Sylva Clapin, éditeur (p. 16-19).


III


Lundi, 15 octobre.

Montréal se déroule aux pieds du Mont Royal — d’où le nom de la ville — montagne de peu d’élévation, mais fort bien boisée, très pittoresque, et du sommet de laquelle on obtient une vue superbe sur tout le pays d’alentour.

Je viens de faire cette ascension, et c’est de la grande terrasse, qui forme l’extrémité de la route carrossable, que j’écris ces lignes.

L’admirable spectacle ! Dans un ciel d’une pureté idéale, absolument inconnue à nos climats brumeux du nord de l’Europe, le soleil vient de marquer le zénith, et, tout autour de moi, les choses vibrent et palpitent dans l’embrasement du midi. Là-bas le St-Laurent, le beau fleuve géant, semble une énorme coulée de lave, où crépitent des écailles de feu. À mes pieds, l’océan des toits de la ville, avec les dômes et les clochers étincelants de ses nombreuses églises. Puis, partout, l’orgie des couleurs automnales : les feuilles mourantes se revêtant d’or pâle, de jaune orange, de rouge vineux, ou encore de l’éclatant rouge-pourpre particulier aux érables.

De l’autre côté du fleuve la campagne infinie plonge dans les lointains, masquée d’un côté à l’horizon par de petites montagnes, dont les tons violâtres se détachent avec une netteté de joujoux dans l’air pur et vif. Plus en face, et très au loin, se dessinent les premiers contreforts du Vermont et les premiers vallonnements descendant jusqu’au Lac Champlain. Et toujours, et partout, derrière tout cela, l’œil devine les immensités qui sont le propre de ce continent américain.

Que de délices, que nous ne connaîtrons jamais, ne devaient-ils pas éprouver jadis, tous ces découvreurs doublés d’aventuriers, qui partant autrefois de ce même Montréal que j’ai là en ce moment sous les yeux, se lançaient hardiment à la trouvaille de cet inconnu. Qui dira les enivrements de cette vie d’émotions et de dangers, où chaque jour les cœurs et les âmes s’agrandissaient, s’épandaient davantage, devant le déroulement, à l’infini, de ces paysages toujours neufs, toujours vierges, toujours superbes. On m’a déjà dit qu’un de mes ancêtres avait été, dans le temps, l’un de ces coureurs-des-bois. Cela doit être, car comme celui-là, et obéissant à un reste d’atavisme que je sens palpiter en moi, je voudrais fuir, moi aussi, ce terre-à-terre où je m’étiole, et me perdre, me fondre, dans ces lointains bleutés qui me semblent être les portiques d’un autre monde.

Oui, de quelle plume raconter tous ces enivrements, dont des demi-dieux, seuls, eussent été dignes. Mais, que dis-je, n’étaient-ils pas aussi quelque peu demi-dieux, tous ces preux de l’âge héroïque du Canada, que la divine nature saisissait ainsi par tous ses ensorcellements magiques, qu’elle faisait siens, qu’elle s’incorporait pour ainsi dire, qu’elle rendait chaque jour meilleurs et plus grands. Oh ! meilleurs, surtout. Chaque matin d’alors, quand ces voyageurs reprenaient la marche en avant, avec quelle allégresse attendrie ne devaient-ils pas remercier l’Éternel de leur avoir fait la vie si belle, si vibrante, et avec quels flots d’effusion ne devait-elle pas monter à leurs lèvres, la prière si connue : « Notre Père qui êtes aux cieux… » Même, la maladie leur était épargnée. Quand ils mouraient, ce n’était pas comme nous, pauvres « civilisés », qui nous consumons, nous décharnons peu-à-peu, objets de commisération, sinon de répugnance pour nos proches. Non, quand ceux-là mouraient, c’était comme les élus du Ciel, c’est-à-dire surpris en pleine vie, en pleine vaillance. La balle ou le javelot d’un ennemi les terrassait, et ils tombaient alors de leur long, s’identifiant seulement davantage avec la terre nourricière, la bonne terre chaude qui peu-à-peu, à petites gorgées, leur buvait tout leur sang, et dans laquelle tout leur être de chair et d’os se dissolvait, se fondait, pour devenir une chose impondérable, impalpable, passée dans l’âme des fleurs, des plantes et des bois.