Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 309-322).

CHAPITRE XXVII

Elle m’a bercé en rêve.


Tout le blé était enfin rentré, jusqu’aux moindres râtelées. Les poules et les dindes qui y picoraient des grains étaient partis dans les chaumes, on arrachait les pommes de terre, le bourdonnement de la batteuse commençait déjà à se faire entendre, et bientôt Robert tracerait à travers les champs jaunâtres des sillons bien droits d’un rouge brun. Les ventes de moutons de l’automne se faisaient dans les montagnes. Les brebis qui s’étaient régalées tout l’été dans les herbages gras de la vallée et des sommets étaient ramenées avant que ne vienne le mauvais temps, et chacun des métayers ne gardait sur les collines qu’un petit troupeau. Isaïe emmenait toujours Robert à ces foires, car il est d’usage que le berger en ces cas-là donne son avis à son maître. Isaïe et Ralph occupaient donc le siège de devant, Robert la banquette de derrière, et il ramenait les moutons. Parfois, quand Ralph riait de son rire présomptueux, insouciant, Robert sentait ses mains se contracter et il avait brusquement le désir de le jeter à bas de la charrette, pourquoi, il n’aurait su le dire, car il ne savait rien de précis contre lui. Le fait que Ruth était la fille de Johnson ne signifiait pas nécessairement qu’Elmer était un misérable. Mais cela prouvait probablement qu’il y en avait un, et Robert entendait bien découvrir le mystère.

C’était vers la mi-octobre, le jour d’une vente de moutons. Ralph attendait dans la cuisine, qui servait à la fois de vestibule et de bar, l’arrivée d’Isaïe et de Robert. Gillian, appuyée à la table, brossait consciencieusement le chapeau de son mari, mais, tout en passant énergiquement la brosse tout autour, elle projetait pour elle-même et pour Ruth un jour de fête — jour qui commencerait par une longue, secrète et bien douce contemplation de Robert, pendant que Ralph s’affairerait pour son départ, un regard jeté sur son ami vêtu de son plus beau costume (qu’elle aimait non parce que c’était sa tenue habillée, mais parce que le gris en faisait ressortir le feu de ses yeux gris), avec son chapeau au cordon enroulé autour de la calotte, et la plume fabriquée par lui — et qui avait maintenant écrit plusieurs lettres importantes — passée dans le ruban sur le côté, pour le cas où il aurait à signer un papier dans une transaction. Il y avait aussi dans sa poche de poitrine le mouchoir pareil à celui que possédait Ruth, et puis ses chaussures neuves, un peu moins épaisses et moins lourdes que les autres, et moins pesamment garnies de fer. Enfin, il y avait, bien entendu, le visage de Robert, ce visage brun et maigre, aux traits pleins de gaîté, de pensée et d’énergie, aux sourcils en brosse qui avaient presque l’air de se soulever comme des ailes, aux cils bien fournis sous lesquels les yeux regardaient comme en embuscade, indomptés, mystérieux, pleins de vie, de questions et de dons, que les moindres courbes de sa bouche, par nature, confirmaient sans cesse, tandis que, par la volonté de Robert, elles les contredisaient continuellement. Et puis il y avait sa façon de se tenir assis sur la banquette de derrière, les bras convenablement croisés, comme un groom, dont il se donnait l’air soumis, — tout en faisant paraître ridicule les prétentions d’Isaïe — sans compter la compréhension tacite que Robert conformait à tous les modèles usuels, sauf une réserve. Enfin il y avait sa voix qui avait toujours sa même chaleur naturelle, plus une gravité qu’il s’imposait. L’entendre dire « Madame Elmer », était une souffrance que Gillian redoutait tout en la désirant. Elle s’obstinait à se la procurer. Elle s’appliquait aussi à se faire donner un ordre, tel que « Attention à la roue, Madame Elmer ! ». Elle avait même dû un jour pour cela se tenir sur la jante, les pieds entre les rayons, presque jusqu’au moment où Isaïe lança à la jument son « Au trot ! ». Robert l’avait parfaitement vue faire, mais il avait pincé les lèvres et gardé le silence, lui faisant comprendre que son seul bon sens, son père ou son mari, devrait la mettre en garde contre cette folie enfantine. Aussi Gillian se dit-elle avec une sorte d’extase insolente : « Je resterai sur cette roue jusqu’à ce qu’elle me brise les jambes, mais je ferai parler Robert. »

