Senancour, à propos d’un livre récent

Senancour, à propos d’un livre récent
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 109-134).
SENANCOUR
A PROPOS D’UN LIVRE RÉCENT[1]

C’est une étrange destinée littéraire, que celle de Senancour, et je ne sais si l’on en trouverait une qui lui fût comparable. D’autres écrivains ont été surfaits en leur temps ; mais, peu à peu, leur gloire frelatée s’est comme dissoute, et ils sont retombés, pour y demeurer à jamais, au troisième ou au quatrième rang. D’autres, au contraire, ont été contestés ou méconnus de leurs contemporains ; mais leur mérite enfin s’est imposé, et la postérité plus impartiale leur voue d’un accord unanime l’admiration à laquelle ils ont droit. Senancour, lui, semble n’avoir jamais pu trouver sa place définitive : tour à tour il plonge dans l’obscurité, puis il en émerge pour y disparaître encore, et le jugement, sur son compte, hésite. Pendant plus de trente années, avec une obstination à chaque fois découragée et pourtant infatigable, il s’est efforcé d’atteindre, sinon le grand public, au moins une élite pensante, à laquelle il se flattait d’offrir de précieuses révélations. Ardent à répandre la vérité, il a tenté toutes les voies : il s’est fait philosophe, moraliste, romancier, auteur dramatique, critique littéraire, journaliste, pamphlétaire ; à chaque édition de ses principaux ouvrages, il les a bouleversés, refondus, récrits, de manière à en faire véritablement une œuvre toute nouvelle ; sous vingt formes différentes il a donné des fragmens variés d’un grand ouvrage longtemps médité, qui devait changer la face du monde en expliquant à l’homme sa vraie nature, son vrai but et sa vraie loi. Et pour prix de tant d’efforts, il n’a recueilli que la raillerie ou, pis encore, l’indifférence générale. Mais, au même moment, et à son insu même, quelques admirateurs enthousiastes le prenaient comme guide et comme maître, se nourrissaient de sa pensée, formaient autour de lui une espèce de petite église, ardente et secrète. Puis, un jour, tout d’un coup, la gloire paraît s’abattre sur lui. Les deux articles de Sainte-Beuve dans la Revue de Paris et dans le National le tirent en pleine lumière ; on réédite Obermann ; George Sand écrit, — et publie d’abord dans ce recueil[2] même, — une préface émue pour son livre ; les romantiques semblent reconnaître en lui un précurseur, ils en font presque un rival, peut-être même un devancier de Chateaubriand ; Senancour peut se croire enfin célèbre et il peut espérer que ses idées vont se répandre à travers le monde, atteindre la foule même. Décevante illusion ! Quelques années à peine s’écoulent, et voici que Senancour est de nouveau retombé dans l’ombre ; il meurt oublié de tous ; les pieux efforts d’une fille dévouée ne parviennent à maintenir ni son œuvre ni son nom ; elle ne peut même pas aboutir à cette réédition qu’il rêvait de quelques-uns de ses livres les plus chers. Mais, chose étrange, plus de soixante ans après sa mort, il renaît. La même petite église de disciples enthousiastes cultive avec la même dévotion sa mémoire : il y a une famille de « Senancouriens. » Levallois d’abord, puis Alvar Tornüdd, Raymond Bouyer, puis Edmond Pilon, Joachim Merlant, Christian Maréchal enfin lui ont consacré des études ou des livres et même de gros livres ; la Revue bleue a publié sa biographie rédigée par Virginie de Senancour ; la Société des Textes modernes prépare des rééditions critiques des Rêveries et d’Ohermann... Assurément, Senancour ne redevient pas à la mode ; il semble pourtant qu’il redevienne un peu d’actualité. Le moment est peut-être favorable, — avant qu’il ne retombe une seconde fois dans la demi-obscurité qui semble faite pour lui, — de chercher à résoudre l’énigme de sa destinée, de se demander comment s’expliquent ce culte fidèle de quelques-uns et cette indifférence de la foule, de voir enfin si cette fortune contradictoire ne vient pas de ce qu’il y aurait aussi de contradictoire dans sa vie, dans sa pensée et dans son œuvre.


I

Aucune vie ne semblait devoir être plus facile et plus heureuse que celle d’Etienne de Senancour, fils de Claude Pivert de Senancour, Contrôleur alternatif des rentes de l’Hôtel de Ville et Conseiller du Roi. « Fils unique, nous dit sa fille, et seul héritier de plusieurs parens plus ou moins bien partagés de la fortune, il avait en perspective près de cent mille livres de rente. » Ce sont des choses dont un enfant a bien vite pris conscience. Le luxe, ou du moins la très large aisance qu’il remarque autour de lui, les comparaisons continuelles qu’il peut faire de sa famille avec les familles moins fortunées, les conversations qu’il entend ou auxquelles il prend part sur ses « espérances » futures, tout cela s’imprime bientôt dans son esprit ; et la vie facile, sans privations, sans efforts, sans travail même, lui paraît un droit, lui devient un besoin véritable. C’est ainsi, assurément, que l’on peut expliquer les allures aristocratiques que prend volontiers Senancour, ses dédains et ses aspirations. Rien n’égale le mépris profond qu’il éprouve pour les hommes qui vivent dans la gêne et s’y résignent, « se font la barbe devant un miroir cassé » et mangent « du bouilli réchauffé » sur « une table sans nappe ; » « leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans honte, ressemble plus, selon lui, à la sale abnégation d’un moine mendiant, à la grossière pénitence d’un fakir, qu’à la fermeté, qu’à l’indifférence philosophique ; » et la « sagesse » de Rousseau lui-même semble à Senancour « déshonorée, » privée de « l’autorité nécessaire pour faire quelque bien, » par cela seul que le philosophe vit « en linge sale, logé dans un grenier et... copiant je ne sais quoi pour vivre. » Rien n’égale au contraire l’ardente conviction avec laquelle il s’écrie : « C’est une douce chose que l’aisance : on peut tout arranger, suivre les convenances, choisir et régler... Il n’y a point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à la sécurité. »

Or, ce n’est pas seulement le « surabondant, » c’est le suffisant même qui lui a manqué toujours ; et cette gêne, dont il avait à la fois l’horreur et la honte, a pesé sur sa vie tout entière. Quand il s’était réfugié en Suisse, de l’aveu de sa mère, pour échapper au séminaire où son père voulait le contraindre ; quand, un peu par inclination, beaucoup plus encore par pitié et par faiblesse, il y avait contracté un mariage irréfléchi, il se croyait bien sûr de l’avenir. Il savait qu’il serait pardonné, et rien dès lors ne devait plus l’empêcher de mener la vie facile et large qui lui était habituelle et nécessaire. Il avait compté sans la Révolution : considéré comme émigré, dépouillé de tous ses biens, sans cesse en danger d’être arrêté quand il voulait rentrer en France, il vit se dissiper toute sa fortune, il vécut éloigné par force du dernier parent qui lui restât et, finalement, il en fut déshérité. Il lui fallut dès lors gagner son pain avec sa plume : sous la Restauration, il écrivit dans les journaux, lui qui méditait de grands ouvrages philosophiques ; il dut tirer profit de ses livres, lui qui regardait la littérature comme un sacerdoce, et non comme un métier ; il rédigea des plaidoyers et des ouvrages de jurisprudence, lui qui avait toute procédure en haine, et qui d’ailleurs n’y comprenait rien ; il fut réduit à accepter sous Louis-Philippe une pension comme une aumône : encore s’empressa-t-on de la rogner l’année d’après ; il émigra de Marseille à Nîmes, de Nîmes dans une vallée des Cévennes, de cette vallée à Paris, toujours poursuivi par la même détresse, toujours incertain du lendemain. On ne saurait, je crois, exagérer la torture que fut pour lui cette gêne constante, ni le découragement dont elle le paralysa, ni les obstacles qu’elle opposa à son activité littéraire. Cent fois, il s’en est plaint avec amertume. « Passer dans l’incertitude les années de sa jeunesse et consumer celles de la force dans une contrainte inévitable ; faute de succès, renoncer à la simplicité qu’on voudrait toujours, se charger de travaux inutiles, s’attacher à des soins aggravés par le dégoût, et se hâter péniblement vers un but qu’on ne désire pas ; se sacrifier pour des proches qu’on ne rend pas heureux, ou s’abstenir attentivement de se lier avec des personnes qu’on eût beaucoup aimées ; être inquiet auprès de ses connaissances et froid avec ses amis ; chaque jour, parler, agir sans naturel, sans grâce, sans liberté ; constamment sincère, éviter la franchise ; avec une âme vraie et des sentimens élevés, ne montrer ni noblesse ni énergie, taire à jamais ses meilleurs desseins et n’accomplir les autres que très imparfaitement : cela s’appelle n’avoir pu conserver une partie de sa fortune. »

