Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 263-271).

CHAPITRE XXII

La Croix-des-Pleurs.


Gillian et Elmer entrèrent dans la grande salle remplie de bruit, et ils dansèrent comme tous les autres, oublieux des lourdes chaussures de campagne et de l’air étouffant, jusqu’à dix heures, moment où pas mal des hommes étaient ivres et quelques-unes des femmes très décoiffées. Or, Gillian avait donné sa parole la plus solennelle d’être rentrée à dix heures. Aussi, quand le carillon argenté lança lentement dix coups, du clocher de l’église dans l’obscurité bleue de la nuit, estima-t-elle qu’il était temps de partir. Ils descendirent donc la rue étroite pavée en galets, où les ombres des pignons et des cheminées d’un côté touchaient les maisons de l’autre.

Dans les ténèbres noires comme de l’encre que faisait un if, Elmer saisit brusquement Gillian et la couvrit de baisers, en la serrant si étroitement qu’il sentait la douceur de sa poitrine qu’il écrasait contre lui. Ce n’étaient pas, à beaucoup près, les premiers baisers passionnés qu’il lui donnait, mais c’était le premier contact intime de leurs corps, et il terrifia et grisa en même temps la jeune fille. Elle ne fut plus alors qu’une cire molle entre ses mains, prisonnière non seulement de l’amour physique que la passion d’Elmer éveillait en elle, mais de sa propre ardeur et d’une curiosité inapaisée et violemment excitée. Avec un élan, qui avait quelque chose à la fois de respectueux et de farouche, il lui mit les deux mains sur les épaules et baissa, jusqu’au dessous des coudes, sa blouse qui était ouverte en rond sur le cou, si bien que sa chair brilla, pâle dans l’obscurité. Puis, luttant et suppliant, il lui baisa les deux épaules, et remit ensuite le corsage en place.

Il la ramena à l’auberge en l’entourant de son bras. Tout le monde dormait, à l’exception de la fille, qui avait été aussi au bal et dont la bougie brillait encore dans une mansarde. Le grand vestibule vide, et toujours sans tapis, était plongé dans les ténèbres. Un vague rayon de lune passant par une fenêtre haute éclairait seul la large courbe de l’escalier de pierre, noble et imposant, qui montait à la galerie, entourée d’une balustrade qui dominait le vestibule et formait le palier. On eût dit une auberge du Moyen âge, sauf qu’alors une cour découverte tenait lieu de vestibule. Sur la table, un seul chandelier et, à côté, un papier portant le numéro de la chambre réservée à Elmer, avec prière de vouloir bien fermer le verrou.

— Le cob a perdu un fer, dit-il alors, j’ai vu que nous ne pourrions rentrer et nous sommes forcés de passer la nuit ici.

Dans l’esprit de Gillian, le goût de l’aventure luttait avec la crainte que lui inspirait son père. Mais l’aventure était immédiate, la colère pour demain…

— Très bien, dit-elle

— Il n’y a qu’une chambre, ma chère.

À la lueur tamisée de la lune, leurs yeux brillants se rencontrèrent. Une ardeur à vivre qui les dépassait coula dans leurs veines et battit dans leurs poitrines. Ils ne pouvaient pas plus se sauver que des esclaves voués au sacrifice sur les autels druidiques. Ils étaient destinés, eux, au sacrifice sur un autel plus ancien que toutes les mythologies, l’autel de celui qui règne dans les bercails et dans les champs, à la ville et au village, au château et dans la cabane, qui est impitoyable et arrogant, à la fois adorable et hideux, qui porte le costume de toutes les croyances et de toutes les sectes, sans appartenir à aucune, qui hait la virginité, qui sera l’objet d’un culte tant qu’il restera au monde des hommes et des femmes, mais dont le culte est aussi mystérieux que la forêt, et dont le nom n’est prononcé par aucun de ses adorateurs, car ce nom est inconnu. La volupté fait partie de son trésor aussi bien que la tendresse, et pourtant, grâce à son immortelle, sa hardie et miraculeuse vitalité, il est pur. Et telle est sa magie que ceux qui ont vécu et aimé sans l’avoir connu, se sentent frustrés, ceux au contraire qui meurent dans ses bras sont heureux comme s’ils habitaient déjà le paradis.

Elmer et Gillian se regardèrent comme dans la forêt se considèrent des cerfs aux yeux clairs, frémissants et pourtant sans amour. Tous leurs nerfs tressaillaient, ils tremblaient, immobiles sous la main du Dieu impitoyable. Et blanche, virginale, se dressait la bougie de la propriétaire. Elle n’était pas allumée et ne devait pas l’être. Tout d’un coup, Elmer saisit le numéro de la chambre, enleva Gillian dans ses bras et monta l’escalier comme s’il avait bu l’élixir de l’éternelle jeunesse. Il n’avait aucun souvenir de la veille, aucune pensée pour demain. Un souffle l’entourait, ardent et doux, affolant, comme l’air piquant du petit matin sur les montagnes, celui qui soulevait les cheveux d’Antoine dans les bras de Cléopâtre, ceux des amants de Thaïs, ceux de Pâris, de Tristan et de tant d’autres depuis longtemps oubliés, au désert ou dans les forêts.

