorient dont le nom et l’origine ont été le sujet de longues discussions.

Des monuments de Locmariaker, les uns sont celtiques, les autres romains.

Parmi les monuments celtiques, un tumulus formé de cendres amoncelées, de charbon et d’ossements calcinés, attire l’attention. Là, sans doute, quelque terrible drame eut lieu, des sacrifices humains furent offerts à d’horribles divinités. Dans le même endroit existe un des plus grands dolmens du département : la table de César ; sur sa face inférieure sont gravés des signes étranges dont jusqu’à présent on ignore la signification.

Non loin de Locmariaker est Karnac célèbre par un monument druidique d’une grande importance, et placé au bord de la mer.

— Major, dit l’un des caporaux, puisque nous sommes sur le chapitre des antiquités, si je vous contais quelque chose en passant ?…

— Certainement.

— C’était chez nous. Il y avait, pour lors, un vieux savant qui cherchait toujours midi à quatorze heures, à seule fin de trouver du nouveau. Voilà qu’un jour il part en voyage avec l’idée de ne pas revenir bredouille par rapport à la science. Il avait beau examiner les grosses pierres pour voir s’il n’y apercevrait pas de l’écriture des anciens, rien ! rien de rien ! Ah ! s’il était furieux !… Un beau jour, sortant de son hôtel, il va comme à l’ordinaire se promener dans la campagne, toujours cherchant, toujours furetant. Comme il allait s’arracher une poignée de cheveux, il trébuche…, une borne qui se trouvait là en plein champ le retient à moitié dans sa chute ; ses mains s’y attachent. Ô bonheur ! elles ont senti une plaque ressemblant à du bois vermoulu.

Qu’est-ce ? murmure-t-il, en frottant ses genoux, voici parbleu ! une bonne aubaine ! cette borne a une apparence fort antique : ce grain… cette couleur… cette mousse…

Que vois-je ? Une inscription !… Je ne comprends pas : ce doit être très remarquable. Terre et Cieux ! j’aurais fait une découverte !!!


Que vois-je ? Une inscription…

Avec soin, il ajuste ses grandes lunettes. Serait-ce quelque inscription druidique ? gaélique ? gothique ? apocalyptique ?… Dans tous les cas, elle est unique ; car je n’en ouïs jamais parler en linguistique. Sur ce, copions textuellement la sus-dite inscription ; prenons-en le fac-simile.

LIM
ITESDE
LOCT
ROI

De quel Roi peut-il être question ? Non ! mes connaissances scientifiques ne me trompent pas ; c’est d’un roi très ancien… extrêmement ancien… étonnamment ancien ! — antédiluvien peut-être. Ô Fortune ! si j’avais mis la main sur un roi antédiluvien ! an-té-di-lu-vien, dis-je… En faisant des fouilles au pied de cette remarquable inscription, car elle est remarquable — du moins, elle doit l’être puisque je n’y comprends rien… en faisant des fouilles… alors, quelle gloire ! je serai le maître, le roi, le dieu des antiquaires… mon nom passe à la postérité… je… peux dès maintenant dormir sur mes lauriers !

Victorieux, mon savant retourne dans son Landerneau. On n’eut pas besoin de carillonner pour annoncer son arrivée. Tous les confrères enfourchent leurs lunettes, s’en vont au galop prendre copie du fac-simile ; puis, la tête dans les mains, méditent chacun de leur côté disant :

« Qu’est-ce que ce fameux roi Loct ? Ce nom n’est ni gallois, ni breton, ni alain, ni romain, ni tartare, ni chinois… je penche pour le roi antédiluvien. »

— Des fouilles ! des fouilles ! réclamèrent-ils en chœur.

Mon savant se frottait les mains. Or, il avait un petit-fils qui allait à l’école et épelait passablement.

Mon garçon, en l’absence du grand-père, s’introduit dans son cabinet, grimpe sur son fauteuil, s’y assied gravement, met les grandes lunettes… mais, comme elles lui bouchent la vue, il les relève sur son front. Juste ! il se trouve en face de la fameuse inscription ! Il en avait tant entendu parler que, ma foi, il fait comme les autres, il essaie de la déchiffrer.

Le grand-papa ouvre la porte.

— Que fais-tu là, terrible enfant ?

— Je lis, grand-père.

— Tu lis, malheureux… Toucher à une chose si précieuse ! Sors d’ici !

— Ça ne fait rien, j’ai tout de même lu !

Et le bambin, sautant sur un pied, s’en va assemblant les syllabes comme il faisait à l’école.

L.i. — Li. m. i. — mi limi ; t.e.s.-te li-mi-tes

        d.e — de

L.o.c.t. — Loct. — R.o.i. roi L’octroi

        Li-mi-tes-de-L’oc-troi…

Le savant s’approche, regarde l’inscription, ouvre des yeux effarés, pousse un cri et tombe inanimé.

Maintenant, major, sans vous commander, qu’est-ce que les pierres de Karnac ?

— C’est un monument composé de plus de cinq mille pierres granitiques disposées en onze rangées taillées en forme d’obélisques reposant sur leur pointe. Elles représentent des allées perpendiculaires à la côte. Au bout de chaque allée, deux pierres en supportent une autre transversalement.

— Dans quel but de tels monuments ont-ils pu être faits ?

— On n’a aucune donnée certaine. Ils avaient probablement quelque destination religieuse ou politique ; mais laissons les monuments anciens pour nous occuper de l’obélisque des Trente, près de Ploërmel, dont on connait parfaitement l’origine.

En 1351, le sire de Beaumanoir, indigné des pilleries et des ravages exercés par les Anglais, partisans de Jean de Montfort, en fit d’amers reproches à leur chef Bembro. Après des bravades et des défis, il fut convenu qu’on se trouverait trente contre trente au chêne de Mi-voie. Les Bretons déployèrent dans ce combat une vaillance inouïe, ils finirent par avoir le dessus. Un monument fut érigé dans ce lieu pour perpétuer la mémoire de ce fait d’armes ; ayant été détruit, on en éleva un autre qui portait ces mots.

« Ici, le 27 mars, 1351, trente Bretons, dont les noms suivent, combattirent pour la défense du pauvre, du laboureur, de l’artisan et vainquirent des étrangers que de funestes divisions avaient amenés sur le sol de la Patrie.

» Postérité bretonne, imitez vos ancêtres. »

— C’est beau !

— Vous avez entendu parler du château des Rochers, près Vitré, il a été longtemps habité par Mme de Sévigné ; on montre encore le cabinet où elle écrivait à sa fille ces lettres qui ont fait sa réputation.

À quelque distance est le château non moins célèbre de la Verrière dont le maître fut Gille de Retz, plus connu sous le nom de Barbe-Bleue. Une petite salle tapissée de lierre s’y voit encore, sept arbres verts y ont été plantés, dit-on, en souvenir de ses victimes.

— On prétend qu’on nous enverra faire un tour à Brest.

— Alors, je vous laisse le plaisir d’admirer sa superbe rade, assez spacieuse pour contenir toute la marine du monde. Les descriptions sont utiles seulement pour ceux qui ne peuvent voir de leurs yeux.

— Vous n’avez plus rien de curieux à nous dire sur la Bretagne ?

— Je pourrais, mes amis, raconter jusqu’à demain, vous parler par exemple, des rochers de Penmarch battus par la mer dont l’aspect est si saisissant, qu’après avoir vu les choses les plus émouvantes, on en est cependant tout remué ; de toutes sortes de vieux manoirs féodaux, d’édifices anciens, de la cathédrale de Nantes qui remonte à une époque reculée.

« L’an mil quatre cent trente-quatre,
» À my-avril, sans moult rabattre,
» Au portail de cette église
» Fut la première pierre assise. »

Là, est le magnifique mausolée que la reine Anne fit construire pour son père, François II, dernier duc de Bretagne.

Il fut ouvert le 16 octobre 1727, deux siècles après que les derniers souverains de la Bretagne y avaient été inhumés, on trouva entre deux cercueils une boite d’or contenant un peu de cendres ; on y lisait :

En ce petit vaisseau de fin or pur et munde
Repose un plus grand cœur que oncques dame n’eut au monde
Anne fut le nom d’elle, en France, deux fois Royne,
Duchesse des Bretons royale et souveraine…

Dispensez-moi du reste, je ne me souviens plus !

— On ne peut avoir de meilleure excuse.

— Il est tard ; mais je peux d’un mot vous donner une idée de Nantes rien que par cette parole de Henri IV à la vue du château « Ventre-saint-gris ! les ducs de Bretagne ne sont pas de petits compagnons ! »

— Suffit ! major, nous sommes satisfaits, bonsoir ! et merci pour les camarades et pour moi !


CHAPITRE IX.

Daniel au cousin Pierre.

« Tu me demandes, mon cher Pierrot, de te parler des mœurs et du caractère breton ; je te préviens d’avance que j’abuserai de ta patience ; mais tu ne m’en voudras pas puisque nous passerons ainsi un moment ensemble.