On comprend maintenant pourquoi Senancour, lorsqu’il énumère les conditions du bonheur humain, y place toujours l’aisance. Il avait les mêmes raisons pour y placer aussi la santé, car il en a été privé non moins cruellement. Lorsqu’il était encore tout enfant, « à sept ans, dit Sainte-Beuve, qui tenait ces détails de M. de Boisjolin, leur commun ami, il savait la géographie et les voyages d’une manière qui surprit beaucoup le bon et savant Mentelle. Il s’inquiétait déjà de la jeunesse des îles heureuses, des îles faciles de la Pacifique, d’Otaïti, de Tinian. » C’est la première origine d’un projet grandiose que conçut peu à peu Senancour et qu’il emporta tout formé dans sa tête, lors de son départ pour la Suisse. Nourri des spéculations politiques auxquelles se sont voués avec Rousseau et à sa suite tant de « philosophes » du XVIIIe siècle, il rêvait de passer enfin de la théorie pure aux actes. Il semble, d’après des allusions nombreuses semées dans ses écrits, qu’il méditait « de tenter chez les tribus encore un peu primitives une œuvre analogue à celle de Lycurgue, l’organisation d’une société dégagée de ces liens si compliqués qui rendent parmi nous le bonheur, même le repos de l’esprit, décidément impossible. » Il se flattait de trouver, « dans l’intérieur de l’Afrique, » des « contrées vastes, inconnues, » au milieu desquelles il élirait une « contrée circonscrite et isolée » que, par une heureuse législation, il « ramènerait à des mœurs primordiales. »

Mais, pour réaliser ces « velléités africaines, » ce n’était pas assez d’en « mûrir le dessein » et d’achever « les études qui en prépareraient l’exécution, » il fallait encore être robuste et sain. Or une imprudente excursion au Saint-Bernard, dans laquelle, perdu au milieu des ténèbres, emporté par un torrent glacial, il faillit laisser la vie, lui ravit le libre usage de ses membres : sur ses pieds « sans souplesse, » sa marche était mal assurée ; ses bras aussi faibles que ceux d’un enfant étaient incapables du moindre effort. Son aventureuse expédition lui devenait dès lors impossible. Il y renonça, non sans regrets et, bien des années après encore, il n’en était pas consolé : « Sans cette faiblesse des membres, mon mariage n’eût pas eu lieu. J’eusse été, je suppose, en Egypte, et là, à moins que je n’eusse été intime avec le général en chef, je me fusse jeté parmi les Arabes, dans le Saïd. » Encore un rêve écroulé ; encore un obstacle invincible opposé par les circonstances à ses aspirations les plus chères.

Du moins, puisqu’il ne pouvait courir ces glorieuses aventures et montrer aux hommes par une expérience irréfutable la route du vrai bonheur, il espérait bien leur être utile encore par ses méditations. Une fois marié, réfugié avec sa femme dans une étroite vallée des Alpes, loin du bruit des villes, loin des civilisations factices, dans le calme d’une solitude favorable à la pensée, il achèverait d’analyser la nature humaine, il en déduirait l’organisation sociale qui répond à ses besoins, il formulerait les lois dont les prescriptions strictement observées la rendraient heureuse : « Un livre manque à la terre… Un seul volume contiendrait les principes et les résultats, tout ce qu’il faut aux sociétés humaines. » Cette Bible de l’avenir serait sa tâche et les résultats qu’une pareille révélation ne manquerait point de produire seraient assez beaux, assez grands, assez bienfaisans, pour le consoler de n’avoir pu expérimenter par lui-même « ce que peut à la tête des États un homme libre de tout intérêt particulier. »

Pour être moins romanesque que son projet primitif, le nouveau dessein auquel Senancour rabattait ses-ambitions, n’était guère moins difficile à remplir. Il aurait fallu qu’il trouvât autour de lui la plus confiante, la plus constante, la plus courageuse assistance. Il n’en fut rien. À l’idée d’aller s’ensevelir dans les Alpes, Mme de Senancour, — qui pourtant avait « surtout plu » à son mari par ses « goûts sauvages, » — se trouva saisie d’un invincible effroi. Elle refusa tout net de mener la vie qu’il avait rêvée, renversant ainsi tous ses projets. Obligé de revenir avec elle à Fribourg, d’y reprendre les habitudes de petite ville qui lui étaient odieuses, Senancour ne pouvait plus songer à consacrer exclusivement sa vie à la méditation. Encore si sa femme avait essayé de lui rendre plus léger le poids de ses regrets ! Tout au contraire : lui qui, à maintes reprises, a soutenu que le sage devait éviter de se créer une famille, car « avoir une famille, c’est donner un otage à la fortune, » il apprit par expérience que les soucis matériels de l’entretien d’un ménage ne sont pas les pires suites d’une union imprudente. Aigrie par la gêne, choquée par certaines théories de son mari et surtout peut-être par son irréligion apparente, naturellement sérieuse jusqu’à la tristesse, bientôt « taciturne, brusque, impérieuse, austère, » elle rendit « toute sa maison malheureuse. » De là naquirent des « dissensions conjugales » dont Mme de Senancour, plus tard, parlait encore avec amertume et que Senancour lui-même a bien des fois rappelées : « Quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert, mais dans celle de l’isolement ;… quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n’ont point de condescendance, n’ont point d’union, qu’ils ne veulent pas aimer les mêmes choses, qu’ils ne savent pas se soumettre aux mêmes misères et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des douleurs... ; quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence qui glace, — nature universelle ! tu l’as fait ainsi pour que la vertu fût grande et que le cœur de l’homme devînt meilleur encore et plus résigné sous le poids qui l’écrase ! « Certes, il souffrit de ce désaccord irrémédiable des caractères ; mais sa pire souffrance assurément lui vint de ce qu’en ces querelles le calme nécessaire à sa méditation lui faisait défaut, qu’il n’était ni compris ni encouragé dans un travail auquel il attachait tant d’importance et pour lui-même et pour le bonheur de tous les humains.