Elle vit fort bien — et Robert s’en aperçut — son père installer sa couverture, placer les rênes dans sa main, grogner, prendre le fouet et se préparer à lancer son « Au trot ! ». Alors, Robert la regarda. L’entêtement, voilant la passion, se heurta à une obstination cachant une passion encore plus profonde. La colère dans les yeux de Robert rencontra la rébellion dans ceux de Gillian et, avant que ne fût prononcée la première syllabe du « Au trot ! », Robert dit : « Otez-vous de cette roue, s’il vous plaît, Madame Elmer. » Mais la fin de la phrase fut prononcée sur un ton si glacial que la volupté du commandement fut bien atténuée.

Dans les derniers temps, les leçons d’écriture avaient fourni de bons prétextes à des ordres, et quand Robert, après s’être informé, disait : « Eh bien, continuez », il passait sur toute la Sirène un tel souffle de contentement que le chat lui-même en était enivré et jouait avec les plumes, l’encre et les cahiers, pour leur plus grand dommage.

Si l’immense et vague Quelqu’un qui avait créé Robert et Gillian et Ruth a en Lui le moindre sens de l’ironie — et ce doit être, puisqu’il a créé aussi Fringal et tout le « fringalisme » du monde — Il devait être bien satisfait de l’aimable comédie de ces départs. Car il y avait là le jouet principal, Isaïe l’omniscient, berné et ridiculisé par sa propre fille et par tous les autres. Et il y avait aussi le jouet prospère, avec son bonheur, tel un fruit nourri de sucs mauvais, mais qui paraissait délicieusement mûr et juteux, bien qu’absolument sec et creux à l’intérieur. Il y avait encore Gillian et Ruth, vivant l’une et l’autre avec l’homme de la Sirène et toutes deux éprises de celui de la ferme. Ruth, la petite bonne à tout faire, avait débuté dans la vie couverte d’or et d’argent, tandis que Gillian, fille d’un père riche, propriétaire de l’auberge, pouvait à tout moment entendre ces mots de Fringal, accompagnés d’un signe de tête vers Ruth : « La patronne d’ici. » Enfin, il y avait Robert, sombre et morose, ayant, sous son chapeau garni d’une plume d’oie, assez de poèmes d’amour passionnés pour conquérir les cœurs d’une demi-douzaine de femmes, et parce qu’une petite paysanne très ordinaire ne lui avouait pas qu’elle l’aimait, ces chansons ne seraient jamais ni lues ni entendues par personne. Et il y avait eu jusqu’à Fringal, assis sur son lit, ce fameux jour du premier Mai, riant de son augmentation, tandis que l’homme qui aurait pu le tuer si Robert lui avait fait un signe — en admettant que Robert eût trouvé une preuve contre lui — passait, sans rien soupçonner, à quelques pas de lui. Tout cela avait dû fournir à la Providence de bien agréables sujets de réflexion, si Elle avait le temps de jeter les yeux sur Dysgwlfas. Et si, en ce moment, elle y donne un coup d’œil… mais revenons à notre satire.

Ruth, à genoux par terre, cirait les chaussures de Ralph, qui comptait de l’argent et des billets, une cassette posée sur la table. Gillian aurait voulu la lancer, et se jeter elle-même aux pieds solidement chaussés de Robert. Mais quand un bruit de roues s’approcha, il y eut une autre petite note ironique, car Robert n’était pas là.

— Je regrette, Ralph, cria la voix d’Isaïe, mais je ne peux pas aller à la vente. — Et il entra. — Votre pauvre tante Émilie va plus mal, ajouta-t-il. Depuis une semaine ou davantage, elle entendait un berceau se balancer et à présent elle déclare que des centaines de petits anges sans corps, comme on en voit sur les cartes de Noël, remplissent sa chambre et l’empêchent de respirer. Sur quoi elle demande un filet à papillons. Alors, votre tante Fanteague m’envoie chercher. Voilà ce que c’est d’être sans enfant.