» Les Bretons sont d’une taille moyenne, ils sont forts et trapus. Si tu les voyais avec leurs cheveux qui n’ont jamais subi l’injure du ciseau, ni la friction salutaire du peigne, avec leur large pantalon, portant devant, de chaque côté, les armes de leur seigneur, leur veste parsemée de boutons, leur chapeau à large bord, leur démarche lourde et leur tournure épaisse, tu ne voudrais pas croire que ce sont des paysans français.

» Nulle part on n’orne les habits de semblable façon : figure-toi qu’ils prennent le chef d’une pièce d’étoffe avec les lettres rouges ou or désignant, soit le nom du fabricant, soit le nom de la ville de fabrique, pour en enjoliver les corsages et les vestes.

» Comme ils ne savent pas lire, ils n’y voient que des dessins charmants et ils sont ravis quand cela étincelle au soleil.

» Toi qui n’as pas de livres sous la main tu seras content, mon cher camarade, d’apprendre que la Bretagne forme aujourd’hui les cinq départements d’Ille-et-Vilaine, de la Loire-Inférieure, des Côtes-du-Nord, du Finistère et du Morbihan. J’habite Lorient en ce moment, cette ville fait partie du dernier de ces départements dont il est une sous-préfecture.

» Pendant que je suis en train de te parler un peu géographie, ne cherche pas quels en sont les ports maritimes principaux ; je te les nomme immédiatement : Lorient, Port-Louis, Auray et Vannes.

» Je connais assez ton désir de t’instruire pour te dire, sans attendre aucune question, d’où vient le nom de Morbihan. C’est d’un golfe assez étendu, appelé par les’Armoricains Mor-Bihan, petite mer.

» Tu ne te lasses pas de m’interroger, n’est-ce pas ? Patience ! Pas tant de demandes à la fois ! On reproche aux Bretons leur tenacité extraordinaire, un manque de propreté poussé à des proportions effrayantes chez les paysans, d’où résultent certaines maladies de peau très communes ; mais leur loyauté est proverbiale : Parole de Breton vaut or. Un serrement de main équivaut pour eux au contrat le plus irrévocable.

» Ils aiment leur pays d’un attachement sans égal, au point de mourir de chagrin s’ils le quittent. J’ai de ceci, mon cher Pierrot, des preuves plein les mains, je ne t’en citerai qu’une.

» Il y a quelques mois, un jeune conscrit entrait au régiment, il ne savait pas un mot de français ; les autres s’amusaient continuellement à lui parler, ce à quoi le pauvre Yvon répondait toujours les larmes aux yeux :

» Nentenquet !

» Je ne comprends pas !

» Les camarades riaient à gorge déployée et lui répétaient sans cesse en se moquant

» Nentenquet ! »

» Le pauvre garçon ne mangeait plus, ne dormait plus, ne parlait plus, n’avait ni force ni courage et pleurait en regardant dans la direction de son village.

» Le docteur l’envoya à l’hôpital, quand il y eut séjourné quelque temps, aucune amélioration ne se faisant sentir, le docteur alla près de lui, et lui dit dans sa langue :

— » Yvon, pourquoi ne veux-tu pas guérir ? Quel est ton chagrin ?

» Yvon soupira : Le pays !

— » Ecoute, si tu vas mieux demain, tu partiras.

— « En congé ?

» Son teint s’anima.

— » En congé.

— » Mon Yvon se met alors à sauter, à danser, à rire comme un fou ; il entonne le chant national des Bretons. Le lendemain, il se portait parfaitement bien ; il retourna chez lui et n’eut plus jamais d’atteinte de son mal.

» Quand les nouvelles recrues arrivent, tu comprends combien on a de peine à les acclimater, à les instruire militairement, à les former ; mais ensuite, quels soldats propres, soigneux-et braves, ne bronchant jamais au feu !

» S’ils sont plusieurs ensemble, ils chantent l’air bizarre du pauvre Yvon, ce chant a quelque chose d’étrange, de sauvage qui nous reporte à des temps inconnus.

» Généralement, ils n’entendent pas un mot de français, nous sommes obligés d’employer certains moyens spéciaux pour leur faire exécuter les mouvements disciplinaires ; par exemple, pour leur apprendre à marcher au pas, on attache sur le pied gauche un morceau de pain, sur l’autre un peu de viande et l’on commande :

» Kick ! barra ! Kick ! barra !

» Pain ! viande !

» Et ils marchent comme un seul homme.

» Ne te fie pas, mon Pierre, à l’orthographe que je te donne de ces deux mots ; je n’ai aucune notion de la grammaire brezounecque et je t’écris cela comme on le prononce.

» Lorsque ces braves Bretons commencent à parler notre langue, ils amusent leurs camarades ; car ils mettent tout au masculin, n’ayant point dans la leur de genres différents. Je te parle de cela parce que dans ta dernière lettre tu m’as dit que tu t’occupais à lire la grammaire.

» Pour eux, les verbes n’ont qu’une même terminaison et on en distingue la personne par le pronom qui l’accompagne.

» Tu vois, c’est bien moins compliqué que chez nous.

» Devine quel est l’objet qui excite le plus leur envie ? — Une montre, mon cher. — La première condition posée par un remplaçant, c’est qu’on lui donnera une montre d’argent. La posséder est une joie d’enfant. Je connais dans le faubourg de Kerentreck un grand gars bien taillé, solide comme un pont neuf, engagé, rien que pour cela et cent francs comptant, destinés à sa vieille mère.

» Je ne t’ai encore rien dit du pays, tu serais fâché, j’en suis sûr, d’ignorer ce que je peux si facilement t’apprendre.

» Connais-tu les dunes, toi ? c’est-à-dire de grandes masses de sable ayant des mouvements comme les vagues de la mer ; en Bourgogne, il n’en existe pas ; en Bretagne, c’est commun ; parfois elles ont produit des événements terribles. Un bourg fut englouti par les sables de l’Océan.

» Au siècle dernier, des montagnes de sable, poussées par le vent, s’étaient accumulées sur le rivage ; elles envahirent par degré le territoire de la commune d’Escoublac. Bientôt les maisons disparurent, puis l’église ; la flèche du clocher se vit longtemps, elle finit aussi par disparaître complètement. Les habitants, comme tu penses, n’attendirent pas au dernier moment pour bâtir un nouveau bourg à quelque distance de l’ancien.

»Puisque je te parle de phénomènes naturels, je n’oublierai pas, mon cher Pierrot, de te signaler les marais flottants appelés plaines de Mazerolles.

» Pour aller pâturer dans ces plaines, flottant sur la rivière d’Erdre, il faut que les troupeaux y abordent à la nage : car elles forment une île ; après y avoir passé la journée, les animaux recommencent leur voyage nautique pour regagner la terre ferme et passer la nuit à la métairie.

» Certainement tu n’as jamais fait pâturer ton bétail dans de telles conditions, et je crois, mon ami, que tu ne le regrettes pas, bien que la chose soit originale.

» Mon admiration pour la nature m’oblige à te mentionner le figuier de Roscoff, dans le Finistère, en réputation dans toute la contrée, juge s’il la mérite : sa circonférence est d’un mètre cinquante-six et ses branches, d’une extrémité à l’autre de l’arbre, mesurent cent mètres. Six cents personnes assure-t-on peuvent facilement dîner à son ombre.

» Je t’en citerais bien un autre dans le tronc duquel on a creusé des marches et fait un autel.

» As-tu remarqué, mon cher camarade, qu’une image fait souvent naître en notre esprit l’image contraire ? Je te parle d’autel : voici que je pense au diable.

» Je t’ai déjà dit que les Bretons sont des cœurs si naïfs et si crédules, qu’un grand nombre de croyances étonnantes et de superstitions étranges ont cours chez eux.

» Leurs légendes ressemblent à des contes où les saints et les saintes du catholicisme remplissent le róle de fées ou de génies.

» Tu sais combien le parrain a travaillé pour nous préserver de ces folies si répandues dans les campagnes et dans les villes. Quelle tâche il pourrait entreprendre, s’il était ici !

» J’ai l’air de m’éloigner du diable, et je te mène à lui tout droit : Imagine-toi que le paysan breton laisse toujours une partie de son champ inculte, ainsi que l’ont fait ses pères.

» Demande-lui pourquoi, il te répondra :

« C’est la part du diable, il n’y faut pas toucher. »

» Car le pauvre homme craint que messire Satan pour se venger d’un oubli, vienne, par une nuit noire, danser avec ses compagnons infernaux dans le champ, et détruire la moisson, fruit de ses longs et pénibles labeurs.

» Mais, rentrons si tu veux, dans le domaine des choses terrestres, visitons le curieux phare du Croisic.

» Il est situé à deux lieues en mer sur un roc appelé le plateau du four.

» La tour a 18 m. 47 cent. d’élération. Vois quelle vaste étendue de tous côtés ! Une profonde impression vous saisit : la mer… la mer… la mer partout !

» Au premier étage, ce sont les magasins, au second, l’appartement des guetteurs.

» Dans cette tour isolée au milieu des flot : vivent deux hommes chargés d’entretenir un feu qui ne doit jamais s’éteindre. Combien de vies humaines sont attachées à ce soleil de la nuit ?