L’œuvre à laquelle Senancour avait voué son existence lui paraissait d’un trop grand prix pour qu’il n’y persistât point, malgré tous les obstacles. Il écrivit. Et ce devint pour lui l’occasion de nouveaux déboires. D’abord il renonçait, au moins provisoirement, à son grand ouvrage. Au lieu d’un écrit d’ensemble, complet, définitif, qui par là même eût été adressé à tous les hommes, compris de tous, convaincant pour tous, mais qui eût exigé l’application de toute une vie paisible et sûre, il se résignait à ne publier que des livres fragmentaires, hâtifs, dont une élite de penseurs pourrait seule saisir le sens un peu obscur, et qui feraient entrevoir à une trop faible minorité les grands principes découverts et leurs conséquences bienfaisantes. Et puis cette élite même à laquelle il s’adressait ne parut pas le comprendre. Il eut bien au début quelques faveurs inespérées du sort ; mais il semble que c’était seulement pour lui rendre la désillusion plus dure. Si un ami s’enthousiasma pour les Rêveries et commença à le publier par cahiers successifs, la première livraison n’eut aucun succès et resta unique ; si, plus tard, en pleine Terreur, retenu de force à Paris, menacé de la prison comme ayant tenté d’émigrer, isolé, sans ressources, il fut subitement introduit dans la maison d’un riche protecteur qui lui imprima en entier son volume des Rêveries, un nouveau contre-temps lui survint : tout son ouvrage, vendu avec l’imprimerie, resta enfoui dans les magasins, n’en put sortir que quelques années plus tard... et passa totalement inaperçu. Senancour, pourtant, ne se découragea point encore. Il était forcé d’abandonner « pour un temps l’exécution entière de l’ouvrage le plus important et le plus nécessaire, » l’échec des Rêveries ne l’excitait guère à reprendre ce vaste travail ; du moins, il pouvait lui préparer et se préparer les voies en se faisant connaître du grand public, afin que sa réputation recommandât à l’avance son œuvre essentielle. « L’opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent être ni méprisées, ni même négligées, puisqu’elles sont un des grands moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus importantes… Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours précédés par un bon livre d’un genre agréable qui fût bien répandu, bien lu, bien goûté. Celui qui a un nom parle avec plus de confiance ; il fait plus et mieux parce qu’il espère ne pas faire en vain… » Cet ouvrage « d’un genre agréable, » ce fut Obermann ; et Obermann ne fut ni « répandu, » ni « lu, » ni « goûté, » si ce n’est de quelques admirateurs épars et secrets. Le livre venait à un mauvais moment : l’éclatant succès de Chateaubriand éblouissait trop les regards pour qu’ils s’arrêtassent sur Senancour, et c’est ce qu’il n’a jamais pu pardonner à son heureux rival. Que se passa-t-il alors ? On ne peut que le deviner à quelques allusions amères de l’auteur désabusé. Il semble qu’il ait entrevu, qu’il ait espéré un appui possible, celui de Lucien Bonaparte peut-être, et qu’au dernier moment ce secours lui ait encore fait défaut. Du moins, rappelant encore le grand ouvrage qu’il avait projeté, il ajoutait d’un ton un peu aigri : « Je ne le fais point. Les hommes qui auraient pu vouloir que je le fisse n’y ont pas songé ; les événemens laissés à leur cours naturel ne le permettent pas encore. L’indépendance ne suffit point. » Il parlait ainsi en tête de l’Amour, autre ouvrage fragmentaire, autre ouvrage « d’utilité secrète et individuelle, » auquel il se résignait par force. l’Amour eut tout juste le genre de succès qui pouvait être plus pénible à Senancour que l’échec complet : un succès de scandale. On ne comprit point sa pensée toujours sérieuse, on rit de la gaucherie avec laquelle elle s’exprimait parfois, on s’indigna des audaces auxquelles elle s’abandonnait candidement. En vain Senancour réédita-t-il, en les remaniant à chaque fois de fond en comble, et les Rêveries et l’Amour ; en vain publia-t-il ses Libres Méditations ; en vain dans des travaux de librairie essaya-t-il de vulgariser ses idées ; en vain s’attaqua-t-il âprement au Génie du Christianisme, dont le triomphe l’offusquait, dont les raisonnemens choquaient sa logique d’idéologue ; en vain eut-il même l’idée bizarre d’écrire une comédie ; on l’ignora, — à moins qu’on ne le poursuivît en police correctionnelle pour outrage à la religion. On l’ignora, jusqu’au jour où Sainte-Beuve vint, peut-on dire, le ressusciter. Alors il crut enfin la partie gagnée. Il se trompait encore. Il se proposa d’abord de « reprendre toutes ces ébauches séparées (Obermann, Rêveries, Libres Méditations)… d’en rapprocher plusieurs parties avec un soin sévère et d’en composer un volume, un seul, » image ou esquisse de celui qu’il avait trop ambitieuse, ment rêvé. Il se sentit trop vieux et trop las. Il voulut alors faire du moins une édition générale, en six volumes, de ce qu’il avait écrit de mieux. Il ne le put pas davantage. Quand il remania Obermann, Sainte-Beuve poussa les hauts cris, parla de profanation et le contraignit à renoncer aux corrections qu’il méditait. Le manuscrit de ses Libres Méditations, transformées, fut confié à un jeune Allemand qui ne le lui rendit jamais. Là-dessus survinrent la vieillesse, les infirmités croissantes, l’affaiblissement même de son esprit ; et c’est ainsi qu’il mourut, toujours plus déçu et toujours plus triste.

Que dire maintenant des amertumes non moins cruelles qu’il subit dans sa vie sentimentale ? Là aussi il y eut contradiction absolue entre ses aspirations ou ses instincts et la réalité. Enfant rêveur et timide, qui aurait dû être encouragé à ouvrir son âme à la joie et à l’espérance, il fut au contraire déprimé par la « prudence étroite et pusillanime » de parens timorés ; il fut ennuyé, écrasé par les pratiques multipliées d’une dévotion étroite et austère ; il passa « ses premiers ans » dans de « longs ennuis » qui lui ravirent à jamais « le pouvoir d’être jeune. » Enfant sensible et farouche à la fois, il vit son père et sa mère, tous deux pieux, vertueux, « tous deux la bonté même, » malheureux l’un par l’autre et incapables de s’attirer son affection : l’une, trop indulgente, le gâtait à l’excès, mais il lui savait mauvais gré de l’espèce d’injustice qu’il lui voyait commettre en refusant à son père les « attentions affectueuses ; » l’autre, froid et d’allure sévère, le tenait à distance ; et Senancour, incapable, à son âge, de comprendre l’amour qui se cachait sous ses apparences rigides, ne put jamais se résoudre à le tutoyer, quoiqu’il en eût reçu l’ordre. C’est plus tard seulement qu’ayant mieux pénétré leur caractère et la cause de leur mésintelligence, — ils se faisaient tous deux scrupule d’avoir désobéi à leur vocation religieuse, — il regretta sa froideur envers eux ; mais il était trop tard. Jeune homme, passionné en dépit de lui-même, qui avait sans illusions contracté un mariage sans amour, il avait besoin d’amour. Une tendresse, dont pendant longtemps il n’eut pas conscience, s’empara de son âme ; et celle qu’il aima n’était point libre, et c’était la femme d’un ami. D’autres s’étaient déjà aperçus de sa passion, qu’il l’ignorait encore et refusait même d’en croire leurs reproches. Mais subitement « il put lire clairement dans son cœur. En le recevant un jour, elle prononça son nom avec un accent tel qu’il en fut assez impressionné pour chercher un appui sur la rampe de l’escalier. » Et ce jour-là, obligé par ses principes de rompre une amitié si chère, mais si dangereuse, il dut réprimer en lui ses sentimens les plus profonds : drame intime et discret dont il ne se consola guère et que nous trouvons douloureusement rappelé en quelques pages d’Obermann. Encore s’il avait trouvé quelques compensations dans la gloire ! C’était là son rêve ; et la sympathie de ses lecteurs eût satisfait, ou du moins trompé le besoin d’affection qu’on sent persister en lui. Cela même, il ne l’eut point. Sur le bord de la tombe, il se demandait avec une mélancolique incertitude : « Aurai-je un jour à moi, ou dois-je finir comme j’ai vécu jusqu’à présent, comprimé, ignoré de ceux qui m’ont vu le plus souvent, et ne sachant qu’imparfaitement moi-même ce que j’eusse été ? » Les faits ont répondu : celui qui avait tant de fois pris le masque de « solitaire » mourut en effet dans la solitude et presque dans l’oubli.

Telle fut sa vie : toujours traversée par mille obstacles, toujours assombrie par mille causes de chagrin, toujours aigrie par le contraste absolu de l’existence qui lui eût été nécessaire et de l’existence que les circonstances lui imposaient. « Pour être satisfait, dit-il, il faut quatre biens : beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune et un peu de ce bonheur qui consiste à avoir le sort avec soi. » Trois au moins de ces biens lui ont assurément fait défaut. Encore n’a-t-il guère su conserver le seul qui dépendît de lui en quelque mesure : avec une obstination maladive et malsaine, il a nourri sa tristesse, il a cultivé en lui le désenchantement, et son caractère même a conspiré avec la malice du sort. Comment s’étonner dès lors que dans une vie aussi privée de sérénité, aussi dépourvue de loisir, il ait produit une œuvre incomplète ? Fragmentaire, morcelée, sans cesse reprise et sans cesse abandonnée, elle laisse au lecteur cette impression qu’elle n’a été ni conçue dans la paix, ni mûrie dans l’indépendance matérielle et morale, ni amenée jusqu’à cette unité harmonieuse nécessaire aux ouvrages de l’esprit pour qu’ils s’imposent à la postérité.


