Sylva Clapin, éditeur (p. 63-69).


X


Vendredi, 26 octobre.

En face du Frontenac, et de plain-pied avec le rez-de-chaussée, s’ouvre et commence ce que les Québecquois nomment la « Terrasse », sorte de mail long de quelque cinq cents mètres, établi pour des fins de délassement et d’observation.

Bien que, par ces tièdes journées d’automne, cette promenade continue à être le rendez-vous de prédilection des flâneurs et des oisifs, cela n’approche en rien, me dit-on, pour l’animation et le pittoresque, du spectacle offert par un beau soir d’été, en la saison même où les touristes sont les plus nombreux. À mesure, alors, que tombe le soleil, le flot des nouveaux arrivants grossit sans cesse, alimenté cette fois par tous ceux qui, leur tâche quotidienne finie, désirent respirer l’air du large et s’emplir les yeux du mouvement du port, jusqu’à ce que, au couchant, et quand là-bas, sous le grand kiosque, les cuivres attaquent une marche nouvelle de Sousa, il semble que Québec tout entier ait ici débordé. Dans le brouhaha des conversations éclatent des rires perlés de jeunes femmes, rires d’une sonorité cristalline sur ces hauteurs, tandis qu’en bas la vieille ville du port, s’apaisant dans une rumeur confuse, glisse peu-à-peu au repos de la nuit, et que tout autour, le long du fleuve, et, là-bas, sur les falaises de Lévis, jaillissent un à un les blancs étincellements des feux électriques.

Que de fois, depuis mon arrivée, j’ai fait les cent pas sur cette Terrasse, y trouvant toujours un plaisir plus vif et plus nouveau. Que de ravissements, surtout, à regarder d’ici chaque jour le grand soleil d’or, tombant à l’occident dans une apothéose de féerie, puis disparaissant dans une mer de feu, dont les reflets de braise mourante, aux tons violets et orangés, pointent jusqu’au zénith.

Que de délicieuses soirées, enfin, se prolongeant, parfois assez avant dans la nuit, en vagues songeries envolées, éparpillées avec la cendre d’un dernier cigare. J’aurais aussi, certes, d’autant plus tort de ne pas être fidèle à ce poste d’observation, que je trouverais difficilement ailleurs, je crois, endroit mieux agencé pour y exercer à loisir ma manie psychologique. Non seulement on y coudoie tout Québec, défilant en un kaléidoscope bien vivant, mais c’est le peuple canadien-français même que l’on touche de près, comme si, affluant naturellement vers cette vieille ville, qui est le cerveau du pays, il s’y fût concrétionné en un microcosme compact et bien complet.

Quelle est la dominante, c’est-à-dire la caractéristique de ces Français d’Amérique, en voie peut-être présentement de former un peuple nouveau, et quelles transformations l’éloignement, le temps, l’assujettissement étranger, l’influence de choses extérieures nouvelles, ont-ils pu apporter chez tous ces descendants de Normands, d’Angevins, de Picards, que je vois là s’agiter, passer et repasser sous mes yeux ? Tâche certes attachante, et bien digne d’arrêter l’attention du voyageur.

Pour ne parler, entr’autres, que de l’une de ces causes multiples — l’influence des choses extérieures — on sait à quel point le sol, le climat, et la configuration d’un pays, influent sur la genèse de la nation qui l’habite. Il semble même que ce soient ces grandes lignes géographiques qui, souvent, aident le mieux le touriste à tracer ses premiers portraits de surface, j’entends par là ceux qui résultent des premiers chocs d’arrivée. Et cela est tout-à-fait logique, car, forcément, l’âme humaine s’imprègne à la longue de tout ce qui se dégage de la nature ambiante, et finit par former avec celle-ci une entité homogène et irréductible.

N’est-il pas évident, par exemple, que l’aspect généralement grave et recueilli de la nature canadienne devait bien vite mettre une sourdine à l’antique gaieté normande, venue du doux pays qu’arrose la Seine ? Et n’y aurait-il pas là, par hasard, nouveau motif à invoquer, pour s’expliquer l’air de détachement, d’insouciance, et de passivité, répandu ici sur la plupart des physionomies ?