Un moment d’absence, un instant de sommeil et des désastres irréparables peuvent avoir lieu.

» Ces deux gardiens se relèvent de leurs fonc­tions, de leur veille, tour à tour ; privés de la compagnie de leurs semblables dont ils sont le salut, ils n’ont pour témoins de leurs pensées et de leurs actes que la mer immense.

» Tous les huit jours, on leur apporte de la nourriture ; mais, il faut, pour que ce voyage puisse s’effectuer, un temps favorable. » Quelquefois, pendant la mauvaise saison, ils restent des semaines entières sans voir un être vivant.

» Ah ! mon Pierrot ! mieux vaut cent fois mener ses bêtes au pâturage, ou comme moi,

porter le fusil sur l’épaule !

» Pourtant, ceux qui vivent dans un si profond isolement, doivent avoir une certaine supe­riorité et se trouver au-dessus des préjugés vulgaires, livrés sans cesse à leurs pensées et au contact des grandes choses.

» As-tu entendu parler de ces célèbres pardons de Bretagne ? Serais-tu fâché si un témoin oculaire t’en entretenait quelque peu ?

» Leur origine est dans la superstition sécu­laire des Bretons.

» J’ai lu que le culte des fontaines avait duré longtemps après l’extinction du paganisme. Les prêtres catholiques avait beau prêcher, les braves Bretons confondaient les divinités de leurs pères et les saints de la religion nouvelle ; après avoir assisté dévotement à la messe, ils allaient faire des vœux à quelque fée protectrice d’une source.

» On dirigea cette piété qu’on ne pouvait détruire ; des chapelles et des églises furent construites aux lieux mêmes des anciens pèlerinages : pour donner plus d’attrait, on établit à certains jours des fêtes pieuses appelées pardons. Chaque saint eut une spécialité ; l’un s’occupait exclu­sivement des animaux, l’autre guérissait la fièvre ; celui-ci les clous ; celui-là les maladies de peau, et chacun devine quelle clientèle nombreuse avait ce dernier. Le plus renommé de tous ces pardons est celui de Sainte-Anne-d’Auray.

» Avec le temps, on joignit aux prières des jeux et des divertissements de toutes sortes, voire même des danses au son du biniou.

» Ce furent de véritables fêtes telles que dans nos campagnes, mêlant pourtant le profane au sacré.

» Dans les mœurs bretonnes, je dois te signaler ceci, que tu ne verras pas chez, nous : des courses de chevaux auxquelles les femmes sont admises.

» Si tu voyais ces cavalières ôter leurs coiffes, ceindre leur tête d’un ruban rouge pour retenir leurs cheveux, et monter à cru, au risque de faire le saut périlleux, tu ne pourrais retenir un éclat de rire. Parfois cependant elles remportent le prix : un mouton ou un bœuf dont les fermiers cotisés ont fait les frais.

» Pendant que j’y suis, je vais te raconter une prouesse faite par des femmes : Dans l’île de Groix, vivait jadis toute une population de pêcheurs ; pendant qu’ils tentaient au loin la fortune en jetant leurs filets, les Anglais, souhaitant s’emparer de cette île, voulurent profiter de l’absence des hommes pour mettre leur projet à exécution.

» Ils avaient compté sans le courage des femmes. Elles se revêtent d’habits rouges et bleus que l’ennemi peut apercevoir, et les voilà, allant et venant ; marchant, de manière à faire croire à des manœuvres militaires.

» Les Anglais, persuadés que cela avait lieu, en effet et croyant ces troupes envoyées pour défendre l’île, se retirèrent sans tenter l’abordage.

» N’as-tu pas remarqué comme moi, mon cher Pierrot, combien la nature humaine a d’étranges contradictions ? Considère plutôt le paysan breton, si hospitalier ; il professe un mépris profond pour les gens exerçant certains métiers, par exemple, ceux d’équarrisseur et de cordier. Ils sont désignés sous le nom de caqueux, on les regarde comme des impurs ; ce sont les parias de la Bre­tagne. De toutes les façons et par tous les moyens, on leur témoigne le dédain que l’on ressent pour eux ; et on les traite avec une dureté, partage ordinaire des êtres dégradés.

» On prétend que ces caqueux descendent des Alains vaincus autrefois par les Bretons.

» Ainsi, mon ami, les bons et les mauvais sentiments se transmettent de génération en génération ; c’est pour cela que je crois chacun de nous obligé de se perfectionner, parce que c’est travailler pour l’humanité future.

» Mon cher Pierrot, je m’arrête, donne-moi bientôt des nouvelles de mon vieux parrain et de la bonne Mathurine. Va porter ma lettre chez nous, tu feras plaisir à mes parents. Dis-leur que je me porte bien. Je leur envoie quelques pré­sents avec un livre instructif et amusant dont tu leur feras la lecture le soir. Allons, mon vieux camarade, donnons-nous une fraternelle poignée demain et restons toujours dévoués l’un à l’autre.

» Ton ami,
» Daniel. »


CHAPITRE IX.

La mère Kakésec.

Nous avions été envoyée pour quelques jours dans le village de Kornouëf ; mon fourrier arriva et me dit :

— Major, vous qui êtes curieux des histoires du pays, venez donc ce soir où je loge, vous y entendrez des histoires tout-à-fait drôles !

— Dans quel genre ?

— Ce qu’ils appellent des nozvezious et que nous nommerions contes. On vous en dira de toutes les façons ; car la mère Kakésec a la langue bien affilée.

— J’irai, comptez sur moi.

— Alors, à ce soir !

— À ce soir.

Je me rendis à l’invitation du fourrier mon introducteur, et je pris place à la veillée.

— Salut bien ! monsieur le militaire ; il paraît que vous désirez entendre un conte de chez nous ! Vous êtes le bienvenu !

Les jeunes filles tournaient leur fuseau d’une main légère ; le bétail ruminait fermant les yeux à demi ; le chien, couché dans les jambes d’un bœuf, ronflait ; la mère Kakésec prit de nouveau la parole :

— Je vais vous dire un conte très vieux et très célèbre dans notre pays. Dans ma jeunesse, on le racontait au château de Kernadec, lorsque j’étais nourrice du jeune marquis : Le Miracle de la Cane. Attendez ! je le sais de deux façons, voulez-vous que je vous le dise comme nous parlons ou bien en rimes !

— En rimes ! crièrent d’une seule voix les jeunes Bretonnes, c’est plus beau ! surtout quand vous chantez, bonne mère !

— Bien ! mes mies, je commence, écoutez ! je me penchai à l’oreille du fourrier.

— Est-ce que tous ces gens-là comprennent le français ?

— Dans ce pays, ils sont plus civilisés qu’autre part, presque toute la jeunesse parle français ; quant aux lieux, ils connaissent les contes de la mère Kakésec par cœur et je crois qu’elle pour­rait parler chinois à son gré, elle serait comprise.

J’écoutai alors avec attention ; mais je ne pus m’empêcher de sourire en reconnaissant le fameux air de Joseph vendu par ses frères :

LE MIRACLE DE LA CANE

Écoutez que je vous die,
Sans qu’on rie,
Un vieux conte d’autrefois ;
Car, pour ouïr un miracle,
Sans obstacle,
Il faut croire, villageois !

Dans un castel triste et sombre
Et plein d’ombre,
Vivait un puissant seigneur ;
Il avait, nous dit l’histoire,
Barbe noire,
Sourcils roux et mauvais cœur.

Au plus haut d’une tourelle
Dont il cèle
La clé dans un souterrain,
Chaque nuit il se promène,
Plein de haine
Contre tout le genre humain…

— Ne voyez-vous pas, Yvonne,
Ma mignonne.
Luire quelque horrible bec ?
Ou passer la bête énorme
Près de l’orme
Au château de Kernadec ?…

Il a pris son cimeterre
Et la terre
En a frémi sous ses pas ;
Un affreux projet, il trame
Dans son âme,
Qui menace-t-il, hélas ?


C’est la jeune Nicolette,
Joliette
Comme un petit liseron,
Elle a mis sa confiance
Dès l’enfance
En Nicolas, son patron.

On entend la lourde chaîne
Que l’on traîne
Tout au fond d’un noir cachot ;
C’est là que la prisonnière
Pauvre et fière
Laisse échapper un sanglot

Elle pense à sa famille
Pauvre fille !
À son père Jean Bembro,
À sa mère Anne…, à son frère…
Peine amère !
À son vieil aïeul Caro…

Voilà que la dalle humide
Du perfide
Annonce le pas pesant ;
Les gros verrous de la porte
Sa main forte
Va pousser dans un instant.

Yvonne, vois donc, ma mie,
Je t’en prie,
S’il est un nuage blanc,
Un nuage blanc et rose
Qui se pose
Sur les rocs du Champdolent !

Nicolette, l’innocente,
Palpitante,

Cherche à fuir de sa prison ;
Pendant qu’elle désespère,
Ô mystère !
Qui surpasse la raison,

Son blanc bonnet de dentelles
Dont les ailes
Semblent celles d’un oiseau,
D’un bel oiseau qui s’agite
Et veut vite
Retourner à son ormeau.