II

L’explication pourtant demeure insuffisante. Sans rien atténuer des multiples obstacles auxquels se heurta Senancour, sans oublier aucune des désillusions successives qui s’opposèrent à ses desseins, sans nier enfin que toutes choses semblent s’être conjurées pour entraver, ralentir, arrêter parfois son travail, on ne peut s’empêcher de songer à d’autres qui ont triomphé de difficultés semblables. Y eut-il une vie plus errante que celle de Jean-Jacques ? Ne fut-il pas lui aussi bien des fois incertain du lendemain ? Ne souffrit-il point de maladies physiques et morales ? Trouva-t-il en sa Thérèse l’appui qu’il eût été en droit d’attendre d’une femme mieux choisie ? Réelles ou imaginaires, les persécutions auxquelles il fut ou se crut exposé ne lui ravirent-elles pas à chaque instant le calme et le loisir ? Son œuvre est là, néanmoins. On la discute assurément ; mais, éloges ou critiques, c’est bien sur la même interprétation qu’on les fonde : on sait ce qu’il a prétendu faire et l’on connaît sa doctrine. D’autres œuvres sont aussi fragmentaires que celle de Senancour, plus fragmentaires même : les Pensées de Pascal, par exemple, ne sont à vrai dire qu’un recueil de matériaux, les uns tout bruts encore, les autres inégalement dégrossis ; pourtant l’admiration, devant elles, n’hésite point. Senancour, lui, a vécu assez longtemps pour imprimer, pour remanier même et à plusieurs reprises quatre ou cinq ouvrages philosophiques. Chacun d’eux n’est qu’une esquisse, ou une préparation ou un chapitre de la grande œuvre qu’il rêvait : soit ; mais enfin, s’’il les a jugés dignes d’être publiés, c’est donc qu’il les croyait de nature à donner au moins une idée de son système. A l’impression trouble, quasi contradictoire, qu’ils nous font, il doit y avoir une cause, et une cause plus profonde que les contrastes de son existence.

Ne serait-ce point que dans sa pensée même il y eut contradiction ? Ne serait-ce point qu’entre son intelligence et son instinct, qu’entre son esprit et sa sensibilité ou son imagination, il y eut une lutte intime qu’il n’a point su terminer, une lutte dont les alternatives sans conclusion se sont traduites, tour à tour ou même à la fois, dans son œuvre ?

Si, tout enfant, Senancour édifia les témoins par la pieuse contenance qu’il conservait à l’église ; si, dans ses jeux, il prenait plaisir à construire de petites chapelles et à dresser des reposoirs, c’était imitation irréfléchie de la dévotion maternelle et soumission puérile. Il n’en est pas moins établi qu’il a véritablement débuté par l’incrédulité absolue, dès qu’il a pensé par lui-même. Au collège déjà, ses lectures avaient ébranlé pour toujours la foi de ses premiers ans. Tout d’abord, il fut séduit par le stoïcisme et il « connut l’enthousiasme des vertus difficiles : » « il se tint assuré d’être le plus heureux des hommes, s’il en était le plus vertueux. » Mais « l’illusion » ne « dura dans toute sa force » qu’un mois ou moins d’un mois, et il « se dit avec découragement : La sagesse elle-même est vanité. » Alors, avec une sombre obstination, il s’attacha aux négations les plus désolées des « philosophes. » Un Dieu personnel, une âme immortelle et libre, une morale du devoir : chimères imaginées à plaisir par l’ignorance des hommes, la ruse des gouvernemens ou la fourberie des prêtres. Il n’y a que matière à différens états de subtilité, tantôt passive, tantôt active, et toujours soumise à un déterminisme aveugle. Une nécessité toute mécanique enfante, développe et détruit toutes choses. Comme tous les autres êtres, l’homme n’est qu’un agrégat de molécules destinées à se séparer un jour ; quand il se flatte d’être immortel, il méconnaît à la fois et sa nature et la Nature même. Sa seule fin normale est le plaisir : le principe de tous ses désirs, le but de toutes ses actions, l’unique règle de sa conduite, c’est la recherche du bonheur. A tant de siècles de distance, par delà la tradition chrétienne, c’est un écho de la philosophie d’Épicure et de Lucrèce. « Athéisme, » a dit Sainte-Beuve, et là contre Senancour protesta plus tard avec force, presque avec colère. En effet, c’est bien plutôt un panthéisme, mais un panthéisme tout matérialiste. Dans un tel système il n’y a, — naturellement, — aucune place pour le christianisme ; mais Senancour ne se contente point de le nier : il le méprise et il le hait. Il le méprise ; car c’est une religion « populacière, » qui attire à soi les âmes les plus vulgaires et les plus basses, qui confie ses mystères et les cérémonies de son culte « aux premiers venus, » au lieu de les réserver à une élite de penseurs. Il le hait ; car c’est une religion d’imposture, à laquelle ses ministres eux-mêmes ne sauraient croire, et qu’ils ont, de complicité avec les puissans, imposée par fraude ou par force à l’ignorance de la foule ; il le hait surtout parce que c’est une religion de la souffrance et de l’ascétisme, qui détourne l’homme du plaisir, son véritable objet : elle n’est pas seulement fausse, elle est malfaisante.

Ainsi pense Senancour, avec tous ses maîtres, les Lambert, les Bailly, les Gébelin, les Bayle, les Fréret, les Boulanger, qu’il cite avec admiration et respect. Mais il y a en lui un instinct profond qui proteste sourdement contre cette doctrine aride. Son esprit, imbu du scepticisme que lui ont inspiré ses lectures, est sceptique : son âme est religieuse. Son imagination ne peut supporter le vide du ciel dépeuplé ; elle a besoin d’espérance, elle a besoin de pouvoir au moins douter, puisque le doute lui permet encore des élans que la négation réprime et brise. Sa sensibilité souffre de ne pouvoir s’attacher à une puissance digne d’amour, de s’adresser en vain à une nécessité indifférente et brutale. De sa nature, de son éducation peut-être, il a reçu une tendance morale qui ne sait plus à quoi se prendre : le plaisir à lui seul ne le satisfait point ; il aspire à recréer un devoir, en imposant à l’homme de travailler au bonheur des autres hommes et de faire un choix entre les plaisirs.

Dès la première heure, il fut donc tiraillé entre deux directions contraires. On le voit tour à tour aller de l’une à l’autre, faire quelques pas en avant, puis se rejeter en arrière, — à mesure sans doute que la réflexion et l’expérience lui font mieux apercevoir l’un et l’autre excès, mais un peu aussi au gré des circonstances, selon les objections qu’on lui oppose ou les contrariétés qu’il rencontre. Rien n’est plus curieux que de suivre les vicissitudes de cette lutte intérieure.

