Sylva Clapin, éditeur (p. 51-54).


VIII


Samedi, 20 octobre.

Québec, qui prend depuis peu des allures fashionables de ville d’été — où, en juillet et août, l’on afflue des États-Unis — vient de se donner, comme ses sœurs d’hiver de la Floride, le luxe d’un grand hôtel genre historique. Comme à l’« Alcazar » et au « Ponce de Léon », de St-Augustin, l’on a aussi voulu serrer le plus près possible la « couleur locale », et c’est à une résurrection du vieux Château St-Louis, ancienne résidence des Gouverneurs français du Canada, que l’on a convié le public voyageur. La même exagération de luxe, aussi, que là-bas, le même souci du confortable poussé jusqu’à l’outrance, mais dans une note plus discrète, sentant moins son parvenu, et avec ce quelque chose de compassé, de pondéré, qui dit ici que l’on est plus immédiatement sous la dépendance de Londres et des Anglais.

L’hôtel se nomme le « Frontenac », et ce nom aux syllabes belliqueuses, évocation de l’une des figures les plus énergiques de l’histoire de la Nouvelle-France, sied bien vraiment à cet édifice superbe, perché sur un roc abrupt d’une centaine de mètres, et dont les motifs d’architecture en créneaux et mâchicoulis semblent tout naturels, dans ce vieux Québec si souvent assiégé, et gardant quand même, en dépit de quelques « modernités », une physionomie frondeuse, batailleuse, et guerrière.

Des fenêtres de ma chambre du Frontenac, toutes grandes ouvertes par ce radieux matin, je me grise à plaisir d’un panorama qui restera pour moi, je crois, inoubliable. Nous sommes si haut que le regard plonge à pic, tout en bas, dans les cheminées fumantes de la basse-ville attenant au port, tout un tassement de vieilles pierres, aux tons doux et effacés, et dont la ligne va s’allongeant, s’étirant, jusqu’au môle de la Douane. Et toute cette vétusté, je le répète, est douce et reposante, car l’œil se fatigue à la longue du toujours neuf, du toujours fraîchement peint et décoré de la plupart des villes d’Amérique.

Là-bas le St-Laurent, dont je puis enfin apprécier, de cette hauteur, l’infinie majesté, pas du tout surfaite, réellement, par les racontars de touristes. Les flots, activés en ce moment par le reflux, descendent devant la ville en une lourde nappe verdâtre, — d’une lourdeur d’eau de mer puissante et irrésistible — puis s’épandant brusquement, à l’extrême pointe, en une Méditerranée toute bleue, encaissée entre l’île d’Orléans et la masse sombre des Monts Laurentiens, commencent ensuite pour de bon leur course vers l’Océan, reculant, élargissant sans cesse leurs rives, que dis-je ! flots d’Océan eux-mêmes, puisque l’habitant du pays, impressionné par les proportions extraordinaires de son fleuve-roi, l’appelle tout simplement « la mer ».

Le paquebot, portant la malle d’Europe, vient d’être signalé, et soudain un coup de canon parti de la citadelle — sur un escaladement de rochers, plus haut, toujours plus haut — a confirmé la nouvelle. Les ferries, faisant le service avec Lévis, sur l’autre rive, passent et repassent dans un mouvement continuel de navette, laissant derrière eux de longs sillons argentés. Puis d’autres vapeurs encore, des bricks, des goélettes. Au loin, deux lourds voiliers paressent sur leurs ancres, baignant dans le bleu du ciel et de l’eau. Et l’air est si pur, si clair, je dirais presque si vibrant, que tout cela — les bateaux, les maisons, les flots, les montagnes, les arbres — semble avoir été mis là dans quelque décor théâtral, fraîchement découpé pour le plaisir des yeux. Oh ! cet air, cette lumière, qui se glisse en moi, jusqu’au plus loin de mes veines, qui double toutes mes énergies, toutes mes sensations, qui me fait aspirer béatiquement la vie par toutes les pores ! Comment dire ce que j’éprouve, et comme alors on comprend l’impuissance des mots ! Aussi profondément que j’aille dans mes souvenirs, il n’y a que certains jours de fin d’hiver à Palerme, en Sicile, qui m’aient déjà donné le même enivrement, le même soulèvement de tout mon être. Et encore !…