Prend une couleur étrange
Et se change
En un fin duvet soyeux ;
Le corset de velours reste,
Et le reste
Se moire aux rayons des cieux…

Le méchant pourtant approche,
Le reproche
Et le courroux dans les yeux ;
Son falot luit sur la paille…
Il se raille
Du faible et du malheureux !

« Tu vas mourir… je t’assure,
» Créature,
» Je sais toujours me venger… »
Yvonne, vois donc, ma fille,
Ce qui brille
Au milieu du grand verger…

Soudain, un oiseau s’envole
La parole
Manque au félon chevalier.
C’est une cane sauvage,
Au plumage
D’un éclat tout singulier.


« Où donc a fui ma capture ?
» Je le jure !
» Je saurai la retrouver,
» Quand il me faudrait, de rage,
» Ce village
» Tout entier exterminer ! »

Dans sa fureur, le barbare,
Chose rare,
Vient de trouver le trépas.
La captive était en route,
Nul n’en doute,
Louant le grand Nicolas !…

On vit depuis, à l’église,
Ô surprise !
De mai, le septième jour,
Pendant des siècles sans nombre,
Sans encombre,
De la cane le retour.

Elle assistait à la messe
Où se presse
La masse des vieux Bretons,
Devant le patron qu’elle aime
Bien suprême…
Avec onze canetons…

Un de ses petits en gage,
Témoignage
D’un pieux attachement,
Elle laissait, généreuse,
Et joyeuse
S’en allait subitement.

— Regarde bien, mon Yvonne,
Si personne

N’a remué le bahut…
Ton fuseau, sur la muraille,
A la taille
Des cornes de Belzébuth !

On dit que l’eau de la Loire
Devint noire
Un jour que les protestants
Ont pris dans le sanctuaire
Et la mère
El les pauvres innocents.

On prétend qu’à la tartare
Un barbare
A mis ces êtres divins ;
Et que d’autres à la ronde,
Sans faconde,
Se versaient d’excellents vins.

Las ! depuis, plus de prodige !
Nul vestige
De ce fameux temps, hélas !…
— Ah ! mon écheveau s’emmêle,
Tiens, ma belle.
Yvonne, étends tes deux bras !…

La mère Kakésec s’arrêta, le silence régna un instant ; chacun pensait. Pour moi, je me souvins que cette légende est tellement populaire en Bretagne, que Mme de Sévigné en parle dans ses Lettres. Tous les peuples, je le remarquai, ont dans leurs traditions fabuleuses des métamorphoses d’êtres humains en animaux ou des animaux parlants ; comme j’en cherchais la raison, une jeune fileuse suspendit le cours de mes réflexions.

— Mère Kakésec, dit-elle, puisque vous voie bien en train de conter, il ne vous en coûterait pas beaucoup de nous dire une autre histoire.

— Toi, petite, on voit bien que ton nom est dans la complainte ! mais si je peux faire plaisir à la compagnie…

— Oh ! ça… tirent les assistants d’une seule voix.

— Bon ! attendez ! je prends une prise pour rafraîchir mes idées… Yvonne, fais le tour de la société avec ma tabatière, ma fille… À vos souhaits, messieurs les militaires !

Elle huma lentement sa prise et remit sa boite dans sa poche.

— Racontez-nous. « les pierres de Karnac. »

— Va pour « les pierres de Karnac ».

Chacun se posa le plus commodément possible, la vieille tourna lentement son fuseau :

« Il y avait une fois dans notre Bretagne un homme qui prêchait sans cesse à seule fin de détruire l’adoration des idoles. Beaucoup de malheureux refusaient de croire en lui ; pourtant, de temps en temps, quelques-uns se convertissaient. Les Romains, alors les maîtres, persécutaient les habitants.

» Voyant que Corneille enseignait toujours, et que de fort loin on venait pour l’écouter, des soldats furent envoyés pour s’emparer de lui et le jeter en prison.

» Ils arrivèrent sur un petit monticule du côté de Karnac, Corneille était debout, les mains étendues au-dessus de la foule, racontant des choses merveilleuses.

» Un petit enfant, dans les bras de sa mère, qui ne pouvait pas comprendre, vu son jeune âge, poussa un cri d’effroi en jetant un regard à l’horizon.

» La foule, rappelée tout à coup à la réalité, s’enfuit tout entière du même côté et força Corneille, par prudence, à prendre seul un chemin peu frayé. Où conduisait ce chemin, mes enfants ? — À la mer.

» Mais, les soldats romains l’avaient aperçu et le centurion qui les commandait leur cria dans sa langue :

« Courez donc ! arrêtéz-le ! »

» Déjà, ils gagnaient du terrain, déjà la mer houleuse faisait entendre un bruit effroyable ; le pauvre Corneille marchait d’un pas rapide ignorant qu’il courait à un abîme.

» Il voit trop tard qu’il s’est trompé de route, que faire ? Revenir sur ses pas ? Impossible ! les cruels soldats le menacent et le harcellent ; encore un instant, il est leur prisonnier. Il entend même distinctement le souffle haletant du plus agile. Alors il sent bien qu’il ne peut échapper à moins d’un miracle.

» Le Romain touche l’infortuné du doigt en criant : « Je le tiens ! » Mais Corneille s’arrête, se retourne, fixe son regard étincelant sur ses ennemis, lève un bras vers eux… c’en est fait. les voilà immobiles pour toujours : ils sont changés en pierres.

» Ce sont les pierres de Karnac.

» Et tous les ans, pendant la messe de minuit, au momentde l’élévation, elles tournent sur elles-mêmes. C’est le seul mouvement qui leur soit, resté. »

— Fameux ! dit le fourrier, en me jetant un regard malicieux. Ils ont l’air de croire que c’est arrivé, ces braves gens-là, ajouta-t-il tout bas.

— Voilà, lui répondis-je, comment la supers­tition altère et dénature les faits ; jamais on ne pourra persuader à plusieurs, ici présents, que ces pierres n’ont jamais été que du granit placé là par leurs ancêtres. Ils préfèrent le miraculeux au vrai. L’instruction seule nous montre la réalité des faits et laisse à la raison sa force et sa liberté.

À ce moment, un bonnet de police passa par la porte entrebâillée, les plus jeunes de la com­pagnie tressautèrent : les soldats romains étaient encore si près ! mais la voix dit en bon français :

— Major, voulez-vous venir ? le capitaine vous demande.

Je bouclai mon ceinturon et je me préparai à sortir. — Quoi ! vous partez ! s’écria la vieille con­teuse, peut-être, mes histoires ne vous amusent pas ?

— Au contraire, nous y trouvons beaucoup de charme ; mais l’ordre du capitaine me force à m’en aller tout de suite.

— Quel dommage ! j’avais gardé le plus beau pour la fin : la Roche-aux-Fées — n’est-ce pas, Yvonne ?

— Oh oui ! c’est si beau ce conte-là !

— Sûr et certain, et puis vrai, par-dessus !

Vous n’avez jamais vu ça de votre vie ! Près du champ-dolent, des blocs de pierres rouges… quarante-deux ! mes bons militaires… oui ! quarante-deux ! ni plus, ni moins ; je les ai comptés avec Luc mon garçon, — et soixante pieds de haut sur douze de large ! Messieurs ! quels yeux on ouvre quand on est là ! Il y a deux chambres où s’est passé quelque chose que je sais… un peu plus loin, on voit la pierre du trésor… c’est tentant ! Voyons ! vous resterez bien le temps d’entendre la pierre du trésor ?

— Impossible ! Et le capitaine ?

— Mais, rien que l’histoire de la Roche-aux-Fées… elles reviennent, messieurs, danser le soir autour des pierres rouges.

— Bonne mère, gardez-nous tous ces beaux récits pour demain J’ai bien du regret de ne pouvoir rester ; mais le devoir m’appelle et je vous souhaite une bonne nuit.

— Allons ! puisque vous le voulez absolument, à demain ! hélas ! fit-elle en hochant la tête avec mélancolie, qui peut compter sur demain ? Elle avait raison, le jour suivant, nous commencions à parcourir la Bretagne pour étouffer cette guerre civile rallumée par la duchesse de Berry et désignée sous le nom de Chouannerie.


CHAPITRE XI.

Les Chouans.

Le fourrier, assis à mes côtés devant la grande cheminée où flamblait une souche d’orme, m’interpella tout à coup.

— Major, nous sommes là tranquilles tous deux, notre bonhomme de logeur est à la Roche-qui-Vire, dites-moi donc, avec la grâce qui vous caractérise, ce que sont les Chouans qu’on nous envoie calmer à coups de fusil.

— Ce sont des révoltés contre le gouvernement existant qui veulent remettre les Bourbons sur le trône.

— Je me le suis déjà laissé dire. La duchesse de Berry est dans le mouvement, à cause de son petit, je n’en suis pas ignorant, mais je voudrais savoir quand tout cela a commencé, et pourquoi on appelle ces gens-là les Chouans ?