Les premières Rêveries, écrites sous l’inspiration immédiate de ses lectures, en manifestèrent naturellement l’influence. En jeune homme que ses admirations entraînent, il y exprimait le plus pur XVIIIe siècle : jamais il ne se vit épicurisme plus matérialiste, ni anti-catholicisme plus décidé. Mais immédiatement après, commence un premier revirement. A relire son livre imprimé, il sentit probablement de lui-même que, tout en lui donnant un accent personnel, il avait surtout répété la leçon d’autrui : il avait parlé comme un de ces philosophes qui n’éprouvaient aucune de ses aspirations religieuses ; il avait paru, comme eux, exclure le mystère et réduire l’infini aux étroites limites de la raison raisonnante. Il le comprit bien mieux encore quand il se vit accusé d’athéisme : le reproche l’indigna, lui parut « ridicule, » mais l’obligea à mieux préciser sa pensée, — ou, pour tout dire, à la modifier légèrement. Dans Obermann, il nie ou affirme moins souvent, il doute davantage : loin d’éviter de se contredire, il semble prendre plaisir à le faire et dans sa préface il s’en explique nettement : « Pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, le pour et le contre dits par le même homme ?... On observe, on cherche, on ne décide pas. » En effet, il ne décide pas, ou il ne décide plus. S’il paraît toujours panthéiste, du moins il appelle le principe suprême « Force vivante » et « Dieu du monde : » il est tout près de lui rendre et l’intelligence et la personnalité. S’il raille encore les trop faibles raisons sur lesquelles on a voulu fonder l’immortalité de l’âme, du moins il n’ose plus déclarer cette immortalité même impossible ou absurde. C’est pour lui une belle espérance : « Dites qu’il est affreux à notre âme avide de n’avoir qu’une existence accidentelle ; dites qu’il est sublime d’espérer la réunion au principe de l’ordre impérissable : n’affirmez rien de plus. » Il fait mieux ; lui-même il aspire à cette immortalité et elle lui semble en quelque sorte nécessaire à la perfection de l’Univers : « Et moi aussi, j’ai des momens d’oubli, de force, de grandeur : j’ai des besoins démesurés ; sepulchri immemor... Force vivante ! Dieu du monde ! J’admire ton œuvre, si l’homme doit rester ; et j’en suis atterré, s’il ne reste pas. » Enfin, s’il n’a point dépouillé son hostilité envers le catholicisme, s’il lui adresse, dans son état actuel, les mêmes reproches, du moins il reconnaît en lui quelque chose de bon : le catholicisme a fait le bonheur de certains hommes, leur a donné un but, les a mis en paix avec eux-mêmes, a écarté les passions de leur vie, a soulagé leurs maux ; le catholicisme « bien entendu » ferait « les hommes parfaitement purs ; » et Senancour va même jusqu’à protester contre ses ennemis trop partiaux : « Je n’aime point qu’en s’élevant contre les religions on nie leur beauté et l’on méconnaisse ou désavoue le bien qu’elles étaient destinées à faire. » Il se peut que le fond des idées ne soit pas essentiellement modifié ; mais il est certain néanmoins que le ton est tout autre. La tendance religieuse et morale de Senancour perce sous la doctrine que lui a transmise et comme imposée le XVIIIe siècle : les besoins de son imagination et de son cœur l’entraînent insensiblement loin de la philosophie pure et de la négation méprisante.

On a remarqué sans doute quelques mots curieux : « la religion bien entendue (c’est Senancour qui souligne) ferait les hommes parfaitement purs » et « je n’aime point qu’on méconnaisse le bien que les religions étaient destinées à faire. » Il y a donc une façon de « bien entendre » la religion ? Les religions, dans leur « destination » première, étaient donc capables de faire du bien aux hommes ? Dans Obermann se révèle ainsi pour la première fois un grand projet qui, de plus en plus, séduira l’esprit de Senancour. Il s’agit d’instituer une religion nouvelle, épurée, qui, attirant à elle le catholicisme, ou bien se l’associera, ou bien, en l’absorbant, le supplantera, pour le bonheur des hommes.

On peut assez facilement retrouver la suite logique des idées qui l’ont amené à concevoir un pareil dessein. L’homme est né pour le plaisir : voilà le principe fondamental qui, à ses yeux, est irréfutablement établi, ou, pour mieux dire, évident. Mais il y a un « art de jouir ; » c’est ce qu’on appelle la morale : elle nous apprend quelles sortes de plaisirs sont à désirer pour nous comme pour les autres, quels sont les moyens les plus sûrs d’y atteindre sans que les plaisirs de chacun nuisent aux plaisirs d’autrui, « La morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors très bons et très heureux. » Tous les esprits ne sont pas également capables de s’élever par la raison seule à l’intelligence de cette morale et par la raison seule de se soumettre à son empire. Il est donc bon que, pour ceux-là, il y ait une religion, c’est-à-dire « une morale moins raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des choses, mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée par une sanction divine. » >

Le danger, c’est que les grandes vérités, les principes primordiaux entrevus par les religions ne se corrompent avec le temps, qu’il ne s’y mêle des erreurs et des fables et que, par les progrès de la superstition, des opinions dont « l’origine est très sage » ne deviennent insensées ; alors tout est perdu : le vulgaire s’aperçoit tôt ou tard de l’absurdité des croyances qu’on lui impose, et comme ces croyances appuient sa morale, cette morale s’anéantit tout entière, lorsque s’écroule l’‘« échafaudage ruineux » des religions. Il est donc nécessaire de toujours maintenir ou, au besoin, de rétablir la religion dans sa pureté et dans sa majesté primitives. C’est ce que le christianisme à sa naissance n’a point compris. Le moment pourtant était favorable. « Les conquérans, les esclaves, les poètes, les prêtres païens et les nourrices » étaient parvenus à « défigurer les traditions de la Sagesse antique... Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de vie, l’Intelligence, la Lumière, l’Eternel, n’était plus que le mari de Junon ; l’Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres n’étaient plus que l’amante d’Adonis... Le résultat du génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n’étaient plus que des pratiques superstitieuses dont les enfans riaient dans les villes... La Terre inquiète, agitée, opprimée ou menacée, instruite et trompée, ignorante ou désabusée, avait tout perdu sans avoir rien remplacé ; encore endormie dans l’erreur, elle était déjà étonnée du bruit confus des vérités que la science cherchait. » Les fondateurs du christianisme ne surent point profiter de l’occasion. « Ils fabriquèrent je ne sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu propres à scandaliser les faibles ; » ils mêlèrent à cela « une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement austère (seul point sur lequel ils n’aient pas été gauches) ; » puis, par « une maladresse surprenante, » confiant les fonctions religieuses « à des millions d’individus, » ils durent « les abandonner continuellement aux derniers des hommes, » en « compromirent la sainte dignité » et « effacèrent l’empreinte sacrée dans un commerce trop habituel. » Ce n’est point ainsi qu’il fallait agir : « Il fallait élever un monument majestueux et simple sur ces monumens ruinés des diverses régions connues. Il fallait une croyance sublime, puisque la morale était méconnue ; il fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles, puisque les lumières s’étendaient. Puisque tous les cultes étaient avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l’homme qui cherche à agrandir son âme par l’idée d’un Dieu du monde. Il fallait des rites imposans, rares, désirés, des rites mystérieux mais simples, des rites comme surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l’homme qu’à son cœur. » Selon Senancour, la tâche était digne d’un grand génie, et lui-même ne faisait qu’» entrevoir » cette religion parfaite ; c’est pourtant à l’établir qu’il consacra dès lors sa vie et ses forces.

On voit quelle situation difficile lui était faite. Il y avait deux grands partis, les tenans du XVIIIe siècle et les défenseurs de la tradition. Quoi que Senancour écrive, il heurtera les uns ou les autres : s’il défend sa religion, il fait sourire les héritiers des « philosophes, » qui en sont restés au sec rationalisme de Condorcet, et il ne donne point satisfaction à leurs adversaires ; s’il attaque le catholicisme, il est considéré comme un impie par les âmes religieuses, et les autres n’acceptent de lui que les négations. Ainsi il reste un isolé, sans autorité véritable, sans influence étendue ; et ses efforts demeurent stériles, et la conciliation qu’il a rêvée apparaît de plus en plus contradictoire.