Il lança au jeune couple un regard d’avertissement, et, de la charrette arrêtée devant la porte, Jonathan commença :

— Cela me rappelle l’histoire de Melchissédec Barrows, le Silencieux. S’il y avait une chose au monde que désirât celui-ci, c’était un fils. Et la jeune femme pour laquelle il avait un tendre aimait passionnément les enfants. Mais ils n’en eurent jamais, parce qu’il ne prononça pas les mots qui l’auraient décidée à l’épouser. Dans les intervalles il songeait à ce qu’il dirait, mais une fois près d’elle il ne trouvait rien à dire. Alors, quand elle eut attendu à peu près dix ans, elle fut prise de phtisie et en mourut, et au bout d’une dizaine d’années encore, lui, tomba en enfance. C’était grand dommage, car ils auraient pu fonder une belle famille et laisser un beau souvenir.

— Enfin, bref, nous partons, Jonathan et moi, pour Silverton, dit Isaïe. Vous irez seul à la vente, Ralph. Nous serons de retour demain soir.

Sur quoi ils se mirent en route. Mais il s’écoula bien des jours avant qu’Isaïe ne rentrât, et, quant à Jonathan, il avait raconté sa dernière histoire et il ne revint jamais. Personne ne sut bien exactement ce qui était arrivé, mais, le soir de leur retour, juste en sortant de Silverton, Jonathan dut par erreur tirer sur la bonne rêne. Suivant son habitude bien établie, la jument se porta de l’autre côté, et la catastrophe depuis longtemps attendue pour Jonathan se produisit : quand on ramassa les débris de la voiture et des harnais, Jonathan n’avait plus besoin des soins d’Abigaïl. On aurait presque pu lire sur la face calme, passive et fataliste du pauvre diable le regret poignant de n’avoir pu vivre assez pour prendre part au repas de ses funérailles. Mais, soit qu’Isaïe fût tombé mollement, soit qu’il eût simplement de sa voix tonnante lancé son « Ha ! » à la mort, comme il avait fait au taureau de Dosset, et fait reculer le Prince des Ténèbres, en tout cas, on le releva vivant.

Et bien vivant il resta. On le ramena chez sa sœur, où Émilie n’avait pas cessé de rêver et où Mme Fanteague eut enfin presque assez à faire. Car il n’y avait plus seulement à soigner Émilie, avec son entourage de têtes de chérubins, mais aussi ïsaïe, si vexé d’être abattu qu’il n’arrêtait pas de grogner et ne supportait personne dans sa chambre, en dehors de sa sœur. Il y avait en outre Gillian, venue pour aider, mais qui était en réalité un embarras, car elle n’avait pas encore beaucoup appris l’abnégation. Et il y avait encore Abigaïl Makepeace, venue pour l’enterrement de son mari, et qui ressemblait à un oiseau perdu dans un désert immense, maintenant qu’elle n’avait plus personne à faire marcher. Elle se tenait dans la cuisine, avec la femme de ménage, pleurait et, par intermittences, parlait à travers son tablier. Elle avait l’esprit tellement troublé de n’avoir plus à surveiller les distractions de Jonathan qu’elle parlait indifféremment de ses deux maris sans faire de distinction, si bien que la femme de ménage ne sut jamais si c’était John Rideout « qui aurait presque eu besoin d’un biberon, le pauvre cher homme », ou si c’était Jonathan Makepeace, auquel « il ne fallait qu’un mot, et le bon, mais jamais plus ». Ainsi, la servante ne rendit plus aucun service à Mme Fanteague, tant elle avait la tête farcie de Jonathan-John, dont il lui était impossible de saisir la gigantesque, confuse et contradictoire personnalité.

