Semaine théâtrale/L’auteur de la Sonate du Diable

Heugel (no 35p. 2-3).

SEMAINE THÉÂTRALE


L’AUTEUR DE LA SONATE DU DIABLE

Il n’est aucun violoniste qui ne sache par avance que c’est de Tartini que je veux ici parler. L’auteur de la Sonate du Diable est assez célèbre par cette seule composition pour que nul ne s’y puisse méprendre, et que son nom soit aussitôt prononcé. Tartini a été l’un des maîtres et l’un des chefs de la grande italienne de violon, et l’hommage que Pirano, sa ville natale, vient de rendre à cet artiste admirable en lui élevant une statue sur l’une de ses places publiques, donne une sorte d’intérêt d’actualité à quelques notes concernant sa vie et sa carrière, aussi singulières et agitées dans leurs commencements que paisibles ensuite et laborieuses.

Celui qui était appelé à devenir l’un des plus illustres virtuoses de son temps était destiné par les siens à l’état ecclésiastique. Né à Pirano, en Istrie, le 12 avril 1692, Giuseppe Tartinni fut en effet placé dès son enfance chez les oratoriens de sa ville natale, et envoyé ensuite à Capo d’Istria pour achever ses études au collège dei Padri delle scuole, en attendant qu’il entrât dans un couvent de franciscains. Tout en poursuivant son éducation littéraire, il prenait des leçons de musique et se familiarisait avec le mécanisme du violon, pour lequel il se sentait déjà un goût prononcé. Ce goût toutefois n’égalait point la passion qu’il éprouvait dès lors pour l’escrime, où, très jeune, il atteignit une remarquable habileté. En même temps, il témoignait, on le conçoit, d’une répugnance invincible pour la carrière religieuse, si bien que sa famille dut renoncer aux projets qu’elle avait formées sous ce rapport. On décida alors de l’envoyer à Padoue pour y étudier la jurisprudence. Il avait à cette époque dix-huit ans, le sang chaud et, paraît-il, l’humeur assez batailleuse. Il fréquentait assidûment les salles d’armes, et la supériorité qu’il avait acquise comme tireur, la confiance qu’il avait en lui n’étaient point pour lui conseiller, à l’occasion, la patience et la longanimité. Loin d’éviter les querelles, il les recherchait volontiers au contraire, ne craignant aucun adversaire, ne redoutant ni le bruit ni le scandale, si bien qu’il eut à Padoue plusieurs duels qui ne furent pas sans avoir quelque retentissement. En fait, il mena pendant plusieurs années une existence tellement dissipée qu’elle finit par lui faire prendre en dégoût toute étude sérieuse, et que bientôt il songea à embrasser une carrière indigne de sa haute intelligence : il eut l’idée d’aller s’établir dans une capitale, soit à Naples, soit même à Paris, comme maître d’armes.

Mais l’homme propose et… l’amour dispose. Il arriva que le jeune Tartini devint un beau jour éperdument épris d’une demoiselle de Padoue, jeune fille d’excellente famille, qui était parente du cardinal Giorgio Cornaro, évêque de cette ville. Il sur lui faire partager sa passion, à ce point qu’elle consentit à se laisser enlever, à le suivre et à l’épouser secrètement. Mais, par ce fait, Tartini, privé des secours qu’il recevait de sa famille, se trouvait sans ressources. Pour comble de malchance, le cardinal Cornaro, instruit de ce qu’il s’était passé, mit la police à ses trousses et le fit poursuivre activement, en l’accusant de séducsion et de rapt. Il fallut fuir et se cacher. Prévenu à temps, Tartini dut, pour échapper au danger qui le menaçait, abandonner sa jeune épouse et chercher un refuge. Il se dirigeait vers Rome lorsque, arrivé à Assise, il eut la bonne fortune de rencontrer un moine, son proche parent, qui était sacristain du couvent des minorites de cette ville et qui, touché de sa situation, lui procura un asile dans le monastère.