En effet, il ne peut tenir le chemin étroit qu’il s’est tracé. Toujours il dévie, soit à gauche, soit à droite : une œuvre que ses lecteurs ne peuvent comprendre que comme anti-religieuse, est suivie d’une œuvre religieuse ; un écrit presque dévot est suivi d’un écrit nettement hostile au christianisme. Le public déconcerté ne l’entend pas et se désintéresse de lui. La première édition de l’Amour est une attaque peu voilée contre la morale chrétienne et surtout contre l’ascétisme. Il y expose en formules sentencieuses un panthéisme tout idéaliste cette fois-ci et qu’on dirait hégélien : « La loi primitive est le mode du mouvement du Monde... Avant la loi primitive, il n’y a rien, excepté la nécessité de cette loi : c’est la Nature des choses, l’Abstraction absolue, le Destin. » Si, dans la deuxième édition, cette métaphysique disparaît, la morale reste la même ; et le monde religieux s’indigne. Senancour réédite ses Rêveries. Il y ajoute une éloquente profession de foi déiste, une protestation solennelle contre les accusations d’athéisme qui lui ont été lancées ; mais, comme il y ajoute aussi une apologie passionnée du XVIIIe siècle, pour les catholiques, il est toujours un ennemi. Il l’est bien plus encore quand il publie ses Observations sur le Génie du Christianisme. Sa rancune contre Chateaubriand, qui lui a dérobé, sa gloire, sa tendance au scepticisme, son mépris pour les dogmes, son dédain aristocratique pour les opinions de la foule, sa logique étroite d’idéologue s’y donnent libre carrière ; et il a beau protester qu’il ne nie point mais qu’il doute seulement, qu’il est hostile à la superstition et non point à la pure idée religieuse, on ne voit là que clauses de style et précautions peu sincères. Puis, comme s’il croyait avoir donné assez de gages au parti philosophique, comme s’il pensait avoir assez montré les points faibles du catholicisme pour en détourner définitivement les esprits réfléchis, il donne enfin le manuel ou l’évangile de sa religion nouvelle. Ce sont les Libres Méditations d’un solitaire inconnu sur le détachement du monde et sur d’autres objets de la morale religieuse. Bien que son antipathie pour certains traits du catholicisme y perce parfois, mais en quelque sorte malgré lui, Senancour s’efforce de n’en point faire une œuvre de polémique. Il se refuse à dire si le Solitaire accepte ou rejette les « dogmes de son pays. » Il esquive la discussion des problèmes pour lesquels la solution qu’il propose différerait de celle qu’impose le christianisme. Il met au contraire en pleine lumière, il développe avec complaisance tout ce qu’il peut y avoir de commun entre sa doctrine et la doctrine chrétienne ; il cite les ouvrages religieux, les Pères de l’Eglise, les Livres saints ; il conseille la méditation, l’humilité, l’espérance, la résignation, la prière ; il aspire et il invite à la foi : c’est un véritable livre de piété. Son idée de derrière la tête, c’est qu’il s’opère une réforme secrète dans l’Eglise catholique, que la plupart de ceux qui disent et croient lui appartenir font en réalité un choix dans ses dogmes, dans sa morale, dans son culte : il juge des autres par lui-même et s’imagine avec une fatuité naïve qu’aucun homme raisonnable ne peut au fond être très éloigné de sa propre doctrine. Il se propose alors de composer le Manuel de la vie dévote qui satisfasse pleinement cette élite, sans exclure les fidèles des différentes confessions chrétiennes. Il utilise le meilleur de toutes les religions : il en prend la sève et le suc pour en composer sa religion « épurée. » Il faut l’avouer, de telles espérances étaient bien candides. Senancour s’imaginait-il que ses extases et ses élévations raviraient le cœur desséché et la froide raison des coryphées du parti libéral ? L’illusion était étrange. S’imaginait-il que toute son onction, et son zèle d’ailleurs fort sincère, et sa belle morale, et son langage pieux lui-même empêcheraient les catholiques de s’apercevoir qu’il éliminait toute la Révélation, et Jésus, et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? Plus étrange encore était cette autre illusion. Seuls, des protestans très libéraux auraient pu s’y tromper, et la majorité des lecteurs ne s’y trompa point. Senancour sentit son échec. Irrité, enfoncé dans son incrédulité par ce qu’il jugeait une ridicule crédulité des ignorans et des fanatiques, on le voit dès lors revenir au XVIIIe siècle. Une mésaventure, qui lui fut cruelle, l’y enfonça davantage encore : dans la seconde édition du Résumé de l’histoire des traditions morales et religieuses chez les divers peuples (1827), il se risqua à désigner Jésus-Christ du titre de « jeune sage, » et il fut traduit devant les tribunaux de la Restauration comme auteur d’un ouvrage « dangereux pour la foi et les mœurs. » C’en était trop pour lui. Sans rien changer de sa doctrine elle-même, il employa dès lors tous ses efforts à bien montrer quelle distance la séparait de celle de ses persécuteurs ; et, oubliant qu’une distance non moins grande la séparait aussi de la philosophie du XVIIIe siècle, il négligea de marquer avec le même soin quelles étaient de ce côté-là les limites qu’il n’entendait point franchir. Il corrige et philosophise ses Méditations ; il s’associe par ses opuscules nouveaux et par ses articles dans les périodiques à la polémique anticléricale. Source nouvelle de malentendus. L’opinion, peu soucieuse d’élucider des problèmes aussi subtils, le considéra en gros comme un des ennemis du catholicisme, et bien rares furent ceux qui surent découvrir en lui sa profonde inspiration religieuse.

Ainsi la pensée de Senancour, quoi qu’il en ait dit plus tard avec obstination, fut réellement flottante. Les premières Rêveries étaient nettement sceptiques, matérialistes, anti-chrétiennes. Obermann laisse entrevoir que le doute est plus prudent que la négation absolue, que la croyance à un Dieu vivant et à l’immortalité de l’âme, tout incertaine qu’elle soit, est bienfaisante, que tout n’est pas mauvais dans la doctrine et dans l’influence du christianisme. Les Libres Méditations enfin esquissent une conciliation possible de la recherche philosophique et de l’instinct religieux, et prêchent, à vrai dire, une religion nouvelle. Il y a donc bien là une évolution ; mais, comme Senancour s’est toujours acharné à nier cette évolution, comme il a toujours voulu présenter à la fois ces états successifs, on ne l’a plus compris.

D’autre part, à dater du moment où sa pensée fut en effet fixée, elle parut encore flottante. Les circonstances politiques et le triomphe de l’école traditionnaliste sous la Restauration, les circonstances littéraires et l’éclatant succès de Chateaubriand, les circonstances de sa vie privée et le malencontreux épisode du procès de 1827, tout cela fit qu’il se préoccupa surtout de combattre l’un des deux partis entre lesquels il avait pris position. Avant d’écrire une œuvre qui pouvait être regardée comme une avance faite au parti religieux, il insistait intentionnellement sur les idées qui l’en séparaient ; aussitôt après avoir écrit cette œuvre, il revenait encore sur les mêmes difficultés et, se corrigeant pour préciser, il semblait se corriger pour rétracter. Qui pouvait être assez attentif pour entrer avec lui jusque dans les nuances et suivre en ses détours cet esprit subtil ?

Et ce flottement réel comme ce flottement apparent de sa pensée ont une même cause : la lutte qui se livrait en lui entre son tempérament religieux et les influences du XVIIIe siècle. Jamais son intelligence n’a pu se déprendre de l’impression profonde qu’avaient produite sur elle ses lectures de collège. Quand Senancour se laissait aller, son instinct, de lui-même, l’attirait à la religion ; mais il se réveillait, pour ainsi dire, et il avait honte de lui : allait-il donc oublier que ses maîtres avaient montré la vanité de toutes les religions acceptées par la foule, expliqué l’origine de tous les cultes, dévoilé l’ignorance et la fourberie de ceux qui les inventèrent ? Allait-il donc, lui, un homme instruit, s’abandonner aux erreurs du vulgaire, absurde et ridicule ? Ainsi, peinant pour trouver un milieu stable, il a voulu donner satisfaction à la fois aux exigences de son esprit et aux besoins de son âme et concilier l’inconciliable. L’étonnant serait qu’il y fût parvenu.


III

Philosophe religieux, à sa façon sans doute, mais enfin religieux, et qu’à le lire un peu vite on devait nécessairement ranger au nombre des ennemis de la religion, Senancour, par cela seul, déconcerte le jugement du public et celui de la postérité. Rappellerai-je en outre que ce moraliste, d’une austérité réelle et d’une conduite irréprochable, s’est plu à dépeindre des tableaux sensuels et à remuer des questions scabreuses ? que cet idéologue, ennemi de la guerre et de l’esprit de conquête, parut se laisser séduire par Napoléon ? que cet aristocrate dédaigneux admira la démocratie suisse et se fit polémiste libéral sous la Restauration ?... Mais l’énumération seule des contradictions de sa pensée serait déjà trop longue[3]. Ce qui achève d’en faire un écrivain énigmatique et voué aux insuccès, c’est que, comme littérateur même, il ne sut ni éviter de se mettre en désaccord avec ses propres principes, ni prendre position nette entre les écoles opposées.