Gillian gisait immobile dans les bras d’Elmer, cils bruns baissés sur des joues rouges, passive et subissant un charme qu’elle était impuissante à briser, possédée d’un désir soudain et torturant. Son cœur battait précipitamment dans le silence, comme fuit une biche poursuivie dans une forêt obscure. Que c’était à Robert qu’elle désirait se donner, elle ne s’en souvenait plus.

Mais pendant cette longue nuit, tandis qu’elle s’abandonnait dans les bras d’Elmer, pâmée et pleurant, en extase et épouvantée, elle apercevait par moments, dans la lueur grisâtre de la fenêtre, les yeux enfoncés de Robert, pleins de colère, la bouche de Robert contractée de fureur. Il était réveillé, elle le savait, réveillé aux Gwlfas et songeant à elle. Il était courroucé parce qu’on l’avait volé. Mais était-il juste qu’il fût fâché de perdre ce qu’il n’avait pas demandé ? À cette pensée, elle était remplie d’amertume. Quand les rayons de lumière commencèrent à se dorer aux fentes des persiennes, quand elle comprit que le matin était venu et qu’elle allait avoir à affronter Robert, elle eut cette impression léthargique qu’éprouvent ceux qui s’éveillent pour une journée de souffrances prévues. Et quand Ralph sortit d’un bref sommeil agité et la prit de nouveau dans ses bras, elle se sentit honteuse, mécontente et pleine de mépris. C’était donc uniquement cela qui se cachait derrière la porte verrouillée que défendaient si soigneusement les matrones ! C’était pour découvrir ce secret qu’elle avait sacrifié sa virginité ! Non, ce n’était pas tout. Il n’y avait pas d’amour là-dedans, c’était une lampe sans flamme. Ah, si c’était Robert qui se fût éveillé à côté d’elle… !

À cette pensée, la honte l’accabla et elle éclata en sanglots. Elmer eut beau baiser ses épaules nues, caresser de ses mains son corps si doux : plus il lui témoignait de tendresse, plus elle pleurait. Avec la connaissance que donne l’éveil des sens, elle savait que c’était Robert qu’elle aimait, qu’elle l’adorait parce qu’il était lui, Robert, et qu’elle préférerait sa colère à tous les présents et à tous les baisers d’Elmer.

Ainsi, pendant que le jour naissait sur la lande aux ombres violettes et éclairait le visage hagard de Robert Rideout, incapable de dormir dans son grenier, Gillian étendue pleurait, comme tant d’autres l’ont fait, parce qu’elle venait de découvrir qu’elle ne s’était pas réveillée à côté de l’homme de son choix.

Elle pensait qu’elle serait maintenant obligée d’épouser Elmer, que Robert ne lui adresserait plus jamais la parole et se marierait sans doute avec une autre.

« S’il fait cela, se disait-elle dans un soudain accès de rage, je la tuerai et moi-même après. »

Comme pour rappeler que l’inévitable banalité de la vie, telle la nourrice de Juliette, ne nous fait jamais grâce, que nous soyons dans le rire ou dans les larmes, on frappa à la porte, et, du dehors, une voix aiguë annonça le petit déjeuner.

On mettait le tapis en bas dans le vestibule et ils entrèrent dans la salle à manger. La foire était terminée, jusqu’à l’année suivante, où on roulerait de nouveau les tapis, où d’autres amoureux iraient danser dans la grande salle de bal, puis se coucheraient dans les antiques chambres. D’autres bougies veilleraient sur eux, ou seraient laissées de côté. Une fois de plus, d’énormes rôtis grésilleraient dans la graisse, on ferait pâtés et tartes, on mettrait en perce des tonneaux de bière de ménage, les moutons passeraient avec un bruit de feuilles dans la poussière ou dans la boue, les marchandages iraient leur train, les achats se feraient. Mais pour le moment, la foire était terminée. Les boutiques avaient rentré leurs marchandises dans l’intérieur, les chevaux de bois étaient emballés dans leur chariot, la tribu de Johnson était partie pour les montagnes, d’où elle ne reviendrait qu’à l’automne ; la petite vieille à lunettes, moitié enjouée et moitié sévère, s’était pour un an retirée dans le mystère, avec sa vaisselle rayée bleu et blanc. Tout était redevenu semblable à ce qu’il était l’avant veille… seule Gillian Lovekin s’était réveillée à côté de celui dont elle ne voulait pas. Mais quelle importance avait Gillian Lovekin dans l’ensemble des choses ?