Ce fut vraiment une période capitale dans la vie de Mme Fanteague. Les dons qui faisaient d’elle une femme d’initiative et de ressources furent enfin mis en pleine valeur. C’était d’ailleurs une telle joie de pouvoir, en toute conscience, dire à la femme du pasteur qu’il n’y avait personne pour mettre la main à la pâte en dehors d’elle. Elle se lamentait même mieux sur Jonathan que sa femme, elle sut quel texte de la Bible il aurait aimé sur sa pierre tombale — ou si elle ne le savait pas, elle en choisit du moins un très approprié « Telle une histoire que l’on conte… » Elle considérait d’un air plein d’entrain les souffrances et les misères d’Isaïe. Quand Gillian hasarda quelle désirait rentrer chez elle (et seule elle savait que c’était Robert et non Ralph qui l’attirait), Mme Fanteague déclara qu’un père malade passait avant un époux bien portant, et qu’elle était surprise d’une telle soif d’amour, après plus de quatre mois de mariage. À quoi Gillian répliqua posément : « Je suis comme ça. » Enfin, quand Émilie luttait contre les chérubins, sa sœur prenait un plumeau pour les chasser, et la pauvre démente se rassurait.


À Dysgwlfas, cependant, Robert continuait les leçons d’écriture dans les rares occasions où Ralph était absent, Fringal occupé au dehors, et où lui-même avait un moment de liberté. C’est dans une de ces circonstances que Ruth écrivit quelque chose qui le frappa vivement. Cela lui fit même cesser les leçons à l’instant précis où il touchait au but.

C’était par une fin d’après-midi froide et humide, qui allait se terminer par une nuit lugubre. Ralph était à la Croix-des-Pleurs avec Fringal, il n’y avait pas de clients au bar. Ruth et Robert étaient seuls, assis devant le feu, et celui-ci fumait, se demandant quand il soumettrait Ralph à l’épreuve décisive. Il se pencha pour voir comment Ruth se tirait de sa besogne. Elle écrivait non dans son cahier, mais sur une feuille détachée. Elle avait écrit. « Gillian aime le maître, Ailse aime Robert » et ne se doutait pas que Robert l’avait vu.

Le rouge lui monta à la figure et il se renversa tout doucement en arrière, la guettant sous ses paupières à demi baissées qui défendaient ses yeux naturellement enfoncés et bien gardés, tandis qu’elle examinait en cachette ce qu’elle venait d’écrire et glissait le feuillet dans sa poche.

Étrange ! Voici que cette malheureuse qui, du plus loin qu’elle pouvait se souvenir, n’avait connu aucune affection, le comblait de son amour. Il comprenait maintenant le sens de ces regards sombres et limpides, remplis des battements d’ailes de l’esprit, car il était — comme tous les poètes — profondément sensible au silence. La qualité du silence d’une personne lui permettait de la juger. Il reconnaissait en Gruffydd une personnalité plus complète que la sienne, parce que son silence avait plus d’ampleur que le sien. Celui de bien des gens est complètement vide et insignifiant. Ceux-là, il faut les éviter, non qu’ils soient méchants, mais parce que leur âme n’a pas assez de vie pour qu’ils soient bons ou mauvais. Or, Robert avait observé les silences de Ruth et constaté qu’ils étaient plus riches, plus denses, en quelque sorte, que ceux de la plupart des personnes qu’il connaissait, beaucoup plus que ceux de Gillian, qui étaient à une seule dimension : elle n’y rêvait qu’à elle-même ; ils ne contenaient pas le rêve du monde de la douleur et de l’extase, qui était, lui, dans ceux de Ruth. Chose singulière, bien bizarre, que la femme à laquelle il avait donné irrévocablement son amour ne possédât pas cette qualité, alors que celle-ci l’avait. Il était curieux qu’en jetant les yeux sur le lac de cet esprit il y vît non seulement le reflet embrumé, gigantesque, de l’existence, mais encore lui-même, lui tel qu’il était, et pas du tout tel que le voyait Gillian, et tout cela sans même un « avec votre permission », sans une lueur de compréhension du moi ordinaire de Ruth. Pourtant, bien qu’elle n’eût jamais pu le formuler par des mots, elle le comprenait. Assis là, les yeux fermés, il savait qu’elle n’interpréterait jamais mal un de ses motifs d’action, tandis que cela pourrait arriver à sa mère. Elle serait incapable de le froisser sans le vouloir, comme faisait Gillian. Elle, qui peinait durement jours de semaine et dimanches, était son repos ; elle, qui était muette, parlait par la voix du silence. Ainsi, il arrivait à Robert, comme à bien d’autres, que la femme qui tenait son âme comme un bébé dans ses bras n’était pas celle qu’il aurait choisie pour être la mère de ses enfants, n’était pas celle qu’il aimait, en présence de laquelle le temps fuyait sans bruit et qui avait pour don l’éternité. C’était Gillian qui lui coupait la respiration, au point que souvent il ne pouvait rien lui dire, mais c’était Ruth qui savait, au plus profond d’elle-même, tout ce qui concernait cet étrange mystère qu’il était, qui s’étonnait avec lui, qui avait pitié, qui comprenait.