C’est là que Tartini resta caché pendant deux années. La vie tranquille du couvent rafraîchit son esprit et fit prendre à ses idées une direction toute différente de celle qu’elles avaient eue jusqu’alors. Les pratiques religieuses auxquelles il prenait par transformèrent son caractère, et l’étude de la musique, à laquelle il se livra avec ardeur, contribua à apaiser la fougue de sa jeunesse et à la remplacer par une douceur qu’on admira par la suite.

Tartini mit en effet sa retraite à profit pour reprendre sérieusement l’étude du violon, pour laquelle ses dispositions naturelles étaient remarquables. En même temps il recevait de l’habile organiste du couvent, le P. Boemo, des leçons d’accompagnement et de composition dont il sut profiter largement et qui le mirent à même de prendre part aux fêtes musicales que les moines célébraient dans leur chapelle. C’est précisément ce qui vint changer sa situation d’une façon imprévue. Un jour de grande solennité, comme, placé dans le chœur de l’église et dissimulé derrière un rideau, il exécutait unn solo de violon, un coup de vent vint soulever rapidement ce rideau et le découvrit aux regards des assistants, parmi lesquels se trouvait un habitant de Padoue, qui le reconnut et divulgua aussitôt son secret.

Heureusement pour Tatini, le temps avait apaisé les colères qui s’étaient amoncelées contre lui. Le cardinal Cornaro consentit à lui accorder son pardon, il rentra en grâce auprès de sa famille, et enfin il lui fut possible de retourner à Padoue et permis de se réunir à sa jeune femme. « Peu de temps après, dit Fétis, il partit avec elle pour Venise, où il entendit le célèbre violoniste Veracini, de Florence. Le jeu hardi et rempli de nouveautés de ce virtuose l’étonna et lui fit apercevoir de nouvelles ressources pour son instrument. Ne voulant pas entrer en lutte avec cet artiste, dont il ne pouvait se dissimuler la supériorité, il s’éloigna de Venise et se retira à Ancône, où il se livra avec ardeur à de nouvelles études. Depuis cette époque (1714), il se fit une manière nouvelle, et par de constantes observations établit les principes fondamentaux du maniement de l’archet qui, depuis lors, ont servi de base à toutes les écoles de violonistes d’Italie et de France. »

Tartini avait vingt-neuf ans lorsque, en 1721, de retour à Padoue, il fut nommé violon-solo et maître de la chapelle de Saint-Antoine de cette ville, qui comprenait alors seize chanteurs et vingt-quatre instrumentistes et était considéré comme l’une des meilleures de toute l’Italie. Il renonça pourtant, deux ans plus tard, à cette situation, pour se rendre à Prague, où il était appelé, avec son ami le violoncelliste Vandini, à l’occasion des fêtes du couronnement de l’empereur Charles vi, et où tous deux, acceptant les offres brillantes qui leur étaient faites par le comte de Kinsky, entrèrent au service de ce personnage. Ils n’y restèrent toutefois que trois années, au bout desquelles ils revinrent à Padoue, que Tartini ne voulut plus quitter désormais, en dépit de tous les avantages qu’on pouvait lui offrir. Sa renommée, en effet, s’était répandue au loin, et on assure qu’un grand seigneur anglais, lord Midlessex, lui garantissait 3.000 livres sterling s’il voulait se fixer à Londres. Mais Tartini répondit au marquis degli Obizzi, qui avait été chargé de poursuivre avec lui cette négociation : « Ma femme et moi nous avons la même façon de penser et nous n’avons pas d’enfants. Nous sommes contents de notre sort, et si nous désirons une chose, ce n’est certainement pas de posséder plus que ce que nous possédons actuellement. »

Le reste de sa longue carrière s’écoula paisiblement dans la ville qu’il avait définitivement choisie pour sa résidence. Dès 1728, il avait établi à Padoue une école de violon qui devint rapidement célèbre et qui y attirait de tous les points de l’Italie, et même de la France, les jeunes artistes désireux de profiter d’un si haut enseignement. En ce qui concerne nos compatriotes, Pagin et La Houssaye firent expressément le voyage d’Italie pour aller à Padoue prendre des leçons de Tartini et se fortifier sous sa direction. Parmi ses meilleurs élèves, il faut citer le fameux Nardini, Alberghi, Giorgio Meneghini, Mme Lambardini-Sirmen, Pollani, Domenico Ferrari, Capuzzi, Pasqualino Bini, Carminati, etc.