Vers le Sud, deux hommes roulaient en voiture à travers la lande et à cette question tous deux auraient pu répondre : « Quelle importance à Gillian ? Elle est tout pour moi ! »

Mais en roulant, le visage renfrogné, ils ne disaient pas un mot. Isaïe fouaillait la jument, et la lande pourprée s’avançait vers eux, les collines lointaines montaient au-devant d’eux et les arbres, l’un après l’autre, bondissaient dans leur direction. Le clocher de la Croix-des-Pleurs vint à eux discrètement, mais très vite.

Robert, assis les bras croisés, sans chapeau, car il l’avait oublié, était heureux de cette allure rapide : il avait beau savoir ce qui les attendait, il se félicitait de le trouver le plus tôt possible. Mieux valait connaître le pire. Il était surtout nécessaire de savoir si la chose était arrivée avec ou sans le consentement de Gillian, parce que, en ce dernier cas, il tuerait Elmer et il préférait le faire pendant qu’il était en colère. Il avait horreur de tuer, mais il savait exactement comment il s’y prendrait : il étoufferait le misérable dans ses mains puissantes. Ses cheveux bruns se soulevaient au vent, son front se plissait en dessous et ses yeux étaient las. Il est pénible d’ignorer si on sera pendu ou non, et Robert n’en savait rien.

Aussi était-il distrait quand Isaïe, désignant de son fouet du blé d’hiver, dit : « Beau grain », et il fut profondément satisfait de voir la longue rue se fermer comme un télescope devant le galop résolu de la jument. Ils s’arrêtèrent, avec une glissade de la bête, devant les Armes du bouvier et Isaïe entra.

— Ha ! dit-il, sur le seuil de la salle à manger. Les coupables ne dirent mot, et désignant la porte, il ajouta : Laisse-moi parler seul à Elmer.

Gillian passa dans le vestibule.

— Gillian ! dit tout doucement Robert.

Il était donc là ! C’était cruel. Elle tremblait, aussi blanche que la marche neuve de la porte. Elle resta chancelante contre le mur et ne répondit pas.

— Gillian !

Oh, quelle voix bienveillante ! Oh, cette voix pleine de tendresse et de force ! Elle l’attirait, comme celle du berger les moutons, — comme un roucoulement de pigeon la pigeonne, comme le murmure profond de la mer séduit le marin.

— Gillian !

Elle l’attira, cette voix, à travers le vestibule, lui fit descendre les six marches blanches, marcher sur les pavés, et, s’arrêtant à côté du cabriolet, elle posa sa petite main, comme pour y chercher un appui, sur le flanc palpitant et luisant de la jument.

Robert la regardait, il allait l’obliger à lever les yeux sur lui. Oh, souffrance ! Oh, douleur amère !

Lentement elle leva la tête, les yeux. Il était là, Robert, l’homme qu’elle aimait, les épaules un peu tombantes, la main tranquillement posée sur les rênes, la bouche, pour une fois, dure et sévère, et, de ses yeux profondément enfoncés, regardant, scrutant, perçant à jour son être le plus intime. Un amour rencontrait l’autre, l’amour renié, abandonné, rencontrait l’amour vagabond, désespéré et inondé de larmes.

Il avait tout vu, il était au courant des baisers, des épaules nues, de l’accouplement des corps sans amour,… de la honte.

Avec un cri d’angoisse, elle se couvrit la figure et se retourna pour fuir.

— Non, Gillian, il faut d’abord me répondre.

Elle obéit et s’arrêta.

— Est-ce Elmer qui vous a obligée à rester ?

Il y eut un long silence. Les légers souffles de vent passaient dans les feuilles à demi ouvertes du marronnier qui se dressait dans le jardin de l’auberge. Sur sa plus haute branche, un merle chantait avec langueur. On eût dit qu’il faisait passer toute la vie au creuset de son chant et lui donnait de la douceur. Le bourdonnement des voix leur arrivait par la fenêtre, la jument remuait et soupirait. Dans le lointain, se faisait entendre le roulement des voitures des Bohémiens qui partaient ; le lierre bruissait sur la maison, la terre et l’air semblaient attendre un verdict. Alors, avec la rapide intuition de l’amour, Gillian comprit le dessein de Robert. Si elle affirmait que c’était Elmer qui l’avait forcée à rester, elle prononçait la sentence de mort des deux rivaux. Si elle disait qu’elle avait voulu rester… qu’en résulterait-il ? Simplement que Robert croirait pour toujours qu’elle aimait Elmer et ne lui parlerait, ni ne la regarderait plus : elle serait la femme d’Elmer. Maintenant encore, si elle disait la vérité, elle serait sauvée peut-être. Mais cette expression, cette terrible expression sur le visage de Robert !

Elle leva les yeux sur lui, comme une nymphe de la mer regarderait un marin, son amant, en entendant l’appel du Roi des Néréides, avant de plonger dans la profondeur des eaux. Un seul coup d’œil, et tout fut fini.

— Je suis restée parce que je l’ai bien voulu, Robert, dit-elle, et il ne faudra pas le toucher du doigt.

Puis, avec un sanglot qui l’étranglait, elle s’enfuit dans la maison.