De temps à autre, comme l’ont fait de tout temps les hommes, Robert transformait Ruth en madone. Sans se rendre compte de ce que faisait son moi secret, il élevait un petit sanctuaire et l’y plaçait — féminité spiritualisée à la beauté triste, sans rien de provocant. Il sentait qu’il aurait très aisément pu lui raconter sa malheureuse aventure avec une fille de Shepcot quand il avait dix-huit ans. Seulement ce n’était pas nécessaire. Elle comprenait les furieux appétits qu’il portait en lui, elle savait comme le sang vous bat jusque dans les oreilles, comment le désir sauvage s’empare de vous, comment, plus vous êtes resté pur et sain, plus la passion est folle quand elle vous saisit. Gillian, elle, ne l’aurait pas su. Il fut pris de honte à la seule pensée de Gillian en contact avec cet ancien épisode de son existence. Gillian elle-même allumait ces aspirations farouches, elle était, comme lui, un aliment pour ce feu-là. Il est presque impossible à une femme d’éveiller la passion et d’être attirée par elle, et d’éprouver un sentiment maternel pour celui qui l’a fait naître. Des femmes exceptionnelles pourraient y parvenir grâce à l’intensité de leurs sentiments, grâce à la splendeur de leur amour et à leur abnégation, mais Gillian n’était pas une exception. Elle n’atteindrait probablement jamais le détachement nécessaire. L’homme aimé resterait toujours pour elle l’amant, le compagnon, le maître, celui qui donne des enfants et assure le pain quotidien, celui qui soutient. Elle serait peut-être bonne mère, mais jamais elle ne découvrirait dans un coin de la personne de son amant — fût-il celui qu’elle voudrait et non pas Elmer — le petit garçon en pleurs qui se cache en tout homme.

Robert décida qu’il fallait cesser les leçons d’écriture, non qu’il y eût rien de répréhensible dans ses rapports avec Ruth, mais parce qu’il considérait comme une sorte de déloyauté à l’égard de Gillian d’être si bien compris par une autre femme. Il éprouvait exactement ce que dut sentir l’amoureux de la vieille légende quand la Madone au doigt de laquelle il avait, sans y songer, passé l’anneau de sa fiancée, vint doucement se mettre entre eux pendant leur nuit de noce. Mais, si profondément que l’immortelle comprît le désir, ce ne fut pas une consolation pour le jeune marié tout brûlant d’amour pour son épouse si délicieusement mortelle. Il ne sert à rien d’expliquer à un enfant la structure d’une fleur, quand tout ce qu’il demande c’est la fleur elle-même qu’il veut cueillir et porter. Aussi les madones doivent-elles toujours se contenter de ne rien donner ni recevoir, de voir toujours les yeux des hommes se poser sur les roses qui se balancent au-dessus de la haie, et de les consoler quand les épines ont été cruelles.