Au Canada, en effet, rien qui rappelle les zones rieuses où se font les vendanges célèbres. Rien, non plus, des forêts vierges tropicales, aux arcs festonnés et odorants. Partout, au contraire, l’empreinte boréale, où dominent les conifères. Çà et là seulement, à l’automne, l’embrasement des érables ; mais cette variante n’est que momentanée, et bientôt toutes les sombres frondaisons reprennent possession exclusive des paysages.

Partout répandue, aussi, une grande uniformité, cette uniformité des vastes espaces particulière aux plateaux américains. Si l’on en excepte les Laurentides de la région avoisinant Québec, et les caps sourcilleux bordant la trouée noire du Saguenay, c’est à peine si quelques rares cimes arrêtent par ci par là le regard, sur toute l’immense table rase formée par la vallée du St-Laurent. À la canicule, quand les blés mûrissent, c’est, sous le souffle du large, comme une ondulation de flots d’océan roulant sans une brisure jusqu’aux infinis lointains. Le Canadien, il semble, doit recevoir de tout cela, et de sa longue accoutumance avec les horizons illimités, comme un contre-coup de cette placidité calme et rêveuse que l’on remarque, par exemple, chez les marins au long cours.

Pourquoi, enfin, ne pas attribuer, à la rigueur exceptionnelle des hivers canadiens, ce que je pourrais appeler une certaine « force d’inertie » — sorte de puissance à l’état dormant — qui s’annonce ici, chez la plupart, en des fronts aux lignes tenaces et obstinées, des fronts têtus de matelots, pour tout dire ? L’habitude, voyez-vous, de tenir ferme dans les tournoiements de « poudreries », et de se défendre de toutes pièces contre les morsures d’un froid impitoyable, a dû achever pour de bon de mouler âmes et corps dans l’enveloppe de l’homme de mer, l’homme du large toujours vivant entre deux abîmes, toujours prêt à piquer du front dans les ouragans déchaînés, toujours arcbouté à travers flots, vents et tempêtes.

Mais l’entêtement ne constitue pas la volonté, encore moins l’initiative, et c’est le manque presque absolu de ces deux puissants leviers, chez les Canadiens-Français, qui fait qu’ils n’ont pas plus donné jusqu’ici la mesure de ce qu’ils valent réellement. Ce peuple, il semble, aurait dû depuis longtemps s’être jeté, lui aussi, dans le tourbillon de vie de cette bruyante et neuve Amérique ; qui veut et partout enfante des nations débordantes d’ardeur et de vaillance. Et pourtant, j’ai beau écouter et pencher l’oreille, rien ne bruit et ne court, à travers ce pays, de cette idée de France Américaine, que l’on m’avait dit s’être réfugiée et toujours palpiter sur les bords du St-Laurent. Bien plus, on croirait vraiment parfois — mais n’est-ce pas là une monstruosité ? — que ce peuple, bien que né d’hier, penche déjà vers la tombe, et que même il y aspire de toute la force d’une morne et infinie désespérance.

Mais alors, enfin, que devient la légende, cette légende d’irrédentistes canadiens avec laquelle on nous berce, en France, depuis si longtemps, légende accrue, enflée de tout un fracas de grands mots sonnant dans les journaux, emplissant les joues des tribuns ? Que devient surtout la fameuse devise Gesta Dei per Francos, tonnant du haut des chaires des cathédrales, et secouant toute cette population de coups de clairons tapageurs et guerriers ? Serait-ce vraiment — comme me l’a laissé pressentir mon ami de Trois-Rivières — que de ce sol du nord sourdraient partout de nouveaux Tartarins, gonflés de vent et de jactance, toujours partant en guerre et n’abattant que des ânes, et ne faut-il voir en tout cela qu’une énorme Tarasconade, n’attendant plus qu’un autre Daudet pour atteindre l’immortalité ?