— Ce nom est un sobriquet de Jean Gottereau, un de leurs principaux chefs ; il le reçut, dit-on, en raison de la taciturnité de son caractère, ses quatre fils en héritèrent et même la guerre qu’ils firent. Son origine remonte à l’époque de la Révolution, alors que l’autorité de Louis XVI avait été abolie.

— Bah ! cela dure depuis si longtemps ?

— Hélas !

oui, les paysans de la Vendée ne comprirent point la Révolution qui de la condition de serfs les élevait à la dignité de citoyens ; les habitants du Bocage…

— Excusez, major, si je vous interromps ; mais votre mot de Bocage me fait ouvrir l’oreille. Nous aurons, paraît-il du fil à retordre dans ce pays-ci. Pif ! un coup de fusil ! Paf ! un autre… ni vu, ni connu, vous en êtes pour vos os !

— Il est vrai ! c’est leur manière de combattre, ce pays leur sert merveilleusement pour ce genre de guerre ; comme vous l’avez déjà remarqué sans doute, la disposition des lieux ne ressemble pas à celle des autres provinces de la France, pas plus que les mœurs.

— Vous avez raison. Allez donc livrer une bataille rangée par ici ! une haie à tout bout de champ, et des arbres contre la haie, à droite, à gauche, serrés l’un contre l’autre ; et puis, des routes… on ne sait jamais laquelle prendre ! c’est un vrai labyrinthe ! Nous en verrons de dures, major ! Combien parmi nous retrouveront leur vieille mère ?… Et ces chemins bourbeux en hiver, raboteux en été, creusés entre deux haies, recouverts en berceau d’arbres s’entrecroisant, en voilà des nids à Chouans ! Mais, je vous ai coupé la parole au moment où vous parliez du Bocage.

Qu’est-ce que le Bocage ?

— C’est une des deux parties de la Vendée, l’autre s’appelle le Marais ; cette dernière est une sorte de désert entrecoupé de canaux, s’étendant surtout du côté de la mer. Le Bocage est la partie fertile ; il est formé de collines, de vallées peu profondes. Il y a quelques forêts, quelques bois d’où nous pourrons bien…

— Recevoir des dragées… Ah ! c’est triste la guerre, major !

— Surtout la guerre civile ! mais, avec nos réflexions, je m’aperçois que je ne vous ai pas donné les renseignements demandés. Les paysans de la Vendée refusaient donc de se soumettre aux lois nouvelles régissant la France. Lorsqu’on destitua leurs curés qui repoussaient le serment à la Constitution, leur exaspération ne connut plus de bornes ; ils assistaient à la messe armés de fusils, de faulx, de fourches…

— Quels pèlerins !

— La mort du roi porta leur irritation à son comble. Le 10 mars 93, les jeunes gens appelés à Saint-Florent, petite ville près d’Angers, pour satisfaire à la loi militaire, se révoltèrent, maltraitèrent les gendarmes et pillèrent l’hôtel-de-ville. Ainsi commença le mouvement. En retournant chez eux, ils rencontrèrent Cathelineau, un voiturier, lequel se mit à leur tête, les menaça de la vengeance de la Convention, si bien que les autres, par peur du châtiment, sonnent le tocsin et appellent aux armes les gens de bonne volonté. On s’avance, la petite troupe grossit de plus en plus ; quelques succès encouragent les insurgés ; bientôt même, ils remportent de véritables victoires.

Des hommes de condition plus élevée se joignent à eux : Lescure, Bonchamps, d’Elbée, La Rochejaquelein, Charette et d’autres ; leur but est de se faire un passage sur deux points vers la mer ; afin de favoriser le retour des émigrés et l’appui des Anglais ; car ils voulaient à tout prix que leur roi remontât sur le trône, et ils avaient invoqué contre leur patrie le secours de l’étranger.

— Quelle honte !

— Cela précisément entretenait l’indignation des Bleus contre les Vendéens. Pauvres gens ! religieux à l’excès ou plutôt fanatiques qui combattaient, le chapelet dans une main et l’image du cœur de Jésus sur la poitrine. Des ambitieux se faisaient un instrument de leur ignorance et de leur foi aveugle.

Déjà plusieurs de leurs généraux avaient péri dans les batailles, entre autres Cathelineau élu général en chef ; mais les Vendéens étaient restés maîtres de leur pays. Les Bleus…

— Les Républicains ?…

— Oui On les appelait ainsi à cause de la couleur de leur costume.

— Et les autres, comment étaient-ils habillés ?

— Ils avaient des sabots, la veste grise, le chapeau à larges bords couvert de rubans blancs sur lesquels se lisaient des sentences catholiques ou des devises royalistes. Leurs armes étaient des fusils de chasse, des pieux, des faulx… tout ce qui pouvait servir à tuer.

— Drôles de soldats ! enfin, l’habit ne fait pas le moine.

— On voyait dans l’armée des femmes et même des enfants ; une jeune fille de treize ans était tambour dans l’armée d’Elbée.

— Sur ma vie ! je ne voudrais pas me battre contre de pareils soldats !

— Je le crois. Il y eut de part et d’autre des victoires et des défaites ; beaucoup de sang avait coulé quand Kléber fut envoyé au secours des Républicains. Il tenta de séparer les Vendéens de la mer, où venait de se montrer une flotte anglaise. Afin d’arrêter l’ennemi au passage d’un pont, il y place un officier avec quelques hom mes : « Mes amis, leur dit-il, vous vous ferez tuer ici ! »

— Ils le firent ?

— Tous. En onze jours les Vendéens sont quatre fois vaincus, leurs meilleurs généraux sont tués ; parmi eux Bonchamps qui, avant de mourir, obtient la grâce de quatre mille prisonniers près d’être fusillés par les siens.

— Très beau !

— Sa veuve trouva grâce devant le tribunal révolutionnaire de Nantes en récompense de l’acte généreux de son mari.

— Echange de bons procédés !

— Le bien attire le bien.

— Tenez, major, je vais vous dire… Bonchamps a certainement bien agi en sauvant ses ennemis ; et cependant je penche à croire que quand il avait bien battu les Bleus, il était content.

— C’est probable ! pourtant, il a prononcé ces paroles : « Nous ne devons pas prétendre à la gloire humaine, les guerres civiles n’en donnent point. »

— Après sa mort, que sont devenus les Vendéens ?

— Quatre-vingt mille Vendéens soulèvent l’Anjou, le Maine et la Bretagne, battent les Bleus et pénètrent jusqu’à Granville d’où ils espèrent communiquer avec les Anglais ; mais Granville les repousse, ils sont rejetés sur le Mans, écrasés dans cette ville et achevés dans Savenay. Ainsi finit la grande guerre.

— Mais non, puisque nous nous battons en core !

— Je veux dire la guerre en batailles rangées ; car l’insurrection ne fut pas complètement éteinte ; les colonnes infernales

— Qu’est-ce que cette diablerie ?

— Des colonnes mobiles organisées par le général Thureau pour punir par le fer et le feu ceux qui refusaient de se soumettre. La fureur des paysans était extrême, et quand les soldats républicains tombaient entre leurs mains, il n’y avait point de merci pour eux. Les Chouans les traquaient comme des bêtes féroces… ainsi qu’ils font pour nous aujourd’hui.

— C’est doux à penser.

— Ils se rassemblaient à dix, vingt, plus ou moins, et au moment où on n’y pensait pas, une décharge arrivait… Vous cherchiez ! personne ! Si par hasard vous aperceviez un paysan en train de cultiver son champ et que vous l’interrogiez, il répondait : « Nentenquet ! » mais il avait tiré avec les autres et caché son fusil dans les brous sailles. Fourrier, ayons toujours l’œil et l’oreille au guet, croyez-moi !…

— Nous l’aurons, major !

— Pendant la Révolution les royalistes comptaient sur la Bretagne et la Vendée pour une restauration ; cela ne les empêchait pas de mépriser les gens humbles et dévoués qui se faisaient tuer pour eux.

— Comment ?

— Une flotte portant des émigrés et des munitions avait mouillé dans la baie de Quiberon. Les seigneurs voyant qu’il fallait combattre avec des misérables, malpropres, tout en guenilles, en furent très humiliés ; de leur côté, les Chouans s’apercevant qu’on allait les sacrifier, firent éclater leur mécontentement. La désunion se glissa dans les rangs. Ainsi le général Hoche les vainquit complètement. Vous savez bien Hoche, appelé le Pacificateur de la Vendée ?

— Oui, mais je vous serai obligé de me rappeler pourquoi.

— Il traita les révoltés avec douceur et bonté, leur procura les moyens de réparer leurs fermes, de reprendre leurs travaux ; il fit enrôler dans les armées de la République ceux qui avaient l’habitude de la guerre, dont l’exemple et les conseils auraient pu nuire à la tranquillité du pays, si bien que peu à peu les haines se calmèrent. Charette, réduit aux abois, consentit enfin à traiter ; pour lui témoigner leur bienveillance, les représentants lui firent une entrée triomphale à Nantes. Il portait son costume de général vendéen et la cocarde tricolore ; on criait sur son passage : Vive la République ! Vive Charette !