Robert ne cueillait pas de roses, mais il rêvait à l’une d’elles, et son esprit éprouvait un malaise à l’idée de partager son rêve, ne fût-ce que de cette façon vague et à demi consciente. Et il ne cessait d’admirer qu’un être si maltraité par la nature, si semblable aux créatures muettes et soumises des champs, pût lui donner cet extraordinaire sentiment de repos. Il la considérait longuement d’un regard scrutateur et s’émerveillait. « Ailse aime Robert ». Quelle simplicité dans ces trois mots, et pourtant qu’ils étaient touchants ! Un moment la sincérité de Ruth fit paraître Gillian presque dénuée d’intérêt. À supposer qu’il l’eût d’abord rencontrée, jeune Bohémienne joyeuse et fière, fille du chef de la tribu, lui aurait-il voué l’amour qu’il donnait à Gillian ? Impossible de le dire. Mais à la lumière de cet amour qu’elle avait pour lui, il voyait qu’elle n’était pas laide. Le succès et le bonheur, avec un peu d’aisance, aurait presque pu lui donner une certaine beauté sauvage. Il vida les cendres de sa pipe et se leva pour partir.

— Eh bien, bonsoir Ruth, dit-il. Continuez à vous exercer, je ne pourrai pas revenir de quelque temps.

Ruth lui sourit comme d’habitude, ce fut tout. Pourquoi alors Robert avait-il les yeux pleins de larmes en s’en allant à grands pas souper tout seul au cottage, où son beau-père ne contait plus d’histoires dans une atmosphère de danger, où il avait à faire tout lui-même en l’absence de sa mère. Pouvait-il savoir que, chaque fois qu’il se rendait à une foire ou à une vente, une petite forme mince, en vêtements sombres, venait de l’auberge lui laver ses planchers ? Il écrivait à sa mère qu’il était fier de tenir la maison si propre et qu’il n’avait presque jamais besoin de nettoyer par terre. Elle souriait.

« Je me doute que je trouverai une étable à porcs en rentrant », se disait-elle, ne soupçonnant pas qu’une elfe frottait et astiquait, ayant toujours bien soin d’avoir fini longtemps avant le retour de Robert, afin que tout fût sec. Robert se trouvait bien tranquille à la ferme sans la grosse voix d’Isaïe, mais ses journées étaient bien remplies et il n’avait pas beaucoup de temps pour penser. Et il serait apparemment toujours très occupé, car le maître n’aurait plus jamais la force de mener une existence de fermier et Robert n’avait pas l’intention de l’abandonner. Il espérait seulement qu’Elmer et Gillian ne viendraient pas habiter la ferme, car il ne croyait pas pouvoir supporter des ordres d’Elmer.

« Eh bien, il faut serrer les dents et attendre pour voir ce qui adviendra », se disait-il en menant sa charrue dans les terres mouillées et fumantes, sous les nuages bas et tristes qui couvrent toujours Dysgwlfas dans les mois sombres. Et, pendant que le soc luisant creusait le sol dur, son esprit cheminait au cœur de la lande et marquait sa beauté grave des longs, brillants et fructueux sillons de l’imagination. Il s’enveloppait de la lande et atteignait à une beauté qu’il n’aurait pu acquérir dans une ville. Peu à peu, il composait son poème — âpre, doux et sauvage — et le soir, assis tout seul devant son feu, il goûtait une satisfaction consolante à se fondre dans la beauté de la terre, à apprivoiser, à dompter son charme lointain, à assembler des phrases, et à combiner des rythmes, à mêler mystérieusement son âme aux sombres étendues sous leur toit de nuages gris. La vaste lande, bordée et creusée de ruisseaux, le ciel immense voilé de nuées, ressemblaient à sa personne, grande et pleine de vie, orageuse et passionnée, et pourtant teintée de mélancolie et sur laquelle planait une philosophie.

Et voici la chanson que Robert fit pour Ailse, mais qu’elle ne vit ni n’entendit jamais :

Elle ne ressemble pas à une femme jolie,
elle ne ressemble pas à un petit enfant,
mais elle rappelle une douce soirée
et l’air vaste et paisible.
Elle n’est pas semblable à un astre d’or
mais à un ciel pale où brillent les étoiles,
elle n’est pas mon amour (oh, mon véritable amour !),
mais elle m’a bercé en rêve.