Tartini avait retrouvé sa place de violon solo à l’église Saint-Antoine qui ne lui rapportait que 400 ducats (environ 1.600 francs) et qu’il conserva pendant quarante-huit ans. Le produit de cette place, celui de ses leçons et quelques biens qu’il tenait de sa famille, lui procuraient une aisance modeste qui suffisait à ses désirs et à son ambition. L’enseignement, d’ailleurs, n’occupait pas tout son temps, et il se livrait à la composition avec une ardeur et une activité qui tenaient du prodige. On peut s’en rendre compte, en considérant le nombre d’œuvres publiées par lui de son vivant, par cette note d’un de ses biographes : – « On lit dans le Journal encyclopédique de Venise de 1775 (Tartini était mort le 26 février 1778) que le capitaine P. Tartini, neveu du célèbre Tartini, a déposé chez Antoine Nozzari, excellent violoniste, les sonates et concertos suivants, composés et écrits de la main de son oncle, savoir : 1o quarante-deux sonates ; 2o six autres plus modernes ; 3o un trio ; 4o cent quatorze concertos ; 5o treize autres plus récents, etc. On était prié, pour en faire l’acquisition, de s’adresser à M. Carminer, à Venise, qui avait parlé plusieurs fois de Tartini dans son Europe littéraire et y avait même inséré des morceaux de ce grand artiste. »

Beaucoup de ces compositions sont restées inédites, et on en trouve en manuscrit dans les archives municipales de Pirano et dans celles de l’Arca del Santa, de Padoue. Ses œuvres ont été l’objet de grands éloges de la part des critiques. Algarotti disait que ses sonates font pâlir celles de Corelli et font souvenir des sonnets de Pétrarques. « Elles sont remarquables, ajoutait-il, par une conduite originale, fantaisiste, libérale, réglée par les lois de l’art, mais sans servitude et sans pédantisme. » Il disait encore que Tartini, avant de composer, avait coutume de lire quelque pièce de Pétrarque avec lequel il sympathisait beaucoup pour la finesse du sentiment ; et cela pour avoir un objet déterminé à peindre et ne jamais perdre de vue le motif ou le sujet ; « c’est ainsi que dans ses sonates la plus grande variété se joint à l’unité la plus parfaite ».

Le savant La Lande s’exprimait ainsi dans son Voyage d’Italie : « On ne peut guère parler de musique à Padoue sans citer le célèbre Joseph Tartini qui est depuis longtemps le premier violon de l’Europe. Sa modestie, ses mœurs, sa piété le rendent aussi estimable que ses talents. On l’appelle en Italie il maestro delle nazioni soit pour l’exécution soit pour la composition. »

De son côté, Guingueni disait, dans l’Encyclopédie, en parlant de Tartini : — « On sait que ce grand homme fit une double révolution dans la composition musicale et dans l’art du violon. Des chants nobles et expressifs, des traits savants mais naturels et dessinés sur une harmonie mélodieuse, des motifs suivis avec un art infini, sans l’air de l’esclavage et du pédantisme que Corelli lui-même, plus occupé du contrepoint que du chant, n’avait pas toujours évité ; rien de négligé, rien d’affecté, rien de bas ; des chants auxquels il est impossible de ne pas attacher un sens et où l’on s’aperçoit à peine que la parole manque : tel est le caractère des concertos de Tartini. »