— C’était original !

— L’effet produit fut excellent ; les autres chefs suivirent bientôt l’exemple de Charette. Malgré cette défection, le comte d’Artois pour lequel on se battait, n’avait pas perdu toute espérance. Après la grande victoire de Hoche, une nouvelle flotte portant dix mille émigrés, quatre mille Anglais et ce prince, approcha des côtes de Bretagne ; mais l’enthousiasme pour sa royale personne paraissait éteint. Hoche contenait les Bretons d’une main ferme et douce ; le futur Louis XVIII trouva prudent de s’en retourner comme il était venu, sans même débarquer.

— Et dire que tant de braves gens étaient morts pour ce pékin-là ! Pauvres malheureux ! mais comment donc a-t-on pu leur faire croire…

— L’ignorance, parbleu !

— Dites donc, major, une idée… Tiens ! qui est-ce qui remue la porte ?…

La tête d’un caporal passa par l’ouverture :

— Aux armes ! les Chouans !

Un coup strident comme un coup de fouet me frappa au bras ; une balle l’avait traversé de part en part


CHAPITRE XII.

Aux armes !

Nous sautons sur nos fusils, en un instant nous sommes au lieu fixé pour le rendez-vous en cas d’alerte.

La nuit était noire, on marchait avec précaution, on se communiquait les ordres à voix basse.

De temps en temps le cri du hibou se faisait entendre… Était-ce l’oiseau nocturne qui passait ou un signal ? Nul n’eût pu le dire. La boue amortissait le bruit de nos pas ; mais nous n’avancions qu’avec des difficultés infinies.

L’ordre était d’attaquer le château de Tarnouèt envahi par les Chouans ; ils y avaient, disait-on, de fréquentes réunions ; de là se répandaient par petites bandes dans les campagnes, se cachaient dans les rochers, dans les taillis, dans les haies pour tirer sur les nôtres ; déjà plusieurs de nos hommes, avaient été leurs victimes.


On marchait avec précaution.

Nous allions donc lentement, scrutant l’espace malgré la nuit, regardant attentivement si le canon brillant d’un fusil ne luisait pas entre les herbes.

Il fallait traverser un petit bois pour arriver au château, à tout moment, l’un de nous pouvait tomber foudroyé. Enfin, nous sortons du bois, avant peu l’ennemi surpris sera entre nos mains ! On respire ! voici devant nous le vieux castel aux pierres sombres ; une faible lueur passe à travers l’une des grandes fenêtres : Les Chouans sont là !

Nos cœurs battent d’émotion.

Point de bruit pour ne pas donner l’éveil… on place d’un côté du donjon des hommes pour garder les issues, de l’autre, on cerne complètement. Chacun retient son souffle ; il s’agit d’entrer et de s’emparer des insurgés…

Une décharge épouvantable retentit. Des espions ont prévenu les Chouans ; ils nous attendaient cachés dans les broussailles environnantes. Pendant qu’une poignée des nôtres les poursuit, le capitaine s’écrie :

— Personne de mort ! Bon ! Ah ! brigands 1 nous vous rendrons ça !… Il faut à tout prix pénétrer dans le château ! Pas un n’en sortira !

Les soldats l’enveloppent de toutes parts, nul ne peut passer sans être vu ; mais les premiers d’entre nous qui s’y introduiront, courent les plus grands dangers.

— Mes amis, nous dit le capitaine, deux hommes de bonne volonté pour entrer dans ce nid de brigands.

— Moi, mon capitaine, répondis-je.

— Moi, fit mon fourrier.

Comme c’était pour éviter d’attirer l’attention de l’ennemi que nous allions deux seulement en avant, nous marchions sur la pointe des pieds, les autres attendaient notre signal. Nos yeux s’ouvraient tout grands dans l’ombre, redoutant quelque piège ou quelque surprise. Personne dans le vestibule ! Nous montons, touchant les portes avec prudence. Un craquement… le vieux parquet nous dénonce… Je m’arrête, j’écoute… rien :

Le vent fait-il frémir les croisées vermoulues ?… En voici une non fermée — des Chouans se sont enfuis par là, pour rejoindre ceux qui ont tiré sur nous !

Nous touchons à cette pièce où luit une petite lampe. Combien sont-ils là-dedans ? Bah ! deux hommes déterminés sont plus forts qu’on ne le croit ! alors, malgré la gravité des circonstances, le refrain du parrain me revient à l’esprit :


Soldats, en avant !
Sois toujours content.
Bon enfant,
Bénissant
L’existence :
Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire : En avant !


Réconforté par ce chant de mon enfance, je poussai vivement la porte. Une clameur lamentable s’éleva : une vieille femme et un enfant tombèrent à genoux devant moi. Ma stupéfaction fut aussi grande que leur terreur, car je m’attendais à une lutte contre des hommes.

— Que faites-vous ici ? dis-je à la femme.

Elle ne répondit pas.

— Parle, toi, petit, alors : que faites-vous ici tous deux ?

L’enfant resta muet.

— Tu ne me comprends pas ?

Il me fit signe que non.

— Ah ! drôle ! je crois au contraire que tu com prends suffisamment… Je vais t’apprendre à parler !

— Monsieur le militaire, interrompit la vieille, ne vous fâchez pas ! Il ne sait ce qu’il dit !

— Tiens ! la mère a retrouvé sa langue !… Je vous demande pourquoi vous êtes dans ce château ?

— Hélas ! pour rien… pour rien du tout…

— Des Chouans y étaient aussi, tout à l’heure ?

— Des Chouans ? Ah ! pas vus ! non, Monsieur, pas vus !

— Pas vus ? voici une de leurs guêtres…

— Une guêtre ?

— Allons ! pas tant de façons, répondez ! Y en a-t-il encore ?

— Sainte-Anne d’Auray, ma patronne, ayez pitié de moi, fit-elle tout éplorée.

À cet appel, il me sembla entendre un bruit léger, je tournai la tête, mon fourrier seul était auprès de moi ; je crus m’être trompé.

— Voyons, la mère, nous ne vous ferons pas de mal ; mais, dites-nous si les Chouans sont partis.

— Sainte mère de Dieu ! je n’en sais rien !

— Fourrier, conduisez cette vieille chouette au capitaine ; il l’interrogera…

— Seigneur trois fois saint ! s’exclama de nouveau la vieille.

À ce cri, un coup de fusil partit, une balle m’effleura le bras et alla frapper mon pauvre fourrier. Il fit un tour sur lui-même et tomba.

— À moi, les amis ! Garde à vous ! criai-je de toutes mes forces.

Le capitaine et les hommes accoururent en toute hâte. On releva le fourrier, hélas ! la balle avait frappé en plein cœur.

Il était mort.

Transporté de douleur et d’indignation, je voulus saisir la femme et l’enfant : ils avaient disparu, sans doute par quelque souterrain connu seulement des Chouans. Dans une pièce contigue à celle où je les avais trouvés, je relevai un chapeau orné d’une cocarde blanche qu’on n’avait pas pris le temps de ramasser en fuyant, je suis persuadé qu’il appartenait à l’assassin de mon pauvre camarade ; et que la vieille avait joué un rôle pour nous arrêter et laisser le temps de s’éloigner à ses misérables compagnons.

On emporta le fourrier, tous nous avions le cœur serré et des larmes dans les yeux. Chacun l’aimait et l’estimait au régiment ; c’était un honnête homme et un brave soldat de moins !

Le château était bien sûr entièrement évacué, nous n’avions qu’à rentrer au village en veillant plus que jamais ; l’ennemi tenterait probablement sans tarder quelque nouvelle attaque.

Comme nous traversions le petit bois, uné Vive fusillade éclata à peu de distance.

— Capitaine, dis-je hors de moi, ayant encore devant les yeux mon pauvre fourrier tout sanglant, capitaine, entendez-vous ?

— C’est loin ! répondit-il en allongeant les lèvres. La fusillade recommença.

— Entendez-vous, capitaine ?… On tue les nôtres… Le capitaine ne répondit pas. Il préférait rentrer à son logement plutôt que d’exposer sa vie.

Une troisième décharge meurtrière retentit. Je n’y tins plus.

— À moi ! camarades ! criai-je. Je partis en avant suivi d’une dizaine d’hommes.

Un groupe de Chouans blottis derrière les buissons, s’était jeté sur un détachement du 43° qui passait. Ils se battaient avec rage ; notre arrivée sauva nos frères ; les Chouans s’enfuirent nous laissant plusieurs prisonniers.

Nous nous préparions à retourner vers les camarades quand, à hauteur d’homme, contre un tronc d’arbre, je crus voir flotter un ruban blanc ; un éclair fila devant mes yeux, une détonation se fit entendre, un coup strident comme un coup de fouet me frappa au bras ; une balle l’avait traversé de part en part.

Le sang coulait en abondance, on m’enveloppa avec des mouchoirs et on se remit en marche. Malgré ma volonté de tenir ferme contre le mal, mes forces s’épuisaient ; un homme prit mon fusil et notre petite troupe eut bientôt rejoint celle que commandait le capitaine.