La grande prétention de Senancour fut d’être désintéressé de lui-même : à l’en croire, — et il était sincère, — il avait voué son existence tout à la fois à la recherche de la vérité et au bonheur des hommes. Dans les préliminaires de ses premières Rêveries, à vingt-deux ans, il se représente comme revenu déjà de toutes choses ; il a éprouvé le sentiment du néant de la vie ; il a vu qu’il est indifférent de vivre ou de ne vivre point ; insoucieux de sa personne et de son sort à venir, « ses plus fréquentes impressions étaient la réaction sur lui des misères de ses semblables. » A méditer ces misères, il en découvrit la cause. Il y avait eu, à l’origine, un véritable âge d’or, où l’homme était heureux parce qu’il obéissait aux simples impulsions de sa nature inaltérée. Une bienfaisante « rétrogradation, » réduisant l’homme à ce qui est essentiel en lui, le débarrassera de toutes les causes de mal- heur qu’ont entraînées des altérations successives. Il lui suffira d’abjurer « le désir trop extensif de l’inexpérimenté, l’avidité des extrêmes et la vénération de l’inconnu et l’amour du gigantesque et l’habitude des passions ostensibles et l’orgueil des vertus austères et la manie des abstractions et la vanité de l’intellectuel et la crédulité pour l’invisible et le préjugé universel de la perfectibilité... » tout simplement. S’il renonce ainsi à toutes ces erreurs d’une fausse civilisation, il reviendra à la santé morale et par suite au bonheur originaires ; « les formes indélébiles doivent se reproduire dans l’épuisement des habitudes sociales et l’homme primordial restera subsistant, quand aura passé l’homme d’un jour. » De cette théorie est né le grand dessein de Senancour : « ramener l’homme à ses habitudes primitives, à cet état facile et simple, composé de ses vrais biens et qui lui interdît jusqu’à l’idée des maux qu’il s’est fait. » Sa tâche dès lors est de retrouver ce qu’il y a de permanent dans la nature humaine, le fond commun à tous les hommes de tous les lieux, de tous les temps, et d’éliminer tout le reste. Il en est peu qui exigent un plus entier oubli de soi-même, un effort plus constant pour dépouiller son sens propre, s’abstraire de ses idées, de ses passions, de ses aspirations particulières, échapper aux influences des milieux spéciaux, des circonstances spéciales parmi lesquelles on vit.

Or Senancour n’a jamais pu le faire ; il est un individualiste forcené et, comme « Lamartine ignorant, » il n’a « su que son âme. » Toute sa doctrine et toute l’histoire de sa doctrine s’expliquent par son histoire personnelle ; toutes les vicissitudes de sa vie ont leur écho dans les vicissitudes de sa pensée. S’il en vient si facilement à rejeter et à détester le christianisme dans lequel il a été élevé, s’il s’obstine toute sa vie à ne concevoir le catholicisme que sous la forme janséniste, c’est par rancune personnelle : il attribue à cette religion les malheurs de ses parens, il lui en veut de l’ennui qu’ont apporté à son enfance d’interminables exercices de piété, et de la tristesse déprimante dans laquelle il a passé ses premières années. S’il choisit parmi les doctrines du XVIIIe siècle ce panthéisme matérialiste , cet épicurisme austère, c’est pour donner satisfaction à ses tendances personnelles. Il a, comme l’a remarqué Sainte-Beuve, une sorte d’instinct de la « permanence » et il lui faut un système dans lequel il la retrouve au plus haut degré ; il est très sensible aux impressions intérieures et il lui faut un système qui, semblable à cette Morale sensitive ou matérialisme du sage que Jean-Jacques rêvait d’écrire, explique aisément cette disposition ; il a un fond de sensualité et il lui faut un système où le plaisir seul apparaisse comme le but et le moteur ; il a un sentiment impérieux de l’ « ordre » et il lui faut un système où tout excès soit interdit, toute disconvenance réprimée. S’il considère la santé, l’aisance, comme des élémens essentiels du bonheur, c’est qu’il se souvient de ses malheurs personnels : il a trop souffert d’être infirme et d’avoir vécu dans la gêne. S’il est partisan du divorce, c’est qu’il se souvient de sa situation personnelle : il a traîné toute sa vie un lien noué à la légère. S’il s’éloigne du catholicisme après avoir paru s’en rapprocher, c’est par ressentiment de ses échecs personnels : Chateaubriand et l’école néo-catholique ont la gloire et le succès qu’il a rêvés ; au nom du catholicisme on l’a traîné devant les tribunaux... et ainsi de suite. Toujours et partout on retrouve ainsi quelque chose de personnel comme fondement à ses théories. Il s’est d’abord naïvement abandonné à cette tendance. Dans les premières Rêveries, le je est à chaque ligne ; dans Obermann, sa personnalité transparaît sous un déguisement si léger qu’il ne trompa point les premiers lecteurs et que Sainte-Beuve y chercha, y découvrit Senancour lui-même. Puis, avec les progrès de l’âge, une sorte de pudeur lui vint : il voulut refaire les Rêveries pour en changer le ton ; il voulut supprimer Obermann, dans lequel une modification semblable était impossible ; il inventa un « Solitaire » pour lui attribuer les Libres Méditations. Inutiles efforts. Son moi s’échappe malgré lui ; s’il ne se raconte plus, il ne peut s’oublier ; des allusions, claires pour qui sait, remplacent les confidences ouvertes ; quand il lui arrive, par exemple, de consacrer tout un article à Clémence Robert, on s’aperçoit, après l’avoir lu, qu’il ne nous a guère parlé que de lui-même, de sa vie, de ses idées, — ou, au pis aller, de sa fille. En réalité, lui qui voulait, lui qui devait écrire un grand ouvrage sur l’homme en soi et sur l’homme en société, il ne nous a guère laissé que des confessions, fragmentaires, obscures, involontaires, mais confessions pourtant.

Par là Senancour est essentiellement romantique. Sainte-Beuve ne s’y est pas trompé : il l’a rangé, dans ses Portraits contemporains entre Chateaubriand, Béranger, Lamennais, Lamartine, Victor Hugo et George Sand, tous écrivains que, de leur consentement ou malgré eux, il rattachait à l’école nouvelle. Mais ici reparaissent encore ces éternelles contradictions qui caractérisent Senancour. Selon les points de vue, il est et veut être romantique, ou bien il déclare hautement qu’il ne l’est pas et qu’il ne veut pas l’être. Comme littérateur, aussi bien que comme philosophe, il a sa place à l’écart ; on ne sait comment le juger, et la postérité, qui aime les situations nettes, le laisse de côté, parce qu’il l’embarrasse.

Quand il n’y avait point de romantisme, Senancour fut romantique.


Il avait pris soin, dit M. Merlant, de définir son romantisme dans le troisième fragment d’Obermann et dans la XXIe lettre. Il faut y joindre les Observations préliminaires. Là, il s’engage à donner des lumières « peut-être trop négligées » sur les rapports de l’homme avec « ce qu’il appelle l’inanimé. » Il avertit aussi de la « hardiesse » et de l’ « irrégularité » de son style. Il parle en homme qui sent la nécessité d’une réforme totale de la langue. Des alliances de mots toutes faites, des élégances convenues ne sont pas l’affaire d’une pensée riche et libre. Les âmes « profondes » douées de la « véritable sensibilité » et non de l’odieuse « sentimanie » à la mode, pour tout dire, les âmes « primitives » percent au delà des habitudes sociales, et, suivant leur instinct de retour au vrai, se l’établissent dans leurs relations oubliées avec l’ensemble des choses. Tel est, selon Senancour, le propre du romantisme : il suppose une initiation, que la solitude, et surtout celle des paysages alpestres, peut seule donner. « Jetés çà et là dans le siècle vain, » les hommes primitifs se reconnaissent, ils s’entendent « dans une langue que la foule ne sait point, quand le soleil d’octobre paraît dans les brouillards sur le bois jauni... » Grâce à eux, les initiés tardifs pourront vaguement entrevoir les « destinées méconnues » de l’humanité, dont l’œuvre romantique est le « monument » éternellement inachevé. Le romantisme serait une doctrine de réparation, et, comme on dira bientôt, de palingénesie, entretenue et étendue par une élite, en face de toutes les forces qui altèrent et détruisent l’humanité. Ainsi, pour le fond, carrière indéfinie offerte au penseur dans l’étude du monde physique, révélation d’une âme partout répandue dont notre âme peut se faire l’« écho sonore, » symbolisme universel, voilà ce qui est de pur romantisme ; et Obermann ne s’est pas borné à en donner la théorie. Pour le style, importance très grande reconnue à la valeur mélodique des mots, à l’harmonie et au rythme de la phrase, intuition de cette vérité si neuve et si féconde, que l’art littéraire, comme tout autre, vaut par ce qu’il suggère et. vaut par là avant tout : ceci est encore du romantisme et du plus franc.