L’une des œuvres les plus importantes de Tartini est son fameux Art de l’archet (Arte del l’arco), que J.-B. Cartier, son ardent admirateur, a publié en France. La plus curieuse sans contredit, au moins par son origine, est sa célèbre Sonate du Diable, dont il a été fait, en France aussi, plusieurs éditions. C’est encore La Lande qui a fait connaître cette origine, en rapportant ainsi l’anecdote qu’il tenait à ce sujet de Tartini lui-même. Voici comme il s’exprime : « Une nuit, en 1713, me dit-il, je rêvais que j’avais fait un pacte et que le diable était à mon service ; tout me réussissait à souhait, mes volontés étaient toujours prévenues, et mes désirs toujours surpassés par les services de mon nouveau domestique. J’imaginai de lui donner mon violon pour voir s’il parviendrait à me jouer de beaux airs ; mais quel fut mon étonnement lorsque j’entendis une sonate si singulière et si belle, exécutée avec tant de supériorité et d’intelligence que je n’avais même rien conçu qui pût entrer en parallèle ! J’éprouvais tant de surprise, de ravissement, de plaisir, que j’en perdais la respiration ; je fus réveillé par cette violente sensation. Je pris à l’instant mon violon, espérant retrouver une partie de ce que je venais d’entendre, mais ce fut en vain : la pièce que je composai alors est, à la vérité, la meilleure que j’ai jamais faite, et je l’appelle encore la Sonate du Diable ; mais elle est si fort au-dessous de ce qui m’avait frappé, que j’eusse brisé mon violon et abandonné pour toujours la musique, si j’avais été en état de m’en passer. » De même que l’Art de l’archet, cette fameuse et curieuse Sonate du Diable fut publiée en France par l’excellent violoniste Cartier, à qui elle avait été communiquée par Baillot, qui, dit-on, l’avait obtenue à Rome de Pollani, l’un des bons élèves de Tartini.

Tartini était âgé de près de 78 ans lorsqu’il mourut à Padoue, succombant à une longue et douloureuse maladie. Dès la première nouvelle qu’il avait eue de son état, son élève le plus célèbre, Nardini, était accouru de Rome pour lui prodiguer ses soins, et c’est dans les bras de Nardini que le grand artiste rendit le dernier soupir. Peut-être le dévouement de ce disciple affectueux n’était-il pas superflu si l’on s’en rapporte à ce que Choron nous apprend au sujet de la femme de Tartini, qui, cependant l’avait épousée dans les conditions qu’on a vues : « Il paraît, dit Choron, que la femme de Tartini était une vraie Xantippe à son égard, et qu’il avait pour elle la douceur et la patience de Socrate. » Fétis dit de son côté : « Le caractère acariâtre de sa femme ne le rendait pas heureux ; mais il eut toujours avec elle une patience et une douceur inaltérables. » Et Choron dit encore, au sujet de Tartini lui-même : « Sa cconduite particulière prouve combien il était désintéressé. Il nourrissait plusieurs familles indigentes, et fit élever plusieurs orphelins à ses frais ; il donnait aussi des leçons gratuites à ceux qui voulaient apprendre la musique et n’avaient pas les moyens de payer. » Nous voilà loin du Tartini des jeunes années, dissipé, querelleur, duelliste enragé et livré sans réserve à ses passions.

Tel est le grand artiste auquel ses concitoyens viennent de rendre un éclatant et solennel hommage. C’est le 2 de ce mois qu’a eu lieu, à Pirano, l’inauguration de la statue de Tartini. L’idée de c monument remonte à l’année 1888, et l’on avait voulu être prêt pour le 12 avril 1892, date du second centenaire de la naissance de l’artiste ; mais il a fallu compter sur les retards toujours inévitables en pareil cas, bien qu’au premier appel du comité aient aussitôt répondu avec enthousiasme non seulement Trieste, mais toutes les communes, toutes les bourgades, et aussi toutes les sociétés du Frioul et de l’Istrie, justement fières de leur compatriote. La statue, œuvre du sculpteur Antonio Dall Zotto, fondue en bronze, à Venise, par M. Munaretti, mesure deux mètres quarante et est placée sur un piédestal en marbre gris, travaillé dans un style plein de grâce par M. Tamburlini, de Trieste. Sur la face intérieure on lit cette simple inscription :

À Giuseppe Tartini — l’Istria — 1896.

C’est un vrai monument national.

Arhur Pougin.