La lune venait de percer les nuages, dès qu’il m’aperçut, il laissa éclater sa colère.

— Pourquoi, dit-il, êtes-vous parti sans mon ordre, sergent-major ?

— Mon capitaine, les brigands tuaient nos hommes…

— Vous ne deviez pas agir sans ordre !

— C’est vrai ! mon capitaine.

— 11 fallait attendre que…

— Mon capitaine, ils ont tué mon fourrier, ils tuaient encore des Français… nous sommes arrivés heureusement pour les secourir.

— Pas d’observations ! huit jours de salle de police ! et si vous n’étiez pas un bon sujet…

— Mon capitaine… je suis blessé !

— Un mot de plus… vous en ferez quinze !

— Bien ! mon capitaine.

Il allait commander de marcher, quand le colonel arriva entouré d’une petite escorte, il s’approcha du capitaine avec vivacité :

— Vous avez entendu la fusillade, tout à l’heure ?

— Oui ; mon colonel.

— Eh bien ?

— Eh bien, mon colonel…

— Vous y êtes allé ?

Le capitaine resta sans parole.

— Vous l’avez entendue et vous n’y êtes pas allé ? les yeux indignés du colonel tombèrent sur moi par hasard.

Mais si ! puisque voici un homme blessé.

— Je n’y suis pas allé, mon colonel.

— D’où vient donc cet homme ?

— De là-bas.

— Expliquez-vous ! je n’y comprends rien !

— Au bruit de la fusillade, le sergent-major Daniel est parti de sa propre autorité ; il a manqué gravement à la discipline.

— Et il est blessé ?

— Une égratignure…

— Et ces chouans que j’aperçois sont ses prisonniers.

— Oui, mon colonel.

— Sergent-major, pourquoi n’avez-vous pas attendu l’ordre de votre capitaine ?

— Mon colonel, à la pensée qu’on massacrait des hommes de notre régiment, je n’ai pas raisonné, j’ai agi !… mon colonel, ils ont tué mon fourrier ! mon pauvre fourrier !

— C’est bien ! dans un instant je vous parlerai.

— Mon colonel… c’est que… je ne serai pas libre…

— Comment ?

— J’ai huit jours de salle de police…

— Pourquoi ?

— Pour être allé là-bas sans ordre.

— Monsieur, dit le colonel croisant ses bras

sur sa poitrine, vous avez puni cet homme ?

— Mon colonel…

— Quoi ! à deux cents mètres de vous on assassine des soldats français et vous restez impassible ? et vous ne donnez point d’ordre ? et vous ne courez pas à leur aide ? et vous punissez ce sergent qui a obéi à sa conscience d’homme et de soldat ! Ce sont les chefs, monsieur, qui doivent donner l’exemple du courage et du dévoûment. Sergent-major, je lève votre punition… quant à vous, capitaine, vous vous présenterez chez moi demain dans la matinée.

Le capitaine pâlit ; mais il s’inclina sans rien dire.

Ma blessure d’abord ne m’avait produit qu’un engourdissement, elle me faisait souffrir de plus en plus ; lorsque nous rentrâmes chez notre hôte, je tombai sans force sur le chétif grabat me servant de lit.

Pendant plusieurs jours une fièvre brûlante me dévora ; je songeais douloureusement à ma famille et à toutes les bonnes gens du pays.

Dans mes rêves maladifs, je voyais la vieille Mathurine secouer la tête en s’adressant à ma mère ;

— Ah ! Marie-Jeanne, je vous l’avais prédit, ces choses-là, ça ne pardonne pas ! le numéro treize ! le numéro treize, ma chère !

Et le parrain ripostait en riant :


Tant qu’il reste un brin d’espérance,
Il faut toujours dire. En avant !


On me transporta dans une maison où je reçus les soins nécessaires à ma situation ; le chirurgien venait me voir tous les jours. Un matin, il fit un signe qui me parut de mauvais augure, le colonel était précisément avec lui ; il remarqua l’impression du docteur et tous deux passèrent dans la pièce voisine.

Ils parlaient très bas, cependant je distinguais leurs paroles.

— Que pensez-vous de cette blessure, docteur ?

— Grave, très grave !

— Pauvre garçon ! Y a-t-il au moins espoir de le sauver ?

— Oui…

— Ah ! tant mieux !

— L’amputation.

Je mordis mes draps : treize ! treize ! criai-je en délire.


CHAPITRE XIII.

Le collège d’Évreux.

Le lendemain le facteur m’apporta une lettre, c’était de mon bon cousin Pierre ; il me donnait des nouvelles du pays. J’en fus si heureux que les larmes me vinrent aux yeux lorsque je lus ce qui suit :

« Mon cher camarade,

» Je commence par te donner des nouvelles d’un chacun, à seule fin de te tranquilliser sur la santé des particuliers du pays.

» Ton père et ta mère ont toujours bon pied, bon œil, comme dit c’t’autre ; pour Mathurine et le père Lascience, je te dirai qu’ils se font vieux, les pauvres anciens et que, si tu tardes à revenir, il est quasiment sûr qu’ils n’ouvriront pas les yeux pour te voir. Mais on se souviendra d’eux dans la commune, rapport qu’ils y tiennent plus de place que d’aucuns, soit dit sans offenser personne.

» Il y en a toujours une qui ne les oubliera pas, c’est la Toinon, la citoyenne la mieux nippée et la meilleure ménagère de l’endroit à l’heure qu’il est.

» Je te dirai, mon cher Daniel, que l’année n’a pas été mauvaise : l’épi a bien rendu, la pomme de terre a donné et le raisin s’est bien comporté ; il y a seulement une chose qui ne me va pas ; vu que ça tourmente le bétail : les loups.

» Figure-toi qu’on en a tué plusieurs ici. Les bêtes ont, par bonheur, plus d’esprit qu’elles n’en ont l’air, si je comptais ce que je vais te marquer présentement à des bourgeois, on me rirait au nez ; mais toi qui as été élevé au milieu des ani­maux, tu me croiras sur parole.

» J’avais donc mené mes bœufs au pâturage avec nos trois petits veaux, tu sais, près de la pièce au père Serpouilly, qui n’est pas loin du bois. Voilà que j’entre dans la cabane à berger pour faire un somme. Je me dis : « Je vas être tranquille ! personne ne me dérangera. Mon chien se couche à mes pieds. Nous fermons les yeux et nous ronflons de compagnie. Bon ! Tout d’un coup, mon Rabat-Joie se lève et se met à hurler au loup. Tu connais ça.

» Ma foi ! je n’avais rien sous la main, je ne bouge pas ; mais je regarde par la lucarne. Qu’est-ce que je vois ? Mes bœufs qui se rangent en cer­cle, les cornes en avant, se serrent les uns contre les autres laissant au milieu un rond où mes petits veaux se tiennent cois.

» Je me mis à rire tout seul en voyant cette belle barricade de grandes cornes qui attendent le loup sans broncher. Braves bêtes ! Ceux qui disent qu’il n’a que l’homme capable de penser, s’entendent aux choses comme moi à tenir une quenouille.

» Maître loup ne savait à quelle corne s’attaquer, comme tu penses.

» Par malheur, ma jument était dans le champ avec les bœufs, je lui avais mis l’entrave, je ne te dirai pas à toi, mon cher, que c’est une chaîne courte qu’on attache aux jambes de devant, tu n’as pas oublié ta jeunesse, j’espère ?

» Je me demandais : que va-t-elle devenir ? Est-ce que ma jument ne se met pas à bondir, à ruer ; elle s’élance en avant, arrive sur le loup, soulève ses jambes entravées et retombe sur l’animal furieux qui se trouve pris et maintenu sous la chaîne. Il n’était pas à son aise, le gaillard ! il essayait de sauter au cou de la jument… Ah ! oui, je t’en souhaite ! la chaîne de fer le collait parterre. Elle le mord, l’étouffe… je trouve un gros gourdin que je n’avais pas vu d’abord, je l’empoigne et j’assomme le loup.

» J’avais déjà entendu dire que les bœufs et les chevaux se défendaient de cette manière-là ; mais je ressemblais terriblement à certain incrédule, à présent, je l’ai vu, suffit !

» J’aurais encore bien du nouveau à t’apprendre, mais, pour le moment, ce n’est pas facile, vu qu’un pauvre paysan comme moi a bien de la peine à parler en écriture.

» Mon cher camarade, le temps nous dure à tous de ne pas voir la chère tienne, je ne pense pas pourtant que l’état militaire te fasse oublier les vieux amis.

» Adieu, mon Daniel, tous les voisins te souhaitent le bonjour. Je ne t’en dis pas davantage par la raison que le grand Thomas qui est tou­jours de ce monde vient m’emprunter un boisseau de froment qu’il ne me rendra pas.

» Je te serre la main.

» Ton cousin pour la vie.
» Pierre. »


Cette bonne lettre mefit un bien immense, je repris courage et je me reprochai amèrement de m’être laissé affaiblir par la pensée d’une sotte superstition.

— Non : me dis-je avec résolution, je ne mour­rai pas ! je garderai mon bras, et avant peu je serai sur pied parce que je le veux !