Là dessus paraît le romantisme, le vrai, celui que fondent Lamartine et Victor Hugo, après Chateaubriand et Rousseau... et Senancour s’en déclare l’ennemi. Le romantisme n’est plus que « le fracas substitué à la vigueur, l’obscurité à la profondeur, à la naïveté la folie, à l’élégance les phrases mal construites. » « Lorsqu’on écrit avec ordre, avec raison, avec justesse, on n’a plus le droit de se croire romantique. »

D’où vient cette protestation inattendue et cette sévérité surprenante ? J’en vois trois raisons. D’abord, en ce temps-là, le romantisme, malgré Chateaubriand, c’était l’école de Chateaubriand. Or l’heureux auteur de René et du Génie du Christianisme, par ses défauts assurément, mais aussi par ses qualités et plus encore par son succès, était souverainement antipathique à Senancour, Quand on lit, dans les Observations sur le Génie du Christianisme, les critiques acerbes, ironiques, qu’il fait du style de son rival, on croirait lire l’abbé Morellet commentant Atala : il voit partout des images fausses, des comparaisons forcées, des tournures ridicules et incorrectes. Et puis, le romantisme, c’est la réaction contre la littérature du XVIIIe siècle, contre la poésie de Voltaire, contre le style de Voltaire, contre la langue de Voltaire. Or Senancour a le culte du philosophe ; il voit en lui le modèle des auteurs à venir : « Les grands écrivains ne pourront négliger désormais cette sage retenue, cette dialectique sincère, ce rapide sentiment des convenances innombrables. Un souvenir de l’élégance attique tempérera la gravité de cette sorte d’étendue qui doit caractériser notre âge, et dont les épîtres et les contes de Voltaire ont déjà fourni des exemples. » Enfin, le romantisme est pittoresque, le romantisme se flatte de se conformer au mouvement des esprits et aux formes changeantes des sociétés, le romantisme se propose de créer une littérature européenne, en réunissant tous les caractères des races latines et des races germaniques. C’est donc une littérature « accidentelle. » Or la littérature que rêve Senancour, c’est précisément une littérature permanente, une littérature qui ne s’asservisse point à reproduire la variété des sensations présentes, mais l’unité de l’âme ; qui ne s’attache point à l’actualité transitoire, aux modifications de surface, mais au fond immuable de l’homme, qui s’adresse enfin à tous les hommes, mais, si j’ose dire, par soustraction et non point par addition : en manifestant l’identité morale du genre humain par la seule étude de ce qui est commun à tous, de ce qu’il y a d’essentiel dans l’âme humaine.

Senancour est-il classique ? Pas absolument. Son goût inné du vague ne s’accorde guère avec la clarté souveraine de nos grands maîtres. Les vrais classiques admirent avant tout le XVIIe siècle ; et lui, il préfère le XVIIIe : il va même jusqu’à trouver la tragédie de Voltaire supérieure à celle de Racine ! Qu’est-il donc ? Comme toujours, il s’est fait une théorie hybride et déconcertante. Il faut une langue « régulière et savante » qui atteigne « la pensée invariable : » voilà la part du classicisme. Mais il faut une langue qui reproduise l’ampleur flottante du langage universel : « L’âpreté des lieux déserts, les hautes forêts ébranlées par la tempête, les murmures de la mer secrètement agitée, ou la brise dans les savanes silencieuses et les parfums des terres équatoriales et les nocturnes clartés polaires et la profondeur des cieux étoilés ou les feux du couchant et même les voix rustiques de nos troupeaux ou le cri d’indépendance de l’aigle des montagnes, ce sont des signes certains, mais épars, de l’ordre infini, de cette loi toujours peu connue et que pourtant il faut chercher à comprendre. » Voilà la part du romantisme.

Par quel moyen unir ce classicisme et ce romantisme ? En veillant à la pureté du style, en choisissant sévèrement les expressions justes, en se soumettant aux prescriptions du goût, à la condition de laisser, de-ci, de-là, « dans les grandes compositions, certains traits indéfinis, pour que les masses conservent une harmonie plus imposante. » Que cela soit difficile et que, peut-être, il y ait peu d’hommes capables d’atteindre à cette perfection et moins encore capables de la goûter, Senancour n’en disconvient pas : « Si jamais quelqu’un parvient à écrire parfaitement, son livre grave et un peu triste, souvent profond et par conséquent obscur, ne rencontrera que de loin en loin deux ou trois lecteurs qui diront : Voilà le vrai sublime. » Et cela encore flatte sa prétention de faire partie d’une petite élite , de s’adresser seulement « à cette société éparse et secrète dont la nature l’a fait membre. »


Ainsi vécut l’auteur d’Obermann, sans avoir jamais pu réaliser l’harmonie, après laquelle il soupirait, ni dans son existence, ni dans sa pensée, ni dans ses ouvrages. Ainsi parut-il toujours se contredire. Ainsi s’est-il présenté à ses contemporains et à la postérité dans l’attitude la mieux faite pour déconcerter le jugement. Le livre de M. Merlant, qui permet enfin de comprendre un peu mieux et l’homme et ses écrits, permet aussi de comprendre sa fortune singulière. C’est un génie incomplet et une œuvre manquée ; et l’on voit trop bien comment la foule n’a jamais pu le goûter. Mais si le sort de Senancour fut cruel, son effort fut touchant, ses vues parfois neuves et profondes, et peut-être, comme le pense son biographe , fut-il « de ceux qui résument et qui représentent, dans leur originalité, indécise au premier regard et fuyante, la vie de toute une génération. » C’en est assez pour justifier les fidèles qui lui vouent dans l’ombre un culte pieux, enthousiaste et compatissant.


G. MICHAUT.

  1. Senancour, poète, penseur religieux et publiciste, par M. Joachim Merlan t, 1 vol. in-8o ; Fischbacher. C’est un ouvrage intéressant, consciencieux jusqu’à la minutie, et auquel je reprocherais surtout cette minutie même : l’analyse trop menue ne laisse pas se dégager aisément les grandes lignes et les idées générales.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1833.
  3. Il en est une pourtant qu’il importe de signaler encore, car elle caractérise trop bien Senancour lui-même et quelques-uns des plus fameux personnages de la Révolution, adeptes comme lui de la pure raison et de la philosophie. Ce « Solitaire » paraît le plus doux ; le plus inoffensif des hommes ; il se dit et il est uniquement préoccupé du bonheur de l’humanité contemporaine et future ; c’est à l’universelle félicité qu’il a consacré sa vie. — Or s’il eût vu par hasard se réaliser son rêve de dictature, on sent qu’il eût été terrible. Pour assurer le bonheur général, il n’eût reculé devant rien ; il eût écrasé tous ceux qui lui eussent résisté et sa conscience eût été en repos ; car ceux-là auraient fait obstacle à la félicité commune ; ç’auraient donc été des « méchans, » et la pitié envers les méchans est une pitié malfaisante et cruelle. Cet état d’esprit perce dans l’amer regret que Senancour laisse transparaître toutes les fois qu’il songe à ce pouvoir absolu qu’il ambitionna si longtemps. Il perce encore dans cette phrase, — digne d’un Saint-Just et d’un Robespierre, ou plutôt digne d’un lecteur du Contrat Social, — où Senancour vante la « loi que nul n’oserait rejeter hautement, la seule loi universelle, la loi morale et purement religieuse. » « Si jamais elle règne, ajoute-t-il, quiconque ne reconnaîtra pas les principes consacrés pourra être regardé sans injustice comme étranger dans la cité, puisqu’il brisera autant qu’il est en lui le lien de toute association. » Cet ennemi de la cité, comment le doux Senancour l’aurait-il traité s’il l’avait vu compromettre ou menacer la Salente qu’il aurait établie ?