La nuit suivante, j’eus constamment devant les yeux ce mot, il semblait rayonner, l’espérance renaissait dans mon cœur par la volonté.

Lorsque le docteur visita mon bras, il resta stupéfait : tout symptôme alarmant avait dis­ paru. J’avais si bien dormi !

La fièvre s’était calmée ; il ne fut plus question d’amputation.

En peu de temps, mes forces revinrent. Je devais à la devise du père Lascience : Travail HonnêtetéVolonté, tout ce qui m’arrivait d’heureux : — Par le travail, j’avais éclairé mon esprit et développé mon intelligence.

— Par l’honnêteté, j’accomplissais mon devoir en toute circonstance.

— Par la volonté, je bravais le découragement et les difficultés de la vie ; je parvenais même à vaincre la souffrance physique.

Oui ! je bénissais mon parrain, le vieux sorcier du village !

Dès que je fus rétabli, ma raison ne subissant plus l’ébranlement d’un état fiévreux, je me rail­lais moi-même de mon retour de crédulité au numéro treize.

Je fis de longues méditations sur les impressions de l’enfance, tellement enracinées que, seul, l’homme sain de corps et d’esprit peut les maî­triser ; car, elles attendent pour se redresser le premier moment de défaillance, d’affaiblissement, fût-ce le dernier de la vie.

Le 43° avait lutté avec tant de vaillance con­tre les Chouans, nous avions laissé un si grand nombre de braves dans leurs chemins creux, que l’autorité supérieure nous donna un repos dont nous avions vraiment besoin.

En conséquence, le régiment fut rappelé et envoyé à Evreux, où, dans le calme de la vie ordinaire, les hommes pourraient se remettre de dures fatigues et de cruelles émotions.

Franchement, je ne le regrettai pas trop. Tout militaire que j’étais, je faisais la guerre non par goût, mais par devoir, et je souhaitais ardem­ment reprendre mes études interrompues pen­dant notre séjour en Bretagne.

J’allai trouver le colonel, rempli pour moi de bienveillance et d’estime depuis l’affaire des Chouans. Je lui dis comment j’ai acquis les pre­mières notions d’instruction à l’âge de vingt ans, et mon désir de compléter mes études autant que possible. Je le priai de me prêter son appui afin que je pusse suivre les cours du collège.

Le colonel enchanté de cette résolution m’en félicita et me promit entière satisfaction. Deux jours après, j’étais assis sur les bancs au milieu des jeunes gena de la ville, suivant avec une attention soutenue les cours du professeur. C’est ainsi, que je finis mes classes.

Mon exemple fut suivi : huit jours après, un sergent vint s’asseoir à mes côtés. Je m’applau­dis vivement de ma décision, puisque d’autres reconnaissaient comme moi que l’ignorance seule est une honte et qu’on s’honore toujours en s’instruisant.

Nous nous primes l’un pour l’autre d’une ami­tié fraternelle, assistant aux mêmes leçons, tra­vaillant ensemble, nous quittant le moins possi­ble.

Quels bons jours ! et quelles interminables dis­ cussions ! Il était si intelligent mon camarade Beaudoin, si studieux et si dévoué ; c’était une de ces natures fines et délicates comme on n’en ren­contre guère. Il parlait peu aux étrangers ; mais quand nous étions côte à côte, il laissait déborder ses idées à pleins flots. Tout enfant, il avait connu la pauvreté ; sa mère était seule pour l’élever, de sorte que, petit encore, il avait dû comme tant d’autres enfants, se rendre utile et rapporter chaque soir un faible salaire, indispensable dans leur situation. L’école, hélas ! il n’y était jamais entré.

Arrivé au régiment, il se mit à l’étude ; en quelques mois, il arriva au point où bien des jeunes gens, servis par la fortune, ne parviennent qu’en plusieurs années.

À mesure que son instruction s’étendait, il désirait savoir davantage ; ne trouvant plus à l’école mutuelle les éléments nécessaires, il avait aussi sollicité la faveur d’aller au collège.

L’année scolaire finissait, les élèves n’avaient plus souci que de la distribution des prix et des vacances passées en famille ; ils calculaient impatiemment leurs chances de succès ; la classe se ressentait de cet état des esprits ; elle était moins calme et moins silencieuse qu’à l’ordinaire. La veille du grand jour était arrivée.

Le principal entra et nous dit à Beaudoin et à moi :

— Messieurs, je compte sur vous demain…

— Monsieur le Principal, nous nous ferons un plaisir… certainement…

Le jour suivant, une vaste tente enguirlandée de feuillage et de fleurs, recevait sous son abri tout ce que la ville d’Evreux comptait de personnés recommandables, notables ou connues.

Les autorités placées sur une vaste estrade donnaient par leur présence un caractère impo­sant à la cérémonie. Beaudoin et moi, nous nous tenions à l’écart, en arrière de nos jeunes con­disciples afin que nos uniformes ne nous fissent point remarquer.

Dire la joie des collégiens après l’appel nominal des récompenses ? Chacun l’a éprouvée. Le principal, alors, se lève, s’avance vers l’au­ditoire, et prononce ces paroles au milieu d’un profond silence :


« Messieurs,


» Nous venons de payer le tribut dû au travail et au mérite, avec toute l’impartialité imposée à notre conscience ; notre devoir cependant ne peut se borner là aujourd’hui devant un fait si rare que jusqu’à présent il est unique — unique, non-seulement dans notre ville ; mais dans des cités d’une plus grande importance.

» Il y a dans cette assemblée, Messieurs, deux jeunes gens, voués dès leur enfance aux plus rudes labeurs ; l’un, à peine entré dans l’adolescence, a manié l’outil, l’autre a vécu parmi les travailleurs qui ensemencent nos plaines et tracent les sillons. Je m’écrierais avec le poète :


» Heureux laboureurs !


» Si le milieu dans lequel ils se trouvaient, leur condition de fortune, ne leur avaient interdit l’espoir de se livrer aux charmes de l’étude et d’en apprécier la noblesse et la grandeur.

» Ce n’est qu’à force de volonté, de travail et d’honnêteté que ces vaillants jeunes gens sont sortis des ténèbres de l’ignorance, et occupent parmi nos meilleurs élèves une place distinguée.

» Chers enfants, qu’ils soient pour vous l’Exemple !

» Messieurs, la plus haute récompense, la seule digne de ceux dont je vous parle est certainement l’expression de sympathie que je vois paraître sur vos visages. Oui ! comme moi, vous » êtes touchés… et, avec une affectueuse curiosité, vous demandez leurs noms.

» Mes élèves, mes amis… vous, Daniel et vous, mon cher Baudoin, recevez, en ces deux petits livres, le témoignage public de mon estime et de mon amitié. »

L’excellent homme marcha vers mon camarade et moi un volume dans chaque main.

Des larmes tremblaient dans nos yeux ; nous serrions ses mains sans pouvoir prononcer un mot.

On applaudissait à faire crouler la tente, les dames tenaient leur mouchoir disant :

— Braves garçons !

Le colonel debout se tourna vers nous les bras tendus :

— Mes enfants, je suis bien heureux… vous êtes l’honneur du régiment… merci ! au nom du quarante-troisième !

Et il nous embrassa avec effusion.

Les applaudissements redoublèrent.

Beaudoin et moi, nous étions à la fois confus et ravis de la bienveillance générale. Certes, nos longues années de travail assidu étaient noblement récompensées par ce moment de bonheur.

L’orchestre joua un morceau patriotique, puis la sortie s’opéra, alors les autorités vinrent à nous et l’on nous dit des choses si flatteuses que je ne puis les répéter.

Non ! il n’est pas de jour plus beau que celui où la sympathie des gens de bien nous est mani­festée, la mériter est une ambition digne de faire battre le cœur d’un honnête homme.

Vers le milieu de l’année suivante, je fus chargé de lever le plan d’Evreux, je le fis avec autant de zèle que de soins ; car, à tout moment, les officiers avançaient leur tête par-dessus mon épaule et venaient m’adresser des questions sur mon travail, n’épargnant ni les éloges, ni les en­ couragements.

Cependant, le désir de rentrer dans la vie ci­vile me prenait, et la fin de mon réengagement touchait à son terme.

Des personnes s’intéressant à moi, m’offrirent une position dans l’administration des postes ; je réfléchis profondément, je consultai Beaudoin. Il m’assura qu’en restant au régiment j’arriverais à un grade élevé ; mais j’étais trop las de chan­ger continuellement de résidence, j’éprouvais ce besoin de repos et de stabilité si agréables à un cer­tain âge. J’acceptai la proposition qui m’était faite.

J’allai présenter mes adieux au colonel et remercier de ses bontés pour moi ; il me dit :

— Mon garçon, ne l’oubliez pas ! vous avez en moi un ami toujours prêt à vous aider.

Je serrai sa main avec reconnaissance. Peu après, je quittai mon régiment, cette grande famille militaire de laquelle je reçus tant d’adieux affectueux, tant de bonnes paroles que je nai ja mais parlé sans émotion de mon cher Quarante-troisième.


FIN